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Contes Français
Puis dit à sa femme de lui apprêter ses habits de noces, en
lui commandant de pouiller les siens. Il s'habille. Quand
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il est vêtu, il va chercher son frère, et lui dit de faire le
guet devant la maison pour l'avertir s'il entendait du
bruit sur les deux grèves, celle-ci et celle des marais de
Guérande. Il rentre quand il juge que sa femme est
habillée, il charge un fusil et le cache dans le coin de la
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cheminée. Voilà Jacques qui revient; il revient tard; il
avait bu et joué jusqu'à dix heures; il s'était fait passer à
la pointe de Camouf. Son oncle l'entend héler, va le
chercher sur la grève des marais, et le passe sans rien dire.
Quand il entre, son père lui dit:--Assieds-toi là, en lui
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montrant l'escabeau. Tu es, dit-il, devant ton père et
ta mère que tu as offensés, et qui ont à te juger. Jacques
se mit à beugler, parce que la figure de Cambremer était
tortillée d'une singulière manière. La mère était raide
comme une rame.--Si tu cries, si tu bouges, si tu ne te
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tiens pas comme un mât sur ton escabeau, dit Pierre en
l'ajustant avec son fusil, je te tue comme un chien. Le
fils devint muet comme un poisson; la mère n'a rien dit.
--Voilà, dit Pierre à son fils, un papier qui enveloppait
une pièce d'or espagnole; la pièce d'or était dans le lit de
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ta mère; ta mère seule savait l'endroit où elle l'avait mise;
j'ai trouvé le papier sur l'eau en abordant ici; tu viens de
donner ce soir cette pièce d'or espagnole à la mère Fleurant,
et ta mère n'a plus vu sa pièce dans son lit. Explique-toi.
Jacques dit qu'il n'avait pas pris la pièce de sa mère,
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et que cette pièce lui était restée de Nantes.--Tant mieux,
dit Pierre. Comment peux-tu nous prouver cela?--Je
l'avais.--Tu n'as pas pris celle de ta mère--Non.--
Peux-tu le jurer sur ta vie éternelle? Il allait le jurer; sa
mère leva les yeux sur lui et lui dit:--Jacques, mon
enfant, prends garde, ne jure pas si ce n'est vrai; tu peux
t'amender, te repentir; il est temps encore. Et elle pleura.
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--Vous êtes une ci et une ça, lui dit-il, qu'avez toujours
voulu ma perte. Cambremer pâlit et dit:--Ce que tu
viens de dire à ta mère grossira ton compte. Allons au
fait! Jures-tu?--Oui.--Tiens, dit-il, y avait-il sur ta pièce
cette croix que le marchand de sardines qui me l'a donnée
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avait faite sur la nôtre? Jacques se dégrisa et pleura.
Assez causé, dit Pierre. Je ne te parle pas de ce que tu as
fait avant cela, je ne veux pas qu'un Cambremer soit fait
mourir sur la place du Croisic. Fais tes prières, et dépêchons-nous!
Il va venir un prêtre pour te confesser. La
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mère était sortie, pour ne pas entendre condamner son
fils. Quand elle fut dehors, Cambremer l'oncle vint avec
le recteur de Piriac, auquel Jacques ne voulut rien dire.
Il était malin, il connaissait assez son père pour savoir
qu'il ne le tuerait pas sans confession.--Merci, excusez-nous,
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monsieur, dit Cambremer au prêtre, quand il vit
l'obstination de Jacques. Je voulais donner une leçon à
mon fils et vous prier de n'en rien dire.--Toi, dit-il à
Jacques, si tu ne t'amendes pas, la première fois ce sera
pour de bon, et j'en finirai sans confession. Il l'envoya se
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coucher. L'enfant crut cela et s'imagina qu'il pourrait se
remettre avec son père. Il dormit. Le père veilla. Quand
il vit son fils au fin fond de son sommeil, il lui couvrit la
bouche avec du chanvre, la lui banda avec un chiffon de
voile bien serré; puis il lui lia les mains et les pieds. Il
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rageait, il pleurait du sang, disait Cambremer au justicier.
Que voulez-vous! la mère se jeta aux pieds du père.--Il
est jugé, dit-il, tu vas m'aider à le mettre dans la barque.
Elle s'y refusa. Cambremer l'y mit tout seul, l'y assujettit
au fond, lui mit une pierre au cou, sortit du bassin, gagna
la mer, et vint à la hauteur de la roche où il est. Pour
lors, la pauvre mère, qui s'était fait passer ici par son
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beau-frère, eut beau crier
Grâce!
ça servit comme une
pierre à un loup. Il y avait de la lune, elle a vu le père
jetant à la mer son fils qui lui tenait encore aux entrailles,
et comme il n'y avait pas d'air elle a entendu blouf! puis
rin, ni trace, ni bouillon; la mer est d'une fameuse garde,
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allez! En abordant là pour faire taire sa femme qui
gémissait, Cambremer la trouva quasi morte; il fut impossible
aux deux frères de la porter, il a fallu la mettre dans
la barque qui venait de servir au fils, et ils l'ont ramenée
chez elle en faisant le tour par la passe du Croisic. Ah!
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ben, la belle Brouin, comme on l'appelait, n'a pas duré
huit jours; elle est morte en demandant à son mari de
brûler la damnée barque. Oh! il l'a fait. Lui, il est devenu
tout chose, il savait plus ce qu'il voulait; il fringalait en
marchant comme un homme qui ne peut pas porter le vin.
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Puis, il a fait un voyage de dix jours et est revenu se
mettre où vous l'avez vu, et, depuis qu'il y est, il n'a pas
dit une parole.
Le pêcheur ne mit qu'un moment à nous raconter cette
histoire et nous la dit plus simplement encore que je ne
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l'écris. Les gens du peuple font peu de réflexions en
contant, ils accusent le fait qui les a frappés, et le traduisent
comme ils le sentent. Ce récit fut aussi aigrement incisif
que l'est un coup de hache.
--Je n'irai pas à Batz, dit Pauline en arrivant au contour
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supérieur du lac. Nous revînmes au Croisic par les
marais salants, dans le dédale desquels nous conduisit le
pêcheur, devenu comme nous silencieux. La disposition
de nos âmes était changée. Nous étions tous deux plongés
en de funestes réflexions, attristés par ce drame qui
expliquait le rapide pressentiment que nous en avions eu à
l'aspect de Cambremer. Nous avions l'un et l'autre assez
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de connaissance du monde pour deviner de cette triple
vie tout ce que nous en avait tu notre guide. Les malheurs
de ces trois êtres se reproduisaient devant nous comme si
nous les avions vus dans les tableaux d'un drame que ce
père couronnait en expiant son crime nécessaire. Nous
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n'osions regarder la roche où était l'homme fatal qui
faisait peur à toute une contrée. Quelques nuages embrumaient
le ciel; des vapeurs s'élevaient à l'horizon, nous
marchions au milieu de la nature la plus âcrement sombre
que j'aie jamais rencontrée. Nous foulions une nature qui
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semblait souffrante, maladive, des marais salants, qu'on
peut à bon droit nommer les écrouelles de la terre. Là, le
sol est divisé en carrés inégaux de forme, tous encaissés par
d'énormes talus de terre grise, tous pleins d'une eau
saumâtre, à la surface de laquelle arrive le sel. Ces
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ravins, faits à main d'homme, sont intérieurement
partagés en plates-bandes, le long desquelles marchent des
ouvriers armés de longs râteaux, à l'aide desquels ils
écrèment cette saumure, et amènent sur des plates-formes
rondes pratiquées de distance en distance ce sel quand il
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est bon à mettre en mulons. Nous côtoyâmes pendant
deux heures ce triste damier, où le sel étouffe par son
abondance la végétation, et où nous n'apercevions de
loin en loin que quelques paludiers, nom donné à ceux qui
cultivent le sel. Ces hommes, ou plutôt ce clan de Bretons
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porte un costume spécial, une jaquette blanche assez
semblable à celle des brasseurs. Ils se marient entre eux.
Il n'y a pas d'exemple qu'une fille de cette tribu ait épousé
un autre homme qu'un paludier. L'horrible aspect de ces
marécages, dont la boue était symétriquement ratissée,
et cette terre grise dont a horreur la Flore bretonne,
s'harmonisaient avec le deuil de notre âme. Quand nous
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arrivâmes à l'endroit où l'on passe le bras de mer formé
par l'irruption des eaux dans ce fond, et qui sert sans
doute à alimenter les marais salants, nous aperçûmes avec
plaisir les maigres végétations qui garnissent les sables de
la plage. Dans la traversée, nous aperçûmes au milieu
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du lac l'île où demeurent les Cambremer; nous détournâmes
la tête.
En arrivant à notre hôtel, nous remarquâmes un billard
dans une salle basse, et quand nous apprîmes que c'était
le seul billard public qu'il y eût au Croisic, nous fîmes nos
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apprêts de départ pendant la nuit; le lendemain, nous
étions à Guérande. Pauline était encore triste, et moi je
ressentais déjà les approches de cette flamme qui me brûle
le cerveau. J'étais si cruellement tourmenté par les
visions que j'avais de ces trois existences, qu'elle me dit:
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--Louis, écris cela, tu donneras le change à la nature de
cette fièvre.
Je vous ai donc écrit cette aventure, mon cher oncle;
mais elle m'a déjà fait perdre le calme que je devais à mes
bains et à notre séjour ici.
MUSSET
CROISILLES
I
Au commencement du règne de Louis XV, un jeune
homme nommé Croisilles, fils d'un orfèvre, revenait de
Paris au Havre, sa ville natale. Il avait été chargé par son
père d'une affaire de commerce, et cette affaire s'était
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terminée à son gré. La joie d'apporter une bonne nouvelle le
faisait marcher plus gaiement et plus lestement que de coutume;
car, bien qu'il eût dans ses poches une somme d'argent
assez considérable, il voyageait à pied pour son plaisir.
C'était un garçon de bonne humeur, et qui ne manquait
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pas d'esprit, mais tellement distrait et étourdi, qu'on le
regardait comme un peu fou. Son gilet boutonné de
travers, sa perruque au vent, son chapeau sous le bras, il
suivait les rives de la Seine, tantôt rêvant, tantôt chantant,
levé dès le matin, soupant au cabaret, et charmé de
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traverser ainsi l'une des plus belles contrées de la France.
Tout en dévastant, au passage, les pommiers de la Normandie,
il cherchait des rimes dans sa tête (car tout étourdi
est un peu poète), et il essayait de faire un madrigal pour
une belle demoiselle de son pays; ce n'était pas moins que
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la fille d'un fermier général, mademoiselle Godeau, la
perle du Havre, riche héritière fort courtisée. Croisilles
n'était point reçu chez M. Godeau autrement que par
hasard, c'est-à-dire qu'il y avait porté quelquefois des
bijoux achetés chez son père. M. Godeau, dont le nom,
tant soit peu commun, soutenait mal une immense fortune,
se vengeait par sa morgue du tort de sa naissance, et
se montrait, en toute occasion, énormément et impitoyablement
riche. Il n'était donc pas homme à laisser entrer
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dans son salon le fils d'un orfèvre; mais, comme mademoiselle
Godeau avait les plus beaux yeux du monde, que
Croisilles n'était pas mal tourné, et que rien n'empêche
un joli garçon de devenir amoureux d'une belle fille, Croisilles
adorait mademoiselle Godeau, qui n'en paraissait
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pas fâchée. Il pensait donc à elle tout en regagnant le
Havre, et, comme il n'avait jamais réfléchi à rien, au
lieu de songer aux obstacles invincibles qui le séparaient
de sa bien-aimée, il ne s'occupait que de trouver une rime
au nom de baptême qu'elle portait. Mademoiselle Godeau
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s'appelait Julie, et la rime était aisée à trouver. Croisilles,
arrivé à Honfleur, s'embarqua le coeur satisfait, son argent
et son madrigal en poche, et, dès qu'il eut touché le rivage
il courut à la maison paternelle.
Il trouva la boutique fermée; il y frappa à plusieurs reprises,
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non sans étonnement ni sans crainte, car ce n'était
point un jour de fête; personne ne venait. Il appela son
père, mais en vain. Il entra chez un voisin pour demander
ce qui était arrivé; au lieu de lui répondre, le voisin
détourna la tête, comme ne voulant pas le reconnaître.
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Croisilles répéta ses questions; il apprit que son père,
depuis longtemps gêné dans ses affaires, venait de faire
faillite, et s'était enfui en Amérique, abandonnant à ses
créanciers tout ce qu'il possédait.
Avant de sentir tout son malheur, Croisilles fut d'abord
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frappé de l'idée qu'il ne reverrait peut-être jamais son
père. Il lui paraissait impossible de se trouver ainsi abandonné
tout à coup; il voulut à toute force entrer dans la
boutique, mais on lui fit entendre que les scellés étaient
mis, il s'assit sur une borne, et, se livrant à sa douleur, il
se mit à pleurer à chaudes larmes, sourd aux consolations
de ceux qui l'entouraient, ne pouvant cesser d'appeler son
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père, quoiqu'il le sût déjà bien loin; enfin il se leva, honteux
de voir la foule s'attrouper autour de lui, et, dans le