«Monsieur le baron,
«Il y a, dans la galerie qui réunit vos deux salons, un tableau de Philippe de Champaigne d'excellente facture et qui me plaît infiniment. Vos Rubens sont aussi de mon goût, ainsi que votre plus petit Watteau. Dans le salon de droite, je note la crédence Louis XIII, les tapisseries de Beauvais, le guéridon Empire signé Jacob et le bahut Renaissance. Dans celui de gauche, toute la vitrine des bijoux et des miniatures.
«Pour cette fois, je me contenterai de ces objets qui seront, je crois, d'un écoulement facile. Je vous prie donc de les faire emballer convenablement et de les expédier à mon nom (port payé), en gare des Batignolles, avant huit jours... faute de quoi, je ferai procéder moi-même à leur déménagement dans la nuit du mercredi 27 au jeudi 28 septembre. Et, comme de juste, je ne me contenterai pas des objets sus-indiqués.
«Veuillez excuser le petit dérangement que je vous cause, et accepter l'expression de mes sentiments de respectueuse considération.
«ARSÈNE LUPIN.»
«P.-S.—Surtout ne pas m'envoyer le plus grand des Watteau. Quoique vous l'ayez payé trente mille francs à l'Hôtel des Ventes, ce n'est qu'une copie, l'original ayant été brûlé, sous le Directoire, par Barras, un soir d'orgie. Consulter les Mémoires inédits de Garat.
«Je ne tiens pas non plus à la châtelaine Louis XV dont l'authenticité me semble douteuse.»
Cette lettre bouleversa le baron Cahorn. Signée de tout autre, elle l'eût déjà considérablement alarmé, mais signée d'Arsène Lupin!
Lecteur assidu des journaux, au courant de tout ce qui se passait dans le monde en fait de vol et de crime, il n'ignorait rien des exploits de l'infernal cambrioleur. Certes, il savait que Lupin, arrêté en Amérique par son ennemi Ganimard, était bel et bien incarcéré, que l'on instruisait son procès—avec quelle peine!—
Mais il savait aussi que l'on pouvait s'attendre à tout de sa part. D'ailleurs, cette connaissance exacte du château, de la disposition des tableaux et des meubles, était un indice des plus redoutables. Qui l'avait renseigné sur des choses que nul n'avait vues?
Le baron leva les yeux et contempla la silhouette farouche du Malaquis, son piédestal abrupt, l'eau profonde qui l'entoure, et haussa les épaules. Non, décidément, il n'y avait point de danger. Personne au monde ne pouvait pénétrer jusqu'au sanctuaire inviolable de ses collections.
Personne, soit, mais Arsène Lupin? Pour Arsène Lupin, est-ce qu'il existe des portes, des ponts-levis, des murailles? À quoi servent les obstacles les mieux imaginés, les précautions les plus habiles, si Arsène Lupin a décidé d'atteindre tel but?
Le soir même, il écrivit au procureur de la République à Rouen. Il envoyait la lettre de menaces et réclamait aide et protection.
La réponse ne tarda point: le nommé Arsène Lupin étant actuellement détenu à la Santé, surveillé de près, et dans l'impossibilité d'écrire, la lettre ne pouvait être que l'œuvre d'un mystificateur. Tout le démontrait, la logique et le bon sens, comme la réalité des faits. Toutefois, et par excès de prudence, on avait commis un expert à l'examen de l'écriture, et, l'expert déclarait que, malgré certaines analogies, cette écriture n'était pas celle du détenu.
«Malgré certaines analogies» le baron ne retint que ces trois mots effarants, où il voyait l'aveu d'un doute qui, à lui seul, aurait dû suffire pour que la justice intervînt. Ses craintes s'exaspérèrent. Il ne cessait de relire la lettre. «Je ferai procéder moi-même au déménagement.» Et cette date précise: la nuit du mercredi 27 au jeudi 28 septembre!...
Soupçonneux et taciturne, il n'avait pas osé se confier à ses domestiques, dont le dévouement ne lui paraissait pas à l'abri de toute épreuve. Cependant, pour la première fois depuis des années, il éprouvait le besoin de parler, de prendre conseil. Abandonné par la justice de son pays, il n'espérait plus se défendre avec ses propres ressources, et il fut sur le point d'aller jusqu'à Paris et d'implorer l'assistance de quelque ancien policier.
Deux jours s'écoulèrent. Le troisième, en lisant ses journaux, il tressaillit de joie. Le Réveil de Caudebec publiait cet entrefilet:
«Nous avons le plaisir de posséder dans nos murs, voilà bientôt trois semaines, l'inspecteur principal Ganimard, un des vétérans du service de la Sûreté. M. Ganimard, à qui l'arrestation d'Arsène Lupin, sa dernière prouesse, a valu une réputation européenne, se repose de ses longues fatigues en taquinant le goujon et l'ablette.»
Ganimard! voilà bien l'auxiliaire que cherchait le baron Cahorn! Qui mieux que le retors et patient Ganimard saurait déjouer les projets de Lupin?
Le baron n'hésita pas. Six kilomètres séparent le château de la petite ville de Caudebec. Il les franchit d'un pas allègre, en homme que surexcite l'espoir du salut.
Après plusieurs tentatives infructueuses pour connaître l'adresse de l'inspecteur principal, il se dirigea vers les bureaux du Réveil, situés au milieu du quai. Il y trouva le rédacteur de l'entrefilet qui, s'approchant de la fenêtre, s'écria:
—Ganimard? mais vous êtes sûr de le rencontrer le long du quai, la ligne à la main. C'est là que nous avons lié connaissance, et que j'ai lu par hasard son nom gravé sur sa canne à pêche. Tenez, le petit vieux que l'on aperçoit là-bas, sous les arbres de la promenade.
—En redingote et en chapeau de paille?
—Justement! Ah! un drôle de type, pas causeur et plutôt bourru.
Cinq minutes après, le baron abordait le célèbre Ganimard, se présentait et tâchait d'entrer en conversation. N'y parvenant point, il aborda franchement la question et exposa son cas.
L'autre écouta, immobile, sans perdre de vue le poisson qu'il guettait, puis il tourna la tête vers lui, le toisa des pieds à la tête d'un air de profonde pitié, et prononça:
—Monsieur, ce n'est guère l'habitude de prévenir les gens que l'on veut dépouiller. Arsène Lupin, en particulier, ne commet pas de pareilles bourdes.
—Cependant...
—Monsieur, si j'avais le moindre doute, croyez bien que le plaisir de fourrer encore dedans ce cher Lupin l'emporterait sur toute autre considération. Par malheur, ce jeune homme est sous les verrous.
—S'il s'échappe?...
—On ne s'échappe pas de la Santé.
—Mais, lui...
—Lui, pas plus qu'un autre.
—Cependant...
—Eh bien, s'il s'échappe, tant mieux, je le repincerai. En attendant, dormez sur vos deux oreilles, et n'effarouchez pas davantage cette ablette.
La conversation était finie. Le baron retourna chez lui, un peu rassuré par l'insouciance de Ganimard. Il vérifia les serrures, espionna les domestiques, et quarante-huit heures encore se passèrent pendant lesquelles il arriva presque à se persuader que, somme toute, ses craintes étaient chimériques. Non, décidément, comme l'avait dit Ganimard, on ne prévient pas les gens que l'on veut dépouiller.
La date approchait. Le matin du mardi, veille du 27, rien de particulier. Mais à trois heures, un gamin sonna. Il apportait une dépêche.
«Aucun colis en gare Batignolles. Préparez tout pour demain soir.
«ARSÈNE.»
De nouveau, ce fut l'affolement, à tel point qu'il se demanda s'il ne céderait pas aux exigences d'Arsène Lupin.
Il courut à Caudebec. Ganimard pêchait à la même place, assis sur un pliant. Sans un mot, il lui tendit le télégramme.
—Et après? fit l'inspecteur.
—Après? mais c'est pour demain!
—Quoi?
—Le cambriolage! le pillage de mes collections!
Ganimard déposa sa ligne, se tourna vers lui, et, les deux bras croisés sur sa poitrine, s'écria d'un ton d'impatience:
—Ah! ça, est-ce que vous vous imaginez que je vais m'occuper d'une histoire aussi stupide!
—Quelle indemnité demandez-vous pour passer au château la nuit du 27 au 28 septembre?
—Pas un sou, fichez-moi la paix.
—Fixez votre prix, je suis riche, extrêmement riche.
La brutalité de l'offre déconcerta Ganimard qui reprit, plus calme:
—Je suis ici en congé et je n'ai pas le droit de me mêler...
—Personne ne le saura. Je m'engage, quoi qu'il arrive, à garder le silence.
—Oh! il n'arrivera rien.
—Eh bien, voyons, trois mille francs, est-ce assez?
L'inspecteur huma une prise de tabac, réfléchit, et laissa tomber:
—Soit. Seulement, je dois vous déclarer loyalement que c'est de l'argent jeté par la fenêtre.
—Ça m'est égal.
—En ce cas... Et puis, après tout, est-ce qu'on sait avec ce diable de Lupin! Il doit avoir à ses ordres toute une bande... Êtes-vous sûr de vos domestiques?
—Ma foi...
—Alors, ne comptons pas sur eux. Je vais prévenir par dépêche deux gaillards de mes amis qui nous donneront plus de sécurité... Et maintenant, filez, qu'on ne nous voie pas ensemble. À demain, vers les neuf heures.
* * *
Le lendemain, date fixée par Arsène Lupin, le baron Cahorn décrocha sa panoplie, fourbit ses armes, et se promena aux alentours de Malaquis. Rien d'équivoque ne le frappa.
Le soir, à huit heures et demie, il congédia ses domestiques. Ils habitaient une aile en façade sur la route, mais un peu en retrait, et tout au bout du château. Une fois seul, il ouvrit doucement les quatre portes. Après un moment, il entendit des pas qui s'approchaient.
Ganimard présenta ses deux auxiliaires, grands gars solides, au cou de taureau et aux mains puissantes, puis demanda certaines explications. S'étant rendu compte de la disposition des lieux, il ferma soigneusement et barricada toutes les issues par où l'on pouvait pénétrer dans les salles menacées. Il inspecta les murs, souleva les tapisseries, puis enfin il installa ses agents dans la galerie centrale.
—Pas de bêtises, hein? On n'est pas ici pour dormir. À la moindre alerte, ouvrez les fenêtres de la cour et appelez-moi. Attention aussi du côté de l'eau. Dix mètres de falaise droite, des diables de leur calibre, ça ne les effraye pas.
Il les enferma, emporta les clefs, et dit au baron:
—Et maintenant, à notre poste.
Il avait choisi, pour y passer la nuit, une petite pièce pratiquée dans l'épaisseur des murailles d'enceinte, entre les deux portes principales, et qui était, jadis, le réduit du veilleur. Un judas s'ouvrait sur le pont, un autre sur la cour. Dans un coin on apercevait comme l'orifice d'un puits.
—Vous m'avez bien dit, monsieur le baron, que ce puits était l'unique entrée des souterrains, et que, de mémoire d'homme, elle est bouchée?
—Oui.
—Donc, à moins qu'il n'existe une autre issue ignorée de tous, sauf d'Arsène Lupin, ce qui semble un peu problématique, nous sommes tranquilles.
Il aligna trois chaises, s'étendit confortablement, alluma sa pipe et soupira:
—Vraiment, monsieur le baron, il faut que j'aie rudement envie d'ajouter un étage à la maisonnette où je dois finir mes jours, pour accepter une besogne aussi élémentaire. Je raconterai l'histoire à l'ami Lupin, il se tiendra les côtes de rire.
Le baron ne riait pas. L'oreille aux écoutes, il interrogeait le silence avec une inquiétude croissante. De temps en temps il se penchait sur le puits et plongeait dans le trou béant un œil anxieux.
Onze heures, minuit, une heure sonnèrent.
Soudain, il saisit le bras de Ganimard qui se réveilla en sursaut.
—Vous entendez?
—Oui.
—Qu'est-ce que c'est?
—C'est moi qui ronfle!
—Mais non, écoutez...
—Ah! parfaitement, c'est la corne d'une automobile.
—Eh bien?
—Eh bien, il est peu probable que Lupin se serve d'une automobile comme d'un bélier pour démolir votre château. Aussi, monsieur le baron, à votre place, je dormirais... comme je vais avoir l'honneur de le faire à nouveau. Bonsoir.
Ce fut la seule alerte. Ganimard put reprendre son somme interrompu, et le baron n'entendit plus que son ronflement sonore et régulier.
Au petit jour, ils sortirent de leur cellule. Une grande paix sereine, la paix du matin au bord de l'eau fraîche, enveloppait le château. Cahorn radieux de joie, Ganimard toujours paisible, ils montèrent l'escalier. Aucun bruit. Rien de suspect.
—Que vous avais-je dit, monsieur le baron? Au fond, je n'aurais pas dû accepter... Je suis honteux...
Il prit les clefs et entra dans la galerie.
Sur deux chaises, courbés, les bras ballants, les deux agents dormaient.
—Tonnerre de nom d'un chien! grogna l'inspecteur.
Au même instant, le baron poussait un cri:
—Les tableaux!... la crédence!...
Il balbutiait, suffoquait, la main tendue vers les places vides, vers les murs dénudés où pointaient les clous, où pendaient les cordes inutiles. Le Watteau, disparu! les Rubens, enlevés! les tapisseries, décrochées! les vitrines, vidées de leurs bijoux!
—Et mes candélabres Louis XVI!... et le chandelier du Régent!... et ma Vierge du douzième!...
Il courait d'un endroit à l'autre, effaré, désespéré. Il rappelait ses prix d'achat, additionnait les pertes subies, accumulait des chiffres, tout cela pêle-mêle, en mots indistincts, en phrases inachevées. Il trépignait, il se convulsait, fou de rage et de douleur. On aurait dit un homme ruiné qui n'a plus qu'à se brûler la cervelle.
Si quelque chose eût pu le consoler, c'eût été de voir la stupeur de Ganimard. Contrairement au baron, l'inspecteur ne bougeait pas lui. Il semblait pétrifié, et d'un œil vague il examinait les choses. Les fenêtres? fermées. Les serrures des portes? intactes. Pas de brèche au plafond. Pas de trou au plancher. L'ordre était parfait. Tout cela avait dû s'effectuer méthodiquement, d'après un plan inexorable et logique.
—Arsène Lupin... Arsène Lupin, murmura-t-il, effondré.
Soudain, il bondit sur les deux agents, comme si la colère enfin le secouait, et il les bouscula furieusement et les injuria. Ils ne se réveillèrent point!
—Diable, fit-il, est-ce que par hasard?...
Il se pencha sur eux et, tour à tour, les observa avec attention: ils dormaient, mais d'un sommeil qui n'était pas naturel.
Il dit au baron:
—On les a endormis.
—Mais qui?
—Eh lui, parbleu!... ou sa bande, mais dirigée par lui. C'est un coup de sa façon. La griffe y est bien.
—En ce cas, je suis perdu, rien à faire.
—Rien à faire.
—Mais c'est abominable, c'est monstrueux.
—Déposez une plainte.
—À quoi bon?
—Dame! essayez toujours... la justice a des ressources...
—La justice! mais vous voyez bien par vous-même... Tenez, en ce moment, où vous pourriez chercher un indice, découvrir quelque chose, vous ne bougez même pas.
—Découvrir quelque chose avec Arsène Lupin! Mais, mon cher monsieur, Arsène Lupin ne laisse jamais rien derrière lui! Il n'y a pas de hasard avec Arsène Lupin! J'en suis à me demander si ce n'est pas volontairement qu'il s'est fait arrêter par moi, en Amérique!
—Alors, je dois renoncer à mes tableaux, à tout! Mais ce sont les perles de ma collection qu'il m'a dérobées. Je donnerais une fortune pour les retrouver. Si on ne peut rien contre lui, qu'il dise son prix!
Ganimard le regarda fixement.
—Ça, c'est une parole sensée. Vous ne la retirez pas?
—Non, non, non. Mais pourquoi?
—Une idée que j'ai.
—Quelle idée?
—Nous en parlerons si l'enquête n'aboutit pas... Seulement, pas un mot de moi, si vous voulez que je réussisse.
Il ajouta entre ses dents:
—Et puis, vrai, je n'ai pas de quoi me vanter.
Les deux agents reprenaient peu à peu connaissance avec cet air hébété de ceux qui sortent du sommeil hypnotique. Ils ouvraient des yeux étonnés, ils cherchaient à comprendre. Quand Ganimard les interrogea, ils ne se souvenaient de rien.
—Cependant, vous avez dû voir quelqu'un?
—Non.
—Rappelez-vous?
—Non, non.
—Et vous n'avez pas bu?
Ils réfléchirent, et l'un d'eux répondit:
—Si, moi, j'ai bu un peu d'eau.
—De l'eau de cette carafe?
—Oui.
—Moi aussi, déclara le second.
Ganimard la sentit, la goûta. Elle n'avait aucun goût spécial, aucune odeur.
—Allons, fit-il, nous perdons notre temps. Ce n'est pas en cinq minutes que l'on résoud les problèmes posés par Arsène Lupin. Mais, morbleu! je jure bien que je le repincerai. Il gagne la seconde manche. À moi la belle!
Le jour même, une plainte en vol qualifié était déposée par le baron de Cahorn contre Arsène Lupin, détenu à la Santé!
* * *
Cette plainte, le baron la regretta souvent quand il vit le Malaquis livré aux gendarmes, au procureur, au juge d'instruction, aux journalistes, à tous les curieux qui s'insinuent partout où ils ne devraient pas être.
L'affaire passionnait déjà l'opinion. Elle se produisait dans des conditions si particulières, le nom d'Arsène Lupin excitait à tel point les imaginations, que les histoires les plus fantaisistes remplissaient les colonnes des journaux et trouvaient créance auprès du public.
Mais la lettre initiale d'Arsène Lupin, que publia l'Écho de France (et nul ne sut jamais qui en avait communiqué le texte), cette lettre où le baron Cahorn était effrontément prévenu de ce qui le menaçait, causa une émotion considérable. Aussitôt des explications fabuleuses furent proposées. On rappela l'existence des fameux souterrains. Et le parquet influencé poussa ses recherches dans ce sens.
On fouilla le château du haut en bas. On questionna chacune des pierres. On étudia les boiseries et les cheminées, les cadres des glaces et les poutres des plafonds. À la lueur des torches, on examina les caves immenses où les seigneurs du Malaquis entassaient jadis leurs munitions et leurs provisions. On sonda les entrailles du rocher. Ce fut vainement. On ne découvrit pas le moindre vestige de souterrain. Il n'existait point de passage secret.
Soit, répondait-on de tous côtés, mais des meubles et des tableaux ne s'évanouissent pas comme des fantômes. Cela s'en va par des portes et par des fenêtres, et les gens qui s'en emparent, s'introduisent et s'en vont également par des portes et des fenêtres. Quels sont ces gens? Comment se sont-ils introduits? Et comment s'en sont-ils allés?
Le parquet de Rouen, convaincu de son impuissance, sollicita le secours d'agents parisiens. M. Dudouis, le chef de la Sûreté, envoya ses meilleurs limiers de la brigade de fer. Lui-même fit un séjour de quarante-huit heures au Malaquis. Il ne réussit pas davantage.
C'est alors qu'il manda l'inspecteur principal Ganimard dont il avait eu si souvent l'occasion d'apprécier les services.
Ganimard écouta silencieusement les instructions de son supérieur, puis, hochant la tête, il prononça:
—Je crois que l'on fait fausse route en s'obstinant à fouiller le château. La solution est ailleurs.
—Et où donc?
—Auprès d'Arsène Lupin.
—Auprès d'Arsène Lupin! Supposer cela, c'est admettre son intervention.
—Je l'admets. Bien plus, je la considère comme certaine.
—Voyons, Ganimard, c'est absurde. Arsène Lupin est en prison.
—Arsène Lupin est en prison, soit. Il est surveillé, je vous l'accorde. Mais il aurait les fers aux pieds, des cordes aux poignets et un bâillon sur la bouche, que je ne changerais pas d'avis.
—Et pourquoi cette obstination?
—Parce que, seul, Arsène Lupin est de taille à combiner une machine de cette envergure, et de la combiner de telle façon qu'elle réussisse... comme elle a réussi.
—Des mots, Ganimard!
—Qui sont des réalités. Mais voilà, qu'on ne cherche pas de souterrain, de pierres tournant sur un pivot, et autres balivernes de ce calibre. Notre individu n'emploie pas des procédés aussi vieux jeu. Il est d'aujourd'hui, ou plutôt de demain.
—Et vous concluez?
—Je conclus en vous demandant nettement l'autorisation de passer une heure avec lui.
—Dans sa cellule?
—Oui. Au retour d'Amérique nous avons entretenu, pendant la traversée, d'excellents rapports, et j'ose dire qu'il a quelque sympathie pour celui qui a su l'arrêter. S'il peut me renseigner sans se compromettre, il n'hésitera pas à m'éviter un voyage inutile.
Il était un peu plus de midi lorsque Ganimard fut introduit dans la cellule d'Arsène Lupin. Celui-ci, étendu sur son lit, leva la tête et poussa un cri de joie.
—Ah! ça, c'est une vraie surprise. Ce cher Ganimard, ici!
—Lui-même.
—Je désirais bien des choses dans la retraite que j'ai choisie... mais aucune plus passionnément que de vous y recevoir.
—Trop aimable.
—Mais non, mais non, je professe pour vous la plus vive estime.
—J'en suis fier.
—Je l'ai toujours prétendu: Ganimard est notre meilleur détective. Il vaut presque,—vous voyez comme je suis franc!—il vaut presque Sherlock Holmès. Mais, en vérité, je suis désolé de n'avoir à vous offrir que cet escabeau. Et pas un rafraîchissement! pas un verre de bière! Excusez-moi, je suis là de passage.
Ganimard s'assit en souriant, et le prisonnier reprit, heureux de parler:
—Mon Dieu, que je suis content de reposer mes yeux sur la figure d'un honnête homme! J'en ai assez de toutes ces faces d'espions et de mouchards qui passent dix fois par jour la revue de mes poches et de ma modeste cellule, pour s'assurer que je ne prépare pas une évasion. Fichtre, ce que le gouvernement tient à moi!...
—Il a raison.
—Mais non! je serais si heureux qu'on me laissât vivre dans mon petit coin!
—Avec les rentes des autres.
—N'est-ce pas? Ce serait si simple! Mais je bavarde, je dis des bêtises, et vous êtes peut-être pressé. Allons au fait, Ganimard! Qu'est-ce qui me vaut l'honneur d'une visite?
—L'affaire Cahorn, déclara Ganimard, sans détour.
—Halte-là! une seconde... C'est que j'en ai tant d'affaires! Que je trouve d'abord dans mon cerveau le dossier de l'affaire Cahorn... Ah! voilà, j'y suis. Affaire Cahorn, château du Malaquis, Seine-Inférieure... Deux Rubens, un Watteau, et quelques menus objets.
—Menus!
—Oh! ma foi, tout cela est de médiocre importance. Il y a mieux! Mais il suffit que l'affaire vous intéresse... Parlez donc, Ganimard.
—Dois-je vous expliquer où nous en sommes de l'instruction?
—Inutile. J'ai lu les journaux de ce matin. Je me permettrai même de vous dire que vous n'avancez pas vite.
—C'est précisément la raison pour laquelle je m'adresse à votre obligeance.
—Entièrement à vos ordres.
—Tout d'abord ceci: l'affaire a bien été conduite par vous?
—Depuis A jusqu'à Z.
—La lettre d'avis? le télégramme?
—Sont de votre serviteur. Je dois même en avoir quelque part les récépissés.
Arsène ouvrit le tiroir d'une petite table en bois blanc qui composait avec le lit et l'escabeau tout le mobilier de sa cellule, y prit deux chiffons de papier et les tendit à Ganimard.
—Ah! ça mais, s'écria celui-ci, je vous croyais gardé à vue et fouillé pour un oui ou pour un non. Or vous lisez les journaux, vous collectionnez les reçus de la poste...
—Bah! ces gens-là sont si bêtes! Ils décousent la doublure de ma veste, ils explorent les semelles de mes bottines, ils auscultent les murs de cette pièce, mais pas un n'aurait l'idée qu'Arsène Lupin soit assez niais pour choisir une cachette aussi facile. C'est bien là-dessus que j'ai compté.
Ganimard, amusé, s'exclama:
—Quel drôle de garçon vous faites! Vous me déconcertez. Allons, racontez-moi l'aventure.
—Oh! oh! comme vous y allez! Vous initier à tous mes secrets... vous dévoiler mes petits trucs... C'est bien grave.
—Ai-je eu tort de compter sur votre complaisance?
—Non, Ganimard, et puisque vous insistez...
Arsène Lupin arpenta deux ou trois fois sa chambre, puis s'arrêtant:
—Que pensez-vous de ma lettre au baron?
—Je pense que vous avez voulu vous divertir, épater un peu la galerie.
—Ah! voilà, épater la galerie! Eh bien, je vous assure, Ganimard, que je vous croyais plus fort. Est-ce que je m'attarde à ces puérilités, moi, Arsène Lupin! Est-ce que j'aurais écrit cette lettre si j'avais pu dévaliser le baron sans lui écrire? Mais comprenez donc, vous et les autres, que cette lettre est le point de départ indispensable, le ressort qui a mis toute la machine en branle. Voyons, procédons par ordre, et préparons ensemble, si vous voulez, le cambriolage du Malaquis.
—Je vous écoute.
—Donc, supposons un château rigoureusement fermé, barricadé, comme l'était celui du baron Cahorn. Vais-je abandonner la partie et renoncer à des trésors que je convoite, sous prétexte que le château qui les contient est inaccessible?
—Évidemment non.
—Vais-je tenter l'assaut comme autrefois, à la tête d'une troupe d'aventuriers?
—Enfantin!
—Vais-je m'y introduire sournoisement?
—Impossible.
—Reste un moyen, l'unique à mon avis, c'est de me faire inviter par le propriétaire du dit château.
—Le moyen est original.
—Et combien facile! Supposons qu'un jour, ledit propriétaire reçoive une lettre, l'avertissant de ce que trame contre lui un nommé Arsène Lupin, cambrioleur réputé. Que fera-t-il?
—Il enverra la lettre au procureur.
—Qui se moquera de lui, puisque le dit Lupin est actuellement sous les verrous. Donc, affolement du bonhomme, lequel est tout prêt à demander secours au premier venu, n'est-il pas vrai?
—Cela est hors de doute.
—Et s'il lui arrive de lire dans une feuille de chou qu'un policier célèbre est en villégiature dans la localité voisine...
—Il ira s'adresser à ce policier.
—Vous l'avez dit. Mais, d'autre part, admettons qu'en prévision de cette démarche inévitable, Arsène Lupin ait prié l'un de ses amis les plus habiles de s'installer à Caudebec, d'entrer en relations avec un rédacteur du Réveil, journal auquel est abonné le baron, de laisser entendre qu'il est un tel, le policier célèbre, qu'adviendra-t-il?
—Que le rédacteur annoncera dans le Réveil la présence à Caudebec du dit policier.
—Parfait, et de deux choses l'une: ou bien le poisson—je veux dire Cahorn—ne mord pas à l'hameçon, et alors rien ne se passe. Ou bien, et c'est l'hypothèse la plus vraisemblable, il accourt, tout frétillant. Et voilà donc mon Cahorn implorant contre moi l'assistance de l'un de mes amis!
—De plus en plus original.
—Bien entendu, le pseudo-policier refuse d'abord son concours. Là-dessus, dépêche d'Arsène Lupin. Épouvante du baron qui supplie de nouveau mon ami, et lui offre tant pour veiller à son salut. Ledit ami accepte, amène deux gaillards de notre bande, qui, la nuit, pendant que Cahorn est gardé à vue par son protecteur, déménagent par la fenêtre un certain nombre d'objets et les laissent glisser, à l'aide de cordes, dans une bonne petite chaloupe affrétée ad hoc. C'est simple comme Lupin.
—Et c'est tout bêtement merveilleux, s'écria Ganimard, et je ne saurais trop louer la hardiesse de la conception et l'ingéniosité des détails. Mais je ne vois guère de policier assez illustre pour que son nom ait pu attirer, suggestionner le baron à ce point.
—Il y en a un, et il n'y en a qu'un.
—Lequel?
—Celui du plus illustre, de l'ennemi personnel d'Arsène Lupin, bref, de l'inspecteur Ganimard.
—Moi!
—Vous-même, Ganimard. Et voilà ce qu'il y a de délicieux: si vous allez là-bas et que le baron se décide à causer, vous finirez par découvrir que votre devoir est de vous arrêter vous-même, comme vous m'avez arrêté en Amérique. Hein! la revanche est comique: je fais arrêter Ganimard par Ganimard!
Arsène Lupin riait de bon cœur. L'inspecteur, assez vexé, se mordait les lèvres. La plaisanterie ne lui semblait pas mériter de tels accès de joie.
L'arrivée d'un gardien lui donna le loisir de se remettre. L'homme apportait le repas qu'Arsène Lupin, par faveur spéciale, faisait venir du restaurant voisin. Ayant déposé le plateau sur la table, il se retira. Arsène s'installa, rompit son pain, en mangea deux ou trois bouchées et reprit:
—Mais, soyez tranquille, mon cher Ganimard, vous n'irez pas là-bas. Je vais vous révéler une chose qui vous stupéfiera: l'affaire Cahorn est sur le point d'être classée.
—Hein!
—Sur le point d'être classée, vous dis-je.
—Allons donc, je quitte à l'instant le chef de la Sûreté.
—Et après? Est-ce que M. Dudouis en sait plus long que moi sur ce qui me concerne? Vous apprendrez que Ganimard—excusez-moi—que le pseudo-Ganimard est resté en fort bons termes avec le baron. Celui-ci, et c'est la raison principale pour laquelle il n'a rien avoué, l'a chargé de la très délicate mission de négocier avec moi une transaction, et, à l'heure présente, moyennant une certaine somme, il est probable que le baron est rentré en possession de ses chers bibelots. En retour de quoi, il retirera sa plainte. Donc, plus de vol. Donc il faudra bien que le parquet abandonne...
Ganimard considéra le détenu d'un air stupéfait.
—Et comment savez-vous tout cela?
—Je viens de recevoir la dépêche que j'attendais.
—Vous venez de recevoir une dépêche?
—À l'instant, cher ami. Par politesse, je n'ai pas voulu la lire en votre présence. Mais si vous m'y autorisez...
—Vous vous moquez de moi, Lupin.
—Veuillez, mon cher ami, décapiter doucement cet œuf à la coque. Vous constaterez par vous-même que je ne me moque pas de vous.
Machinalement Ganimard obéit, et cassa l'œuf avec la lame d'un couteau. Un cri de surprise lui échappa. La coque, vide, contenait une feuille de papier bleu. Sur la prière d'Arsène, il la déplia. C'était un télégramme, ou plutôt une partie de télégramme auquel on avait arraché les indications de la poste. Il lut:
«Accord conclu. Cent mille balles livrées. Tout va bien.»
—Cent mille balles? fit-il.
—Oui, cent mille francs! C'est peu, mais enfin les temps sont durs... Et j'ai des frais généraux si lourds! Si vous connaissiez mon budget... un budget de grande ville!
Ganimard se leva. Sa mauvaise humeur s'était dissipée. Il réfléchit quelques secondes, embrassa d'un coup d'œil toute l'affaire, pour tâcher d'en découvrir le point faible. Puis il prononça d'un ton où il laissait franchement percer son admiration de connaisseur:
—Par bonheur, il n'en existe pas des douzaines comme vous, sans quoi il n'y aurait plus qu'à fermer boutique.
Arsène Lupin prit un petit air modeste et répondit:
—Bah! il fallait bien se distraire, occuper ses loisirs... d'autant que le coup ne pouvait réussir que si j'étais en prison.
—Comment! s'exclama Ganimard, votre procès, votre défense, l'instruction, tout cela ne vous suffit donc pas pour vous distraire?
—Non, car j'ai résolu de ne pas assister à mon procès.
—Oh! oh!
Arsène Lupin répéta posément:
—Je n'assisterai pas à mon procès.
—En vérité!
—Ah! ça, mon cher, vous imaginez-vous que je vais pourrir sur la paille humide? Vous m'outragez. Arsène Lupin ne reste en prison que le temps qu'il lui plaît, et pas une minute de plus.
—Il eût peut-être été plus prudent de commencer par ne pas y entrer, objecta l'inspecteur d'un ton ironique.
—Ah! monsieur raille? monsieur se souvient qu'il a eu l'honneur de procéder à mon arrestation? Sachez, mon respectable ami, que personne, pas plus vous qu'un autre, n'eût pu mettre la main sur moi, si un intérêt beaucoup plus considérable ne m'avait sollicité à ce moment critique.
—Vous m'étonnez.
—Une femme me regardait, Ganimard, et je l'aimais. Comprenez-vous tout ce qu'il y a dans ce fait d'être regardé par une femme que l'on aime? Le reste m'importait peu, je vous jure. Et c'est pourquoi je suis ici.
—Depuis bien longtemps, permettez-moi de le remarquer.
—Je voulais oublier d'abord. Ne riez pas: l'aventure avait été charmante, et j'en ai gardé encore le souvenir attendri... Et puis, je suis quelque peu neurasthénique! La vie est si fiévreuse de nos jours! Il faut savoir, à certains moments, faire ce que l'on appelle une cure d'isolement. Cet endroit est souverain pour les régimes de ce genre. On y pratique la cure de Santé dans toute sa rigueur.
—Arsène Lupin, observa Ganimard, vous vous payez ma tête.
—Ganimard, affirma Lupin, nous sommes aujourd'hui vendredi. Mercredi prochain, j'irai fumer mon cigare chez vous, rue Pergolèse, à quatre heures de l'après-midi.
—Arsène Lupin, je vous attends.
Ils se serrèrent la main comme deux bons amis qui s'estiment à leur juste valeur, et le vieux policier se dirigea vers la porte.
—Ganimard!
Celui-ci se retourna.
—Qu'y a-t-il?
—Ganimard, vous oubliez votre montre.
—Ma montre?
—Oui, elle s'est égarée dans ma poche.
Il la rendit en s'excusant.
—Pardonne-moi... une mauvaise habitude... Mais ce n'est pas une raison parce qu'ils m'ont pris la mienne pour que je vous prive de la vôtre. D'autant que j'ai là un chronomètre dont je n'ai pas à me plaindre, et qui satisfait pleinement à mes besoins.
Il sortit du tiroir une large montre en or, épaisse et confortable, ornée d'une lourde chaîne.
—Et celle-ci, de quelle poche vient-elle? demanda Ganimard.
Arsène Lupin examina négligemment les initiales.
—J. B... Qui diable cela peut-il bien être?... Ah! oui, je me souviens, Jules Bouvier, mon juge d'instruction, un homme charmant...
L'ÉVASION D'ARSÈNE LUPIN
Au moment où Arsène Lupin, son repas achevé, tirait de sa poche un beau cigare bagué d'or et l'examinait avec complaisance, la porte de la cellule s'ouvrit. Il n'eut que le temps de le jeter dans le tiroir et de s'éloigner de la table. Le gardien entra, c'était l'heure de la promenade.
—Je vous attendais, mon cher ami, s'écria Lupin, toujours de bonne humeur.
Ils sortirent. Ils avaient à peine disparu à l'angle du couloir, que deux hommes à leur tour pénétrèrent dans la cellule et en commencèrent l'examen minutieux. L'un était l'inspecteur Dieuzy, l'autre l'inspecteur Folenfant.
On voulait en finir. Il n'y avait point de doute: Arsène Lupin conservait des intelligences avec le dehors et communiquait avec ses affidés. La veille encore le Grand Journal publiait ces lignes adressées à son collaborateur judiciaire:
«Monsieur,
«Dans un article paru ces jours-ci vous vous êtes exprimé sur moi en des termes que rien ne saurait justifier. Quelques jours avant l'ouverture de mon procès, j'irai vous en demander compte.
«Salutations distinguées,
«ARSÈNE LUPIN.»
L'écriture était bien d'Arsène Lupin. Donc il envoyait des lettres. Donc il en recevait. Donc il était certain qu'il préparait cette évasion annoncée par lui d'une façon si arrogante.
La situation devenait intolérable. D'accord avec le juge d'instruction, le chef de la Sûreté M. Dudouis se rendit lui-même à la Santé pour exposer au directeur de la prison les mesures qu'il convenait de prendre. Et, dès son arrivée, il envoya deux de ses hommes dans la cellule du détenu.
Ils levèrent chacune des dalles, démontèrent le lit, firent tout ce qu'il est habituel de faire en pareil cas, et finalement ne découvrirent rien. Ils allaient renoncer à leurs investigations, lorsque le gardien accourut en toute hâte et leur dit:
—Le tiroir... regardez le tiroir de la table. Quand je suis entré, il m'a semblé qu'il le repoussait.
Ils regardèrent, et Dieuzy s'écria:
—Pour Dieu, cette fois, nous le tenons, le client.
Folenfant l'arrêta.
—Halte-là, mon petit, le chef fera l'inventaire.
—Pourtant, ce cigare de luxe...
—Laisse le Havane, et prévenons le chef.
Deux minutes après, M. Dudouis explorait le tiroir. Il y trouva d'abord une liasse d'articles de journaux découpés par l'Argus de la Presse et qui concernaient Arsène Lupin, puis une blague à tabac, une pipe, du papier dit pelure d'oignon, et enfin deux livres.
Il en regarda le titre. C'était le Culte des héros de Carlyle, édition anglaise, et un elzévir charmant, à reliure du temps, le Manuel d'Épictète, traduction allemande publiée à Leyde en 1634. Les ayant feuilletés, il constata que toutes les pages étaient balafrées, soulignées, annotées. Était-ce là signes conventionnels ou bien de ces marques qui montrent la ferveur que l'on a pour un livre?
—Nous verrons cela en détail, dit M. Dudouis.
Il explora la blague à tabac, la pipe. Puis, saisissant le fameux cigare bagué d'or:
—Fichtre, il se met bien, notre ami, s'écria-t-il, un Henri Clet!
D'un geste machinal de fumeur, il le porta près de son oreille et le fit craquer. Et aussitôt une exclamation lui échappa. Le cigare avait molli sous la pression de ses doigts. Il l'examina avec plus d'attention et ne tarda pas à distinguer quelque chose de blanc entre les feuilles de tabac. Et délicatement, à l'aide d'une épingle, il attirait un rouleau de papier très fin, à peine gros comme un cure-dent. C'était un billet. Il le déroula et lut ces mots, d'une menue écriture de femme:
«Le panier a pris la place de l'autre. Huit sur dix sont préparées. En appuyant du pied extérieur, la plaque se soulève de haut en bas. De douze à seize tous les jours, H-P attendra. Mais où? Réponse immédiate. Soyez tranquille, votre amie veille sur vous.»
M. Dudouis réfléchit un instant et dit:
—C'est suffisamment clair... le panier... les huit cases... De douze à seize, c'est-à-dire de midi à quatre heures...
—Mais ce H-P, qui attendra?
—H-P en l'occurrence, doit signifier automobile, H-P, horse power, n'est-ce pas ainsi qu'en langage sportif, on désigne la force d'un moteur? Une vingt-quatre H-P, c'est une automobile de vingt-quatre chevaux.
Il se leva et demanda:
—Le détenu finissait de déjeuner?
—Oui.
—Et comme il n'a pas encore lu ce message ainsi que le prouve l'état du cigare, il est probable qu'il venait de le recevoir.
—Comment?
—Dans ses aliments, au milieu de son pain ou d'une pomme de terre, que sais-je?
—Impossible, on ne l'a autorisé à faire venir sa nourriture que pour le prendre au piège, et nous n'avons rien trouvé.
—Nous chercherons ce soir la réponse de Lupin. Pour le moment, retenez-le hors de sa cellule. Je vais porter ceci à monsieur le juge d'instruction. S'il est de mon avis, nous ferons immédiatement photographier la lettre, et dans une heure vous pourrez remettre dans le tiroir, outre ces objets, un cigare identique contenant le message original lui-même. Il faut que le détenu ne se doute de rien.
Ce n'est pas sans une certaine curiosité que M. Dudouis s'en retourna le soir au greffe de la Santé en compagnie de l'inspecteur Dieuzy. Dans un coin, sur le poêle, trois assiettes s'étalaient.
—Il a mangé?
—Oui, répondit le directeur.
—Dieuzy, veuillez couper en morceaux très minces ces quelques brins de macaroni et ouvrir cette boulette de pain... Rien?
—Non, chef.
M. Dudouis examina les assiettes, la fourchette, la cuiller, enfin le couteau, un couteau réglementaire à lame ronde. Il en fit tourner le manche à gauche, puis à droite. À droite le manche céda et se dévissa. Le couteau était creux et servait d'étui à une feuille de papier.
—Peuh! fit-il, ce n'est pas bien malin pour un homme comme Arsène. Mais ne perdons pas de temps. Vous, Dieuzy, allez donc faire une enquête dans ce restaurant.
Puis il lut:
«Je m'en remets à vous, H-P suivra de loin, chaque jour. J'irai au-devant. À bientôt, chère et admirable amie.»
—Enfin, s'écria M. Dudouis, en se frottant les mains, je crois que l'affaire est en bonne voie. Un petit coup de pouce de notre part, et l'évasion réussit... assez du moins pour nous permettre de pincer les complices.
—Et si Arsène Lupin vous glisse entre les doigts? objecta le directeur.
—Nous emploierons le nombre d'hommes nécessaire. Si cependant il y mettait trop d'habileté... ma foi, tant pis pour lui! Quant à la bande, puisque le chef refuse de parler, les autres parleront.
* * *
Et de fait, il ne parlait pas beaucoup, Arsène Lupin. Depuis des mois M. Jules Bouvier, le juge d'instruction, s'y évertuait vainement. Les interrogatoires se réduisaient à des colloques dépourvus d'intérêt entre le juge et l'avocat maître Danval, un des princes du barreau, lequel d'ailleurs en savait sur l'inculpé à peu près autant que le premier venu.
De temps à autre, par politesse, Arsène Lupin laissait tomber:
—Mais oui, Monsieur le juge, nous sommes d'accord: le vol du Crédit Lyonnais, le vol de la rue de Babylone, l'émission des faux billets de banque, l'affaire des polices d'assurance, le cambriolage des châteaux d'Armesnil, de Gouret, d'Imblevain, des Groseillers, du Malaquis, tout cela c'est de votre serviteur.
—Alors, pourriez-vous m'expliquer...
—Inutile, j'avoue tout en bloc, tout et même dix fois plus que vous n'en supposez.
De guerre lasse, le juge avait suspendu ces interrogatoires fastidieux. Après avoir eu connaissance des deux billets interceptés, il les reprit. Et, régulièrement, à midi, Arsène Lupin fut amené, de la Santé au Dépôt, dans la voiture pénitentiaire, avec un certain nombre de détenus. Ils en repartaient vers trois ou quatre heures.
Or, un après-midi, ce retour s'effectua dans des conditions particulières. Les autres détenus de la Santé n'ayant pas encore été questionnés, on décida de reconduire d'abord Arsène Lupin. Il monta donc seul dans la voiture.
Ces voitures pénitentiaires, vulgairement appelées «paniers à salade», sont divisées dans leur longueur par un couloir central sur lequel s'ouvrent dix cases, cinq à droite et cinq à gauche. Chacune de ces cases est disposée de telle façon que l'on doit s'y tenir assis, et que les cinq prisonniers, par conséquent, sont assis les uns sur les autres, tout en étant séparés les uns des autres par des cloisons parallèles. Un garde municipal, placé à l'extrémité, surveille le couloir.
Arsène fut introduit dans la troisième cellule de droite, et la lourde voiture s'ébranla. Il se rendit compte que l'on quittait le quai de l'Horloge et que l'on passait devant le Palais de Justice. Alors, vers le milieu du pont Saint-Michel, il appuya, du pied extérieur, c'est-à-dire du pied droit, ainsi qu'il le faisait chaque fois, sur la plaque de tôle qui fermait sa cellule. Tout de suite quelque chose se déclencha, et la plaque de tôle s'écarta insensiblement. Il put constater qu'il se trouvait juste entre les deux roues.
Il attendit, l'œil aux aguets. La voiture monta au pas le boulevard Saint-Michel. Au carrefour Saint-Germain, elle s'arrêta. Le cheval d'un camion s'était abattu. La circulation étant interrompue, très vite ce fut un encombrement de fiacres et d'omnibus.
Arsène Lupin passa la tête. Une autre voiture pénitentiaire stationnait le long de celle qu'il occupait. Il souleva davantage la tôle, mit le pied sur un des rayons de la grande roue et sauta à terre.
Un cocher le vit, s'esclaffa de rire, puis voulut appeler. Mais sa voix se perdit dans le fracas des véhicules qui s'écoulaient de nouveau. D'ailleurs Arsène Lupin était loin déjà.
Il avait fait quelques pas en courant; mais sur le trottoir de gauche, il se retourna, jeta un regard circulaire, sembla prendre le vent, comme quelqu'un qui ne sait encore trop quelle direction il va suivre. Puis, résolu, il mit les mains dans ses poches, et de l'air insouciant d'un promeneur qui flâne, il continua de monter le boulevard.
Le temps était doux, un temps heureux et léger d'automne. Les cafés étaient pleins. Il s'assit à la terrasse de l'un d'eux.
Il commanda un bock et un paquet de cigarettes. Il vida son verre à petites gorgées, fuma tranquillement une cigarette, en alluma une seconde. Enfin, s'étant levé, il pria le garçon de faire venir le gérant.
Le gérant vint, et Arsène lui dit, assez haut pour être entendu de tous:
—Je suis désolé, Monsieur, j'ai oublié mon porte-monnaie. Peut-être mon nom vous est-il assez connu pour que vous me consentiez un crédit de quelques jours: Arsène Lupin.
Le gérant le regarda, croyant à une plaisanterie. Mais Arsène répéta:
—Lupin, détenu à la Santé, actuellement en état d'évasion. J'ose croire que ce nom vous inspire toute confiance.
Et il s'éloigna, au milieu des rires, sans que l'autre songeât à réclamer.
Il traversa la rue Soufflot en biais et prit la rue Saint-Jacques. Il la suivit paisiblement, s'arrêtant aux vitrines et fumant des cigarettes. Boulevard de Port-Royal, il s'orienta, se renseigna, et marcha droit vers la rue de la Santé. Les hauts murs moroses de la prison se dressèrent bientôt. Les ayant longés, il arriva près du garde municipal qui montait la faction, et retirant son chapeau:
—C'est bien ici la prison de la Santé?
—Oui.
—Je désirerais regagner ma cellule. La voiture m'a laissé en route et je ne voudrais pas abuser...
Le garde grogna:
—Dites donc, l'homme, passez votre chemin, et plus vite que ça.
—Pardon, pardon, c'est que mon chemin passe par cette porte. Et si vous empêchez Arsène Lupin de la franchir, cela pourrait vous coûter gros, mon ami.
—Arsène Lupin! qu'est-ce que vous me chantez là!
—Je regrette de n'avoir pas ma carte, dit Arsène, affectant de fouiller ses poches.
Le garde le toisa des pieds à la tête, abasourdi. Puis, sans un mot, comme malgré lui, il tira une sonnette. La porte de fer s'entrebâilla.
Quelques minutes après, le directeur accourut jusqu'au greffe, gesticulant et feignant une colère violente. Arsène sourit:
—Allons, Monsieur le directeur, ne jouez pas au plus fin avec moi. Comment! on a la précaution de me ramener seul dans la voiture, on prépare un bon petit encombrement, et l'on s'imagine que je vais prendre mes jambes à mon cou pour rejoindre mes amis. Eh bien, et les vingt agents de la Sûreté qui nous escortaient à pied, en fiacre et à bicyclette? Non, ce qu'ils m'auraient arrangé! Je n'en serais pas sorti vivant. Dites donc, Monsieur le directeur, c'est peut-être là-dessus que l'on comptait?
Il haussa les épaules et ajouta:
—Je vous en prie, Monsieur le directeur, qu'on ne s'occupe pas de moi. Le jour où je voudrai m'échapper, je n'aurai besoin de personne.
Le surlendemain, l'Écho de France, qui décidément devenait le moniteur officiel des exploits d'Arsène Lupin—on disait qu'il en était un des principaux commanditaires—l'Écho de France publiait les détails les plus complets sur cette tentative d'évasion. Le texte même des billets échangés entre le détenu et sa mystérieuse amie, les moyens employés pour cette correspondance, la complicité de la police, la promenade du boulevard Saint-Michel, l'incident du café Soufflot, tout était dévoilé. On savait que les recherches de l'inspecteur Dieuzy auprès des garçons du restaurant n'avaient donné aucun résultat. Et l'on apprenait en outre cette chose stupéfiante, qui montrait l'infinie variété des ressources dont cet homme disposait: la voiture pénitentiaire dans laquelle on l'avait transporté était une voiture entièrement truquée, que sa bande avait substituée à l'une des six voitures habituelles qui composent le service des prisons.
L'évasion prochaine d'Arsène Lupin ne fit plus de doute pour personne. Lui-même d'ailleurs l'annonçait en termes catégoriques, comme le prouva sa réponse à M. Bouvier, au lendemain de l'incident. Le juge raillant son échec, il le regarda et lui dit froidement:
—Écoutez bien ceci, Monsieur, et croyez-m'en sur parole: cette tentative d'évasion faisait partie de mon plan d'évasion.
—Je ne comprends pas, ricana le juge.
—Il est inutile que vous compreniez.
Et comme le juge, au cours de cet interrogatoire qui parut tout au long dans les colonnes de l'Écho de France, comme le juge revenait à son instruction, il s'écria d'un air de lassitude:
—Mon Dieu, mon Dieu, à quoi bon! toutes ces questions n'ont aucune importance!
—Comment, aucune importance?
—Mais non, puisque je n'assisterai pas à mon procès.
—Vous n'assisterez pas...
—Non, c'est une idée fixe, une décision irrévocable. Rien ne me fera transiger.
Une telle assurance, les indiscrétions inexplicables qui se commettaient chaque jour, agaçaient et déconcertaient la justice. Il y avait là des secrets qu'Arsène Lupin était seul à connaître, et dont la divulgation par conséquent ne pouvait provenir que de lui. Mais dans quel but les dévoilait-il? et comment?
On changea Arsène Lupin de cellule. Un soir, il descendit à l'étage inférieur. De son côté, le juge boucla son instruction et renvoya l'affaire à la chambre des mises en accusation.
Ce fut le silence. Il dura deux mois. Arsène les passa étendu sur son lit, le visage presque toujours tourné contre le mur. Ce changement de cellule semblait l'avoir abattu. Il refusa de recevoir son avocat. À peine échangeait-il quelques mots avec ses gardiens.
Dans la quinzaine qui précéda son procès, il parut se ranimer. Il se plaignit du manque d'air. On le fit sortir dans la cour, le matin, de très bonne heure, flanqué de deux hommes.
La curiosité publique cependant ne s'était pas affaiblie. Chaque jour on avait attendu la nouvelle de son évasion. On la souhaitait presque, tellement le personnage plaisait à la foule avec sa verve, sa gaieté, sa diversité, son génie d'invention et le mystère de sa vie. Arsène Lupin devait s'évader. C'était inévitable, fatal. On s'étonnait même que cela tardât si longtemps. Tous les matins le Préfet de police demandait à son secrétaire:
—Eh bien, il n'est pas encore parti?
—Non, Monsieur le Préfet.
—Ce sera donc pour demain.
Et, la veille du procès, un monsieur se présenta dans les bureaux du Grand Journal, demanda le collaborateur judiciaire, lui jeta sa carte au visage, et s'éloigna rapidement. Sur la carte, ces mots étaient inscrits: «Arsène Lupin tient toujours ses promesses.»
* * *
C'est dans ces conditions que les débats s'ouvrirent.
L'affluence y fut énorme. Personne qui ne voulût voir le fameux Arsène Lupin et ne savourât d'avance la façon dont il se jouerait du président. Avocats et magistrats, chroniqueurs et mondains, artistes et femmes du monde, le Tout-Paris se pressa sur les bancs de l'audience.
Il pleuvait, dehors le jour était sombre, on vit mal Arsène Lupin lorsque les gardes l'eurent introduit. Cependant son attitude lourde, la manière dont il se laissa tomber à sa place, son immobilité indifférente et passive, ne prévinrent pas en sa faveur. Plusieurs fois son avocat—un des secrétaires de Me Danval, celui-ci ayant jugé indigne de lui le rôle auquel il était réduit—plusieurs fois son avocat lui adressa la parole. Il hochait la tête et se taisait.
Le greffier lut l'acte d'accusation, puis le président prononça:
—Accusé, levez-vous. Votre nom, prénom, âge et profession?
Ne recevant pas de réponse, il répéta:
—Votre nom? Je vous demande votre nom?
Une voix épaisse et fatiguée articula:
—Baudru, Désiré.
Il y eut des murmures. Mais le président repartit:
—Baudru, Désiré? Ah! bien, un nouvel avatar! Comme c'est à peu près le huitième nom auquel vous prétendez, et qu'il est sans doute aussi imaginaire que les autres, nous nous en tiendrons, si vous le voulez bien, à celui d'Arsène Lupin, sous lequel vous êtes plus avantageusement connu.
Le président consulta ses notes et reprit:
—Car, malgré toutes les recherches, il a été impossible de reconstituer votre identité. Vous présentez ce cas assez original dans notre société moderne de n'avoir point de passé. Nous ne savons qui vous êtes, d'où vous venez, où s'est écoulée votre enfance, bref, rien. Vous jaillissez tout d'un coup, il y a trois ans, on ne sait au juste de quel milieu, pour vous révéler tout d'un coup Arsène Lupin, c'est-à-dire un composé bizarre d'intelligence et de perversion, d'immoralité et de générosité. Les données que nous avons sur vous avant cette époque sont plutôt des suppositions. Il est probable que le nommé Rostat qui travailla, il y a huit ans, aux côtés du prestidigitateur Dickson n'était autre qu'Arsène Lupin. Il est probable que l'étudiant russe qui fréquenta, il y a six ans, le laboratoire du docteur Altier, à l'hôpital Saint-Louis, et qui souvent surprit le maître par l'ingéniosité de ses hypothèses sur la bactériologie et la hardiesse de ses expériences dans les maladies de la peau, n'était autre qu'Arsène Lupin. Arsène Lupin, également, le professeur de lutte japonaise qui s'établit à Paris bien avant qu'on n'y parlât du jiu-jitsu. Arsène Lupin, croyons-nous, le coureur cycliste qui gagna le Grand Prix de l'Exposition, toucha ses 10 000 francs et ne reparut plus. Arsène Lupin peut-être aussi celui qui sauva tant de gens par la petite lucarne du Bazar de la Charité... et les dévalisa.
Et, après une pause, le président conclut:
—Telle est cette époque, qui semble n'avoir été qu'une préparation minutieuse à la lutte que vous avez entreprise contre la société, un apprentissage méthodique où vous portiez au plus haut point votre force, votre énergie et votre adresse. Reconnaissez-vous l'exactitude de ces faits?
Pendant ce discours, l'accusé s'était balancé d'une jambe sur l'autre, le dos rond, les bras inertes. Sous la lumière plus vive, on remarqua son extrême maigreur, ses joues creuses, ses pommettes étrangement saillantes, son visage couleur de terre, marbré de petites plaques rouges, et encadré d'une barbe inégale et rare. La prison l'avait considérablement vieilli et flétri. On ne reconnaissait plus la silhouette élégante et le jeune visage dont les journaux avaient publié si souvent le portrait sympathique.
On eût dit qu'il n'avait pas entendu la question qu'on lui posait. Deux fois elle lui fut répétée. Alors il leva les yeux, parut réfléchir, puis, faisant un effort violent, murmura:
—Baudru, Désiré.
Le président se mit à rire.
—Je ne me rends pas un compte exact du système de défense que vous avez adopté, Arsène Lupin. Si c'est de jouer les imbéciles et les irresponsables, libre à vous. Quant à moi, j'irai droit au but sans me soucier de vos fantaisies.
Et il entra dans le détail des vols, escroqueries et faux reprochés à Lupin. Parfois il interrogeait l'accusé. Celui-ci poussait un grognement ou ne répondait pas.
Le défilé des témoins commença. Il y eut plusieurs dépositions insignifiantes, d'autres plus sérieuses, qui toutes avaient ce caractère commun de se contredire les unes les autres. Une obscurité troublante enveloppait les débats, mais l'inspecteur principal Ganimard fut introduit, et l'intérêt se réveilla.
Dès le début, toutefois, le vieux policier causa une certaine déception. Il avait l'air, non pas intimidé—il en avait vu bien d'autres—mais inquiet, mal à l'aise. Plusieurs fois, il tourna les yeux vers l'accusé avec une gêne visible. Cependant, les deux mains appuyées à la barre, il racontait les incidents auxquels il avait été mêlé, sa poursuite à travers l'Europe, son arrivée en Amérique. Et on l'écoutait avec avidité, comme on écouterait le récit des plus passionnantes aventures. Mais, vers la fin, ayant fait allusion à ses entretiens avec Arsène Lupin, à deux reprises il s'arrêta, distrait, indécis.
Il était clair qu'une autre pensée l'obsédait. Le président lui dit:
—Si vous êtes souffrant, il vaudrait mieux interrompre votre témoignage.
—Non, non, seulement...
Il se tut, regarda l'accusé longuement, profondément, puis il dit:
—Je demande l'autorisation d'examiner l'accusé de plus près. Il y a là un mystère qu'il faut que j'éclaircisse.
Il s'approcha, le considéra plus longuement encore, de toute son attention concentrée, puis il retourna à la barre. Et là, d'un ton un peu solennel, il prononça:
—Monsieur le président, j'affirme que l'homme qui est ici, en face de moi, n'est pas Arsène Lupin.
Un grand silence accueillit ces paroles. Le président, interloqué d'abord, s'écria:
—Ah! ça, que dites-vous! vous êtes fou.
L'inspecteur affirma posément:
—À première vue, on peut se laisser prendre à une ressemblance, qui existe en effet, je l'avoue, mais il suffit d'une seconde d'attention. Le nez, la bouche, les cheveux, la couleur de la peau... enfin quoi: ce n'est pas Arsène Lupin. Et les yeux donc! a-t-il jamais eu ces yeux d'alcoolique?
—Voyons, voyons, expliquons-nous. Que prétendez-vous, témoin?
—Est-ce que je sais! Il aura mis en son lieu et place un pauvre diable que l'on allait condamner en son lieu et place... À moins que ce ne soit un complice.
Des cris, des rires, des exclamations partaient de tous côtés dans la salle qu'agitait ce coup de théâtre inattendu. Le président fit mander le juge d'instruction, le directeur de la Santé, les gardiens, et suspendit l'audience.
À la reprise, M. Bouvier et le directeur, mis en présence de l'accusé, déclarèrent qu'il n'y avait entre Arsène Lupin et cet homme qu'une très vague similitude de traits.
—Mais alors, s'écria le président, quel est cet homme? D'où vient-il? comment se trouve-t-il entre les mains de la justice?
On introduisit les deux gardiens de la Santé. Contradiction stupéfiante, ils reconnurent le détenu dont ils avaient la surveillance à tour de rôle! Le président respira.
Mais l'un des gardiens reprit:
—Oui, oui, je crois bien que c'est lui.
—Comment, vous croyez?
—Dame, je l'ai à peine vu. On me l'a livré le soir, et, depuis deux mois, il reste toujours couché contre le mur.
—Mais, avant ces deux mois?
—Ah! avant, il n'occupait pas la cellule 24.
Le directeur de la prison précisa ce point:
—Nous avons changé le détenu de cellule après sa tentative d'évasion.
—Mais vous, monsieur le directeur, vous l'avez vu depuis deux mois?
—Je n'ai pas eu l'occasion de le voir... il se tenait tranquille.
—Et cet homme-là n'est pas le détenu qui vous a été remis?
—Non.
—Alors, qui est-il?
—Je ne saurais dire.
—Nous sommes donc en présence d'une substitution qui se serait effectuée il y a deux mois. Comment l'expliquez-vous?
—C'est impossible.
—Alors?
En désespoir de cause, le président se tourna vers l'accusé et, d'une voix engageante:
—Voyons, accusé, pourriez-vous m'expliquer comment et depuis quand vous êtes entre les mains de la justice?
On eût dit que ce ton bienveillant désarmait la méfiance ou stimulait l'entendement de l'homme. Il essaya de répondre. Enfin, habilement et doucement interrogé, il réussit à rassembler quelques phrases, d'où il ressortait ceci: deux mois auparavant, il avait été amené au Dépôt. Il y avait passé une nuit et une matinée. Possesseur d'une somme de soixante-quinze centimes, il avait été relâché. Mais, comme il traversait la cour, deux gardes le prenaient par le bras et le conduisaient jusqu'à la voiture pénitentiaire. Depuis, il vivait dans la cellule 24, pas malheureux... on y mange bien... on n'y dort pas mal... Aussi n'avait-il pas protesté...
Tout cela paraissait vraisemblable. Au milieu des rires et d'une grande effervescence, le président renvoya l'affaire à une autre session pour supplément d'enquête.
* * *
L'enquête, tout de suite, établit ce fait consigné sur le registre d'écrou: huit semaines auparavant, un nommé Baudru Désiré avait couché au Dépôt. Libéré le lendemain, il quittait le Dépôt à deux heures de l'après-midi. Or, ce jour-là, à deux heures, interrogé pour la dernière fois, Arsène Lupin sortait de l'instruction et repartait en voiture pénitentiaire.
Les gardiens avaient-ils commis une erreur? Trompés par la ressemblance, avaient-ils eux-mêmes, dans une minute d'inattention, substitué cet homme à leur prisonnier? Il eût fallut vraiment qu'ils y missent une complaisance que leurs états de service ne permettaient pas de supposer.
La substitution était-elle combinée d'avance? Outre que la disposition des lieux rendait la chose presque irréalisable, il eût été nécessaire en ce cas que Baudru fût un complice, et qu'il se fût fait arrêter dans le but précis de prendre la place d'Arsène Lupin. Mais alors, par quel miracle un tel plan, uniquement fondé sur une série de chances invraisemblables, de rencontres fortuites et d'erreurs fabuleuses, avait-il pu réussir?
On fit passer Désiré Baudru au service anthropométrique: il n'y avait pas de fiches correspondant à son signalement. Du reste on retrouva aisément ses traces. À Courbevoie, à Asnières, à Levallois, il était connu. Il vivait d'aumônes et couchait dans une de ces cahutes de chiffonniers qui s'entassent près de la barrière des Ternes. Depuis un an cependant il avait disparu.
Avait-il été embauché par Arsène Lupin? Rien n'autorisait à le croire. Et quand cela eût été, on n'en eût pas su davantage sur la fuite du prisonnier. Le prodige demeurait le même. Des vingt hypothèses qui tentaient de l'expliquer, aucune n'était satisfaisante. L'évasion seule ne faisait pas de doute, et une évasion incompréhensible, impressionnante, où le public, de même que la justice, sentait l'effort d'une longue préparation, un ensemble d'actes merveilleusement enchevêtrés les uns dans les autres, et dont le dénouement justifiait l'orgueilleuse prédiction d'Arsène Lupin: «Je n'assisterai pas à mon procès.»
Au bout d'un mois de recherches minutieuses, l'énigme se présentait avec le même caractère indéchiffrable. On ne pouvait cependant pas garder indéfiniment ce pauvre diable de Baudru. Son procès eût été ridicule: quelles charges avait-on contre lui? Sa mise en liberté fut signée par le juge d'instruction. Mais le chef de la Sûreté résolut d'établir autour de lui une surveillance active.
L'idée provenait de Ganimard. À son point de vue, il n'y avait ni complicité, ni hasard. Baudru était un instrument dont Arsène Lupin avait joué avec son extraordinaire habileté. Baudru libre, par lui on remonterait jusqu'à Arsène Lupin ou du moins jusqu'à quelqu'un de sa bande.
On adjoignit à Ganimard les deux inspecteurs Folenfant et Dieuzy, et un matin de janvier, par un temps brumeux, les portes de la prison s'ouvrirent devant Baudru Désiré.