Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur

Il parut d'abord assez embarrassé, et marcha comme un homme qui n'a pas d'idées bien précises sur l'emploi de son temps. Il suivit la rue de la Santé et la rue Saint-Jacques. Devant la boutique d'un fripier, il enleva sa veste et son gilet, vendit son gilet moyennant quelques sous, et, remettant sa veste, s'en alla.

Il traversa la Seine. Au Châtelet un omnibus le dépassa. Il voulut y monter. Il n'y avait pas de place. Le contrôleur lui conseillant de prendre un numéro, il entra dans la salle d'attente.

À ce moment, Ganimard appela ses deux hommes près de lui, et, sans quitter de vue le bureau, il leur dit en hâte:

—Arrêtez une voiture... non, deux, c'est plus prudent. J'irai avec l'un de vous et nous le suivrons.

Les hommes obéirent. Baudru cependant ne paraissait pas. Ganimard s'avança: il n'y avait personne dans la salle.

—Idiot que je suis, murmura-t-il, j'oubliais la seconde issue.

Le bureau communique, en effet, par un couloir intérieur, avec celui de la rue Saint-Martin. Ganimard s'élança. Il arriva juste à temps pour apercevoir Baudru sur l'impériale de Batignolles-Jardin des Plantes qui tournait au coin de la rue de Rivoli. Il courut et rattrapa l'omnibus. Mais il avait perdu ses deux agents. Il était seul à continuer la poursuite.

Dans sa fureur, il fut sur le point de le prendre au collet sans plus de formalité. N'était-ce pas avec préméditation et par une ruse ingénieuse que ce soi-disant imbécile l'avait séparé de ses auxiliaires?

Il regarda Baudru. Il somnolait sur la banquette, et sa tête ballottait de droite et de gauche. La bouche un peu entr'ouverte, son visage avait une incroyable expression de bêtise. Non, ce n'était pas là un adversaire capable de rouler le vieux Ganimard. Le hasard l'avait servi, voilà tout.

Au carrefour des Galeries-Lafayette l'homme sauta de l'omnibus dans le tramway de la Muette. On suivit le boulevard Haussmann, l'avenue Victor-Hugo. Baudru ne descendit que devant la station de la Muette. Et d'un pas nonchalant il s'enfonça dans le bois de Boulogne.

Il passait d'une allée à l'autre, revenait sur ses pas, s'éloignait. Que cherchait-il? Avait-il un but?

Après une heure de ce manège, il semblait harassé de fatigue. De fait, avisant un banc, il s'assit. L'endroit, situé non loin d'Auteuil, au bord d'un petit lac caché parmi les arbres, était absolument désert. Une demi-heure s'écoula. Impatienté, Ganimard résolut d'entrer en conversation.

Il s'approcha donc et prit place aux côtés de Baudru. Il alluma une cigarette, traça des ronds sur le sable du bout de sa canne, et dit:

—Il ne fait pas chaud.

Un silence. Et soudain, dans ce silence un éclat de rire retentit, mais un rire joyeux, heureux, le rire d'un enfant pris de fou rire, et qui ne peut pas s'empêcher de rire. Nettement, réellement, Ganimard sentit ses cheveux se hérisser sur le cuir soulevé de son crâne. Ce rire, ce rire infernal qu'il connaissait si bien!...

D'un geste brusque, il saisit l'homme par les parements de sa veste et le regarda profondément, violemment, mieux encore qu'il ne l'avait regardé aux Assises, et en vérité ce ne fut plus l'homme qu'il vit. C'était l'homme, mais c'était en même temps l'autre, le vrai.

Aidé par une volonté complice, il retrouvait la vie ardente des yeux, il complétait le masque amaigri, il apercevait la chair réelle sous l'épiderme abîmé, la bouche réelle à travers le rictus qui la déformait. Et c'étaient les yeux de l'autre, la bouche de l'autre, c'était surtout son expression aiguë, vivante, moqueuse, spirituelle, si claire et si jeune!

—Arsène Lupin, Arsène Lupin, balbutia-t-il.

Et subitement, pris de rage, lui serrant la gorge, il tenta de le renverser. Malgré ses cinquante ans, il était encore d'une vigueur peu commune, tandis que son adversaire semblait en assez mauvaise condition. Et puis, quel coup de maître s'il parvenait à le ramener!

La lutte fut courte. Arsène Lupin se défendit à peine, et, aussi promptement qu'il avait attaqué, Ganimard lâcha prise. Son bras droit pendait inerte, engourdi.

—Si l'on vous apprenait le jiu-jitsu au quai des Orfèvres, déclara Lupin, vous sauriez que ce coup s'appelle udi-shi-ghi en japonais.

Et il ajouta froidement:

—Une seconde de plus je vous cassais le bras, et vous n'auriez eu que ce que vous méritez. Comment, vous, un vieil ami, que j'estime, devant qui je dévoile spontanément mon incognito, vous abusez de ma confiance! C'est mal... Eh bien, quoi, qu'avez-vous?

Ganimard se taisait. Cette évasion dont il se jugeait responsable—n'était-ce pas lui qui, par sa déposition sensationnelle, avait induit la justice en erreur?—cette évasion lui semblait la honte de sa carrière. Une larme roula vers sa moustache grise.

—Eh! mon Dieu, Ganimard, ne vous faites pas de bile: si vous n'aviez pas parlé, je me serais arrangé pour qu'un autre parlât. Voyons, pouvais-je admettre que l'on condamnât Baudru Désiré?

—Alors, murmura Ganimard, c'était vous qui étiez là-bas? c'est vous qui êtes ici!

—Moi, toujours moi, uniquement moi.

—Est-ce possible?

—Oh! point n'est besoin d'être sorcier. Il suffit, comme l'a dit ce brave président, de se préparer pendant une douzaine d'années pour être prêt à toutes les éventualités.

—Mais votre visage? Vos yeux?

—Vous comprenez bien que si j'ai travaillé dix-huit mois à Saint-Louis avec le docteur Altier, ce n'est pas par amour de l'art. J'ai pensé que celui qui aurait un jour l'honneur de s'appeler Arsène Lupin, devait se soustraire aux lois ordinaires de l'apparence et de l'identité. L'apparence? Mais on la modifie à son gré. Telle injection hypodermique de paraffine vous boursoufle la peau juste à l'endroit choisi. L'acide pyrogallique vous transforme en mohican. Le suc de la grande chélidoine vous orne de dartres et de tumeurs du plus heureux effet. Tel procédé chimique agit sur la pousse de votre barbe et de vos cheveux, tel autre sur le son de votre voix. Joignez à cela deux mois de diète dans la cellule n° 24, des exercices mille fois répétés pour ouvrir ma bouche selon ce rictus, pour porter ma tête selon cette inclinaison et mon dos selon cette courbe. Enfin cinq gouttes d'atropine dans les yeux pour les rendre hagards et fuyants, et le tour est joué.

—Je ne conçois pas que les gardiens...

—La métamorphose a été progressive. Ils n'ont pu en remarquer l'évolution quotidienne.

—Mais Baudru Désiré?

—Baudru existe. C'est un pauvre innocent, que j'ai rencontré l'an dernier, et qui vraiment n'est pas sans offrir avec moi une certaine analogie de traits. En prévision d'une arrestation toujours possible, je l'ai mis en sûreté, et je me suis appliqué à discerner dès l'abord les points de dissemblance qui nous séparaient, pour les atténuer en moi autant que cela se pouvait. Mes amis lui ont fait passer une nuit au Dépôt, de manière qu'il en sortît à peu près à la même heure que moi, et que la coïncidence fût facile à constater. Car, notez-le, il fallait qu'on retrouvât la trace de son passage, sans quoi la justice se fût demandé qui j'étais. Tandis qu'en lui offrant cet excellent Baudru, il était inévitable, vous entendez, inévitable qu'elle sauterait sur lui, et que malgré les difficultés insurmontables d'une substitution, elle préférerait croire à la substitution plutôt que d'avouer son ignorance.

—Oui, oui, en effet, murmura Ganimard.

—Et puis, s'écria Arsène Lupin, j'avais entre les mains un atout formidable, une carte machinée par moi dès le début: l'attente où tout le monde était de mon évasion. Et voilà bien l'erreur grossière où vous êtes tombés, vous et les autres, dans cette partie passionnante que la justice et moi nous avions engagée, et dont l'enjeu était ma liberté: vous avez supposé encore une fois que j'agissais par fanfaronnade, que j'étais grisé par mes succès ainsi qu'un blanc-bec. Moi, Arsène Lupin, une telle faiblesse! Et, pas plus que dans l'affaire Cahorn, vous ne vous êtes dit: «Du moment qu'Arsène Lupin crie sur les toits qu'il s'évadera, c'est qu'il a des raisons qui l'obligent à le crier.» Mais, sapristi, comprenez donc que, pour m'évader... sans m'évader, il fallait que l'on crût d'avance à cette évasion, que ce fût un article de foi, une conviction absolue, une vérité éclatante comme le soleil. Et ce fut cela, de par ma volonté. Arsène Lupin s'évaderait, Arsène Lupin n'assisterait pas à son procès. Et quand vous vous êtes levé pour dire: «cet homme n'est pas Arsène Lupin» il eût été surnaturel que tout le monde ne crût pas immédiatement que je n'étais pas Arsène Lupin. Qu'une seule personne doutât, qu'une seule émît cette simple restriction: «Et si c'était Arsène Lupin?» à la minute même, j'étais perdu. Il suffisait de se pencher vers moi, non pas avec l'idée que je n'étais pas Arsène Lupin, comme vous l'avez fait vous et les autres, mais avec l'idée que je pouvais être Arsène Lupin, et malgré toutes mes précautions, on me reconnaissait. Mais j'étais tranquille. Logiquement, psychologiquement, personne ne pouvait avoir cette simple petite idée.

Il saisit tout à coup la main de Ganimard.

—Voyons, Ganimard, avouez que huit jours après notre entrevue dans la prison de la Santé, vous m'avez attendu à quatre heures, chez vous, comme je vous en avais prié?

—Et votre voiture pénitentiaire? dit Ganimard, évitant de répondre.

—Du bluff! Ce sont mes amis qui ont rafistolé et substitué cette ancienne voiture hors d'usage et qui voulaient tenter le coup. Mais je le savais impraticable sans un concours de circonstances exceptionnelles. Seulement j'ai trouvé utile de parachever cette tentative d'évasion et de lui donner la plus grande publicité. Une première évasion audacieusement combinée donnait à la seconde la valeur d'une évasion réalisée d'avance.

—De sorte que le cigare...

—Creusé par moi ainsi que le couteau.

—Et les billets?

—Écrits par moi.

—Et la mystérieuse correspondante?

—Elle et moi nous ne faisons qu'un. J'ai toutes les écritures à volonté.

Ganimard réfléchit un instant et objecta:

—Comment se peut-il qu'au service d'anthropométrie, quand on a pris la fiche de Baudru, on ne se soit pas aperçu qu'elle coïncidait avec celle d'Arsène Lupin?

—La fiche d'Arsène Lupin n'existe pas.

—Allons donc!

—Ou du moins elle est fausse. C'est une question que j'ai beaucoup étudiée. Le système Bertillon comporte d'abord le signalement visuel—et vous voyez qu'il n'est pas infaillible—et ensuite le signalement par mesures, mesure de la tête, des doigts, des oreilles, etc. Là-contre rien à faire.

—Alors?

—Alors il a fallu payer. Avant même mon retour d'Amérique, un des employés du service acceptait tant pour inscrire une fausse mesure au début de ma mensuration. C'est suffisant pour que tout le système dévie, et qu'une fiche s'oriente vers une case diamétralement opposée à la case où elle devait aboutir. La fiche Baudru ne devait donc pas coïncider avec la fiche Arsène Lupin.

Il y eut encore un silence, puis Ganimard demanda:

—Et maintenant, qu'allez-vous faire?

—Maintenant, s'exclama Lupin, je vais me reposer, suivre un régime de suralimentation et peu à peu redevenir moi. C'est très bien d'être Baudru ou tel autre, de changer de personnalité comme de chemise et de choisir son apparence, sa voix, son regard, son écriture. Mais il arrive que l'on ne s'y reconnaît plus dans tout cela et que c'est fort triste. Actuellement j'éprouve ce que devait éprouver l'homme qui a perdu son ombre. Je vais me rechercher... et me retrouver.

Il se promena de long en large. Un peu d'obscurité se mêlait à la lueur du jour. Il s'arrêta devant Ganimard.

—Nous n'avons plus rien à nous dire, je crois?

—Si, répondit l'inspecteur, je voudrais savoir si vous révélerez la vérité sur votre évasion... L'erreur que j'ai commise...

—Oh! personne ne saura jamais que c'est Arsène Lupin qui a été relâché. J'ai trop d'intérêt à accumuler autour de moi les ténèbres les plus mystérieuses, pour ne pas laisser à cette évasion son caractère presque miraculeux. Aussi, ne craignez rien, mon bon ami, et adieu. Je dîne en ville ce soir, et je n'ai que le temps de m'habiller.

—Je vous croyais si désireux de repos!

—Hélas! il y a des obligations mondaines auxquelles on ne peut se soustraire. Le repos commencera demain.

—Et où dînez-vous donc?

—À l'ambassade d'Angleterre.

LE MYSTÉRIEUX VOYAGEUR

La veille, j'avais envoyé mon automobile à Rouen par la route. Je devais l'y rejoindre en chemin de fer, et, de là, me rendre chez des amis qui habitent les bords de la Seine.

Or, à Paris, quelques minutes avant le départ, sept messieurs envahirent mon compartiment; cinq d'entre eux fumaient. Si court que soit le trajet en rapide, la perspective de l'effectuer en une telle compagnie me fut désagréable, d'autant que le wagon, d'ancien modèle, n'avait pas de couloir. Je pris donc mon pardessus, mes journaux, mon indicateur, et me réfugiai dans un des compartiments voisins.

Une dame s'y trouvait. À ma vue, elle eut un geste de contrariété qui ne m'échappa point, et elle se pencha vers un monsieur planté sur le marchepied, son mari, sans doute, qui l'avait accompagnée à la gare. Le monsieur m'observa et l'examen se termina probablement à mon avantage, car il parla bas à sa femme, en souriant, de l'air dont on rassure un enfant qui a peur. Elle sourit à son tour, et me glissa un œil amical, comme si elle comprenait tout à coup que j'étais un de ces galants hommes avec qui une femme peut rester enfermée deux heures durant, dans une petite boîte de six pieds carrés, sans avoir rien à craindre.

Son mari lui dit:

—Tu ne m'en voudras pas, ma chérie, mais j'ai un rendez-vous urgent, et je ne puis attendre.

Il l'embrassa affectueusement, et s'en alla. Sa femme lui envoya par la fenêtre de petits baisers discrets, et agita son mouchoir.

Mais un coup de sifflet retentit. Le train s'ébranla.

À ce moment précis, et malgré les protestations des employés, la porte s'ouvrit, et un homme surgit dans notre compartiment. Ma compagne, qui était debout alors et rangeait ses affaires le long du filet, poussa un cri de terreur et tomba sur la banquette.

Je ne suis pas poltron, loin de là, mais j'avoue que ces irruptions de la dernière heure sont toujours pénibles. Elles semblent équivoques, peu naturelles. Il doit y avoir quelque chose là-dessous, sans quoi...

L'aspect du nouveau venu cependant, et son attitude, eussent plutôt atténué la mauvaise impression produite par son acte. De la correction, de l'élégance presque, une cravate de bon goût, des gants propres, un visage énergique... Mais, au fait, où diable avais-je vu ce visage? Car, le doute n'était point possible, je l'avais vu. Du moins, plus exactement, je retrouvais en moi la sorte de souvenir que laisse la vision d'un portrait plusieurs fois aperçu et dont on n'a jamais contemplé l'original. Et, en même temps, je sentais l'inutilité de tout effort de mémoire, tellement ce souvenir était inconsistant et vague.

Mais, ayant reporté mon attention sur la dame, je fus stupéfait de sa pâleur et du bouleversement de ses traits. Elle regardait son voisin—ils étaient assis du même côté—avec une expression de réel effroi, et je constatai qu'une de ses mains, toute tremblante, se glissait vers un petit sac de voyage posé sur la banquette à vingt centimètres de ses genoux. Elle finit par le saisir et nerveusement l'attira contre elle.

Nos yeux se rencontrèrent, et je lus dans les siens tant de malaise et d'anxiété, que je ne pus m'empêcher de lui dire:

—Vous n'êtes pas souffrante, Madame?... Dois-je ouvrir cette fenêtre?

Sans me répondre, elle me désigna d'un geste craintif l'individu. Je souris comme avait fait son mari, haussai les épaules et lui expliquai par signes qu'elle n'avait rien à redouter, que j'étais là, et d'ailleurs que ce monsieur semblait bien inoffensif.

À cet instant, il se tourna vers nous, l'un après l'autre nous considéra des pieds à la tête, puis se renfonça dans son coin et ne bougea plus.

Il y eut un silence, mais la dame, comme si elle avait ramassé toute son énergie pour accomplir un acte désespéré, me dit d'une voix à peine intelligible:

—Vous savez qu'il est dans notre train?

—Qui?

—Mais lui... lui... je vous assure.

—Qui, lui?

—Arsène Lupin!

Elle n'avait pas quitté des yeux le voyageur et c'était à lui plutôt qu'à moi qu'elle lança les syllabes de ce nom inquiétant.

Il baissa son chapeau sur son nez. Était-ce pour masquer son trouble ou, simplement, se préparait-il à dormir?

Je fis cette objection:

—Arsène Lupin a été condamné hier, par contumace, à vingt ans de travaux forcés. Il est donc peu probable qu'il commette aujourd'hui l'imprudence de se montrer en public. En outre, les journaux n'ont-ils pas signalé sa présence en Turquie, cet hiver, depuis sa fameuse évasion de la Santé?

—Il se trouve dans ce train, répéta la dame, avec l'intention de plus en plus marquée d'être entendue de notre compagnon, mon mari est sous-directeur aux services pénitentiaires, et c'est le commissaire de la gare lui-même qui nous a dit qu'on cherchait Arsène Lupin.

—Ce n'est pas une raison...

—On l'a rencontré dans la salle des Pas-Perdus. Il a pris un billet de première classe pour Rouen.

—Il était facile de mettre la main sur lui.

—Il a disparu. Le contrôleur, à l'entrée des salles d'attente, ne l'a pas vu, mais on supposait qu'il avait passé par les quais de banlieue, et qu'il était monté dans l'express qui part dix minutes après nous.

—En ce cas, on l'y aura pincé.

—Et si, au dernier moment, il a sauté de cet express pour venir ici, dans notre train... comme c'est probable... comme c'est certain?

—En ce cas, c'est ici qu'il sera pincé. Car les employés et les agents n'auront pas manqué de voir ce passage d'un train dans l'autre, et, lorsque nous arriverons à Rouen, on le cueillera bien proprement.

—Lui, jamais! il trouvera le moyen de s'échapper encore.

—En ce cas, je lui souhaite bon voyage.

—Mais d'ici là, tout ce qu'il peut faire!

—Quoi?

—Est-ce que je sais? il faut s'attendre à tout!

Elle était très agitée, et de fait la situation justifiait jusqu'à un certain point cette surexcitation nerveuse. Presque malgré moi, je lui dis:

—Il y a en effet des coïncidences curieuses... Mais tranquillisez-vous. En admettant qu'Arsène Lupin soit dans un de ces wagons, il s'y tiendra bien sage, et, plutôt que de s'attirer de nouveaux ennuis, il n'aura pas d'autre idée que d'éviter le péril qui le menace.

Mes paroles ne la rassurèrent point. Cependant elle se tut, craignant sans doute d'être indiscrète.

Moi, je dépliai mes journaux et lus les comptes rendus du procès d'Arsène Lupin. Comme ils ne contenaient rien que l'on ne connût déjà, ils ne m'intéressèrent que médiocrement. En outre, j'étais fatigué, j'avais mal dormi, je sentis mes paupières s'alourdir et ma tête s'incliner.

—Mais, Monsieur, vous n'allez pas dormir!

La dame m'arrachait mes journaux et me regardait avec indignation.

—Évidemment non, répondis-je, je n'en ai aucune envie.

—Ce serait de la dernière imprudence, me dit-elle.

—De la dernière, répétai-je.

Et je luttai énergiquement, m'accrochant au paysage, aux nuées qui rayaient le ciel. Et bientôt tout cela se brouilla dans l'espace, l'image de la dame agitée et du monsieur assoupi s'effaça dans mon esprit, et ce fut en moi le grand, le profond silence du sommeil.

Des rêves inconsistants et légers bientôt l'agrémentèrent, un être qui jouait le rôle et portait le nom d'Arsène Lupin y tenait une certaine place. Il évoluait à l'horizon, le dos chargé d'objets précieux, traversait des murs et démeublait des châteaux.

Mais la silhouette de cet être, qui n'était d'ailleurs plus Arsène Lupin, se précisa. Il venait vers moi, devenait de plus en plus grand, sautait dans le wagon avec une incroyable agilité, et retombait en plein sur ma poitrine.

Une vive douleur... un cri déchirant... Je me réveillai. L'homme, le voyageur, un genou sur ma poitrine, me serrait à la gorge.

Je vis cela très vaguement, car mes yeux étaient injectés de sang. Je vis aussi la dame qui se convulsait dans un coin, en proie à une attaque de nerfs. Je n'essayai même pas de résister. D'ailleurs, je n'en aurais pas eu la force: mes tempes bourdonnaient, je suffoquais... je râlais... Une minute encore... et c'était l'asphyxie.

L'homme dut le sentir. Il relâcha son étreinte. Sans s'écarter, de la main droite, il tendit une corde où il avait préparé un nœud coulant, et, d'un geste sec, il me lia les deux poignets. En un instant, je fus garrotté, bâillonné, immobilisé.

Et il accomplit cette besogne de la façon la plus naturelle du monde, avec une aisance où se révélait le savoir d'un maître, d'un professionnel du vol et du crime. Pas un mot, pas un mouvement fébrile. Du sang-froid et de l'audace. Et j'étais là, sur la banquette, ficelé comme une momie, moi, Arsène Lupin!

En vérité, il y avait de quoi rire. Et, malgré la gravité des circonstances, je n'étais pas sans apprécier tout ce que la situation comportait d'ironique et de savoureux. Arsène Lupin roulé comme un novice! dévalisé comme le premier venu—car, bien entendu, le bandit m'allégea de ma bourse et de mon portefeuille! Arsène Lupin, victime à son tour, dupé, vaincu... Quelle aventure!

Restait la dame. Il n'y prêta même pas attention. Il se contenta de ramasser la petite sacoche qui gisait sur le tapis et d'en extraire les bijoux, porte-monnaie, bibelots d'or et d'argent qu'elle contenait. La dame ouvrit un œil, tressaillit d'épouvante, ôta ses bagues et les tendit à l'homme comme si elle avait voulu lui épargner tout effort inutile. Il prit les bagues et la regarda: elle s'évanouit.

Alors, toujours silencieux et tranquille, sans plus s'occuper de nous, il regagna sa place, alluma une cigarette et se livra à un examen approfondi des trésors qu'il avait conquis, examen qui parut le satisfaire entièrement.

J'étais beaucoup moins satisfait. Je ne parle pas des douze mille francs dont on m'avait indûment dépouillé: c'était un dommage que je n'acceptais que momentanément, et je comptais bien que ces douze mille francs rentreraient en ma possession dans le plus bref délai, ainsi que les papiers fort importants que renfermait mon portefeuille: projets, devis, adresses, listes de correspondants, lettres compromettantes. Mais, pour le moment, un souci plus immédiat et plus sérieux me tracassait:

Qu'allait-il se produire?

Comme bien l'on pense, l'agitation causée par mon passage à travers la gare Saint-Lazare ne m'avait pas échappé. Invité chez des amis que je fréquentais sous le nom de Guillaume Berlat, et pour qui ma ressemblance avec Arsène Lupin était un sujet de plaisanteries affectueuses, je n'avais pu me grimer à ma guise, et ma présence avait été signalée. En outre, on avait vu un homme, Arsène Lupin sans doute, se précipiter de l'express dans le rapide. Donc, inévitablement, fatalement, le commissaire de police de Rouen, prévenu par télégramme, et assisté d'un nombre respectable d'agents, se trouverait à l'arrivée du train, interrogerait les voyageurs suspects, et procéderait à une revue minutieuse des wagons.

Tout cela, je le prévoyais, et je ne m'en étais pas trop ému, certain que la police de Rouen ne serait pas plus perspicace que celle de Paris, et que je saurais bien passer inaperçu,—ne me suffirait-il pas, à la sortie, de montrer négligemment ma carte de député, grâce à laquelle j'avais déjà inspiré toute confiance au contrôleur de Saint-Lazare?—Mais combien les choses avaient changé! Je n'étais plus libre. Impossible de tenter un de mes coups habituels. Dans un des wagons, le commissaire découvrirait le sieur Arsène Lupin qu'un hasard propice lui envoyait pieds et poings liés, docile comme un agneau, empaqueté, tout préparé. Il n'aurait qu'à en prendre livraison, comme on reçoit un colis postal qui vous est adressé en gare, bourriche de gibier ou panier de fruits et légumes.

Et pour éviter ce fâcheux dénouement, que pouvais-je, entortillé dans mes bandelettes?

Et le rapide filait vers Rouen, unique et prochaine station, brûlait Vernon, Saint-Pierre.

Un autre problème m'intriguait, où j'étais moins directement intéressé, mais dont la solution éveillait ma curiosité de professionnel. Quelles étaient les intentions de mon compagnon?

J'aurais été seul qu'il eût eu le temps, à Rouen, de descendre en toute tranquillité. Mais la dame? À peine la portière serait-elle ouverte, la dame, si sage et si humble en ce moment, crierait, se démènerait, appellerait au secours!

Et de là mon étonnement! pourquoi ne la réduisait-il pas à la même impuissance que moi, ce qui lui aurait donné le loisir de disparaître avant qu'on se fût aperçu de son double méfait?

Il fumait toujours, les yeux fixés sur l'espace qu'une pluie hésitante commençait à rayer de grandes lignes obliques. Une fois cependant il se détourna, saisit mon indicateur et le consulta.

La dame, elle, s'efforçait de rester évanouie, pour rassurer son ennemi. Mais des quintes de toux, provoquées par la fumée, démentaient cet évanouissement.

Quant à moi, j'étais fort mal à l'aise, et très courbaturé. Et je songeais... je combinais...

Pont-de-l'Arche, Oissel... Le rapide se hâtait, joyeux, ivre de vitesse.

Saint-Étienne... À cet instant, l'homme se leva, et fit deux pas vers nous, ce à quoi la dame s'empressa de répondre par un nouveau cri et par un évanouissement non simulé.

Mais quel était son but, à lui? Il baissa la glace de notre côté. La pluie maintenant tombait avec rage, et son geste marqua l'ennui qu'il éprouvait à n'avoir ni parapluie ni pardessus. Il jeta les yeux sur le filet: l'en-cas de la dame s'y trouvait. Il le prit. Il prit également mon pardessus et s'en vêtit.

On traversait la Seine. Il retroussa le bas de son pantalon, puis se penchant, il souleva le loquet extérieur.

Allait-il se jeter sur la voie? À cette vitesse c'eût été la mort certaine. On s'engouffra dans le tunnel percé sous la côte Sainte-Catherine. L'homme entr'ouvrit la portière et, du pied, tâta la première marche. Quelle folie! Les ténèbres, la fumée, le vacarme, tout cela donnait à une telle tentative une apparence fantastique. Mais, tout à coup, le train ralentit, les westinghouse s'opposèrent à l'effort des roues. En une minute l'allure devint normale, diminua encore. Sans aucun doute des travaux de consolidation étaient projetés dans cette partie du tunnel, qui nécessitaient le passage ralenti des trains, depuis quelques jours peut-être, et l'homme le savait.

Il n'eut donc qu'à poser l'autre pied sur la marche, à descendre sur la seconde et à s'en aller paisiblement, non sans avoir au préalable rabattu le loquet et refermé la portière.

À peine avait-il disparu que du jour éclaira la fumée plus blanche. On déboucha dans une vallée. Encore un tunnel et nous étions à Rouen.

Aussitôt la dame recouvra ses esprits et son premier soin fut de se lamenter sur la perte de ses bijoux. Je l'implorai des yeux. Elle comprit et me délivra du bâillon qui m'étouffait. Elle voulait aussi dénouer mes liens, je l'en empêchai.

—Non, non, il faut que la police voie les choses en l'état. Je désire qu'elle soit édifiée sur ce gredin.

—Et si je tirais la sonnette d'alarme?

—Trop tard, il fallait y penser pendant qu'il m'attaquait.

—Mais il m'aurait tuée! Ah! Monsieur, vous l'avais-je dit qu'il voyageait dans ce train! Je l'ai reconnu tout de suite, d'après son portrait. Et le voilà parti avec mes bijoux.

—On le retrouvera, n'ayez pas peur.

—Retrouver Arsène Lupin! Jamais.

—Cela dépend de vous, Madame. Écoutez. Dès l'arrivée, soyez à la portière, et appelez, faites du bruit. Des agents et des employés viendront. Racontez alors ce que vous avez vu, en quelques mots, l'agression dont j'ai été victime et la fuite d'Arsène Lupin. Donnez son signalement, un chapeau mou, un parapluie—le vôtre—un pardessus gris à taille.

—Le vôtre, dit-elle.

—Comment, le mien? Mais non, le sien. Moi, je n'en avais pas.

—Il m'avait semblé qu'il n'en avait pas non plus quand il est monté.

—Si, si... à moins que ce ne soit un vêtement oublié dans le filet. En tout cas, il l'avait quand il est descendu, et c'est là l'essentiel... un pardessus gris, à taille, rappelez-vous... Ah! j'oubliais... dites votre nom, dès l'abord. Les fonctions de votre mari stimuleront le zèle de tous ces gens.

On arrivait. Elle se penchait déjà à la portière. Je repris d'une voix un peu forte, presque impérieuse, pour que mes paroles se gravassent bien dans son cerveau.

—Dites aussi mon nom, Guillaume Berlat. Au besoin, dites que vous me connaissez... Cela nous gagnera du temps... il faut qu'on expédie l'enquête préliminaire... l'important c'est la poursuite d'Arsène Lupin... vos bijoux... Il n'y a pas d'erreur, n'est-ce pas? Guillaume Berlat, un ami de votre mari.

—Entendu... Guillaume Berlat.

Elle appelait déjà et gesticulait. Le train n'avait pas stoppé qu'un monsieur montait, suivi de plusieurs hommes. L'heure critique sonnait.

Haletante, la dame s'écria:

—Arsène Lupin... il nous a attaqués... il a volé mes bijoux... Je suis madame Renaud... mon mari est sous-directeur des services pénitentiaires... Ah! tenez, voici précisément mon frère, Georges Ardelle, directeur du Crédit Rouennais... vous devez savoir...

Elle embrassa un jeune homme qui venait de nous rejoindre, et que le commissaire salua, et elle reprit, éplorée:

—Oui, Arsène Lupin... tandis que Monsieur dormait, il s'est jeté à sa gorge... M. Berlat, un ami de mon mari.

Le commissaire demanda:

—Mais où est-il, Arsène Lupin?

—Il a sauté du train sous le tunnel, après la Seine.

—Êtes-vous sûre que ce soit lui?

—Si j'en suis sûre! Je l'ai parfaitement reconnu. D'ailleurs on l'a vu à la gare Saint-Lazare. Il avait un chapeau mou...

—Non pas... un chapeau de feutre dur, comme celui-ci, rectifia le commissaire en désignant mon chapeau.

—Un chapeau mou, je l'affirme, répéta madame Renaud, et un pardessus gris à taille.

—En effet, murmura le commissaire, le télégramme signale ce pardessus gris, à taille et à col de velours noir.

—À col de velours noir, justement, s'écria madame Renaud triomphante.

Je respirai. Ah! la brave, l'excellente amie que j'avais là!

Les agents cependant m'avaient débarrassé de mes entraves. Je me mordis violemment les lèvres, du sang coula. Courbé en deux, le mouchoir sur la bouche, comme il convient à un individu qui est resté longtemps dans une position incommode, et qui porte au visage la marque sanglante du bâillon, je dis au commissaire, d'une voix affaiblie:

—Monsieur, c'était Arsène Lupin, il n'y a pas de doute... En faisant diligence on le rattrapera... Je crois que je puis vous être d'une certaine utilité...

Le wagon qui devait servir aux constatations de la justice fut détaché. Le train continua vers le Havre. On nous conduisit vers le bureau du chef de gare, à travers la foule des curieux qui encombrait le quai.

À ce moment, j'eus une hésitation. Sous un prétexte quelconque, je pouvais m'éloigner, retrouver mon automobile et filer. Attendre était dangereux. Qu'un incident se produisît, qu'une dépêche survînt de Paris, et j'étais perdu.

Oui, mais mon voleur? Abandonné à mes propres ressources, dans une région qui ne m'était pas très familière, je ne devais pas espérer le rejoindre.

—Bah! tentons le coup, me dis-je, et restons. La partie est difficile à gagner, mais si amusante à jouer! Et l'enjeu en vaut la peine.

Et, comme on nous priait de renouveler provisoirement nos dépositions, je m'écriai:

—Monsieur le commissaire, actuellement Arsène Lupin prend de l'avance. Mon automobile m'attend dans la cour. Si vous voulez me faire le plaisir d'y monter, nous essaierions...

Le commissaire sourit d'un air fin:

—L'idée n'est pas mauvaise... si peu mauvaise même, qu'elle est en voie d'exécution.

—Ah!

—Oui, monsieur, deux de mes agents sont partis à bicyclette... depuis un certain temps déjà.

—Mais où?

—À la sortie même du tunnel. Là, ils recueilleront les indices, les témoignages, et suivront la piste d'Arsène Lupin.

Je ne pus m'empêcher de hausser les épaules.

—Vos deux agents ne recueilleront ni indice, ni témoignage.

—Vraiment!

—Arsène Lupin se sera arrangé pour que personne ne le voie sortir du tunnel. Il aura rejoint la première route et, de là...

—Et de là, Rouen, où nous le pincerons.

—Il n'ira pas à Rouen.

—Alors, il restera dans les environs où nous sommes encore plus sûrs...

—Il ne restera pas dans les environs.

—Oh! oh! Et où donc se cachera-t-il?

Je tirai ma montre.

—À l'heure présente, Arsène Lupin rôde autour de la gare de Darnétal. À dix heures cinquante, c'est-à-dire dans vingt-deux minutes, il prendra le train qui va de Rouen, gare du Nord, à Amiens.

—Vous croyez? Et comment le savez-vous?

—Oh! c'est bien simple. Dans le compartiment, Arsène Lupin a consulté mon indicateur. Pour quelle raison? Y avait-il, non loin de l'endroit où il a disparu, une autre ligne, une gare sur cette ligne, et un train s'arrêtant à cette gare? À mon tour je viens de consulter l'indicateur. Il m'a renseigné.

—En vérité, monsieur, dit le commissaire, c'est merveilleusement déduit. Quelle compétence!

Entraîné par ma conviction, j'avais commis une maladresse en faisant preuve de tant d'habileté. Il me regardait avec étonnement, et je crus sentir qu'un soupçon l'effleurait.—Oh! à peine, car les photographies envoyées de tous côtés par le parquet étaient trop imparfaites, représentaient un Arsène Lupin trop différent de celui qu'il avait devant lui, pour qu'il lui fût possible de me reconnaître. Mais, tout de même, il était troublé, confusément inquiet.

Il y eut un moment de silence. Quelque chose d'équivoque et d'incertain arrêtait nos paroles. Moi-même, un frisson de gêne me secoua. La chance allait-elle tourner contre moi? Me dominant, je me mis à rire.

—Mon Dieu, rien ne vous ouvre la compréhension comme la perte d'un portefeuille et le désir de le retrouver. Et il me semble que si vous vouliez bien me donner deux de vos agents, eux et moi, nous pourrions peut-être...

—Oh! je vous en prie, monsieur le commissaire, s'écria madame Renaud, écoutez M. Berlat.

L'intervention de mon excellente amie fut décisive. Prononcé par elle, la femme d'un personnage influent, ce nom de Berlat devenait réellement le mien et me conférait une identité qu'aucun soupçon ne pouvait atteindre. Le commissaire se leva:

—Je serais trop heureux, monsieur Berlat, croyez-le bien, de vous voir réussir. Autant que vous je tiens à l'arrestation d'Arsène Lupin.

Il me conduisit jusqu'à l'automobile. Deux de ses agents, qu'il me présenta, Honoré Massol et Gaston Delivet, y prirent place. Je m'installai au volant. Mon mécanicien donna le tour de manivelle. Quelques secondes après nous quittions la gare. J'étais sauvé.

Ah! j'avoue qu'en roulant sur les boulevards qui ceignent la vieille cité normande, à l'allure puissante de ma trente-cinq chevaux Moreau-Lepton, je n'étais pas sans concevoir quelque orgueil. Le moteur ronflait harmonieusement. À droite et à gauche, les arbres s'enfuyaient derrière nous. Et libre, hors de danger, je n'avais plus maintenant qu'à régler mes petites affaires personnelles, avec le concours des deux honnêtes représentants de la force publique. Arsène Lupin s'en allait à la recherche d'Arsène Lupin!

Modestes soutiens de l'ordre social, Delivet Gaston et Massol Honoré, combien votre assistance me fut précieuse! Qu'aurais-je fait sans vous? Sans vous, combien de fois, aux carrefours, j'eusse choisi la mauvaise route! Sans vous, Arsène Lupin se trompait, et l'autre s'échappait!

Mais tout n'était pas fini. Loin de là. Il me restait d'abord à rattraper l'individu, et ensuite à m'emparer moi-même des papiers qu'il m'avait dérobés. À aucun prix, il ne fallait que mes deux acolytes ne missent le nez dans ces documents, encore moins qu'ils ne s'en saisissent. Me servir d'eux et agir en dehors d'eux, voilà ce que je voulais et qui n'était point aisé.

À Darnétal, nous arrivâmes trois minutes après le passage du train. Il est vrai que j'eus la consolation d'apprendre qu'un individu en pardessus gris, à taille, à collet de velours noir, était monté dans un compartiment de seconde classe, muni d'un billet pour Amiens. Décidément mes débuts comme policier promettaient.

Delivet me dit:

—Le train est express et ne s'arrête plus qu'à Montérolier-Buchy, dans dix-neuf minutes. Si nous n'y sommes pas avant Arsène Lupin, il peut continuer sur Amiens, comme bifurquer sur Clères, et de là gagner Dieppe ou Paris.

—Montérolier, quelle distance?

—Vingt-trois kilomètres.

—Vingt-trois kilomètres en dix-neuf minutes... Nous y serons avant lui.

La passionnante étape! Jamais ma fidèle Moreau-Lepton ne répondit à mon impatience avec plus d'ardeur et de régularité. Il me semblait que je lui communiquais ma volonté directement, sans l'intermédiaire des leviers et des manettes. Elle partageait mes désirs. Elle approuvait mon obstination. Elle comprenait mon animosité contre ce gredin d'Arsène Lupin. Le fourbe! le traître! aurais-je raison de lui? Se jouerait-il une fois de plus de l'autorité, de cette autorité dont j'étais l'incarnation?

—À droite, criait Delivet!... À gauche!... Tout droit!...

Nous glissions au-dessus du sol. Les bornes avaient l'air de petites bêtes peureuses qui s'évanouissaient à notre approche.

Et tout à coup, au détour d'une route, un tourbillon de fumée, l'express du Nord.

Durant un kilomètre, ce fut la lutte, côte à côte, lutte inégale dont l'issue était certaine. À l'arrivée, nous le battions de vingt longueurs.

En trois secondes nous étions sur le quai, devant les deuxièmes classes. Les portières s'ouvrirent. Quelques personnes descendaient. Mon voleur point. Nous inspectâmes les compartiments. Pas d'Arsène Lupin.

—Sapristi, m'écriai-je, il m'aura reconnu dans l'automobile tandis que nous marchions côte à côte, et il aura sauté.

Le chef de train confirma cette supposition. Il avait vu un homme qui dégringolait le long du remblai, à deux cents mètres de la gare.

—Tenez, là-bas... celui qui traverse le passage à niveau.

Je m'élançai, suivi de mes deux acolytes, ou plutôt suivi de l'un d'eux, car l'autre, Massol, se trouvait être un coureur exceptionnel, ayant autant de fond que de vitesse. En peu d'instants, l'intervalle qui le séparait du fugitif diminua singulièrement. L'homme l'aperçut, franchit une haie et détala rapidement vers un talus qu'il grimpa. Nous le vîmes encore plus loin: il entrait dans un petit bois.

Quand nous atteignîmes ce bois, Massol nous y attendait. Il avait jugé inutile de s'aventurer davantage, dans la crainte de nous perdre.

—Et je vous en félicite, mon cher ami, lui dis-je. Après une pareille course, notre individu doit être à bout de souffle. Nous le tenons.

J'examinai les environs, tout en réfléchissant aux moyens de procéder seul à l'arrestation du fugitif, afin de faire moi-même des reprises que la justice n'aurait sans doute tolérées qu'après beaucoup d'enquêtes désagréables. Puis je revins à mes compagnons.

—Voilà, c'est facile. Vous, Massol, postez-vous à gauche. Vous, Delivet, à droite. De là, vous surveillez toute la ligne postérieure du bosquet, et il ne peut en sortir, sans être aperçu de vous, que par cette cavée, où je prends position. S'il ne sort pas, moi j'entre, et, forcément, je le rabats sur l'un ou sur l'autre. Vous n'avez donc qu'à attendre. Ah! j'oubliais: en cas d'alerte, un coup de feu.

Massol et Delivet s'éloignèrent chacun de son côté. Aussitôt qu'ils eurent disparu, je pénétrai dans le bois, avec les plus grandes précautions, de manière à n'être ni vu ni entendu. C'étaient des fourrés épais, aménagés pour la chasse, et coupés de sentes très étroites où il n'était possible de marcher qu'en se courbant comme dans des souterrains de verdure.

L'une d'elles aboutissait à une clairière où l'herbe mouillée présentait des traces de pas. Je les suivis, en ayant soin de me glisser à travers les taillis. Elles me conduisirent au pied d'un petit monticule que couronnait une masure en plâtras, à moitié démolie.

—Il doit être là, pensai-je. L'observatoire est bien choisi.

Je rampai jusqu'à proximité de la bâtisse. Un bruit léger m'avertit de sa présence, et, de fait, par une ouverture, je l'aperçus qui me tournait le dos.

En deux bonds je fus sur lui. Il essaya de braquer le revolver qu'il tenait à la main. Je ne lui en laissai pas le temps, et l'entraînai à terre, de telle façon que ses deux bras étaient pris sous lui, tordus, et que je pesais de mon genou sur sa poitrine.

—Écoute, mon petit, lui dis-je à l'oreille, je suis Arsène Lupin. Tu vas me rendre, toute de suite et de bonne grâce, mon portefeuille et la sacoche de la dame... moyennant quoi je te tire des griffes de la police, et je t'enrôle parmi mes amis. Un mot seulement: oui ou non?

—Oui, murmura-t-il.

—Tant mieux. Ton affaire, ce matin, était joliment combinée. On s'entendra.

Je me relevai. Il fouilla dans sa poche, en sortit un large couteau et voulut m'en frapper.

—Imbécile! m'écriai-je.

D'une main, j'avais paré l'attaque. De l'autre, je lui portai un violent coup sur l'artère carotide, ce qui s'appelle le «hook à la carotide»... Il tomba, assommé.

Dans mon portefeuille, je retrouvai mes papiers et mes billets de banque. Par curiosité, je pris le sien. Sur une enveloppe qui lui était adressée, je lus son nom: Pierre Onfrey.

Je tressaillis. Pierre Onfrey, l'assassin de la rue Lafontaine, à Auteuil! Pierre Onfrey, celui qui avait égorgé Mme Delbois et ses deux filles. Je me penchai sur lui. Oui, c'était ce visage qui, dans le compartiment, avait éveillé en moi le souvenir de traits déjà contemplés.

Mais le temps passait. Je mis dans une enveloppe deux billets de cent francs, avec une carte et ces mots: «Arsène Lupin à ses bons collègues Honoré Massol et Gaston Delivet, en témoignage de reconnaissance.» Je posai cela en évidence au milieu de la pièce. À côté, la sacoche de Mme Renaud. Pouvais-je ne point la rendre à l'excellente amie qui m'avait secouru? Je confesse cependant que j'en retirai tout ce qui présentait un intérêt quelconque, n'y laissant qu'un peigne en écaille, un bâton de rouge Dorin pour les lèvres et un porte-monnaie vide. Que diable! Les affaires sont les affaires. Et puis, vraiment son mari exerçait un métier si peu honorable!...

Restait l'homme. Il commençait à remuer. Que devais-je faire? Je n'avais qualité ni pour le sauver ni pour le condamner.

Je lui enlevai ses armes et tirai en l'air un coup de revolver.

—Les deux autres vont venir, pensai-je, qu'il se débrouille! Les choses s'accompliront dans le sens de son destin.

Et je m'éloignai au pas de course par le chemin de la cavée.

Vingt minutes plus tard, une route de traverse, que j'avais remarquée lors de notre poursuite, me ramenait auprès de mon automobile.

À quatre heures je télégraphiais à mes amis de Rouen qu'un incident imprévu me contraignait à remettre ma visite. Entre nous, je crains fort, étant donné ce qu'ils doivent savoir maintenant, d'être obligé de la remettre indéfiniment. Cruelle désillusion pour eux!

À six heures, je rentrais à Paris par l'Isle-Adam, Enghien et la porte Bineau.

Les journaux du soir m'apprirent que l'on avait enfin réussi à s'emparer de Pierre Onfrey.

Le lendemain,—ne dédaignons point les avantages d'une intelligente réclame—l'Écho de France publiait cet entrefilet sensationnel:

«Hier, aux environs de Buchy, après de nombreux incidents, Arsène Lupin a opéré l'arrestation de Pierre Onfrey. L'assassin de la rue Lafontaine venait de dévaliser sur la ligne de Paris au Havre Mme Renaud, la femme du sous-directeur des services pénitentiaires. Arsène Lupin a restitué à Mme Renaud la sacoche qui contenait ses bijoux, et a récompensé généreusement les deux agents de la Sûreté qui l'avaient aidé au cours de cette dramatique arrestation.»

LE COLLIER DE LA REINE

Deux ou trois fois par an, à l'occasion de solennités importantes, comme les bals de l'ambassade d'Autriche ou les soirées de lady Billingstone, la comtesse de Dreux-Soubise mettait sur ses blanches épaules «le Collier de la Reine».

C'était bien le fameux collier, le collier légendaire que Böhmer et Bassenge, joailliers de la couronne, destinaient à la Du Barry, que le cardinal de Rohan-Soubise crut offrir à Marie-Antoinette, reine de France, et que l'aventurière Jeanne de Valois, comtesse de la Motte, dépeça un soir de février 1785, avec l'aide de son mari et de leur complice Rétaux de Villette.

Pour dire vrai, la monture seule était authentique. Rétaux de Villette l'avait conservée, tandis que le sieur de la Motte et sa femme dispersaient aux quatre vents les pierres brutalement desserties, les admirables pierres si soigneusement choisies par Böhmer. Plus tard, en Italie, il la vendit à Gaston de Dreux-Soubise, neveu et héritier du cardinal, sauvé par lui de la ruine lors de la retentissante banqueroute de Rohan-Guéménée, et qui en souvenir de son oncle, racheta les quelques diamants qui restaient en la possession du bijoutier anglais Jefferys, les compléta avec d'autres de valeur beaucoup moindre, mais de même dimension, et parvint à reconstituer le merveilleux «collier en esclavage», tel qu'il était sorti des mains de Böhmer et Bassenge.

De ce bijou historique, pendant près d'un siècle, les Dreux-Soubise s'enorgueillirent. Bien que diverses circonstances eussent notablement diminué leur fortune, ils aimèrent mieux réduire leur train de maison que d'aliéner la royale et précieuse relique. En particulier le comte actuel y tenait comme on tient à la demeure de ses pères. Par prudence, il avait loué un coffre au Crédit Lyonnais pour l'y déposer. Il allait l'y chercher lui-même l'après-midi du jour où sa femme voulait s'en parer, et l'y reportait lui-même le lendemain.

Ce soir-là, à la réception du Palais de Castille, la comtesse eut un véritable succès, et le roi Christian, en l'honneur de qui la fête était donnée, remarqua sa beauté magnifique. Les pierreries ruisselaient autour du cou gracieux. Les mille facettes des diamants brillaient et scintillaient comme des flammes à la clarté des lumières. Nulle autre qu'elle, semblait-il, n'eût pu porter avec tant d'aisance et de noblesse le fardeau d'une telle parure.

Ce fut un double triomphe, que le comte de Dreux goûta profondément, et dont il s'applaudit quand ils furent rentrés dans la chambre de leur vieil hôtel du faubourg Saint-Germain. Il était fier de sa femme, et tout autant peut-être du bijou qui illustrait sa maison depuis quatre générations. Et sa femme en tirait une vanité un peu puérile, mais qui était bien la marque de son caractère altier.

Non sans regret elle détacha le collier de ses épaules et le tendit à son mari qui l'examina avec admiration, comme s'il ne le connaissait point. Puis l'ayant remis dans son écrin de cuir rouge aux armes du Cardinal, il passa dans un cabinet voisin, sorte d'alcôve plutôt que l'on avait complètement isolée de la chambre, et dont l'unique entrée se trouvait au pied de leur lit. Comme les autres fois, il le dissimula sur une planche assez élevée, parmi des cartons à chapeau et des piles de linge. Il referma la porte et se dévêtit.

Au matin, il se leva vers neuf heures, avec l'intention d'aller, avant le déjeuner, jusqu'au Crédit Lyonnais. Il s'habilla, but une tasse de café et descendit aux écuries. Là, il donna des ordres. Un des chevaux l'inquiétait. Il le fit marcher et trotter devant lui dans la cour. Puis il retourna près de sa femme.

Elle n'avait point quitté la chambre et se coiffait, aidée de sa bonne. Elle lui dit:

—Vous sortez!

—Oui... pour cette course...

—Ah! en effet... c'est plus prudent...

Il pénétra dans le cabinet. Mais, au bout de quelques secondes, il demanda, sans le moindre étonnement d'ailleurs:

—Vous l'avez pris, chère amie?

Elle répliqua:

—Comment? mais non, je n'ai rien pris.

—Vous l'avez dérangé.

—Pas du tout... je n'ai même pas ouvert cette porte.

Il apparut, décomposé, et il balbutia, la voix à peine intelligible:

—Vous n'avez pas?... Ce n'est pas vous?... Alors...

Elle accourut, et ils cherchèrent fiévreusement, jetant les cartons à terre et démolissant les piles de linge. Et le comte répétait:

—Inutile... tout ce que nous faisons est inutile... C'est ici, là, sur cette planche, que je l'ai mis.

—Vous avez pu vous tromper.

—C'est ici, là, sur cette planche, et pas sur une autre.

Ils allumèrent une bougie, car la pièce était assez obscure, et ils enlevèrent tout le linge et tous les objets qui l'encombraient. Et quand il n'y eut plus rien dans le cabinet, ils durent s'avouer avec désespoir que le fameux collier, «le Collier en esclavage de la Reine», avait disparu.

De nature résolue, la comtesse, sans perdre de temps en vaines lamentations, fit prévenir le commissaire, M. Valorbe, dont ils avaient eu déjà l'occasion d'apprécier l'esprit sagace et la clairvoyance. On le mit au courant par le détail, et tout de suite il demanda:

—Êtes-vous sûr, Monsieur le comte, que personne n'a pu traverser la nuit votre chambre.

—Absolument sûr. J'ai le sommeil très léger. Mieux encore: la porte de cette chambre était fermée au verrou. J'ai dû le tirer ce matin quand ma femme a sonné la bonne.

—Et il n'existe pas d'autre passage qui permette de s'introduire dans le cabinet?

—Aucun.

—Pas de fenêtre?

—Si, mais elle est condamnée.

—Je désirerais m'en rendre compte...

On alluma des bougies, et aussitôt M. Valorbe fit remarquer que la fenêtre n'était condamnée qu'à mi-hauteur, par un bahut, lequel en outre ne touchait pas exactement aux croisées.

—Il y touche suffisamment, répliqua M. de Dreux, pour qu'il soit impossible de le déplacer sans faire beaucoup de bruit.

—Et sur quoi donne cette fenêtre?

—Sur une courette intérieure.

—Et vous avez encore un étage au-dessus de celui-là?

—Deux, mais au niveau de celui des domestiques, la courette est protégée par une grille à petites mailles. C'est pourquoi nous avons si peu de jour.

D'ailleurs, quand on eut écarté le bahut, on constata que la fenêtre était close, ce qui n'aurait pas été si quelqu'un avait pénétré du dehors.

—À moins, observa le comte, que ce quelqu'un ne soit sorti par notre chambre.

—Auquel cas, vous n'auriez pas trouvé le verrou de cette chambre poussé.

Le commissaire réfléchit un instant, puis se tournant vers la comtesse:

—Savait-on dans votre entourage, Madame, que vous deviez porter ce collier hier soir?

—Certes, je ne m'en suis pas cachée. Mais personne ne savait que nous l'enfermions dans ce cabinet.

—Personne?

—Personne... À moins que...

—Je vous en prie, Madame, précisez. C'est là un point des plus importants.

Elle dit à son mari:

—Je songeais à Henriette.

—Henriette? Elle ignore ce détail comme les autres.

—En es-tu certain?

—Quelle est cette dame? interrogea M. Valorbe.

—Une amie de couvent, qui s'est fâchée avec sa famille pour épouser une sorte d'ouvrier. À la mort de son mari, je l'ai recueillie avec son fils, et leur ai meublé un appartement dans cet hôtel.

Et elle ajouta avec embarras:

—Elle me rend quelques services. Elle est très adroite de ses mains.

—À quel étage habite-t-elle?

—Au nôtre, pas loin du reste... à l'extrémité de ce couloir... Et même, j'y pense... la fenêtre de sa cuisine...

—Ouvre sur cette courette, n'est-ce pas?

—Oui, juste en face de la nôtre.

Un léger silence suivit cette déclaration.

Puis M. Valorbe demanda qu'on le conduisît auprès d'Henriette.

Ils la trouvèrent en train de coudre, tandis que son fils Raoul, un bambin de six à sept ans, lisait à ses côtés. Assez étonné de voir le misérable appartement qu'on avait meublé pour elle, et qui se composait au total d'une pièce sans cheminée et d'un réduit servant de cuisine, le commissaire la questionna. Elle parut bouleversée en apprenant le vol commis. La veille au soir, elle avait elle-même habillé la comtesse et fixé le collier autour de son cou.

—Seigneur Dieu! s'écria-t-elle, qui m'aurait jamais dit?

—Et vous n'avez aucune idée? pas le moindre doute? Il est possible cependant que le coupable ait passé par votre chambre.

Elle rit de bon cœur, sans même imaginer qu'on pouvait l'effleurer d'un soupçon:

—Mais je ne l'ai pas quittée, ma chambre! je ne sors jamais, moi. Et puis, vous n'avez donc pas vu?

Elle ouvrit la fenêtre du réduit.

—Tenez, il y a bien trois mètres jusqu'au rebord opposé.

—Qui vous a dit que nous envisagions l'hypothèse d'un vol effectué par là?

—Mais... le collier n'était-il pas dans le cabinet?

—Comment le savez-vous?

—Dame! j'ai toujours su qu'on l'y mettait la nuit... on en a parlé devant moi...

Sa figure, encore jeune, mais que les chagrins avaient flétrie, marquait une grande douceur et de la résignation. Cependant elle eut soudain, dans le silence, une expression d'angoisse, comme si un danger l'eût menacée. Elle attira son fils contre elle. L'enfant lui prit la main et l'embrassa tendrement.

—Je ne suppose pas, dit M. de Dreux au commissaire, quand ils furent seuls, je ne suppose pas que vous la soupçonniez? Je réponds d'elle. C'est l'honnêteté même.

—Oh! je suis tout à fait de votre avis, affirma M. Valorbe. C'est tout au plus si j'avais pensé à une complicité inconsciente. Mais je reconnais que cette explication doit être abandonnée... d'autant qu'elle ne résout nullement le problème auquel nous nous heurtons.

Le commissaire ne poussa pas plus avant cette enquête, que le juge d'instruction reprit et compléta les jours suivants. On interrogea les domestiques, on vérifia l'état du verrou, on fit des expériences sur la fermeture et sur l'ouverture de la fenêtre du cabinet, on explora la courette de haut en bas... Tout fut inutile. Le verrou était intact. La fenêtre ne pouvait s'ouvrir ni se fermer du dehors.

Plus spécialement, les recherches visèrent Henriette, car, malgré tout, on en revenait toujours de ce côté. On fouilla sa vie minutieusement, et il fut constaté que, depuis trois ans, elle n'était sortie que quatre fois de l'hôtel, et les quatre fois pour des courses que l'on put déterminer. En réalité, elle servait de femme de chambre et de couturière à Madame de Dreux, qui se montrait à son égard d'une rigueur dont tous les domestiques témoignèrent en confidence.

—D'ailleurs, disait le juge d'instruction, qui, au bout d'une semaine, aboutit aux mêmes conclusions que le commissaire, en admettant que nous connaissions le coupable, et nous n'en sommes pas là, nous n'en saurions pas davantage sur la manière dont le vol a été commis. Nous sommes barrés à droite et à gauche par deux obstacles: une porte et une fenêtre fermées. Le mystère est double! Comment a-t-on pu s'introduire, et comment, ce qui était beaucoup plus difficile, a-t-on pu s'échapper en laissant derrière soi une porte close au verrou et une fenêtre fermée?

Au bout de quatre mois d'investigations, l'idée secrète du juge était celle-ci: M. et Mme de Dreux, pressés par des besoins d'argent, qui, de fait, étaient considérables, avaient vendu le Collier de la Reine. Il classa l'affaire.

Le vol du précieux bijou porta aux Dreux-Soubise un coup dont ils gardèrent longtemps la marque. Leur crédit n'étant plus soutenu par la sorte de réserve que constituait un tel trésor, ils se trouvèrent en face de créanciers plus exigeants et de prêteurs moins favorables. Ils durent couper dans le vif, aliéner, hypothéquer. Bref, c'eût été la ruine si deux gros héritages de parents éloignés ne les avaient sauvés.

Ils souffrirent aussi dans leur orgueil, comme s'ils avaient perdu un quartier de noblesse. Et, chose bizarre, ce fut à son ancienne amie de pension que la comtesse s'en prit. Elle ressentait contre elle une véritable rancune et l'accusait ouvertement. On la relégua d'abord à l'étage des domestiques, puis on la congédia du jour au lendemain.

Et la vie coula, sans événements notables. Ils voyagèrent beaucoup.

Un seul fait doit être relevé au cours de cette époque. Quelques mois après le départ d'Henriette, la comtesse reçut d'elle une lettre qui la remplit d'étonnement: