Contes Français

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petites ombres n'ont pas la tête bien solide, peu à peu

cette mousse d'eau~de Seltz les anime, les excite, leur donne

envie de danser. Des menuets s'organisent. Quatre fins

violons que Nesmond a fait venir commencent un air de

Rameau, tout en triolets, menu et mélancolique dans sa

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vivacité. Il faut voir toutes ces jolies vieilles tourner

lentement, saluer en mesure d'un air grave. Leurs atours

en sont rajeunis, et aussi les gilets d'or, les habits brochés,

les souliers à boucles de diamants. Les panneaux eux-mêmes

semblent revivre en entendant ces anciens airs.

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La vieille glace, enfermée dans le mur depuis deux cents

ans, les reconnaît aussi, et tout, éraflée, noircie aux angles,

elle s'allume doucement et renvoie aux danseurs leur


image, un peu effacée, comme attendrie d'un regret. Au

milieu de toutes ces élégances, M. Majesté se sent gêné.

Il s'est blotti derrière une caisse et regarde...


Petit à petit cependant le jour arrive. Par les portes

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vitrées du magasin, on voit la cour blanchir, puis le haut

des fenêtres, puis tout un côté du salon. A mesure que

la lumière vient, les figures s'effacent, se confondent.

Bientôt M. Majesté ne voit plus que deux petits violons

attardés dans un coin, et que le jour évapore en les

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touchant. Dans la cour, il aperçoit encore, mais si vague, la

forme d'une chaise à porteurs, une tête poudrée semée

d'émeraudes, les dernières étincelles d'une torche que les

laquais ont jetée sur le pavé, et qui se mêlent avec le feu

des roues d'une voiture de roulage entrant à grand bruit

par le portail ouvert...


LA VISION DU JUGE DE COLMAR

Avant qu'il eût prêté serment à l'empereur Guillaume,

il n'y avait pas d'homme plus heureux que le petit juge

Dollinger, du tribunal de Colmar, lorsqu'il arrivait à

l'audience avec sa toque sur l'oreille, son gros ventre, sa

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lèvre en fleur et ses trois mentons bien posés sur un ruban

de mousseline.


--«Ah! le bon petit somme que je vais faire,» avait-il

l'air de se dire en s'asseyant, et c'était plaisir de le voir

allonger ses jambes grassouillettes, s'enfoncer sur son

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grand fauteuil, sur ce rond de cuir frais et moelleux auquel

il devait d'avoir encore l'humeur égale et le teint clair,

après trente ans de magistrature assise.


Infortuné Dollinger!


C'est ce rond de cuir qui l'a perdu. Il se trouvait si

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bien dessus, sa place était si bien faite sur ce coussinet de

moleskine, qu'il a mieux aimé devenir Prussien que de

bouger de là. L'empereur Guillaume lui a dit: «Restez

assis, monsieur Dollinger!» et Dollinger est resté assis;

et aujourd'hui le voilà conseiller à la cour de Colmar,

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rendant bravement la justice au nom de Sa Majesté

berlinoise.


Autour de lui, rien n'est changé: c'est toujours le même

tribunal fané et monotone, la même salle de catéchisme

avec ses bancs luisants, ses murs nus, son bourdonnement

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d'avocats, le même demi-jour tombant des hautes fenêtres

à rideaux de serge, le même grand christ poudreux qui


penche la tête, les bras étendus. En passant à la Prusse,

la cour de Colmar n'a pas dérogé: il y a toujours un buste

d'empereur au fond du prétoire... Mais c'est égal!

Dollinger se sent dépaysé. Il a beau se rouler dans son

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fauteuil, s'y enfoncer rageusement; il n'y trouve plus les

bons petits sommes d'autrefois, et quand par hasard il lui

arrive encore de s'endormir à l'audience, c'est pour faire

des rêves épouvantables...


Dollinger rêve qu'il est sur une haute montagne, quelque

[10]
chose comme le Honeck ou le ballon d'Alsace... Qu'est-ce

qu'il fait là, tout seul, en robe de juge, assis sur son grand

fauteuil à ces hauteurs immenses où l'on ne voit plus rien

que des arbres rabougris et des tourbillons de petites

mouches?... Dollinger ne le sait pas. Il attend, tout

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frissonnant de la sueur froide et de l'angoisse du cauchemar.

Un grand soleil rouge se lève de l'autre côté du

Rhin, derrière les sapins de la forêt Noire, et, à mesure

que le soleil monte, en bas, dans les vallées de Thann, de

Munster, d'un bout à l'autre de l'Alsace, c'est un roulement

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confus, un bruit de pas, de voitures en marche, et

cela grossit, et cela s'approche, et Dollinger a le coeur

serré! Bientôt, par la longue route tournante qui grimpe

aux flancs de la montagne, le juge de Colmar voit venir à

lui un cortège lugubre et interminable, tout le peuple

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d'Alsace qui s'est donné rendez-vous à cette passe des

Vosges pour émigrer solennellement.


En avant montent de longs chariots attelés de quatre

boeufs, ces longs chariots à claire-voie que l'on rencontre

tout débordants de gerbes au temps des moissons, et qui

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maintenant s'en vont chargés de meubles, de hardes,

d'instruments de travail. Ce sont les grands lits, les hautes

armoires, les garnitures d'indienne, les huches, les rouets,


les petites chaises des enfants, les fauteuils des ancêtres,

vieilles reliques entassées, tirées de leurs coins, dispersant

au vent de la route la sainte poussière des foyers. Des

maisons entières partent dans ces chariots. Aussi

[5]
n'avancent-ils qu'en gémissant, et les boeufs les tirent avec

peine, comme si le sol s'attachait aux roues, comme si ces

parcelles de terre sèche restées aux herses, aux charrues,

aux pioches, aux râteaux, rendant la charge encore plus

lourde, faisaient de ce départ un déracinement. Derrière

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se presse une foule silencieuse, de tout rang, de tout âge,

depuis les grands vieux à tricorne qui s'appuient en

tremblant sur des bâtons, jusqu'aux petits blondins frisés,

vêtus d'une bretelle et d'un pantalon de futaine, depuis

l'aïeule paralytique que de fiers garçons portent sur leurs

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épaules, jusqu'aux enfants de lait que les mères serrent

contre leurs poitrines; tous, les vaillants comme les infirmes,

ceux qui seront les soldats de l'année prochaine et ceux

qui ont fait la terrible campagne, des cuirassiers amputés

qui se traînent sur des béquilles, des artilleurs hâves,

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exténués, ayant encore dans leurs uniformes en loque la

moisissure des casemates de Spandau; tout cela défile

fièrement sur la route, au bord de laquelle le juge de Colmar

est assis, et, en passant devant lui, chaque visage se

détourne avec une terrible expression de colère et de

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dégoût...


Oh! le malheureux Dollinger! il voudrait se cacher, s'enfuir;

mais impossible. Son fauteuil est incrusté dans la

montagne, son rond de cuir dans son fauteuil, et lui dans

son rond de cuir. Alors il comprend qu'il est là comme au

[30]
pilori, et qu'on a mis le pilori aussi haut pour que sa honte

se vît de plus loin... Et le défilé continue, village par

village, ceux de la frontière suisse menant d'immenses


troupeaux, ceux de la Saar poussant leurs durs outils de

fer dans des wagons à minerais. Puis les villes arrivent,

tout le peuple des filatures, les tanneurs, les tisserands,

les ourdisseurs, les bourgeois, les prêtres, les rabbins, les

[5]
magistrats, des robes noires, des robes rouges. ..Voilà le

tribunal de Colmar, son vieux président en tête. Et

Dollinger, mourant de honte, essaye de cacher sa figure,

mais ses mains sont paralysées; de fermer les yeux,

mais ses paupières restent immobiles et droites. Il faut

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qu'il voie et qu'on le voie, et qu'il ne perde pas un des

regards de mépris que ses collègues lui jettent en

passant...


Ce juge au pilori, c'est quelque chose de terrible! Mais

ce qui est plus terrible encore, c'est qu'il a tous les siens

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dans cette foule, et que pas un n'a l'air de le reconnaître.

Sa femme, ses enfants passent devant lui en baissant

la tête. On dirait qu'ils ont honte, eux aussi! Jusqu'à

son petit Michel qu'il aime tant, et qui s'en va pour toujours

sans seulement le regarder. Seul, son vieux président

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s'est arrêté une minute pour lui dire à voix basse:


«Venez avec nous, Dollinger. Ne restez pas là, mon

ami...»


Mais Dollinger ne peut pas se lever. Il s'agite, il appelle,

et le cortège défile pendant des heures; et lorsqu'il

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s'éloigne au jour tombant, toutes ces belles vallées pleines

de clochers et d'usines se font silencieuses. L'Alsace

entière est partie. Il n'y a plus que le juge de Colmar

qui reste là-haut, cloué sur son pilori, assis et

inamovible...


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...Soudain la scène change. Des ifs, des croix noires,

des rangées de tombes, une foule en deuil. C'est le

cimetière de Colmar, un jour de grand enterrement. Toutes

les cloches de la ville sont en branle. Le conseiller Dollinger

vient de mourir. Ce que l'honneur n'avait pas pu

faire, la mort s'en est chargée. Elle a dévissé de son rond

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de cuir le magistrat inamovible, et couché tout de son

long l'homme qui s'entêtait à rester assis...


Rêver qu'on est mort et se pleurer soi-même, il n'y a

pas de sensation plus horrible. Le coeur navré, Dollinger

assiste à ses propres funérailles; et ce qui le désespère

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encore plus que sa mort, c'est que dans cette foule immense

qui se presse autour de lui, il n'a pas un ami, pas

un parent. Personne de Colmar, rien que des Prussiens!

Ce sont des soldats prussiens qui ont fourni l'escorte, des

magistrats prussiens qui mènent le deuil, et les discours

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qu'on prononce sur sa tombe sont des discours prussiens,

et la terre qu'on lui jette dessus et qu'il trouve si froide

est de la terre prussienne, hélas!


Tout à coup la foule s'écarte, respectueuse; un magnifique

cuirassier blanc s'approche, cachant sous son manteau

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quelque chose qui a l'air d'une grande couronne

d'immortelles. Tout autour on dit:


«Voilà Bismarck...voilà Bismarck...» Et le juge de

Colmar pense avec tristesse:


«C'est beaucoup d'honneur que vous me faites, monsieur

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le comte, mais si j'avais là mon petit Michel...»


Un immense éclat de rire l'empêche d'achever, un rire

fou, scandaleux, sauvage, inextinguible.


«Qu'est-ce qu'ils ont donc?» se demande le juge épouvanté.

Il se dresse, il regarde... C'est son rond, son rond

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de cuir que M. de Bismarck vient de déposer religieusement

sur sa tombe avec cette inscription en entourage

dans la moleskine:


AU JUGE DOLLINGER

HONNEUR DE LA MAGISTRATURE ASSISE

SOUVENIRS ET REGRETS


D'un bout à l'autre du cimetière, tout le monde rit, tout

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le monde se tord, et cette grosse gaieté prussienne résonne

jusqu'au fond du caveau, où le mort pleure de honte,

écrasé sous un ridicule éternel...



ERCKMANN-CHATRIAN

LA MONTRE DU DOYEN

I

Le jour d'avant la Noël 1832, mon ami Wilfrid, sa

contre-basse en sautoir, et moi mon violon sous le bras,

nous allions de la Forêt Noire à Heidelberg. Il faisait un

temps de neige extraordinaire; aussi loin que s'étendaient

[5]
nos regards sur l'immense plaine déserte, nous ne découvrions

plus de trace de route, de chemin, ni de sentier.

La bise sifflait son ariette stridente avec une persistance

monotone, et Wilfrid, la besace aplatie sur sa maigre échine,

ses longues jambes de héron étendues, la visière de sa

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petite casquette plate rabattue sur le nez, marchait devant

moi, fredonnant je ne sais quelle joyeuse chanson. J'emboîtais

le pas, ayant de la neige jusqu'aux genoux, et je

sentais la mélancolie me gagner insensiblement.


Les hauteurs de Heidelberg commençaient à poindre

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tout au bout de l'horizon, et nous espérions arriver avant

la nuit close, lorsque nous entendîmes un cheval galoper

derrière nous. Il était alors environ cinq heures du soir,

et de gros flocons de neige tourbillonnaient dans l'air

grisâtre. Bientôt le cavalier fut à vingt pas. Il ralentit

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sa marche, nous observant du coin de l'oeil; de notre part,

nous l'observions aussi.