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Contes Français
ouvrant sa large bouche meublée de dents aiguës et
blanches, lui fit voir que sa langue avait été coupée
jusqu'aux racines. Ainsi il lui eût été difficile de
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commettre des indiscrétions.
Enfin ils arrivèrent dans un endroit de la ville tout à
fait désert et que Mahmoud-Ben-Ahmed ne connaissait
pas, quoiqu'il fût natif du Caire et qu'il crût en connaître
tous les quartiers: le muet s'arrêta devant un mur blanchi
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à la chaux, où il n'y avait pas apparence de porte. Il
compta six pas à partir de l'angle du mur, et chercha avec
beaucoup d'attention un ressort sans doute caché dans
l'interstice des pierres. L'ayant trouvé, il pressa la détente,
une colonne tourna sur elle-même, et laissa voir un passage
sombre, étroit, où le muet s'engagea, suivi de
Mahmoud-Ben-Ahmed. Ils descendirent d'abord plus de cent
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marches, et suivirent ensuite un corridor obscur d'une
longueur interminable. Mahmoud-Ben-Ahmed, en tâtant
les murs, reconnut qu'ils étaient de roche vive, sculptés
d'hiéroglyphes en creux et comprit qu'il était dans les
couloirs souterrains d'une ancienne nécropole égyptienne
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dont on avait profité pour établir cette issue secrète. Au
bout du corridor, dans un grand éloignement, scintillaient
quelques lueurs de jour bleuâtre. Ce jour passait à travers
des dentelles d'une sculpture évidée faisant partie de la
salle où le corridor aboutissait. Le muet poussa un autre
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ressort, et Mahmoud-Ben-Ahmed se trouva dans une
salle dallée de marbre blanc, avec un bassin et un jet
d'eau au milieu, des colonnes d'albâtre, des murs revêtus
de mosaïques de verre, de sentences du Coran entremêlées
de fleurs et d'ornements, et couverte par une voûte
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sculptée, fouillée, travaillée comme l'intérieur d'une ruche
ou d'une grotte à stalactites, d'énormes pivoines écarlates
posées dans d'énormes vases mauresques de porcelaine
blanche et bleue complétaient la décoration. Sur une
estrade garnie de coussins, espèce d'alcôve pratiquée dans
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l'épaisseur du mur, était assise la princesse Ayesha, sans
voile, radieuse, et surpassant en beauté les houris du
quatrième ciel.
«Eh bien! Mahmoud-Ben-Ahmed, avez-vous fait d'autres
vers en mon honneur?» lui dit-elle du ton le plus
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gracieux en lui faisant signe de s'asseoir.
Mahmoud-Ben-Ahmed se jeta aux genoux d'Ayesha et
tira son papyrus de sa manche, et lui récita son ghazel
du ton le plus passionné; c'était vraiment un remarquable
morceau de poésie. Pendant qu'il lisait, les joues de la
princesse s'éclairaient et se coloraient comme une lampe
d'albâtre que l'on vient d'allumer. Ses yeux étoilaient et
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lançaient des rayons d'une clarté extraordinaire, son corps
devenait comme transparent, sur ses épaules frémissantes
s'ébauchaient vaguement des ailes de papillon.
Malheureusement Mahmoud-Ben-Ahmed, trop occupé de la
lecture de sa pièce de vers, ne leva pas les yeux et ne
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s'aperçut pas de la métamorphose qui s'était opérée.
Quand il eut achevé, il n'avait plus devant lui que la
princesse Ayesha qui le regardait en souriant d'un air
ironique.
Comme tous les poètes, trop occupés de leurs propres
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créations, Mahmoud-Ben-Ahmed avait oublié que les
plus beaux vers ne valent pas une parole sincère, un regard
illuminé par la clarté de l'amour.--Les péris sont comme
les femmes, il faut les deviner et les prendre juste au
moment où elles vont remonter aux cieux pour n'en plus
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descendre.--L'occasion doit être saisie par la boucle
de cheveux qui lui pend sur le front, et les esprits de
l'air par leurs ailes. C'est ainsi qu'on peut s'en rendre
maître.
«Vraiment, Mahmoud-Ben-Ahmed, vous avez un talent
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de poète des plus rares, et vos vers méritent d'être affichés
à la porte des mosquées, écrits en lettres d'or, à côté des
plus célèbres productions de Ferdoussi, de Saadi et d'Ibnn-Ben-Omaz.
C'est dommage qu'absorbé par la perfection
de vos rimes allitérées, vous ne m'avez pas regardée tout
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à l'heure, vous auriez vu... ce que vous ne reverrez
peut-être jamais plus. Votre voeu le plus cher s'est accompli
devant vous sans que vous vous en soyez aperçu.
Adieu, Mahmoud-Ben-Ahmed, qui ne vouliez aimer
qu'une péri.»
Là-dessus Ayesha se leva d'un air tout à fait majestueux,
souleva une portière de brocart d'or et disparut.
[5]
Le muet vint reprendre Mahmoud-Ben-Ahmed, et le
reconduisit par le même chemin jusqu'à l'endroit où il
l'avait pris. Mahmoud-Ben-Ahmed, affligé et surpris
d'avoir été ainsi congédié, ne savait que penser et se
perdait dans ses réflexions, sans pouvoir trouver de motif à
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la brusque sortie de la princesse: il finit par l'attribuer à un
caprice de femme qui changerait à la première occasion;
mais il eut beau aller chez Bedredin acheter du benjoin et
des peaux de civette, il ne rencontra plus la princesse
Ayesha; il fit un nombre infini de stations près du troisième
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pilier de la mosquée du sultan Hassan, il ne vit plus
reparaître le noir vêtu de damas jaune, ce qui le jeta dans une
noire et profonde mélancolie.
Leila s'ingéniait à mille inventions pour le distraire:
elle lui jouait de la guzla; elle lui récitait des histoires
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merveilleuses; ornait sa chambre de bouquets dont les
couleurs étaient si bien mariées et diversifiées, que la vue
en était aussi réjouie que l'odorat; quelquefois même elle
dansait devant lui avec autant de souplesse et de grâce
que l'almée la plus habile; tout autre que Mahmoud-Ben-Ahmed
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eût été touché de tant de prévenances et d'attentions;
mais il avait la tête ailleurs, et le désir de retrouver
Ayesha ne lui laissait aucun repos. Il avait été bien
souvent errer à l'entour du palais de la princesse; mais il
n'avait jamais pu l'apercevoir; rien ne se montrait derrière
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les treillis exactement fermés; le palais était comme
un tombeau.
Son ami Abdul-Maleck, alarmé de son état, venait le
visiter souvent et ne pouvait s'empêcher de remarquer
les grâces et la beauté de Leila, qui égalaient pour le
moins celles de la princesse Ayesha, si même elles ne les
dépassaient, et s'étonnait de l'aveuglement de
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Mahmoud-Ben-Ahmed; et s'il n'eût craint de violer les saintes lois
de l'amitié, il eût pris volontiers la jeune esclave pour
femme. Cependant, sans rien perdre de sa beauté, Leila
devenait chaque jour plus pâle; ses grands yeux s'alanguissaient;
les rougeurs de l'aurore faisaient place sur ses
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joues aux pâleurs du clair de lune. Un jour
Mahmoud-Ben-Ahmed s'aperçut qu'elle avait pleuré, et lui en
demanda la cause:
«O mon cher seigneur, je n'oserais jamais vous la dire:
moi, pauvre esclave recueillie par pitié, je vous aime; mais
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que suis-je à vos yeux? je sais que vous avez formé le voeu
de n'aimer qu'une péri ou qu'une sultane: d'autres se
contenteraient d'être aimés sincèrement par un coeur
jeune et pur et ne s'inquiéteraient pas de la fille du calife
ou de la reine des génies: regardez-moi, j'ai eu quinze
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ans hier, je suis peut-être aussi belle que cette Ayesha
dont vous parlez tout haut en rêvant; il est vrai qu'on ne
voit pas briller sur mon front l'escarboucle magique, ou
l'aigrette de plume de héron; je ne marche pas accompagnée
de soldats aux mousquets incrustés d'argent et de
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corail. Mais cependant je sais chanter, improviser sur la
guzla, je danse comme Emineh elle-même, je suis pour
vous comme une soeur dévouée, que faut-il donc pour
toucher votre coeur?»
Mahmoud-Ben-Ahmed, en entendant ainsi parler Leila,
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sentait son coeur se troubler; cependant il ne disait rien
et semblait en proie à une profonde méditation. Deux
résolutions contraires se disputaient son âme: d'une part,
il lui en coûtait de renoncer à son rêve favori; de l'autre,
il se disait qu'il serait bien fou de s'attacher à une femme
qui s'était jouée de lui et l'avait quitté avec des paroles
railleuses, lorsqu'il avait dans sa maison, en jeunesse et
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en beauté, au moins l'équivalent de ce qu'il perdait.
Leila, comme attendant son arrêt, se tenait agenouillée,
et deux larmes coulaient silencieusement sur la figure pâle
de la pauvre enfant.
«Ah! pourquoi le sabre de Mesrour n'a-t-il pas achevé
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ce qu'il avait commencé!» dit-elle en portant la main à
son cou frêle et blanc.
Touché de cet accent de douleur, Mahmoud-Ben-Ahmed
releva la jeune esclave et déposa un baiser sur son
front.
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Leila redressa la tête comme une colombe caressée, et,
se posant devant Mahmoud-Ben-Ahmed, lui prit les
mains, et lui dit:
«Regardez-moi bien attentivement; ne trouvez-vous
pas que je ressemble fort à quelqu'un de votre
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connaissance?»
Mahmoud-Ben-Ahmed ne put retenir un cri de surprise:
«C'est la même figure, les mêmes yeux, tous les traits
en un mot de la princesse Ayesha. Comment se fait-il
que je n'aie pas remarqué cette ressemblance plus
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tôt?
--Vous n'aviez jusqu'à présent laissé tomber sur votre
pauvre esclave qu'un regard fort distrait, répondit Leila
d'un ton de douce raillerie.
--La princesse Ayesha elle-même n'enverrait maintenant
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son noir à la robe de damas jaune, avec le sélam
d'amour, que je refuserais de le suivre.
--Bien vrai? dit Leila d'une voix plus mélodieuse que
celle de Bulbul faisant ses aveux à la rose bien-aimée.
Cependant, il ne faudrait pas trop mépriser cette pauvre
Ayesha, qui me ressemble tant.»
Pour toute réponse, M~oud-Ben-Ahmed pressa la
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jeune esclave sur son coeur. Mais quel fut son étonnement
lorsqu'il vit la figure de Leila s'illuminer, l'escarboucle
magique s'allumer sur son front, et des ailes, semées
d'yeux de paon, se développer sur ses charmantes épaules!
Leila était une péri!
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«Je ne suis, mon cher Mahmoud-Ben-Ahmed, ni la
princesse Ayesha, ni Leila l'esclave. Mon véritable nom
est Boudroulboudour. Je suis péri du premier ordre,
comme vous pouvez le voir par mon escarboucle et par
mes ailes. Un soir, passant dans l'air à côté de votre
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terrasse, je vous entendis émettre le voeu d'être aimé d'une
péri. Cette ambition me plut; les mortels ignorants,
grossiers et perdus dans les plaisirs terrestres, ne songent
pas à de si rares voluptés. J'ai voulu vous éprouver, et
j'ai pris le déguisement d'Ayesha et de Leila pour voir si
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vous sauriez me reconnaître et m'aimer sous cette
enveloppe humaine. Votre coeur a été plus clairvoyant que
votre esprit, et vous avez eu plus de bonté que d'orgueil.
Le dévouement de l'esclave vous l'a fait préférer à la
sultane; c'était là que je vous attendais. Un moment
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séduite par la beauté de vos vers, j'ai été sur le point de
me trahir; mais j'avais peur que vous ne fussiez qu'un
poète amoureux seulement de votre imagination et de vos
rimes, et je me suis retirée, affectant un dédain superbe.
Vous avez voulu épouser Leila l'esclave, Boudroulboudour
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la péri se charge de la remplacer. Je serai Leila pour tous,
et péri pour vous seul; car je veux votre bonheur, et le
monde ne vous pardonnerait pas de jouir d'une félicité
supérieure à la sienne. Toute fée que je sois, c'est tout au
plus si je pourrais vous défendre contre l'envie et la
méchanceté des hommes.»
Ces conditions furent acceptées avec transport par
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Mahmoud-Ben-Ahmed, et les noces furent faites comme
s'il eût épousé réellement la petite Leila.
BALZAC
UN DRAME AU BORD DE LA MER
A Madame la Princesse Caroline Gallitzin de Genthod
née Comtesse Walewska
Hommage et souvenir de l'auteur
née Comtesse Walewska
Hommage et souvenir de l'auteur