Contes Français
gagné en présence des encriers siphoïdes. Mais on vient

de lever devant l'homme un coin du rideau qui cache la

[10]
vie des pauvres, si vaillants dans leur misère, si

charitables entre eux. Le courage de cette fille-mère se tuant

de travail pour son enfant, la générosité de cet infirme

adoptant un orphelin, et surtout l'intelligente bonté de ce

gamin de la rue, de ce petit homme secourable pour un

[15]
plus petit, le recueillant, se faisant tout de suite son ami

et son frère aîné, et lui épargnant, par un instinct délicat,

le grossier contact de la police, tout cela émeut M. Godefroy

et lui donne à réfléchir. Non, il ne se contentera pas

d'ouvrir son portefeuille. Il veut faire mieux et plus pour

[20]
Zidore et pour Pierron le manchot, assurer leur avenir,

les suivre de sa bienveillance. Ah! si les peu sentimentaux

personnages qui viennent constamment parler d'affaires

à M. le directeur du Comptoir général de crédit

pouvaient lire en ce moment dans son esprit, ils seraient

[25]
profondément étonnés; et pourtant M. le directeur vient

de faire la meilleure affaire de sa vie: il vient de se découvrir

un coeur de brave homme. Oui, monsieur le directeur,

vous comptiez offrir une gratification à ces pauvres

gens, et voilà que ce sont eux qui vous font un magnifique

[30]
cadeau, celui, d'un sentiment, et du plus doux, du plus

noble de tous, la pitié. Car M. Godefroy songe, à présent,

--et il s'en souviendra,--qu'il y a d'autres estropiés que


Pierron, l'ancien ajusteur devenu marchand de verdure,

d'autres orphelins que le petit Zidore. Bien plus, il se

demande, avec une inquiétude profonde, si l'argent ne

doit vraiment servir qu'à engendrer l'argent, et si l'on n'a

[5]
pas mieux à faire, entre ses repas, que de vendre en hausse

des valeurs achetées en baisse et d'obtenir des places pour

ses électeurs.


Telle est sa rêverie devant le groupe des deux enfants

qui dorment. Enfin il se détourne, regarde en face le

[10]
marchand des quatre saisons; il est charmé par l'expression

loyale de ce visage de guerrier gaulois, aux yeux

clairs, aux moustaches ardentes.


«Mon ami, dit M. Godefroy, vous venez de me rendre,

vous et votre fils adoptif, un de ces services! ...Bientôt,

[15]
vous aurez la preuve que je ne suis pas un ingrat. Mais,

dès aujourd'hui... Je vois bien que vous n'êtes pas à

l'aise et je veux vous laisser un premier souvenir.»


Mais de son unique main le manchot arrête le bras de

M. Godefroy, qui plonge déjà sous le revers de la

[20]
redingote, du côté des bank-notes.


«Non, monsieur, non! N'importe qui aurait agi comme

nous... Je n'accepterai rien, soit dit sans vous offenser

...On ne roule pas sur l'or, c'est vrai, mais, excusez la

fierté, on a été soldat,--j'ai ma médaille du Tonkin, là,

[25]
dans le tiroir,--et on ne veut manger que le pain qu'on

gagne.


--Soit, reprend le financier. Mais, voyons, un brave

homme comme vous, un ancien militaire... Vous me

paraissez capable de mieux faire que de pousser une charrette

[30]
à bras... On s'occupera de vous, soyez tranquille.»


Mais l'estropié se contente de répondre froidement, avec

un sourire triste qui révèle bien des déceptions, tout un


passé de découragement: «Enfin, si monsieur veut bien

songer à moi!...»


Quelle surprise pour les loups-cerviers de la Bourse et

les intrigants du Palais-Bourbon s'ils pouvaient savoir!

[5]
Voilà que M. Godefroy est désolé, à présent, de la méfiance

de ce pauvre diable. Attendez un peu! Il saura

bien lui apprendre à ne pas douter de sa reconnaissance.

Il y a de bonnes places de surveillants et de garçons de

caisse, au Comptoir. Qu'est-ce que vous direz, monsieur

[10]
le sceptique, quand vous aurez un bel habit de drap gris-bleu,

avec votre médaille du Tonkin à côté de la plaque

d'argent? Et ce sera fait dès demain, n'ayez pas peur!

Et c'est vous qui serez bien attrapé, ah! ah! ...


«Et Zidore? s'écrie M. Godefroy avec plus de chaleur

[15]
que s'il s'agissait de faire un bon coup sur les valeurs à

turban. Vous permettrez bien que je m'occupe un peu de

Zidore?...


--Ah! pour ça, oui! répond joyeusement Pierron.

Souvent, quand je songe que le pauvre petit n'a que moi

[20]
au monde, je me dis: «Quel dommage!...» Car il est plein

de moyens. Les maîtres sont enchantés de lui, à l'école

primaire.»


Mais Pierron s'interrompt brusquement, et, dans son

regard de franchise, M. Godefroy lit encore, et très clairement,

[25]
cette arrière-pensée: «C'est trop beau, tout ça...

Le bourgeois nous oubliera, une fois le dos tourné.»


«Maintenant, dit le manchot, je crois que nous n'avons

plus qu'à transporter votre gamin dans la voiture; car

vous devez bien vous dire qu'il sera mieux chez vous qu'ici

[30]
...Oh! vous n'avez qu'à le prendre dans vos bras; il ne

se réveillera même pas... On dort si bien à cet âge-là

...Seulement il faudrait d'abord lui remettre ses souliers.»


Et, suivant le regard du marchand des quatre saisons,

M. Godefroy aperçoit devant le foyer, où se meurt un

petit feu de coke, deux paires de chaussures enfantines:

les fines bottines de Raoul et les souliers à clous de Zidore;

[5]
et chacune des paires de chaussures contient un pantin de

deux sous et un cornet de bonbons de chez l'épicier.


«Ne faites pas attention, monsieur, murmure alors

Pierron d'une voix presque honteuse. C'est Zidore, avant

de se jeter sur le lit, qui a mis là ses souliers et ceux de

[10]
votre fils... A la laïque, on a beau leur dire que c'est de

la blague, les enfants croient encore à la Noël... Alors,

moi, en revenant de chez le commissaire, comme je ne

savais pas, après tout, si votre gamin ne passerait pas la

nuit dans ma turne, j'ai acheté ces bêtises-là... vous

[15]
comprenez... pour que les gosses... à leur réveil...»


Ah! c'est à présent que les bras leur tomberaient, aux

députés qui ont vu si souvent M. Godefroy voter pour la

libre pensée;--au fond, il s'en moquait pas mal, mais la

réélection!--C'est à présent qu'ils jetteraient leur langue

[20]
au chat, tous les messieurs durs et secs qui siégeaient avec

M. Godefroy autour des tables vertes et qui l'admiraient

comme un maître pour sa sécheresse et pour sa dureté.

Est-ce que, par hasard, ce serait aujourd'hui la fin du

monde?... M. Godefroy a les yeux pleins de larmes!


[25]
Tout à coup, il s'élance hors de la baraque, y rentre au

bout d'une minute, les bras chargés du superbe cheval

mécanique, de la grosse boite de soldats de plomb, des

autres jouets magnifiques achetés par lui dans l'après-midi

et restés dans sa voiture; et, devant Pierron stupéfait,

[30]
il dépose son fardeau doré et verni auprès des petits

souliers. Puis, saisissant la main du manchot dans les

siennes, et d'une voix que l'émotion fait trembler:


«Mon ami, mon cher ami, dit-il au marchand des quatre

saisons, voici les cadeaux que Noël apportait à mon petit

Raoul. Je veux qu'il les trouve ici, en se réveillant, et

qu'il les partage avec Zidore, qui sera désormais son

[5]
camarade... Maintenant, vous me croyez, n'est-ce pas?

...Je me charge de vous et du gamin...et je reste

encore votre obligé; car vous ne m'avez pas seulement

aidé à retrouver mon fils perdu; vous m'avez aussi rappelé

qu'il y avait des pauvres gens, à moi, mauvais

[10]
riche qui vivais sans y songer. Mais, je le jure par ces

deux enfants endormis, je ne l'oublierai plus, désormais!»

...Tel est le miracle, messieurs et mesdames, accompli

le 24 décembre dernier, à Paris, en plein égoïsme moderne.

Il est très invraisemblable, j'en conviens; et, en dépit des

[15]
anciens votes anticléricaux de M. Godefroy et de l'éducation

purement laïque reçue par Zidore à l'école primaire,

je suis bien forcé d'attribuer cet événement merveilleux

à la grâce de l'Enfant divin, venu au monde, il y a près

de dix-neuf cents ans, pour ordonner aux hommes de

[20]
s'aimer les uns les autres.


GAUTIER


LA MILLE ET DEUXIÈME NUIT


IL y avait une fois dans la ville du Caire un jeune homme

nommé Mahmoud-Ben-Ahmed, qui demeurait sur la place

de l'Esbekick.


Son père et sa mère étaient morts depuis quelques années

[5]
en lui laissant une fortune médiocre, mais suffisante pour

qu'il pût vivre sans avoir recours au travail de ses mains:

d'autres auraient essayé de charger un vaisseau de

marchandises ou de joindre quelques chameaux chargés

d'étoffes précieuses à la caravane qui va de Bagdad à

[10]
la Mecque; mais Mahmoud-Ben-Ahmed préférait vivre.

tranquille, et ses plaisirs consistaient à fumer du tombeki

dans son narguilhé, en prenant des sorbets et en mangeant

des confitures sèches de Damas.


Quoiqu'il fût bien fait de sa personne, de visage régulier

[15]
et de mine agréable, il ne cherchait pas les aventures, et

avait répondu plusieurs fois aux personnes qui le pressaient

de se marier et lui proposaient des partis riches et convenables,

qu'il n'était pas encore temps et qu'il ne se

sentait nullement d'humeur à prendre femme.


[20]
Mahmoud-Ben-Ahmed avait reçu une bonne éducation:

il lisait couramment dans les livres les plus anciens,

possédait une belle écriture, savait par coeur les versets du

Coran, les remarques des commentateurs, et eût récité

sans se tromper d'un vers les Moallakats des fameux

[25]
poètes affichés aux portes des mosquées; il était un peu


poète lui-même et composait volontiers des vers assonants

et rimés, qu'il déclamait sur des airs de sa façon avec

beaucoup de grâce et de charme.


A force de fumer son narguilhé et de rêver à la fraîcheur

[5]
du soir sur les dalles de marbre de sa terrasse, la tête de

Mahmoud-Ben-Ahmed s'était un peu exaltée: il avait

formé le projet d'être l'amant d'une péri ou tout au moins

d'une princesse du sang royal. Voilà le motif secret qui

lui faisait recevoir avec tant d'indifférence les propositions

[10]
de mariage et refuser les offres des marchands

d'esclaves. La seule compagnie qu'il pût supporter était

celle de son cousin Abdul-Malek, jeune homme doux et

timide qui semblait partager la modestie de ses goûts.


Un jour, Mahmoud-Ben-Ahmed se rendait au bazar pour

[15]
acheter quelques flacons d'atar-gull et autres drogueries

de Constantinople, dont il avait besoin. Il rencontra,

dans une rue fort étroite, une litière fermée par des rideaux

de velours incarnadin, portée par deux mules blanches et

précédée de zebeks et de chiaoux richement costumés. Il

[20]
se rangea contre le mur pour laisser passer le cortège;

mais il ne put le faire si précipitamment qu'il n'eût le

temps de voir, par l'interstice des courtines, qu'une folle

bouffée d'air souleva, une fort belle dame assise sur des

coussins de brocart d'or. La dame, se fiant sur l'épaisseur

[25]
des rideaux et se croyant à l'abri de tout regard téméraire,

avait relevé son voile à cause de la chaleur. Ce ne fut

qu'un éclair; cependant cela suffit pour faire tourner la

tête du pauvre Mahmoud-Ben-Ahmed: la dame avait le

teint d'une blancheur éblouissante, des sourcils que l'on

[30]
eût pu croire tracés au pinceau, une bouche de grenade

qui en s'entr'ouvrant laissait voir une double file de perles

d'Orient plus fines et plus limpides que celles qui forment


les bracelets et le collier de la sultane favorite, un air

agréable et fier, et dans toute sa personne je ne sais quoi

de noble et de royal.


Mahmoud-Ben-Ahmed, comme ébloui de tant de

[5]
perfections, resta longtemps immobile à la même place, et,

oubliant qu'il était sorti pour faire des emplettes, il retourna

chez lui les mains vides, emportant dans son coeur

la radieuse vision.


Toute la nuit il ne songea qu'à la belle inconnue, et dès

[10]
qu'il fut levé il se mit à composer en son honneur une

longue pièce de poésie, où les comparaisons les plus fleuries

et les plus galantes étaient prodiguées.