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Contes Français
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Et toute la maison fut ébranlée de fond en comble...
des cris... des trépignements... des clameurs rauques
...me glacèrent d'épouvante... L'homme rugissait...
les autres respiraient haletants... puis il y eut un choc
qui fit craquer le plancher... je n'entendis plus qu'un
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grincement de dents... un cliquetis de chaînes...
«De la lumière!» cria le terrible Madoc.
Et tandis que le soufre flambait, jetant dans le réduit
sa lueur bleuâtre, je distinguai vaguement les agents de
police accroupis sur l'homme en manches de chemise: l'un
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le tenait à la gorge, l'autre lui appuyait les deux genoux
sur la poitrine; Madoc lui serrait les poings dans des
menottes à faire craquer les os; l'homme semblait inerte;
seulement une de ses grosses jambes, nue depuis le genou
jusqu'à la cheville, se relevait de temps en temps et frappait
le plancher par un mouvement convulsif... Les yeux
lui sortaient littéralement de la tête... une écume
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sanglante s'agitait sur ses lèvres.
A peine eus-je allumé la chandelle, que les agents de
police firent une exclamation étrange.
«Notre doyen!...»
Et tous trois se relevant... je les vis se regarder pâles
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de terreur.
L'oeil de l'assassin bouffi de sang se tourna vers Madoc
...Il voulut parler... mais seulement au bout de quelques
secondes... je l'entendis murmurer:
«Quel rêve!... mon Dieu... quel rêve!»
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Puis il fit un soupir et resta immobile.
Je m'étais approché pour le voir... C'était bien lui...
L'homme qui nous avait donné de si bons conseils sur la
route de Heidelberg... Peut-être avait-il pressenti que
nous serions la cause de sa perte: on a parfois de ces
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pressentiments terribles! Comme il ne bougeait plus et
qu'un filet de sang glissait sur le plancher poudreux,
Madoc, revenu de sa surprise, se pencha sur lui et déchira
sa chemise; nous vîmes alors qu'il s'était donné un coup
de son grand couteau dans le coeur.
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«Eh! fit Madoc avec un sourire sinistre, M, le doyen a
fait banqueroute à la potence... Il connaissait la bonne
place et ne s'est pas manqué! Restez ici, vous autres...
Je vais prévenir le bailli.»
Puis il ramassa son chapeau, tombé pendant la lutte,
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et sortit sans ajouter un mot.
Je restai seul en face du cadavre avec les deux agents
de police.
Le lendemain, vers huit heures, tout Heidelberg apprit
la grande nouvelle. Ce fut un événement pour le pays.
Daniel Van den Berg, doyen des drapiers, jouissait d'une
fortune et d'une considération si bien établies, que
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beaucoup de gens se refusèrent à croire aux abominables
instincts qui le dominaient.
On discuta ces événements de mille manières différentes.
Les uns disaient que le riche doyen était somnambule, et
par conséquent irresponsable de ses actions... les autres,
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qu'il était assassin par amour du sang, n'ayant aucun
intérêt sérieux à commettre de tels crimes... Peut-être
était-il l'un et l'autre!
C'est un fait incontestable que l'être moral, la volonté,
l'âme, n'existe pas chez le somnambule. Or l'animal, abandonné
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à lui-même, subit l'impulsion naturelle de ses instincts
pacifiques ou sanguinaires, et la face ramassée de
maître Daniel van den Berg, sa tête plate, renflée derrière
les oreilles, ses longues moustaches hérissées, ses yeux verts,
tout prouve qu'il appartenait malheureusement à la famille
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des chats, race terrible, qui tue pour le plaisir de tuer.
Quoi qu'il en soit, mes compagnons furent rendus à la
liberté. On cita la petite Annette, pendant quinze jours,
comme un modèle de dévouement. Elle fut même recherchée
en mariage par le fils du bourgmestre Trungott, jeune
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homme romanesque, qui fera le malheur de sa famille.
Moi, je m'empressai de retourner dans la Forêt Noire, où,
depuis cette époque, je remplis les fonctions de chef d'orchestre
au bouchon du
Sabre-Vert
, sur la route de Tubingue.
S'il vous arrive de passer par là, et que mon histoire
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vous ait intéressé, venez me voir... nous viderons deux ou
trois bouteilles ensemble... et je vous raconterai certains
détails, qui vous feront dresser les cheveux sur la tête!...
COPPÉE
LE LOUIS D'OR
(CONTE DE NOËL)
A mon cher cousin Édouard Tramasset
Lorsque Lucien de Hem eut vu son dernier billet de
cent francs agrippé par le râteau du banquier, et qu'il se
fut levé de la table de roulette où il venait de perdre les
débris de sa petite fortune, réunis par lui pour cette
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suprême bataille, il éprouva comme un vertige et crut qu'il
allait tomber.
La tête troublée, les jambes molles, il alla se jeter sur la
large banquette de cuir qui faisait le tour de la salle de
jeu. Pendant quelques minutes, il regarda vaguement le
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tripot clandestin dans lequel il avait gâché les plus belles
années de sa jeunesse, reconnut les têtes ravagées des
joueurs, crûment éclairées par les trois grands abat-jour,
écouta le léger frottement de l'or sur le tapis, songea qu'il
était ruiné, perdu, se rappela qu'il avait chez lui, dans un
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tiroir de commode, les pistolets d'ordonnance dont son
père, le général de Hem, alors simple capitaine, s'était si
bien servi à l'attaque de Zaatcha; puis, brisé de fatigue, il
s'endormit d'un sommeil profond.
Quand il se réveilla, la bouche pâteuse, il constata, par
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un regard jeté à la pendule, qu'il avait dormi une demi-heure
à peine, et il éprouva un impérieux besoin de respirer
l'air de la nuit. Les aiguilles marquaient sur le cadran
minuit moins le quart. Tout en se levant et en s'étirant
les bras, Lucien se souvint alors qu'on était à la veille de
Noël, et, par un jeu ironique de la mémoire, il se revit
soudain tout petit enfant et mettant, avant de se coucher,
ses souliers dans la cheminée.
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En ce moment, le vieux Dronski--un pilier du tripot,
le Polonais classique, portant le caban râpé, tout orné de
soutaches et d'olives--s'approcha de Lucien et marmotta
quelques mots dans sa sale barbiche grise:
«Prêtez-moi donc une pièce de cinq francs, monsieur.
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Voilà deux jours que je n'ai pas bougé du cercle, et depuis
deux jours le «dix-sept» n'est pas sorti... Moquez-vous
de moi, si vous voulez; mais je donnerais mon poing à
couper que tout à l'heure, au coup de minuit, le numéro
sortira.»
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Lucien de Hem haussa les épaules; il n'avait même plus
dans sa poche de quoi acquitter cet impôt que les habitués
de l'endroit appelaient «les cent sous du Polonais.»
Il passa dans l'antichambre, mit son chapeau et sa pelisse,
et descendit l'escalier avec l'agilité des gens qui ont la
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fièvre.
Depuis quatre heures que Lucien était enfermé dans le
tripot, la neige était tombée abondamment, et la rue--une
rue du centre de Paris, assez étroite et bâtie de hautes
maisons--était toute blanche. Dans le ciel purgé, d'un
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bleu noir, de froides étoiles scintillaient.
Le joueur décavé frissonna sous ses fourrures et se mit
à marcher, roulant toujours dans son esprit des pensées de
désespoir et songeant plus que jamais à la boite de pistolets
qui l'attendait dans le tiroir de sa commode; mais,
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après avoir fait quelques pas, il s'arrêta brusquement
devant un navrant spectacle.
Sur un banc de pierre placé, selon l'usage d'autrefois,
près de la porte monumentale d'un hôtel, une petite fille
de six ou sept ans, à peine vêtue d'une robe noire en
loques, était assise dans la neige. Elle s'était endormie là,
malgré le froid cruel, dans une attitude effrayante de
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fatigue et d'accablement, et sa pauvre petite tête et son
épaule mignonne étaient comme écroulées dans un angle
de la muraille et reposaient sur la pierre glacée. Une
des savates dont l'enfant était chaussée s'était détachée
de son pied qui pendait, et gisait lugubrement devant
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elle.
D'un geste machinal, Lucien de Hem porta la main à son
gousset; mais il se souvint qu'un instant auparavant il
n'y avait même pas trouvé une pièce de vingt sous oubliée,
et qu'il n'avait pas pu donner de pourboire au garçon du
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cercle. Cependant, poussé par un instinctif sentiment de
pitié, il s'approcha de la petite fille, et il allait peut-être
l'emporter dans ses bras et lui donner asile pour la nuit,
lorsque, dans la savate tombée sur la neige, il vit quelque
chose de brillant.
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Il se pencha. C'était un louis d'or.
Une personne charitable, une femme sans doute, avait
passé par là, avait vu, dans cette nuit de Noël, cette
chaussure devant cette enfant endormie, et, se rappelant
la touchante légende, elle avait laissé tomber, d'une main
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discrète, une magnifique aumône, pour que la petite
abandonnée crût encore aux cadeaux faits par l'Enfant-Jésus
et conservât, malgré son malheur, quelque confiance
et quelque espoir dans la bonté de la Providence.
Un louis! c'étaient plusieurs jours de repos et de richesse
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pour la mendiante; et Lucien était sur le point de l'éveiller
pour lui dire cela, quand il entendit près de son oreille,
comme dans une hallucination, une voix--la voix du
Polonais avec son accent traînant et gras--qui murmurait
tout bas ces mots:
«Voilà deux jours que je n'ai pas bougé du cercle, et
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depuis deux jours le «dix-sept» n'est pas sorti... Je
donnerais mon poing à couper que tout à l'heure, au coup
de minuit, le numéro sortira.»
Alors ce jeune homme de vingt-trois ans, qui descendait
d'une race d'honnêtes gens, qui portait un superbe nom
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militaire, et qui n'avait jamais failli à l'honneur, conçut
une épouvantable pensée; il fut pris d'un désir fou,
hystérique, monstrueux. D'un regard il s'assura qu'il
était bien seul dans la rue déserte, et, pliant le genou,
avançant avec précaution sa main frémissante, il vola le
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louis d'or dans la savate tombée! Puis, courant de toutes
ses forces, il revint à la maison de jeu, grimpa l'escalier en
quelques enjambées, poussa d'un coup de poing la porte
rembourrée de la salle maudite, y pénétra au moment
précis où la pendule sonnait le premier coup de minuit,
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posa la pièce d'or sur le tapis vert et cria:
«En plein sur le «dix-sept!»
Le «dix-sept» gagna.
D'un revers de main, Lucien poussa les trente-six louis
sur la rouge.
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La rouge gagna.
Il laissa les soixante-douze louis sur la même couleur.
La rouge sortit de nouveau.
Il fit encore le paroli deux fois, trois fois, toujours avec
le même bonheur. Il avait maintenant devant lui un tas
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d'or et de billets, et il se mit à poudrer le tapis,
frénétiquement. La «douzaine,» la «colonne,» le «numéro,» toutes
les combinaisons lui réussissaient. C'était une chance
inouïe, surnaturelle. On eût dit que la petite bille d'ivoire,
sautillant dans les cases de la roulette, était magnétisée,
fascinée par le regard de ce joueur, et lui obéissait. Il
avait rattrapé, en une dizaine de coups, les quelques
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misérables billets de mille francs, sa dernière ressource,
qu'il avait perdus au commencement de la soirée. A présent,
pontant des deux ou trois cents louis à la fois, et
servi par sa veine fantastique, il allait bientôt regagner,
et au delà, le capital héréditaire qu'il avait gaspillé en si
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peu d'années, reconstituer sa fortune. Dans son empressement