Contes Français

CONTES FRANÇAIS




EDITED WITH NOTES AND VOCABULARY

BY

DOUGLAS LABAREE BUFFUM, PH. D.

Professor of Romance Languages in Princeton University.




PREFACE.

This edition of Contes Français follows the lines of my edition of French Short Stories, published in 1907. The stories have been chosen from representative authors of the nineteenth century with a view to: (1) literary worth, (2) varied style and subject-matter, (3) large vocabulary, (4) interest for the student.

The vocabulary is large (between 6000 and 7000 words); it is hoped that it will be found to be complete, with the exception of merely personal names, having no English equivalent and of no signification beyond the story in which they occur. In a few instances words will be found in the text with special meanings; in these cases the vocabulary contains the usual signification as well as the special. Irregularities in pronunciation are indicated in the vocabulary.

A knowledge of the elementary principles of French grammar on the part of the student is presupposed. Consequently the notes contain few grammatical explanations. Repetition of rules that may be found in the ordinary grammars would be unnecessary, and the individual instructor will probably prefer to adapt this side of the work to the needs of each class, Or better still to the needs of each student. Mere translations have also been avoided in the notes; the complete vocabulary will enable the student to do this work himself. The body of the notes is devoted to the explanation of historical and literary references and to the explanation of difficult or exceptional grammatical constructions. A few general remarks have been made in connection with each author in order to point out his place in French literature; bibliographical material for more detailed information has been indicated and the principal works of each author have been mentioned, together with one or more editions of his works.

No alteration of any kind has been made in the French Text.

CONTENTS

PRÉFACE

MÉRIMÉE
--L'ENLÈVEMENT DE LA REDOUTE
--LE COUP DE PISTOLET

MAUPASSANT
--LA MAIN
--UNE VENDETTA
--L'AVENTURE DE WALTER SCHNAFFS
--TOMBOUCTOU
--EN MER
--LES PRISONNIERS
--LE BAPTÊME
--TOINE
--LE PÈRE MILON

DAUDET
--LE CURÉ DE CUCUGNAN
--LE SOUS-PRÉFET AUX CHAMPS
--LE PAPE EST MORT
--UN RÉVEILLON DANS LE MARAIS
--LA VISION DU JUGE DE COLMAR

ERCKMANN-CHATRIAN
--LA MONTRE DU DOYEN

COPPÉE
--LE LOUIS D'OR
--L'ENFANT PERDU

GAUTIER
--LA MILLE ET DEUXIÈME NUIT

BALZAC
--UN DRAME AU BORD DE LA MER.

MUSSET
--CROISILLES

NOTES.

VOCABULARY.



CONTES FRANÇAIS

MÉRIMÉE

L'ENLÈVEMENT DE LA REDOUTE

Un militaire de mes amis, qui est mort de la fièvre en
Grèce il y a quelques années, me conta un jour la première
affaire à laquelle il avait assisté. Son récit me frappa
tellement, que je l'écrivis de mémoire aussitôt que j'en
[5]eus le loisir. Le voici:

Je rejoignis le régiment le 4 septembre au soir. Je
trouvai le colonel au bivac. Il me reçut d'abord assez
brusquement; mais, après avoir lu la lettre de recommandation
du général B * * *, il changea de manières, et
[10]m'adressa quelques paroles obligeantes.

Je fus présenté par lui à mon capitaine, qui revenait à
l'instant même d'une reconnaissance. Ce capitaine, que
je n'eus guère le temps de connaître, était un grand homme
brun, d'une physionomie dure et repoussante. Il avait
[15]été simple soldat, et avait gagné ses épaulettes et sa croix
sur les champs de bataille. Sa voix, qui était enrouée et
faible, contrastait singulièrement avec sa stature presque
gigantesque. On me dit qu'il devait cette voix étrange à
une balle qui l'avait percé de part en part à la bataille
[20]d'Iéna.

En apprenant que je sortais de l'école de Fontainebleau,
il fit la grimace et dit:

--Mon lieutenant est mort hier...


Je compris qu'il voulait dire: «C'est vous qui devez le

remplacer, et vous n'en êtes pas capable.» Un mot piquant

me vint sur les lèvres, mais je me contins.


[5]
La lune se leva derrière la redoute de Cheverino, située

à deux portées de canon de notre bivac. Elle était large

et rouge comme cela est ordinaire à son lever. Mais, ce

soir-là elle me parut d'une grandeur extraordinaire. Pendant

un instant, la redoute se détacha en noir sur le disque

[10]
éclatant de la lune. Elle ressemblait au cône d'un volcan

au moment de l'éruption.


Un vieux soldat, auprès duquel je me trouvais, remarqua

la couleur de la lune.


--Elle est bien rouge, dit-il; c'est signe qu'il en coûtera

[15]
bon pour l'avoir, cette fameuse redoute! J'ai toujours

été superstitieux, et cet augure, dans ce moment surtout,

m'affecta. Je me couchai, mais je ne pus dormir. Je me

levai, et je marchai quelque temps, regardant l'immense

ligne de feux qui couvrait les hauteurs au delà du village

[20]
de Cheverino.


Lorsque je crus que l'air frais et piquant de la nuit avait

assez rafraîchi mon sang, je revins auprès du feu; je

m'enveloppai soigneusement dans mon manteau, et je

fermai les yeux, espérant ne pas les ouvrir avant le jour.

[25]
Mais le sommeil me tint rigueur. Insensiblement mes

pensées prenaient une teinte lugubre. Je me disais que je

n'avais pas un ami parmi les cent mille hommes qui couvraient

cette plaine. Si j'étais blessé, je serais dans un hôpital,

traité sans égards par des chirurgiens ignorants. Ce que

[30]
j'avais entendu dire des opérations chirurgicales me revint

à la mémoire. Mon coeur battait avec violence, et machinalement

je disposais, comme une espèce de cuirasse,


le mouchoir et le portefeuille que j'avais sur la poitrine.

La fatigue m'accablait, je m'assoupissais à chaque instant,

et à chaque instant quelque pensée sinistre se reproduisait

avec plus de force et me réveillait en sursaut.


[5]
Cependant la fatigue l'avait emporté, et, quand on

battit la diane, j'étais tout à fait endormi. Nous nous

mimes en bataille, on fit l'appel, puis on remit les armes

en faisceaux, et tout annonçait que nous allions passer

une journée tranquille.


[10]
Vers trois heures, un aide de camp arriva, apportant un

ordre. On nous fit reprendre les armes; nos tirailleurs se

répandirent dans la plaine; nous les suivîmes lentement,

et, au bout de vingt minutes, nous vîmes tous les avant-postes

des Russes se replier et rentrer dans la redoute.


[15]
Une batterie d'artillerie vint s'établir à notre droite,

une autre à notre gauche, mais toutes les deux bien en

avant de nous. Elles commencèrent un feu très vif sur

l'ennemi, qui riposta énergiquement, et bientôt la redoute

de Cheverino disparut sous des nuages épais de fumée.


[20]
Notre régiment était presque à couvert du feu des

Russes par un pli de terrain. Leurs boulets, rares d'ailleurs

pour nous (car ils tiraient de préférence sur nos canonniers),

passaient au-dessus de nos têtes, ou tout au plus nous

envoyaient de la terre et de petites pierres.


[25]
Aussitôt que l'ordre de marcher en avant nous eut été

donné, mon capitaine me regarda avec une attention qui

m'obligea à passer deux ou trois fois la main sur ma jeune

moustache d'un air aussi dégagé qu'il me fut possible.

Au reste, je n'avais pas peur, et la seule crainte que

[30]
j'éprouvasse, c'était que l'on ne s'imaginât que j'avais

peur. Ces boulets inoffensifs contribuèrent encore à me

maintenir dans mon calme héroïque. Mon amour-propre


me disait que je courais un danger réel, puisque enfin

j'étais sous le feu d'une batterie. J'étais enchanté d'être

si à mon aise, et je songeai au plaisir de raconter la prise

de la redoute de Cheverino, dans le salon de madame de

[5]
B * * *, rue de Provence.


Le colonel passa devant notre compagnie; il m'adressa

la parole: «Eh bien, vous allez en voir de grises pour votre

début.»


Je souris d'un air tout à fait martial en brossant la

[10]
manche de mon habit, sur laquelle un boulet, tombé à

trente pas de moi, avait envoyé un peu de poussière.


Il parut que les Russes s'aperçurent du mauvais succès

de leurs boulets; car ils les remplacèrent par des obus qui

pouvaient plus facilement nous atteindre dans le creux où

[15]
nous étions postés. Un assez gros éclat m'enleva mon

schako et tua un homme auprès de moi.


--Je vous fais mon compliment, me dit le capitaine,

comme je venais de ramasser mon schako, vous en voilà

quitte pour la journée. Je connaissais cette superstition

[20]
militaire qui croit que l'axiome
non bis in idem
trouve son

application aussi bien sur un champ de bataille que dans

une cour de justice. Je remis fièrement mon schako.


--C'est faire saluer les gens sans cérémonie, dis-je aussi

gaiement que je pus. Cette mauvaise plaisanterie, vu la

[25]
circonstance, parut excellente.


--Je vous félicite, reprit le capitaine, vous n'aurez rien

de plus, et vous commanderez une compagnie ce soir; car

je sens bien que le four chauffe pour moi. Toutes les fois

que j'ai été blessé, l'officier auprès de moi a reçu quelque

[30]
balle morte, et, ajouta-t-il d'un ton plus bas et presque

honteux, leurs noms commençaient toujours par un P.


Je fis l'esprit fort; bien des gens auraient fait comme moi;


bien des gens auraient été aussi bien que moi frappés de

ces paroles prophétiques. Conscrit comme je l'étais, je

sentais que je ne pouvais confier mes sentiments à personne,

et que je devais toujours paraître froidement

[5]
intrépide.


Au bout d'une demi-heure, le feu des Russes diminua

sensiblement; alors nous sortîmes de notre couvert pour

marcher sur la redoute.


Notre régiment était composé de trois bataillons. Le

[10]
deuxième fut chargé de tourner la redoute du côté de la

gorge; les deux autres devaient donner l'assaut. J'étais

dans le troisième bataillon.


En sortant de derrière l'espèce d'épaulement qui nous

avait protégés, nous fûmes reçus par plusieurs décharges

[15]
de mousqueterie qui ne firent que peu de mal dans nos

rangs. Le sifflement des balles me surprit: souvent je

tournais la tête, et je m'attirai ainsi quelques plaisanteries

de la part de mes camarades plus familiarisés avec ce bruit.


--A tout prendre, me dis-je, une bataille n'est pas une

[20]
chose si terrible.


Nous avancions au pas de course, précédés de tirailleurs:

tout à coup les Russes poussèrent trois hourras, trois

hourras distincts, puis demeurèrent silencieux et sans

tirer.


[25]
--Je n'aime pas ce silence, dit mon capitaine; cela ne

nous présage rien de bon.


Je trouvai que nos gens étaient un peu trop bruyants, et

je ne pus m'empêcher de faire intérieurement la comparaison

de leurs clameurs tumultueuses avec le silence imposant

[30]
de l'ennemi.


Nous parvînmes rapidement au pied de la redoute, les

palissades avaient été brisées et la terre bouleversée par


nos boulets. Les soldats s'élancèrent sur ces ruines

nouvelles avec des cris de
Vive l'empereur!
plus fort qu'on

ne l'aurait attendu de gens qui avaient déjà tant crié.


Je levai les yeux, et jamais je n'oublierai le spectacle que

[5]
je vis. La plus grande partie de la fumée s'était élevée et

restait suspendue comme un dais à vingt pieds au-dessus

de la redoute. Au travers d'une vapeur bleuâtre, on apercevait

derrière leur parapet à demi détruit les grenadiers

russes, l'arme haute, immobiles comme des statues. Je

[10]
crois voir encore chaque soldat, l'oeil gauche attaché sur

nous, le droit caché par son fusil élevé. Dans une embrasure,

à quelques pieds de nous, un homme tenant une

lance à feu était auprès d'un canon.


Je frissonnai, et je crus que ma dernière heure était

[15]
venue.


--Voilà la danse qui va commencer! s'écria mon capitaine.

Bonsoir!


Ce furent les dernières paroles que je l'entendis

prononcer.


[20]
Un roulement de tambours retentit dans la redoute.

Je vis se baisser tous les fusils. Je fermai les yeux; et

j'entendis un fracas épouvantable, suivi de cris et de

gémissements. J'ouvris les yeux, surpris de me trouver

encore au monde. La redoute était de nouveau enveloppée

[25]
de fumée. J'étais entouré de blessés et de morts. Mon

capitaine était étendu à mes pieds: sa tête avait été broyée

par un boulet, et j'étais couvert de sa cervelle et de son

sang. De toute ma compagnie, il ne restait debout que

six hommes et moi.


[30]
A ce carnage succéda un moment de stupeur. Le colonel,

mettant son chapeau au bout de son épée, gravit le premier

le parapet en criant:
Vive l'empereur!
il fut suivi aussitôt


de tous les survivants. Je n'ai presque plus de souvenir

net de ce qui suivit. Nous entrâmes dans la redoute, je ne

sais comment. On se battit corps à corps au milieu d'une

fumée si épaisse, que l'on ne pouvait se voir. Je crois que

[5]
je frappai, car mon sabre se trouva tout sanglant. Enfin

j'entendis crier: «Victoire!» et la fumée diminuant, j'aperçus

du sang et des morts sous lesquels disparaissait la

terre de la redoute. Les canons surtout étaient enterrés

sous des tas de cadavres. Environ deux cents hommes

[10]
debout, en uniforme français, étaient groupés sans ordre,

les uns chargeant leurs fusils, les autres essuyant leurs

baïonnettes. Onze prisonniers russes étaient avec eux.