Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur

«Monsieur,

«Le drame dont le premier acte s'est passé dans la nuit du 22 au 23 juin, touche à son dénouement. La force même des choses exigeant que je mette en présence l'un de l'autre les deux principaux personnages de ce drame et que cette confrontation ait lieu chez vous, je vous serais infiniment reconnaissant de me prêter votre domicile pour la soirée d'aujourd'hui. Il serait bon que, de neuf heures à onze heures, votre domestique fût éloigné, et préférable que vous-même eussiez l'extrême obligeance de bien vouloir laisser le champ libre aux adversaires. Vous avez pu vous rendre compte, dans la nuit du 22 au 23 juin, que je poussais jusqu'au scrupule le respect de tout ce qui vous appartient. De mon côté, je croirais vous faire injure si je doutais un seul instant de votre absolue discrétion à l'égard de celui qui signe

«Votre dévoué,

«SALVATOR.»

Il y avait dans cette missive un ton d'ironie courtoise, et, dans la demande qu'elle exprimait, une si jolie fantaisie, que je me délectai. C'était d'une désinvolture charmante, et mon correspondant semblait tellement sûr de mon acquiescement! Pour rien au monde je n'eusse voulu le décevoir ou répondre à sa confiance par de l'ingratitude.

À huit heures, mon domestique, à qui j'avais offert une place de théâtre, venait de sortir quand Daspry arriva. Je lui montrai le petit bleu.

—Eh bien? me dit-il.

—Eh bien, je laisse la grille du jardin ouverte, afin que l'on puisse entrer.

—Et vous vous en allez?

—Jamais de la vie!

—Mais puisqu'on vous demande...

—On me demande la discrétion. Je serai discret. Mais je tiens furieusement à voir ce qui va se passer.

Daspry se mit à rire.

—Ma foi, vous avez raison, et je reste aussi. J'ai idée qu'on ne s'ennuiera pas.

Un coup de timbre l'interrompit.

—Eux déjà? murmura-t-il, et vingt minutes en avance! Impossible.

Du vestibule, je tirai le cordon qui ouvrait la grille. Une silhouette de femme traversa le jardin: Mme Andermatt.

Elle paraissait bouleversée, et c'est en suffoquant qu'elle balbutia:

—Mon mari... il vient... il a rendez-vous... on doit lui donner les lettres...

—Comment le savez-vous? lui dis-je.

—Un hasard. Un mot que mon mari a reçu pendant le dîner.

—Un petit bleu?

—Un message téléphonique. Le domestique me l'a remis par erreur. Mon mari l'a pris aussitôt, mais il était trop tard... j'avais lu.

—Vous aviez lu...

—Ceci à peu près: «À neuf heures, ce soir, soyez au boulevard Maillot avec les documents qui concernent l'affaire. En échange, les lettres.» Après le dîner, je suis remontée chez moi et je suis sortie.

—À l'insu de M. Andermatt?

—Oui.

Daspry me regarda.

—Qu'en pensez-vous?

—Je pense ce que vous pensez, que M. Andermatt est un des adversaires convoqués.

—Par qui? et dans quel but?

—C'est précisément ce que nous allons savoir.

Je les conduisis dans la grande salle.

Nous pouvions à la rigueur tenir tous les trois sous le manteau de la cheminée, et nous dissimuler derrière la tenture de velours. Nous nous installâmes. Mme Andermatt s'assit entre nous deux. Par les fentes du rideau la pièce entière nous apparaissait.

Neuf heures sonnèrent. Quelques minutes plus tard la grille du jardin grinça sur ses gonds.

J'avoue que je n'étais pas sans éprouver une certaine angoisse et qu'une fièvre nouvelle me surexcitait. J'étais sur le point de connaître le mot de l'énigme! L'aventure déconcertante dont les péripéties se déroulaient devant moi depuis des semaines, allait enfin prendre son véritable sens, et c'est sous mes yeux que la bataille allait se livrer.

Daspry saisit la main de Mme Andermatt et murmura:

—Surtout, pas un mouvement! Quoi que vous entendiez ou voyiez, restez impassible.

Quelqu'un entra. Et je reconnus tout de suite, à sa grande ressemblance avec Étienne Varin, son frère Alfred. Même démarche lourde, même visage terreux envahi par la barbe.

Il entra de l'air inquiet d'un homme qui a l'habitude de craindre des embûches autour de lui, qui les flaire et les évite. D'un coup d'œil il embrassa la pièce, et j'eus l'impression que cette cheminée masquée par une portière de velours lui était désagréable. Il fit trois pas de notre côté. Mais une idée, plus impérieuse sans doute, le détourna, car il obliqua vers le mur, s'arrêta devant le vieux roi de mosaïque, à la barbe fleurie, au glaive flamboyant, et l'examina longuement, montant sur une chaise, suivant du doigt le contour des épaules et de la figure, et palpant certaines parties de l'image.

Mais brusquement il sauta de sa chaise et s'éloigna du mur. Un bruit de pas retentissait. Sur le seuil apparut M. Andermatt.

Le banquier jeta un cri de surprise.

—Vous! Vous! C'est vous qui m'avez appelé?

—Moi? mais pas du tout, protesta Varin d'une voix cassée qui me rappela celle de son frère, c'est votre lettre qui m'a fait venir.

—Ma lettre!

—Une lettre signée de vous, où vous m'offrez...

—Je ne vous ai pas écrit.

—Vous ne m'avez pas écrit!

Instinctivement Varin se mit en garde, non point contre le banquier, mais contre l'ennemi inconnu qui l'avait attiré dans ce piège. Une seconde fois ses yeux se tournèrent de notre côté, et, rapidement, il se dirigea vers la porte.

M. Andermatt lui barra le passage.

—Que faites-vous donc, Varin?

—Il y a là-dessous des machines qui ne me plaisent pas. Je m'en vais. Bonsoir.

—Un instant!

—Voyons, Monsieur Andermatt, n'insistez pas, nous n'avons rien à nous dire.

—Nous avons beaucoup à nous dire et l'occasion est trop bonne...

—Laissez-moi passer.

—Non, non, non, vous ne passerez pas.

Varin recula, intimidé par l'attitude résolue du banquier, et il mâchonna:

—Alors, vite, causons, et que ce soit fini!

Une chose m'étonnait, et je ne doutais pas que mes deux compagnons n'éprouvassent la même déception. Comment se pouvait-il que Salvator ne fût pas là? N'entrait-il pas dans ses projets d'intervenir? et la seule confrontation du banquier et de Varin lui semblait-elle suffisante? J'étais singulièrement troublé. Du fait de son absence, ce duel, combiné par lui, voulu par lui, prenait l'allure tragique des événements que suscite et commande l'ordre rigoureux du destin, et la force qui heurtait l'un à l'autre ces deux hommes impressionnait d'autant plus qu'elle résidait en dehors d'eux.

Après un moment, M. Andermatt s'approcha de Varin et, bien en face, les yeux dans les yeux:

—Maintenant que des années se sont écoulées, et que vous n'avez plus rien à redouter, répondez-moi franchement, Varin. Qu'avez-vous fait de Louis Lacombe?

—En voilà une question! Comme si je pouvais savoir ce qu'il est devenu!

—Vous le savez! Vous le savez! Votre frère et vous, vous étiez attachés à ses pas, vous viviez presque chez lui, dans la maison même où nous sommes. Vous étiez au courant de tous ses travaux, de tous ses projets. Et le dernier soir, Varin, quand j'ai reconduit Louis Lacombe jusqu'à ma porte, j'ai vu deux silhouettes qui se dérobaient dans l'ombre. Cela, je suis prêt à le jurer.

—Et après, quand vous l'aurez juré?

—C'était votre frère et vous, Varin.

—Prouvez-le.

—Mais la meilleure preuve, c'est que, deux jours plus tard, vous me montriez vous-même les papiers et les plans que vous aviez recueillis dans la serviette de Lacombe, et que vous me proposiez de me les vendre. Comment ces papiers étaient-ils en votre possession?

—Je vous l'ai dit, Monsieur Andermatt, nous les avons trouvés sur la table même de Louis Lacombe le lendemain matin, après sa disparition.

—Ce n'est pas vrai.

—Prouvez-le.

—La justice aurait pu le prouver.

—Pourquoi ne vous êtes-vous pas adressé à la justice?

—Pourquoi? Ah! pourquoi...

Il se tut, le visage sombre. Et l'autre reprit:

—Voyez-vous, Monsieur Andermatt, si vous aviez eu la moindre certitude, ce n'est pas la petite menace que nous vous avons faite qui eût empêché...

—Quelle menace? Ces lettres? Est-ce que vous vous imaginez que j'aie jamais cru un instant?...

—Si vous n'avez pas cru à ces lettres, pourquoi m'avez-vous offert des mille et des cents pour les ravoir? Et pourquoi, depuis, nous avez-vous fait traquer comme des bêtes, mon frère et moi?

—Pour reprendre des plans auxquels je tenais.

—Allons donc! c'était pour les lettres. Une fois en possession des lettres, vous nous dénonciez. Plus souvent que je m'en serais dessaisi!

Il eut un éclat de rire qu'il interrompit tout d'un coup.

—Mais en voilà assez. Nous aurons beau répéter les mêmes paroles, que nous n'en serons pas plus avancés. Par conséquent nous en resterons là.

—Nous n'en resterons pas là, dit le banquier, et puisque vous avez parlé des lettres, vous ne sortirez pas d'ici avant de me les avoir rendues.

—Je sortirai.

—Non, non.

—Écoutez, Monsieur Andermatt, je vous conseille...

—Vous ne sortirez pas.

—C'est ce que nous verrons, dit Varin avec un tel accent de rage que Mme Andermatt étouffa un faible cri.

Il dut l'entendre, car il voulut passer de force. M. Andermatt le repoussa violemment. Alors je le vis qui glissait sa main dans la poche de son veston.

—Une dernière fois!

—Les lettres d'abord.

Varin tira un revolver et visant M. Andermatt:

—Oui, ou non?

Le banquier se baissa vivement.

Un coup de feu jaillit. L'arme tomba.

Je fus stupéfait. C'était près de moi que le coup de feu avait jailli! Et c'était Daspry qui, d'une balle de pistolet, avait fait sauter l'arme de la main d'Alfred Varin!

Et dressé subitement entre les deux adversaires, face à Varin, il ricanait:

—Vous avez de la veine, mon ami, une rude veine. C'est la main que je visais, et c'est le revolver que j'atteins.

Tous deux le contemplaient, immobiles et confondus. Il dit au banquier:

—Vous m'excuserez, monsieur, de me mêler de ce qui ne me regarde pas. Mais vraiment vous jouez votre partie avec trop de maladresse. Permettez-moi de tenir les cartes.

Se tournant vers l'autre:

—À nous deux, camarade. Et rondement, je t'en prie. L'atout est cœur, et je joue le sept.

Et, à trois pouces du nez, il lui colla la plaque de fer où les sept points rouges étaient marqués.

Jamais il ne m'a été donné de voir un tel bouleversement. Livide, les yeux écarquillés, les traits tordus d'angoisse, l'homme semblait hypnotisé par l'image qui s'offrait à lui.

—Qui êtes-vous? balbutia-t-il.

—Je l'ai déjà dit, un monsieur qui s'occupe de ce qui ne le regarde pas... mais qui s'en occupe à fond.

—Que voulez-vous?

—Tout ce que tu as apporté.

—Je n'ai rien apporté.

—Si, sans quoi, tu ne serais pas venu. Tu as reçu ce matin un mot te convoquant ici pour neuf heures, et t'enjoignant d'apporter tous les papiers que tu avais. Or, te voici. Où sont les papiers?

Il y avait dans la voix de Daspry, il y avait dans son attitude, une autorité qui me déconcertait, une façon d'agir toute nouvelle chez cet homme plutôt nonchalant d'ordinaire et doux. Absolument dompté, Varin désigna l'une de ses poches.

—Les papiers sont là.

—Ils y sont tous?

—Oui.

—Tous ceux que tu as trouvés dans la serviette de Louis Lacombe et que tu as vendus au major von Lieben?

—Oui.

—Est-ce la copie ou l'original?

—L'original.

—Combien en veux-tu?

—Cent mille.

Daspry s'esclaffa.

—Tu es fou. Le major ne t'en a donné que vingt mille. Vingt mille jetés à l'eau, puisque les essais ont manqué.

—On n'a pas su se servir des plans.

—Les plans sont incomplets.

—Alors, pourquoi me les demandez-vous?

—J'en ai besoin. Je t'en offre cinq mille francs. Pas un sou de plus.

—Dix mille. Pas un sou de moins.

—Accordé.

Daspry revint à M. Andermatt.

—Veuillez signer un chèque, Monsieur.

—Mais... c'est que je n'ai pas...

—Votre carnet? Le voici.

Ahuri, M. Andermatt palpa le carnet que lui tendait Daspry.

—C'est bien à moi... Comment se fait-il?

—Pas de vaines paroles, je vous en prie, cher Monsieur, vous n'avez qu'à signer.

Le banquier tira son stylographe et signa. Varin avança la main.

—Bas les pattes, fit Daspry, tout n'est pas fini.

Et s'adressant au banquier:

—Il était question aussi de lettres, que vous réclamez?

—Oui, un paquet de lettres.

—Où sont-elles, Varin?

—Je ne les ai pas.

—Où sont-elles, Varin?

—Je l'ignore. C'est mon frère qui s'en était chargé.

—Elles sont cachées ici, dans cette pièce.

—En ce cas, vous savez où elles sont.

—Comment le saurais-je?

—Dame, n'est-ce pas vous qui avez visité la cachette? Vous paraissez aussi bien renseigné... que Salvator.

—Les lettres ne sont pas dans la cachette.

—Elles y sont.

—Ouvre-la.

Varin eut un regard de défiance. Daspry et Salvator ne faisaient-ils qu'un réellement, comme tout le laissait présumer? Si oui, il ne risquait rien en montrant une cachette déjà connue. Si non c'était inutile...

—Ouvre-la, répéta Daspry.

—Je n'ai pas de sept de cœur.

—Si, celui-là, dit Daspry, en tendant la plaque de fer.

Varin recula, terrifié:

—Non... non... je ne veux pas...

—Qu'à cela ne tienne...

Daspry se dirigea vers le vieux monarque à la barbe fleurie, monta sur une chaise, et appliqua le sept de cœur au bas du glaive, contre la garde, et de façon que les bords de la plaque recouvrissent exactement les deux bords de l'épée. Puis, avec l'aide d'un poinçon, qu'il introduisit alternativement dans chacun des sept trous pratiqués à l'extrémité des sept points de cœur, il pesa sur sept des petites pierres de la mosaïque. À la septième petite pierre enfoncée, un déclenchement se produisit, et tout le buste du roi pivota, démasquant une large ouverture aménagée comme un coffre, avec des revêtements de fer et deux rayons d'acier luisant.

—Tu vois bien, Varin, le coffre est vide.

—En effet... Alors c'est que mon frère aura retiré les lettres.

Daspry revint vers l'homme et lui dit:

—Ne joue pas au plus fin avec moi. Il y a une autre cachette. Où est-elle?

—Il n'y en a pas.

—Est-ce de l'argent que tu veux? Combien?

—Dix mille.

—Monsieur Andermatt, ces lettres valent-elles dix mille francs pour vous?

—Oui, fit le banquier d'une voix forte.

Varin ferma le coffre, prit le sept de cœur, non sans une répugnance visible, et l'appliqua sur le glaive, contre la garde, et juste au même endroit. Successivement il enfonça le poinçon à l'extrémité des sept points de cœur. Il se produisit un second déclenchement, mais cette fois, chose inattendue, ce ne fut qu'une partie du coffre qui pivota démasquant un petit coffre pratiqué dans l'épaisseur même de la porte qui fermait le plus grand.

Le paquet de lettres était là, noué d'une ficelle et cacheté. Varin le remit à Daspry. Celui-ci demanda:

—Le chèque est prêt, Monsieur Andermatt?

—Oui.

—Et vous avez aussi le dernier document que vous tenez de Louis Lacombe, et qui complète les plans du sous-marin?

—Oui.

L'échange se fit. Daspry empocha le document et le chèque, et offrit le paquet à M. Andermatt.

—Voici ce que vous désiriez, Monsieur.

Le banquier hésita un moment, comme s'il avait peur de toucher à ces pages maudites qu'il avait cherchées avec tant d'âpreté. Puis, d'un geste nerveux, il s'en empara.

Auprès de moi j'entendis un gémissement. Je saisis la main de Mme Andermatt: elle était glacée.

Et Daspry dit au banquier:

—Je crois, Monsieur, que notre conversation est terminée. Oh! pas de remerciements, je vous en supplie. Le hasard seul a voulu que je pusse vous être utile.

M. Andermatt se retira. Il emportait les lettres de sa femme à Louis Lacombe.

—À merveille, s'écria Daspry d'un air enchanté, tout s'arrange pour le mieux. Nous n'avons plus qu'à boucler notre affaire, camarade. Tu as les papiers?

—Les voilà tous.

Daspry les compulsa, les examina attentivement et les enfouit dans sa poche.

—Parfait, tu as tenu parole.

—Mais...

—Mais quoi?

—Les deux chèques?... l'argent?...

—Eh bien, tu as de l'aplomb, mon bonhomme. Comment, tu oses réclamer!

—Je réclame ce qui m'est dû.

—On te doit donc quelque chose pour des papiers que tu as volés?

Mais l'homme paraissait hors de lui. Il tremblait de colère, les yeux injectés de sang.

—L'argent... les vingt mille... bégaya-t-il.

—Impossible... j'en ai l'emploi.

—L'argent!...

—Allons, sois raisonnable, et laisse donc ton poignard tranquille.

Il lui saisit le bras si brutalement que l'autre hurla de douleur, et il ajouta:

—Va-t'en, camarade, l'air te fera du bien. Veux-tu que je te reconduise? Nous nous en irons par le terrain vague, et je te montrerai un tas de cailloux sous lequel...

—Ce n'est pas vrai! Ce n'est pas vrai!

—Mais oui, c'est vrai. Cette petite plaque de fer aux sept points rouges vient de là-bas. Elle ne quittait jamais Louis Lacombe, tu te rappelles? Ton frère et toi vous l'avez enterrée avec le cadavre... et avec d'autres choses qui intéresseront énormément la justice.

Varin se couvrit le visage de ses poings rageurs. Puis il prononça:

—Soit. Je suis roulé. N'en parlons plus. Un mot cependant... un seul mot... je voudrais savoir...

—J'écoute.

—Il y avait dans ce coffre, dans le plus grand des deux, une cassette?

—Oui.

—Quand vous êtes venu ici, la nuit du 22 au 23 juin, elle y était?

—Oui.

—Elle contenait?...

—Tout ce que les frères Varin y avaient enfermé, une assez jolie collection de bijoux, diamants et perles, raccrochés de droite et de gauche par lesdits frères.

—Et vous l'avez prise?

—Dame! Mets-toi à ma place.

—Alors... c'est en constatant la disparition de la cassette que mon frère s'est tué?

—Probable. La disparition de votre correspondance avec le major von Lieben n'eût pas suffi. Mais la disparition de la cassette... Est-ce là tout ce que tu avais à me demander?

—Ceci encore: votre nom?

—Tu dis cela comme si tu avais des idées de revanche.

—Parbleu! La chance tourne. Aujourd'hui vous êtes le plus fort. Demain...

—Ce sera toi.

—J'y compte bien. Votre nom?

—Arsène Lupin.

—Arsène Lupin!

L'homme chancela, assommé comme par un coup de massue. On eût dit que ces deux mots lui enlevaient toute espérance. Daspry se mit à rire.

—Ah! ça, t'imaginais-tu qu'un M. Durand ou Dupont aurait pu monter toute cette belle affaire? Allons donc, il fallait au moins un Arsène Lupin. Et maintenant que tu es renseigné, mon petit, va préparer ta revanche. Arsène Lupin t'attend.

Et il le poussa dehors, sans un mot de plus.

* * *

—Daspry, Daspry, criai-je, lui donnant encore, et malgré moi, le nom sous lequel je l'avais connu.

J'écartai le rideau de velours.

Il accourut.

—Quoi? Qu'y a-t-il?

—Mme Andermatt est souffrante.

Il s'empressa, lui fit respirer des sels et, tout en la soignant, m'interrogeait:

—Eh bien, que s'est-il donc passé?

—Les lettres, lui dis-je... les lettres de Louis Lacombe que vous avez données à son mari!

Il se frappa le front.

—Elle a cru que j'avais fait cela!... Mais oui, après tout, elle pouvait le croire. Imbécile que je suis!

Mme Andermatt, ranimée, l'écoutait avidement. Il sortit de son portefeuille un petit paquet en tous points semblable à celui qu'avait emporté M. Andermatt.

—Voici vos lettres, madame, les vraies.

—Mais... les autres?

—Les autres sont les mêmes que celles-ci, mais recopiées par moi, cette nuit, et soigneusement arrangées. Votre mari sera d'autant plus heureux de les lire qu'il ne se doutera pas de la substitution, puisque tout a paru se passer sous ses yeux...

—L'écriture...

—Il n'y a pas d'écriture qu'on ne puisse imiter.

Elle le remercia, avec les mêmes paroles de gratitude qu'elle eût adressées à un homme de son monde, et je vis bien qu'elle n'avait pas dû entendre les dernières phrases échangées entre Varin et Arsène Lupin.

Moi, je le regardais non sans embarras, ne sachant trop que dire à cet ancien ami qui se révélait à moi sous un jour si imprévu. Lupin! c'était Lupin! mon camarade de cercle n'était autre que Lupin! Je n'en revenais pas. Mais, lui très à l'aise:

—Vous pouvez faire vos adieux à Jean Daspry.

—Ah!

—Oui, Jean Daspry part en voyage. Je l'envoie au Maroc. Il est fort possible qu'il y trouve une fin digne de lui. J'avoue même que c'est son intention.

—Mais Arsène Lupin nous reste?

—Oh! plus que jamais. Arsène Lupin n'est encore qu'au début de sa carrière, et il compte bien...

Un mouvement de curiosité irrésistible me jeta sur lui, et l'entraînant à quelque distance de Mme Andermatt:

—Vous avez donc fini par découvrir la seconde cachette, celle où se trouvait le paquet de lettres?

—J'ai eu assez de mal! C'est hier seulement, l'après-midi, pendant que vous étiez couché. Et pourtant, Dieu sait combien c'était facile! Mais les choses les plus simples sont celles auxquelles on pense en dernier.

Et me montrant le sept de cœur:

—J'avais bien deviné que, pour ouvrir le grand coffre, il fallait appuyer cette carte contre le glaive du bonhomme en mosaïque...

—Comment aviez-vous deviné cela?

—Aisément. Par mes informations particulières, je savais en venant ici, le 22 juin au soir...

—Après m'avoir quitté...

—Oui, et après vous avoir mis par des conversations choisies dans un état d'esprit tel, qu'un nerveux et un impressionnable comme vous devait fatalement me laisser agir à ma guise, sans sortir de son lit.

—Le raisonnement était juste.

—Je savais donc, en venant ici, qu'il y avait une cassette cachée dans un coffre à serrure secrète, et que le sept de cœur était la clef, le mot de cette serrure. Il ne s'agissait plus que de plaquer ce sept de cœur à un endroit qui lui fût visiblement réservé. Une heure d'examen m'a suffi.

—Une heure!

—Observez le bonhomme en mosaïque.

—Le vieil empereur?

—Ce vieil empereur est la représentation exacte du roi de cœur de tous les jeux de cartes, Charlemagne.

—En effet... Mais pourquoi le sept de cœur ouvre-t-il tantôt le grand coffre et tantôt le petit? Et pourquoi n'avez-vous ouvert d'abord que le grand coffre?

—Pourquoi? mais parce que je m'obstinais toujours à placer mon sept de cœur dans le même sens. Hier seulement je me suis aperçu qu'en le retournant, c'est-à-dire en mettant le septième point, celui du milieu, en l'air au lieu de le mettre en bas, la disposition des sept points changeait.

—Parbleu!

—Évidemment, parbleu, mais encore fallait-il y penser.

—Autre chose: vous ignoriez l'histoire des lettres avant que Mme Andermatt...

—En parlât devant moi? Oui. Je n'avais découvert dans le coffre, outre la cassette, que la correspondance des deux frères, correspondance qui m'a mis sur la voie de leur trahison.

—Somme toute, c'est par hasard que vous avez été amené, d'abord à reconstituer l'histoire des deux frères, puis à rechercher les plans et les documents du sous-marin?

—Par hasard.

—Mais dans quel but avez-vous recherché?...

Daspry m'interrompit en riant:

—Mon Dieu! comme cette affaire vous intéresse!

—Elle me passionne.

—Eh bien, tout à l'heure, quand j'aurai reconduit Mme Andermatt et fait porter à l'Écho de France le mot que je vais écrire, je reviendrai et nous entrerons dans le détail.

Il s'assit et écrivit une de ces petites notes lapidaires où se divertit la fantaisie du personnage. Qui ne se rappelle le bruit que fit celle-ci dans le monde entier?

«Arsène Lupin a résolu le problème que Salvator a posé dernièrement. Maître de tous les documents et plans originaux de l'ingénieur Louis Lacombe, il les a fait parvenir entre les mains du ministre de la marine. À cette occasion il ouvre une souscription dans le but d'offrir à l'État le premier sous-marin construit d'après ces plans. Et il s'inscrit lui-même en tête de cette souscription pour la somme de vingt mille francs.»

—Les vingt mille francs des chèques de M. Andermatt? lui dis-je, quand il m'eut donné le papier à lire.

—Précisément. Il était équitable que Varin rachetât en partie sa trahison.

* * *

Et voilà comment j'ai connu Arsène Lupin. Voilà comment j'ai su que Jean Daspry, camarade de cercle, relation mondaine, n'était autre qu'Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur. Voilà comment j'ai noué des liens d'amitié fort agréables avec notre grand homme, et comment, peu à peu, grâce à la confiance dont il veut bien m'honorer, je suis devenu son très humble, très fidèle et très reconnaissant historiographe.

LE COFFRE-FORT DE MADAME IMBERT

À trois heures du matin, il y avait encore une demi-douzaine de voitures devant un des petits hôtels de peintre qui composent l'unique côté du boulevard Berthier. La porte de cet hôtel s'ouvrit. Un groupe d'invités, hommes et dames, sortirent. Quatre voitures filèrent de droite et de gauche et il ne resta sur l'avenue que deux messieurs qui se quittèrent au coin de la rue de Courcelles où demeurait l'un d'eux. L'autre résolut de rentrer à pied jusqu'à la Porte-Maillot.

Il traversa donc l'avenue de Villiers et continua son chemin sur le trottoir opposé aux fortifications. Par cette belle nuit d'hiver, pure et froide, il y avait plaisir à marcher. On respirait bien. Le bruit des pas résonnait allègrement.

Mais au bout de quelques minutes il eut l'impression désagréable qu'on le suivait. De fait, s'étant retourné, il aperçut l'ombre d'un homme qui se glissait entre les arbres. Il n'était point peureux; cependant il hâta le pas afin d'arriver le plus vite possible à l'octroi des Ternes. Mais l'homme se mit à courir. Assez inquiet, il jugea plus prudent de lui faire face et de tirer son revolver de sa poche.

Il n'en eut pas le temps. L'homme l'assaillait violemment, et tout de suite une lutte s'engagea sur le boulevard désert, lutte à bras-le-corps où il sentit aussitôt qu'il avait le désavantage. Il appela au secours, se débattit, et fut renversé contre un tas de cailloux, serré à la gorge, bâillonné d'un mouchoir que son adversaire lui enfonçait dans la bouche. Ses yeux se fermèrent, ses oreilles bourdonnèrent, et il allait perdre connaissance, lorsque, soudain, l'étreinte se desserra, et l'homme qui l'étouffait de son poids se releva pour se défendre à son tour contre une attaque imprévue.

Un coup de canne sur le poignet, un coup de botte sur la cheville... l'homme poussa deux grognements de douleur, et s'enfuit en boitant et en jurant.

Sans daigner le poursuivre, le nouvel arrivant se pencha et dit:

—Êtes-vous blessé, Monsieur?

Il n'était pas blessé, mais fort étourdi et incapable de se tenir debout. Par bonheur, un des employés de l'octroi, attiré par les cris, accourut. Une voiture fut requise. Le monsieur y prit place accompagné de son sauveur, et on le conduisit à son hôtel de l'avenue de la Grande-Armée.

Devant la porte, tout à fait remis, il se confondit en remerciements.

—Je vous dois la vie, Monsieur, veuillez croire que je ne l'oublierai point. Je ne veux pas effrayer ma femme en ce moment, mais je tiens à ce qu'elle vous exprime elle-même, dès aujourd'hui, toute ma reconnaissance.

Il le pria de venir déjeuner et lui dit son nom: Ludovic Imbert, ajoutant:

—Puis-je savoir à qui j'ai l'honneur...

—Mais certainement, fit l'autre.

Et il se présenta:

—Arsène Lupin.

* * *

Arsène Lupin n'avait pas alors cette célébrité que lui ont value l'affaire Cahorn, son évasion de la Santé, et tant d'autres exploits retentissants. Il ne s'appelait même pas Arsène Lupin. Ce nom auquel l'avenir réservait un tel lustre fut spécialement imaginé pour désigner le sauveur de M. Imbert, et l'on peut dire que c'est dans cette affaire qu'il reçut le baptême du feu. Prêt au combat il est vrai, armé de toutes pièces, mais sans ressources, sans l'autorité que donne le succès, Arsène Lupin n'était qu'apprenti dans une profession où il devait bientôt passer maître.

Aussi quel frisson de joie à son réveil, quand il se rappela l'invitation de la nuit! Enfin il touchait au but! Enfin il entreprenait une œuvre digne de ses forces et de son talent! Les millions des Imbert, quelle proie magnifique pour un appétit comme le sien!

Il fit une toilette spéciale, redingote râpée, pantalon élimé, chapeau de soie un peu rougeâtre, manchettes et faux-cols effiloqués, le tout fort propre, mais sentant la misère. Comme cravate, un ruban noir épinglé d'un diamant de noix à surprise. Et, ainsi accoutré, il descendit l'escalier du logement qu'il occupait à Montmartre. Au troisième étage, sans s'arrêter, il frappa du pommeau de sa canne sur le battant d'une porte close. Dehors il gagna les boulevards extérieurs. Un tramway passait. Il y prit place, et quelqu'un qui marchait derrière lui, le locataire du troisième étage, s'assit à son côté.

Au bout d'un instant, cet homme lui dit:

—Eh bien, patron?

—Eh bien, c'est fait.

—Comment?

—J'y déjeune.

—Vous y déjeunez!

—Tu ne voudrais pas, j'espère, que j'eusse exposé gratuitement des jours aussi précieux que les miens? J'ai arraché M. Ludovic Imbert à la mort certaine que tu lui réservais. M. Ludovic Imbert est une nature reconnaissante. Il m'invite à déjeuner.

Un silence, et l'autre hasarda:

—Alors, vous n'y renoncez pas?

—Mon petit, fit Arsène, si j'ai machiné la petite agression de cette nuit, si je me suis donné la peine, à trois heures du matin, le long des fortifications, de t'allonger un coup de canne sur le poignet et un coup de pied sur le tibia, risquant ainsi d'endommager mon unique ami, ce n'est pas pour renoncer maintenant au bénéfice d'un sauvetage si bien organisé.

—Mais les mauvais bruits qui courent sur la fortune...

—Laisse-les courir. Il y a six mois que je poursuis l'affaire, six mois que je me renseigne, que j'étudie, que je tends mes filets, que j'interroge les domestiques, les prêteurs et les hommes de paille, six mois que je vis dans l'ombre du mari et de la femme. Par conséquent je sais à quoi m'en tenir. Que la fortune provienne du vieux Brawford, comme ils le prétendent, ou d'une autre source, j'affirme qu'elle existe. Et puisqu'elle existe, elle est à moi.

—Bigre, cent millions!

—Mettons-en dix, ou même cinq, n'importe! il y a de gros paquets de titres dans le coffre-fort. C'est bien le diable si, un jour ou l'autre, je ne mets pas la main sur la clef.

Le tramway s'arrêta place de l'Étoile. L'homme murmura:

—Ainsi, pour le moment?

—Pour le moment, rien à faire. Je t'avertirai. Nous avons le temps.

Cinq minutes après, Arsène Lupin montait le somptueux escalier de l'hôtel Imbert, et Ludovic le présentait à sa femme. Gervaise était une bonne petite dame, toute ronde, très bavarde. Elle fit à Lupin le meilleur accueil.

—J'ai voulu que nous soyons seuls à fêter notre sauveur, dit-elle.

Et dès l'abord on traita «notre sauveur» comme un ami d'ancienne date. Au dessert l'intimité était complète, et les confidences allèrent bon train. Arsène raconta sa vie, la vie de son père, intègre magistrat, les tristesses de son enfance, les difficultés du présent. Gervaise, à son tour, dit sa jeunesse, son mariage, les bontés du vieux Brawford, les cent millions dont elle avait hérité, les obstacles qui retardaient l'entrée en jouissance, les emprunts qu'elle avait dû contracter à des taux exorbitants, ses interminables démêlés avec les neveux de Brawford, et les oppositions! et les séquestres! tout enfin!

—Pensez donc, Monsieur Lupin, les titres sont là, à côté, dans le bureau de mon mari, et si nous en détachons un seul coupon, nous perdons tout! Ils sont là, dans notre coffre-fort, et nous ne pouvons pas y toucher!

Un léger frémissement secoua Monsieur Lupin à l'idée de ce voisinage. Et il eut la sensation très nette que Monsieur Lupin n'aurait jamais assez d'élévation d'âme pour éprouver les mêmes scrupules que la bonne dame.

—Ah! ils sont là, murmura-t-il, la gorge sèche.

—Ils sont là.

Des relations commencées sous de tels auspices ne pouvaient que former des nœuds plus étroits. Délicatement interrogé, Arsène Lupin avoua sa misère, sa détresse. Sur-le-champ, le malheureux garçon fut nommé secrétaire particulier des deux époux, aux appointements de cent cinquante francs par mois. Il continuerait à habiter chez lui, mais il viendrait chaque jour prendre les ordres de travail et, pour plus de commodité, on mettait à sa disposition, comme cabinet de travail, une des chambres du deuxième étage.

Il choisit. Par quel excellent hasard se trouva-t-elle au-dessus du bureau de Ludovic?

* * *

Arsène ne tarda pas à s'apercevoir que son poste de secrétaire ressemblait furieusement à une sinécure. En deux mois, il n'eut que quatre lettres insignifiantes à recopier et ne fut appelé qu'une fois dans le bureau de son patron, ce qui ne lui permit qu'une fois de contempler officiellement le coffre-fort. En outre, il nota que le titulaire de cette sinécure ne devait pas être jugé digne de figurer auprès du député Anquety, ou du bâtonnier Grouvel, car on omit de le convier aux fameuses réceptions mondaines.

Il ne s'en plaignit point, préférant de beaucoup garder sa modeste petite place à l'ombre, et se tint à l'écart, heureux et libre. D'ailleurs il ne perdait pas son temps. Il rendit tout d'abord un certain nombre de visites clandestines au bureau de Ludovic, et présenta ses devoirs au coffre-fort, lequel n'en resta pas moins hermétiquement fermé. C'était un énorme bloc de fonte et d'acier, à l'aspect rébarbatif, et contre quoi ne pouvaient prévaloir ni les limes, ni les vrilles, ni les pinces monseigneur.

Arsène Lupin n'était pas entêté.

—Où la force échoue, la ruse réussit, se dit-il. L'essentiel est d'avoir un œil et une oreille dans la place.

Il prit donc les mesures nécessaires, et après de minutieux et pénibles sondages à travers le parquet de sa chambre, il introduisit un tuyau de plomb qui aboutissait au plafond du bureau entre deux moulures de la corniche. Par ce tuyau, tube acoustique et lunette d'approche, il espérait voir et entendre.

Dès lors il vécut à plat ventre sur son parquet. Et de fait il vit souvent les Imbert en conférence devant le coffre, compulsant des registres et maniant des dossiers. Quand ils tournaient successivement les quatre boutons qui commandaient la serrure, il tâchait, pour savoir le chiffre, de saisir le nombre des crans qui passaient. Il surveillait leurs gestes, il épiait leurs paroles. Que faisaient-ils de la clef? La cachaient-ils?

Un jour, il descendit en hâte, les ayant vus qui sortaient de la pièce sans refermer le coffre. Et il entra résolument. Ils étaient revenus.

—Oh! excusez-moi, dit-il, je me suis trompé de porte.

Mais Gervaise se précipita, et l'attirant:

—Entrez donc, Monsieur Lupin, entrez donc, n'êtes-vous pas chez vous ici? Vous allez nous donner un conseil. Quels titres devons-nous vendre? De l'Extérieure ou de la Rente?

—Mais, l'opposition? objecta Lupin, très étonné.

—Oh! elle ne frappe pas tous les titres.

Elle écarta le battant. Sur les rayons s'entassaient des portefeuilles ceinturés de sangles. Elle en saisit un. Mais son mari protesta.

—Non, non, Gervaise, ce serait de la folie de vendre de l'Extérieure. Elle va monter... Tandis que la Rente est au plus haut. Qu'en pensez-vous, mon cher ami?

Le cher ami n'avait aucune opinion, cependant il conseilla le sacrifice de la Rente. Alors elle prit une autre liasse, et, dans cette liasse, au hasard, un papier. C'était un titre 3% de 1.374 francs. Ludovic le mit dans sa poche. L'après-midi, accompagné de son secrétaire, il fit vendre ce titre par un agent de change et toucha quarante-six mille francs.

Quoi qu'en eût dit Gervaise, Arsène Lupin ne se sentait pas chez lui. Bien au contraire, sa situation dans l'hôtel Imbert le remplissait de surprise. À diverses occasions, il put constater que les domestiques ignoraient son nom. Ils l'appelaient monsieur. Ludovic le désignait toujours ainsi: «Vous préviendrez monsieur... Est-ce que monsieur est arrivé?» Pourquoi cette appellation énigmatique?

D'ailleurs, après l'enthousiasme du début, les Imbert lui parlaient à peine, et, tout en le traitant avec les égards dûs à un bienfaiteur, ne s'occupaient jamais de lui! On avait l'air de le considérer comme un original qui n'aime pas qu'on l'importune, et on respectait son isolement, comme si cet isolement était une règle édictée par lui, un caprice de sa part. Une fois qu'il passait dans le vestibule, il entendit Gervaise qui disait à deux messieurs:

—C'est un tel sauvage!

Soit, pensa-t-il, nous sommes un sauvage. Et renonçant à s'expliquer les bizarreries de ces gens, il poursuivait l'exécution de son plan. Il avait acquis la certitude qu'il ne fallait point compter sur le hasard ni sur une étourderie de Gervaise que la clef du coffre ne quittait pas, et qui, au surplus, n'eût jamais emporté cette clef sans avoir préalablement brouillé les lettres de la serrure. Ainsi donc il devait agir.

Un événement précipita les choses, la violente campagne menée contre les Imbert par certains journaux. On les accusait d'escroquerie. Arsène Lupin assista aux péripéties du drame, aux agitations du ménage, et il comprit qu'en tardant davantage, il allait tout perdre.

Cinq jours de suite, au lieu de partir vers six heures comme il en avait l'habitude, il s'enferma dans sa chambre. On le supposait sorti. Lui, s'étendait sur le parquet et surveillait le bureau de Ludovic.

Les cinq soirs, la circonstance favorable qu'il attendait ne s'étant pas produite, il s'en alla au milieu de la nuit, par la petite porte qui desservait la cour. Il en possédait une clef.

Mais le sixième jour il apprit que les Imbert, en réponse aux insinuations malveillantes de leurs ennemis, avaient proposé qu'on ouvrît le coffre et qu'on en fît l'inventaire.

—C'est pour ce soir, pensa Lupin.

Et en effet, après le dîner, Ludovic s'installa dans son bureau. Gervaise le rejoignit. Ils se mirent à feuilleter les registres du coffre.

Une heure s'écoula, puis une autre heure. Il entendit les domestiques qui se couchaient. Maintenant il n'y avait plus personne au premier étage. Minuit. Les Imbert continuaient leur besogne.

—Allons-y, murmura Lupin.

Il ouvrit sa fenêtre. Elle donnait sur la cour, et l'espace, par la nuit sans lune et sans étoile, était obscur. Il tira de son armoire une corde à nœuds qu'il assujettit à la rampe du balcon, enjamba et se laissa glisser doucement, en s'aidant d'une gouttière, jusqu'à la fenêtre située au-dessous de la sienne. C'était celle du bureau, et le voile épais des rideaux molletonnés masquait la pièce. Debout sur le balcon, il resta un moment immobile, l'oreille tendue et l'œil aux aguets.

Tranquillisé par le silence, il poussa légèrement les deux croisées. Si personne n'avait eu soin de les vérifier, elles devaient céder à l'effort, car lui, au cours de l'après-midi, en avait tourné l'espagnolette de façon qu'elle n'entrât plus dans les gâches.

Les croisées cédèrent. Alors, avec des précautions infinies, il les entrebâilla davantage. Dès qu'il put glisser la tête, il s'arrêta. Un peu de lumière filtrait entre les deux rideaux mal joints: il aperçut Gervaise et Ludovic assis à côté du coffre.

Ils n'échangeaient que de rares paroles et à voix basse, absorbés par leur travail. Arsène calcula la distance qui le séparait d'eux, établit les mouvements exacts qu'il lui faudrait faire pour les réduire l'un après l'autre à l'impuissance, avant qu'ils n'eussent le temps d'appeler au secours, et il allait se précipiter, lorsque Gervaise dit:

—Comme la pièce s'est refroidie depuis un instant! Je vais me mettre au lit. Et toi?

—Je voudrais finir.

—Finir! Mais tu en as pour la nuit.

—Mais non, une heure au plus.

Elle se retira. Vingt minutes, trente minutes passèrent. Arsène poussa la fenêtre un peu plus. Les rideaux frémirent. Il poussa encore. Ludovic se retourna, et, voyant les rideaux gonflés par le vent, se leva pour fermer la fenêtre...

Il n'y eut pas un cri, pas même une apparence de lutte. En quelques gestes précis, et sans lui faire le moindre mal, Arsène l'étourdit, lui enveloppa la tête avec le rideau, le ficela, et de telle manière que Ludovic ne distingua même pas le visage de son agresseur.

Puis, rapidement, il se dirigea vers le coffre, saisit deux portefeuilles qu'il mit sous son bras, sortit du bureau, descendit l'escalier, traversa la cour, et ouvrit la porte de service. Une voiture stationnait dans la rue.

—Prends cela d'abord, dit-il au cocher, et suis-moi.

Il retourna jusqu'au bureau. En deux voyages ils vidèrent le coffre. Puis Arsène monta dans sa chambre, enleva la corde, effaça toute trace de son passage. C'était fini.

Quelques heures après, Arsène Lupin, aidé de son compagnon, opéra le dépouillement des portefeuilles. Il n'éprouva aucune déception, l'ayant prévu, à constater que la fortune des Imbert n'avait pas l'importance qu'on lui attribuait. Les millions ne se comptaient pas par centaines, ni même par dizaines. Mais enfin le total formait encore un chiffre très respectable, et c'étaient d'excellentes valeurs, obligations de chemins de fer, Villes de Paris, fonds d'État, Suez, mines du Nord, etc.

Il se déclara satisfait.

—Certes, dit-il, il y aura un rude déchet quand le temps sera venu de négocier. On se heurtera à des oppositions, et il faudra plus d'une fois liquider à vil prix. N'importe, avec cette première mise de fonds, je me charge de vivre comme je l'entends... et de réaliser quelques rêves qui me tiennent au cœur.

—Et le reste?

—Tu peux le brûler, mon petit. Ces tas de papiers faisaient bonne figure dans le coffre-fort. Pour nous, c'est inutile. Quant aux titres, nous allons les enfermer bien tranquillement dans le placard, et nous attendrons le moment propice.

Le lendemain Arsène pensa qu'aucune raison ne l'empêchait de retourner à l'hôtel Imbert. Mais la lecture des journaux lui révéla cette nouvelle imprévue: Ludovic et Gervaise avaient disparu.

L'ouverture du coffre eut lieu en grande solennité. Les magistrats y trouvèrent ce qu'Arsène Lupin avait laissé... peu de chose.

* * *

Tels sont les faits, et telle est l'explication que donne à certains d'entre eux l'intervention d'Arsène Lupin. J'en tiens le récit de lui-même, un jour qu'il était en veine de confidence.

Ce jour-là, il se promenait de long en large dans mon cabinet de travail, et ses yeux avaient une petite fièvre que je ne leur connaissais pas.

—Somme toute, lui dis-je, c'est votre plus beau coup?

Sans me répondre directement, il reprit:

—Il y a dans cette affaire des secrets impénétrables. Ainsi, même après l'explication que je vous ai donnée, que d'obscurités encore! Pourquoi cette fuite? Pourquoi n'ont-ils pas profité du secours que je leur apportais involontairement? Il était si simple de dire: «Les cent millions se trouvaient dans le coffre. Ils n'y sont plus parce qu'on les a volés»!

—Ils ont perdu la tête.

—Oui, voilà, ils ont perdu la tête... D'autre part, il est vrai...

—Il est vrai?...

—Non, rien.

Que signifiait cette réticence? Il n'avait pas tout dit, c'était visible, et ce qu'il n'avait pas dit, il répugnait à le dire. J'étais intrigué. Il fallait que la chose fût grave pour provoquer de l'hésitation chez un tel homme.

Je lui posai des questions au hasard.

—Vous ne les avez pas revus?

—Non.

—Et il ne vous est pas advenu d'éprouver, à l'égard de ces deux malheureux, quelque pitié?

—Moi! proféra-t-il en sursautant.

Sa révolte m'étonna. Avais-je touché juste? J'insistai:

—Évidemment. Sans vous, ils auraient peut-être pu faire face au danger... ou du moins partir les poches remplies.

—Des remords, c'est bien cela que vous m'attribuez, n'est-ce pas?

—Dame!

Il frappa violemment sur ma table.

—Ainsi, selon vous, je devrais avoir des remords?

—Appelez cela des remords ou des regrets, bref un sentiment quelconque...

—Un sentiment quelconque pour des gens...

—Pour des gens à qui vous avez dérobé une fortune.

—Quelle fortune?

—Enfin... ces deux ou trois liasses de titres...

—Ces deux ou trois liasses de titres! Je leur ai dérobé des paquets de titres, n'est-ce pas? une partie de leur héritage? voilà ma faute? voilà mon crime?

«Mais, sacrebleu, mon cher, vous n'avez donc pas deviné qu'ils étaient faux, ces titres?... vous entendez?

ILS ÉTAIENT FAUX!

Je le regardai, abasourdi.

—Faux, les quatre ou cinq millions.

—Faux, s'écria-t-il rageusement, archi-faux! les obligations, les Villes de Paris, les fonds d'État, du papier, rien que du papier! Pas un sou, je n'ai pas tiré un sou de tout le bloc! Et vous me demandez d'avoir des remords? Mais c'est eux qui devraient en avoir! Ils m'ont roulé comme un vulgaire gogo! Ils m'ont plumé comme la dernière de leurs dupes, et la plus stupide!

Une réelle colère l'agitait, faite de rancune et d'amour-propre blessé.

—Mais, d'un bout à l'autre, j'ai eu le dessous! dès la première heure! Savez-vous le rôle que j'ai joué dans cette affaire, ou plutôt le rôle qu'ils m'ont fait jouer? Celui d'André Brawford! Oui, mon cher, et je n'y ai vu que du feu!

«C'est après, par les journaux, et en rapprochant certains détails, que je m'en suis aperçu. Tandis que je posais au bienfaiteur, au monsieur qui a risqué sa vie pour vous tirer de la griffe des apaches, eux, ils me faisaient passer pour un des Brawford!

«N'est-ce pas admirable? Cet original qui avait sa chambre au deuxième étage, ce sauvage que l'on montrait de loin, c'était Brawford, et Brawford, c'était moi! Et grâce à moi, grâce à la confiance que j'inspirais sous le nom de Brawford, les banquiers prêtaient, et les notaires engageaient leurs clients à prêter! Hein, quelle école pour un débutant! Ah! je vous jure que la leçon m'a servi!

Il s'arrêta brusquement, me saisit le bras, et il me dit d'un ton exaspéré où il était facile cependant de sentir des nuances d'ironie et d'admiration, il me dit cette phrase ineffable:

—Mon cher, à l'heure actuelle, Gervaise Imbert me doit quinze cents francs!

Pour le coup, je ne pus m'empêcher de rire. C'était vraiment d'une bouffonnerie supérieure. Et lui-même eut un accès de franche gaîté.

—Oui, mon cher, quinze cents francs! Non seulement je n'ai pas palpé le premier sou de mes appointements, mais encore elle m'a emprunté quinze cents francs! Toutes mes économies de jeune homme! Et savez-vous pourquoi? Je vous le donne en mille... Pour ses pauvres! Comme je vous le dis! pour de prétendus malheureux qu'elle soulageait à l'insu de Ludovic!

«Et j'ai coupé là-dedans! Est-ce assez drôle, hein? Arsène Lupin refait de quinze cents francs, et refait par la bonne dame à laquelle il volait quatre millions de titres faux! Et que de combinaisons, d'efforts et de ruses géniales il m'a fallu pour arriver à ce beau résultat!

«C'est la seule fois que j'aie été roulé dans ma vie. Mais fichtre, je l'ai bien été cette fois-là, et proprement, dans les grands prix!...

LA PERLE NOIRE

Un violent coup de sonnette réveilla la concierge du numéro 9 de l'avenue Hoche. Elle tira le cordon en grognant:

—Je croyais tout le monde rentré. Il est au moins trois heures!

Son mari bougonna:

—C'est peut-être pour le docteur.

En effet, une voix demanda:

—Le docteur Harel... quel étage?

—Troisième à gauche. Mais le docteur ne se dérange pas la nuit.

—Il faudra bien qu'il se dérange.

Le monsieur pénétra dans le vestibule, monta un étage, deux étages, et, sans même s'arrêter sur le palier du docteur Harel, continua jusqu'au cinquième. Là, il essaya deux clefs. L'une fit fonctionner la serrure, l'autre le verrou de sûreté.

—À merveille, murmura-t-il, la besogne est considérablement simplifiée. Mais avant d'agir, il faut assurer notre retraite. Voyons... ai-je eu logiquement le temps de sonner chez le docteur, et d'être congédié par lui? Pas encore... un peu de patience...

Au bout d'une dizaine de minutes, il redescendit et heurta le carreau de la loge en maugréant contre le docteur. On lui ouvrit, et il claqua la porte derrière lui. Or, cette porte ne se ferma point, l'homme ayant vivement appliqué un morceau de fer sur la gâche afin que le pène ne pût s'y introduire.

Il rentra donc, sans bruit, à l'insu des concierges. En cas d'alarme, sa retraite était assurée.

Paisiblement il remonta les cinq étages. Dans l'antichambre, à la lueur d'une lanterne électrique, il déposa son pardessus et son chapeau sur une des chaises, s'assit sur une autre, et enveloppa ses bottines d'épais chaussons de feutre.

—Ouf! ça y est... Et combien facilement! Je me demande un peu pourquoi tout le monde ne choisit pas le confortable métier de cambrioleur? Avec un peu d'adresse et de réflexion, il n'en est pas de plus charmant. Un métier de tout repos... un métier de père de famille... Trop commode même... cela devient fastidieux.

Il déplia un plan détaillé de l'appartement.

—Commençons par nous orienter. Ici, j'aperçois le rectangle du vestibule où je suis. Du côté de la rue, le salon, le boudoir et la salle à manger. Inutile de perdre son temps par là, il paraît que la comtesse a un goût déplorable... pas un bibelot de valeur!... Donc, droit au but... Ah! voici le tracé d'un couloir, du couloir qui mène aux chambres. À trois mètres, je dois rencontrer la porte du placard aux robes qui communique avec la chambre de la comtesse.

Il replia son plan, éteignit sa lanterne, et s'engagea dans le couloir en comptant:

—Un mètre... Deux mètres... trois mètres... Voici la porte... Comme tout s'arrange, mon Dieu! Un simple verrou, un petit verrou, me sépare de la chambre, et, qui plus est, je sais que ce verrou se trouve à un mètre quarante-trois du plancher... De sorte que, grâce à une légère incision que je vais pratiquer autour, nous en serons débarrassé...

Il sortit de sa poche les instruments nécessaires, mais une idée l'arrêta.

—Et si, par hasard, ce verrou n'était pas poussé. Essayons toujours... Pour ce qu'il en coûte!

Il tourna le bouton de la serrure. La porte s'ouvrit.

—Mon brave Lupin, décidément la chance te favorise. Que te faut-il maintenant? Tu connais la topographie des lieux où tu vas opérer; tu connais l'endroit où la comtesse cache la perle noire... Par conséquent, pour que la perle noire t'appartienne, il s'agit tout bêtement d'être plus silencieux que le silence, plus invisible que la nuit.

Arsène Lupin employa bien une demi-heure pour ouvrir la seconde porte, une porte vitrée qui donnait sur la chambre. Mais il le fit avec tant de précaution, qu'alors même que la comtesse n'eût pas dormi, aucun grincement équivoque n'aurait pu l'inquiéter.

D'après les indications de son plan, il n'avait qu'à suivre le contour d'une chaise-longue. Cela le conduisait à un fauteuil, puis à une petite table située près du lit. Sur la table, il y avait une boîte de papier à lettres, et, enfermée tout simplement dans cette boîte, la perle noire.

Il s'allongea sur le tapis et suivit les contours de la chaise-longue. Mais à l'extrémité il s'arrêta pour réprimer les battements de son cœur. Bien qu'aucune crainte ne l'agitât, il lui était impossible de vaincre cette sorte d'angoisse nerveuse que l'on éprouve dans le trop grand silence. Et il s'en étonnait, car, enfin, il avait vécu sans émotion des minutes plus solennelles. Nul danger ne le menaçait. Alors pourquoi son cœur battait-il comme une cloche affolée? Était-ce cette femme endormie qui l'impressionnait, cette vie si voisine de la sienne?

Il écouta et crut discerner le rythme d'une respiration. Il fut rassuré comme par une présence amie.

Il chercha le fauteuil, puis, par petits gestes insensibles, rampa vers la table, tâtant l'ombre de son bras étendu. Sa main droite rencontra un des pieds de la table.

Enfin! il n'avait plus qu'à se lever, à prendre la perle et à s'en aller. Heureusement! car son cœur recommençait à sauter dans sa poitrine comme une bête terrifiée, et avec un tel bruit qu'il lui semblait impossible que la comtesse ne s'éveillât point.

Il l'apaisa dans un élan de volonté prodigieux, mais, au moment où il essayait de se relever, sa main gauche heurta sur le tapis un objet qu'il reconnut tout de suite pour un flambeau, un flambeau renversé; et aussitôt, un autre objet se présenta, une pendule, une de ces petites pendules de voyage qui sont recouvertes d'une gaine de cuir.

Quoi? Que se passait-il? Il ne comprenait pas. Ce flambeau,... cette pendule... pourquoi ces objets n'étaient-ils pas à leur place habituelle? Ah! que se passait-il dans l'ombre effarante?

Et soudain, un cri lui échappa. Il avait touché... oh! à quelle chose étrange, innommable! Mais non, non, la peur lui troublait le cerveau. Vingt secondes, trente secondes, il demeura immobile, épouvanté, de la sueur aux tempes. Et ses doigts gardaient la sensation de ce contact.

Par un effort implacable, il tendit le bras de nouveau. Sa main, de nouveau, effleura la chose, la chose étrange, innommable. Il la palpa. Il exigea que sa main la palpât et se rendît compte. C'était une chevelure, un visage... et ce visage était froid, presque glacé.

Si terrifiante que soit la réalité, un homme comme Arsène Lupin la domine dès qu'il en a pris connaissance. Rapidement, il fit jouer le ressort de sa lanterne. Une femme gisait devant lui, couverte de sang. D'affreuses blessures dévastaient son cou et ses épaules. Il se pencha et l'examina. Elle était morte.

—Morte, morte, répéta-t-il avec stupeur.

Et il regardait ces yeux fixes, le rictus de cette bouche, cette chair livide, et ce sang, tout ce sang qui avait coulé sur le tapis et se figeait maintenant, épais et noir.

S'étant relevé, il tourna le bouton de l'électricité, la pièce s'emplit de lumière, et il put voir tous les signes d'une lutte acharnée. Le lit était entièrement défait, les couvertures et les draps arrachés. Par terre, le flambeau, puis la pendule—les aiguilles marquaient onze heures vingt—puis, plus loin, une chaise renversée, et partout du sang, des flaques de sang.

—Et la perle noire? murmura-t-il.

La boîte de papier à lettres était à sa place. Il l'ouvrit vivement. Elle contenait l'écrin. Mais l'écrin était vide.

—Fichtre, se dit-il, tu t'es vanté un peu tôt de ta chance, mon ami Arsène Lupin... La comtesse assassinée, la perle noire disparue... la situation n'est pas brillante! Filons, sans quoi tu risques fort d'encourir de lourdes responsabilités.

Il ne bougea pas cependant.

—Filer? Oui, un autre filerait. Mais, Arsène Lupin? N'y a-t-il pas mieux à faire? Voyons, procédons par ordre. Après tout, ta conscience est tranquille... Suppose que tu es commissaire de police et que tu dois procéder à une enquête... Oui, mais pour cela, il faudrait avoir un cerveau plus clair. Et le mien est dans un état!

Il tomba sur un fauteuil, ses poings crispés contre son front brûlant.

* * *

L'affaire de l'avenue Hoche est une de celles qui nous ont le plus vivement intrigués en ces derniers temps, et je ne l'eusse certes pas racontée si la participation d'Arsène Lupin ne l'éclairait d'un jour tout spécial. Cette participation, il en est peu qui la soupçonnent. Nul ne sait en tout cas l'exacte et curieuse vérité.

Qui ne connaissait, pour l'avoir rencontrée au Bois, Léontine Zalti, l'ancienne cantatrice, épouse et veuve du comte d'Andillot, la Zalti dont le luxe éblouissait Paris, il y a quelque vingt ans, la Zalti, comtesse d'Andillot, à qui ses parures de diamants et de perles valaient une réputation européenne? On disait d'elle qu'elle portait sur ses épaules le coffre-fort de plusieurs maisons de banque et les mines d'or de plusieurs compagnies australiennes. Les grands joailliers travaillaient pour la Zalti comme on travaillait jadis pour les rois et pour les reines.

Et qui ne se souvient de la catastrophe où toutes ces richesses furent englouties? Maisons de banque et mines d'or, le gouffre dévora tout. De la collection merveilleuse, dispersée par le commissaire-priseur, il ne resta que la fameuse perle noire. La perle noire! c'est-à-dire une fortune, si elle avait voulu s'en défaire.

Elle ne le voulut point. Elle préféra se restreindre, vivre dans un simple appartement avec sa dame de compagnie, sa cuisinière et un domestique, plutôt que de vendre cet inestimable joyau. Il y avait à cela une raison qu'elle ne craignait pas d'avouer: la perle noire était le cadeau d'un empereur! Et presque ruinée, réduite à l'existence la plus médiocre, elle demeura fidèle à sa compagne des beaux jours.

—Moi vivante, disait-elle, je ne la quitterai pas.

Du matin jusqu'au soir, elle la portait à son cou. La nuit, elle la mettait dans un endroit connu d'elle seule.

Tous ces faits rappelés par les feuilles publiques stimulèrent la curiosité, et, chose bizarre, mais facile à comprendre pour ceux qui ont le mot de l'énigme, ce fut précisément l'arrestation de l'assassin présumé qui compliqua le mystère et prolongea l'émotion. Le surlendemain, en effet, les journaux publiaient la nouvelle suivante:

«On nous annonce l'arrestation de Victor Danègre, le domestique de la comtesse d'Andillot. Les charges relevées contre lui sont écrasantes. Sur la manche en lustrine de son gilet de livrée, que M. Dudouis, le chef de la Sûreté, a trouvé dans sa mansarde, entre le sommier et le matelas, on a constaté des taches de sang. En outre, il manquait à ce gilet un bouton recouvert d'étoffe. Or ce bouton, dès le début des perquisitions, avait été ramassé sous le lit même de la victime.

«Il est probable qu'après le dîner, Danègre, au lieu de regagner sa mansarde, se sera glissé dans le cabinet aux robes, et que, par la porte vitrée, il a vu la comtesse cacher la perle noire.

«Nous devons dire que, jusqu'ici, aucune preuve n'est venue confirmer cette supposition. En tout cas, un autre point reste obscur. À sept heures du matin, Danègre s'est rendu au bureau de tabac du boulevard de Courcelles: la concierge d'abord, puis la buraliste ont témoigné dans ce sens. D'autre part, la cuisinière de la comtesse et sa dame de compagnie, qui toutes deux couchent au bout du couloir, affirment qu'à huit heures, quand elles se sont levées, la porte de l'antichambre et la porte de la cuisine étaient fermées à double tour. Depuis vingt ans au service de la comtesse, ces deux personnes sont au-dessus de tout soupçon. On se demande donc comment Danègre a pu sortir de l'appartement. S'était-il fait faire une autre clef? L'instruction éclaircira ces différents points.»

L'instruction n'éclaircit absolument rien, au contraire. On apprit que Victor Danègre était un récidiviste dangereux, un alcoolique et un débauché, qu'un coup de couteau n'effrayait pas. Mais l'affaire elle-même semblait, au fur et à mesure qu'on l'étudiait, s'envelopper de ténèbres plus épaisses et de contradictions plus inexplicables.

D'abord une demoiselle de Sinclèves, cousine et unique héritière de la victime, déclara que la comtesse, un mois avant sa mort, lui avait confié dans une de ses lettres la façon dont elle cachait la perle noire. Le lendemain du jour où elle recevait cette lettre, elle en constatait la disparition. Qui l'avait volée?

De leur côté, les concierges racontèrent qu'ils avaient ouvert la porte à un individu, lequel était monté chez le docteur Harel. On manda le docteur. Personne n'avait sonné chez lui. Alors qui était cet individu? Un complice?

Cette hypothèse d'un complice fut adoptée par la presse et par le public. Ganimard, le vieil inspecteur principal Ganimard la défendait, non sans raison.

—Il y a du Lupin là-dessous, disait-il au juge.

—Bah! ripostait celui-ci, vous le voyez partout, votre Lupin.

—Je le vois partout, parce qu'il est partout.

—Dites plutôt que vous le voyez chaque fois où quelque chose ne vous paraît pas très clair. D'ailleurs, en l'espèce, remarquez ceci: le crime a été commis à onze heures vingt du soir, ainsi que l'atteste la pendule, et la visite nocturne, dénoncée par les concierges, n'a eu lieu qu'à trois heures du matin.