Discours de la méthode


RÉPONSE.

Il est de soi très évident que c'est autre chose de voir un lion et ensemble de le craindre, que de le voir seulement; et tout de même que c'est autre chose de voir un homme qui court, que d'assurer qu'on le voit. Et je ne remarque rien ici qui ait besoin de réponse ou d'explication.



OBJECTION VIIe.

SUR LA TROISIÈME MÉDITATION.

61«Il me reste seulement à examiner de quelle façon j'ai acquis cette idée, car je ne l'ai point reçue par les sens, et jamais elle ne s'est offerte à moi contre mon attente, comme font d'ordinaire les idées des choses sensibles, lorsque ces choses se présentent aux organes extérieurs de mes sens, ou qu'elles semblent s'y présenter. Elle n'est pas aussi une pure production ou fiction de mon esprit, car il n'est pas en mon pouvoir d'y diminuer ni d'y ajouter aucune chose; et partant il ne reste plus autre chose à dire, sinon que, comme l'idée de moi-même, elle est née et produite avec moi dès lors que j'ai été créé.»

Note 61: (retour) Voyez Méditation III.

S'il n'y a point d'idée de Dieu (or on ne prouve point qu'il y en ait), comme il semble qu'il n'y en a point, toute cette recherche est inutile. De plus, l'idée de moi-même me vient, si on regarde le corps, principalement de la vue; si l'âme, nous n'en avons aucune idée: mais la raison nous fait conclure qu'il y a quelque chose de renfermé dans le corps humain qui lui donne le mouvement animal, qui fait qu'il sent et se meut; et cela, quoi que ce soit, sans aucune idée, nous l'appelons âme.



RÉPONSE.

S'il y a une idée de Dieu (comme il est manifeste qu'il y en a une), toute cette objection est renversée; et lorsqu'on ajoute que nous n'avons point d'idée de l'âme, mais qu'elle se conçoit par la raison, c'est de même que si on disoit qu'on n'en a point d'image dépeinte en la fantaisie, mais qu'on en a néanmoins cette notion que jusqu'ici j'ai appelée du nom d'idée.



OBJECTION VIIIe.

SUR LA TROISIÈME MÉDITATION.

62«Mais l'autre idée du soleil est prise des raisons de l'astronomie, c'est-à-dire de certaines notions qui sont naturellement en moi.»

Note 62: (retour) Voyez Méditation III.

Il semble qu'il ne puisse y avoir en même temps qu'une idée du soleil, soit qu'il soit vu par les yeux, soit qu'il soit conçu par le raisonnement être plusieurs fois plus grand qu'il ne paroît à la vue; car cette dernière n'est pas l'idée du soleil, mais une conséquence de notre raisonnement, qui nous apprend que l'idée du soleil seroit plusieurs fois plus grande s'il étoit regardé de beaucoup plus près. Il est vrai qu'en divers temps il peut y avoir diverses idées du soleil, comme si en un temps il est regardé seulement avec les yeux, et en un autre avec une lunette d'approche; mais les raisons de l'astronomie ne rendent point l'idée du soleil plus grande on plus petite, seulement elles nous enseignent que l'idée sensible du soleil est trompeuse.



RÉPONSE

Je réponds derechef que ce qui est dit ici n'être point l'idée du soleil, et qui néanmoins est décrit, c'est cela même que j'appelle du nom d'idée. Et pendant que ce philosophe ne veut pas convenir avec moi de la signification des mots, il ne me peut rien objecter qui ne soit frivole.



OBJECTION IXe.

SUR LA TROISIÈME MÉDITATION.

63«Car, en effet, les idées qui me représentent des substances sont sans doute quelque chose de plus et ont pour ainsi dire plus de réalité objective que celles qui me représentent seulement des modes ou accidents. Comme aussi celle par laquelle je conçois un Dieu souverain, éternel, infini, tout-connoissant, tout-puissant, et créateur universel de toutes les choses qui sont hors de lui, a aussi sans doute en soi plus de réalité objective que celles par qui les substances finies me sont représentées.»

Note 63: (retour) Voyez Méditation III.

J'ai déjà plusieurs fois remarqué ci-devant que nous n'avons aucune idée de Dieu ni de l'âme; j'ajoute maintenant ni de la substance: car j'avoue bien que la substance, en tant qu'elle est une matière capable de recevoir divers accidents, et qui est sujette à leurs changements, est aperçue et prouvée par le raisonnement; mais néanmoins elle n'est point conçue, ou nous n'en avons aucune idée. Si cela est vrai, comment peut-on dire que les idées qui nous représentent des substances sont quelque chose de plus et ont plus de réalité objective que celles qui nous représentent des accidents? De plus, il semble que M. Descartes n'ait pas assez considéré ce qu'il veut dire par ces mots, ont plus de réalité. La réalité reçoit-elle le plus et le moins? Ou, s'il pense qu'une chose soit plus chose qu'une autre, qu'il considère comment il est possible que cela puisse être rendu clair à l'esprit, et expliqué avec toute la clarté et l'évidence qui est requise en une démonstration, et avec laquelle il a plusieurs fois traité d'autres matières.



RÉPONSE.

J'ai plusieurs fois dit que j'appelois du nom d'idée cela même que la raison nous fait connoître, comme aussi toutes les autres choses que nous concevons, de quelque façon que nous les concevions. Et j'ai suffisamment expliqué comment la réalité reçoit le plus et le moins, en disant que la substance est quelque chose de plus que le mode, et que s'il y a des qualités réelles ou des substances incomplètes, elles sont aussi quelque chose de plus que les modes, mais quelque chose de moins que les substances complètes; et enfin que s'il y a une substance infinie et indépendante, cette substance a plus d'être ou plus de réalité que la substance finie et dépendante: ce qui est île soi si manifeste qu'il n'est pas besoin d'y apporter une plus ample explication.



OBJECTION Xe.

SUR LA TROISIÈME MÉDITATION.

64«Partant, il ne reste que la seule idée de Dieu, dans laquelle il faut considérer s'il y a quelque chose qui n'ait pu venir de moi-même. Par le nom de Dieu, j'entends une substance infinie, indépendante, souverainement intelligente, souverainement puissante, et par laquelle non seulement moi, mais toutes les autres choses qui sont (s'il y en a d'autres qui existent) ont été créées: toutes lesquelles choses, à dire le vrai, sont telles, que plus j'y pense, et moins me semblent-elles pouvoir venir de moi seul. Et par conséquent il faut conclure de tout ce qui a été dit ci-devant, que Dieu existe nécessairement.»

Note 64: (retour) Voyez Méditation III.

Considérant les attributs de Dieu, afin que de là nous en ayons l'idée, et que nous voyions s'il y a quelque chose en elle qui n'ait pu venir de nous-mêmes, je trouve, si je ne me trompe, que ni les choses que nous concevons par le nom de Dieu ne viennent point de nous, ni qu'il n'est pas nécessaire qu'elles viennent d'ailleurs que des objets extérieurs. Car, par le nom de Dieu, j'entends une substance, c'est-à-dire j'entends que Dieu existe (non point par une idée, mais par raisonnement): infinie, c'est-à-dire que je ne puis concevoir ni imaginer ses termes ou ses dernières parties, que je n'en puisse encore imaginer d'autres au-delà; d'où il suit que le nom d'infini ne nous fournit pas l'idée de l'infinité divine, mais bien celle de mes propres termes et limites: indépendante, c'est-à-dire je ne conçois point de cause de laquelle Dieu puisse venir; d'où il paroît que je n'ai point d'autre idée qui réponde à ce nom d'indépendant, sinon la mémoire de mes propres idées, qui ont toutes leur commencement en divers temps, et qui par conséquent sont dépendantes.

C'est pourquoi, dire que Dieu est indépendant, ce n'est rien dire autre chose, sinon que Dieu est du nombre des choses dont je ne puis imaginer l'origine; tout ainsi que dire que Dieu est infini, c'est de-même que si nous disions qu'il est du nombre des choses dont nous ne concevons point les limites. Et ainsi toute cette idée de Dieu est réfutée; car quelle est cette idée qui est sans fin et sans origine?

Souverainement intelligente. Je demande aussi par quelle idée M. Descartes conçoit l'intellection de Dieu.

Souverainement puissante. Je demande aussi par quelle idée sa puissance, qui regarde les choses futures, c'est-à-dire non existantes, est entendue. Certes, pour moi, je conçois la puissance par l'image ou la mémoire des choses passées, en raisonnant de cette sorte: Il a fait ainsi, donc il a pu faire ainsi; donc, tant qu'il sera, il pourra encore, faire ainsi, c'est-à-dire il en a la puissance. Or toutes ces choses sont des idées qui peuvent venir des objets extérieurs.

Créateur de toutes les choses qui sont au monde. Je puis former quelque image de la création par le moyen des choses que j'ai vues, par exemple de ce que j'ai vu un homme naissant, et qui est parvenu, d'une petitesse presque inconcevable, à la forme et à la grandeur qu'il a maintenant; et personne à mon avis n'a d'autre idée à ce nom de créateur mais il ne suffît pas, pour prouver la création du monde, que nous puissions imaginer le monde créé. C'est pourquoi, encore qu'on eût démontré qu'un être infini, indépendant, tout-puissant, etc., existe, il ne s'ensuit pas néanmoins qu'un créateur existe, si ce n'est que quelqu'un pense qu'on infère fort bien de ce qu'un certain être existe, lequel nous croyons avoir créé toutes les autres choses, que pour cela le monde a autrefois été créé par lui.

De plus, où M. Descartes dit que l'idée de Dieu et de notre âme est née et résidante en nous, je voudrais bien savoir si les âmes de ceux-là pensent qui dorment profondément et sans aucune rêverie: si elles ne pensent point, elles n'ont alors aucunes idées; et partant il n'y a point d'idée qui soit née et résidante en nous, car ce qui est né et résidant en nous est toujours présent à notre pensée.



RÉPONSE.

Aucune chose de celles que nous attribuons à Dieu ne peut venir des objets extérieurs comme d'une cause exemplaire: car il n'y a rien en Dieu de semblable aux choses extérieures, c'est-à-dire aux choses corporelles. Or il est manifeste que tout ce que nous concevons être en Dieu de dissemblable aux choses extérieures ne peut venir en notre pensée par l'entremise de ces mêmes choses, mais seulement par celle de la cause de cette diversité, c'est-à-dire de Dieu.

Et je demande ici de quelle façon ce philosophe tire l'intellection de Dieu des choses extérieures: car pour moi j'explique aisément quelle est l'idée que j'en ai, en disant que par le mot d'idée j'entends la forme de toute perception; car qui est celui qui conçoit quelque chose qui ne s'en aperçoive, et partant qui n'ait cette forme ou cette idée de l'intellection, laquelle venant à étendre à l'infini il forme l'idée de l'intellection divine? Et ce que je dis de cette perfection se doit entendre de même de toutes les autres.

Mais, d'autant que je me suis servi de l'idée de Dieu qui est en nous pour démontrer son existence, et que dans cette idée une puissance si immense est contenue que nous concevons qu'il répugne, s'il est vrai que Dieu existe, que quelque autre chose que lui existe si elle n'a été créée par lui, il suit clairement de ce que son existence a été démontrée qu'il a été aussi démontré que tout ce monde, c'est-à-dire toutes les autres choses différentes de Dieu qui existent, ont été créées par lui.

Enfin, lorsque je dis que quelque idée est née avec nous, ou qu'elle est naturellement empreinte en nos âmes, je n'entends pas qu'elle se présente toujours à notre pensée, car ainsi il n'y en auroit aucune; mais j'entends seulement que nous avons en nous-mêmes la faculté de la produire.



OBJECTION XIe.

SUR LA TROISIÈME MÉDITATION.

65«Et toute la force de l'argument dont je me suis servi pour prouver l'existence de Dieu consiste en ce que je vois qu'il ne seroit pas possible que ma nature fût telle qu'elle est, c'est-à-dire que j'eusse en moi l'idée de Dieu, si Dieu n'existoit véritablement, à savoir ce même Dieu dont j'ai en moi l'idée.»

Note 65: (retour) Voyez Méditation III.

Donc, puisque ce n'est pas une chose démontrée que nous ayons en nous l'idée de Dieu, et que la religion chrétienne nous oblige de croire que Dieu est inconcevable, c'est-à-dire, selon mon opinion, qu'on n'en peut avoir d'idée, il s'ensuit que l'existence de Dieu n'a point été démontrée, et beaucoup moins la création.



RÉPONSE.

Lorsque Dieu est dit inconcevable, cela s'entend d'une conception qui le comprenne totalement et parfaitement. Au reste, j'ai déjà tant de fois expliqué comment nous avons en nous l'idée de Dieu, que je ne le puis encore ici répéter sans ennuyer les lecteurs.



OBJECTION XIIe.

SUR LA QUATRIÈME MÉDITATION.

DU VRAI ET DU FAUX.

66«Et ainsi je connois que l'erreur, en tant que telle, n'est pas quelque chose de réel qui dépende de Dieu, mais que c'est seulement un défaut; et partant que pour faillir je n'ai pas besoin de quelque faculté qui m'ait été donnée de Dieu particulièrement pour cet effet.»

Note 66: (retour) Voyez Méditation IV.

Il est certain que l'ignorance est seulement un défaut, et qu'il n'est pas besoin d'aucune faculté positive pour ignorer; mais, quant à l'erreur, la chose n'est pas si manifeste: car il semble que si les pierres et les autres choses inanimées ne peuvent errer, c'est seulement parce qu'elles n'ont pas la faculté de raisonner ni d'imaginer; et partant il faut conclure que pour errer il est besoin d'un entendement, ou du moins d'une imagination, qui sont des facultés toutes deux positives, accordée à tous ceux qui se trompent, mais aussi à eux seuls.

Outre cela, M. Descartes ajoute: «J'aperçois que mes erreurs dépendent du concours de deux causes, à savoir de la faculté de connoître qui est en moi, et de la faculté d'élire ou bien de mon libre arbitre.» Ce qui me semble avoir de la contradiction avec les choses qui ont été dites auparavant. Où il faut aussi remarquer que la liberté du franc arbitre est supposée sans être prouvée, quoique cette supposition soit contraire à l'opinion des calvinistes.



RÉPONSE.

Encore que pour faillir il soit besoin de la faculté de raisonner, ou pour mieux dire de juger, c'est-à-dire d'affirmer et de nier, d'autant que c'en est le défaut, il ne s'ensuit pas pour cela que ce défaut soit réel, non plus que l'aveuglement n'est pas appelé réel, quoique les pierres ne soient pas dites aveugles pour cela seulement qu'elles ne sont pas capables de voir. Et je suis étonné de n'avoir encore pu rencontrer dans toutes ces objections aucune conséquence qui me semblât être bien déduite de ses principes.

Je n'ai rien supposé ou avancé touchant la liberté que ce que nous ressentons tous les jours en nous-mêmes, et qui est très connu par la lumière naturelle: et je ne puis comprendre pourquoi il est dit ici que cela répugne ou a de la contradiction avec ce qui a été dit auparavant.

Mais encore que peut-être il y en ait plusieurs qui, lorsqu'ils considèrent la préordination de Dieu, ne peuvent comprendre comment notre liberté peut subsister et s'accorder avec elle, il n'y a néanmoins personne qui, se regardant soi-même, ne ressente et n'expérimente que la volonté et la liberté ne sont qu'une même chose, ou plutôt qu'il n'y a point de différence entre ce qui est volontaire et ce qui est libre. Et ce n'est pas ici le lieu d'examiner quelle est en cela l'opinion des calvinistes.



OBJECTION XIIIe.

SUR LA QUATRIÈME MÉDITATION.

67 «Par exemple, examinant ces jours passés si quelque chose existoit véritablement dans le monde, et prenant garde que de cela seul que j'examinois cette question il suivoit très évidemment que j'existois moi-même, je ne pouvois pas m'empêcher de juger qu'une chose que je concevois si clairement étoit vraie; non que je m'y trouvasse forcé par une cause extérieure, mais seulement parce que d'une grande clarté qui étoit en mon entendement a suivi une grande inclination en ma volonté, et ainsi je me suis porté à croire avec d'autant plus de liberté que je me suis trouvé avec moins d'indifférence.»

Note 67: (retour) Voyez Méditation IV.

Cette façon de parler, une grande clarté dans l'entendement, est métaphorique, et partant n'est pas propre à entrer dans un argument: or celui qui n'a aucun doute prétend avoir une semblable clarté, et sa volonté n'a pas une moindre inclination pour affirmer ce dont il n'a aucun doute que celui qui a une parfaite science. Cette clarté peut donc bien être la cause pourquoi quelqu'un aura et défendra avec opiniâtreté quelque opinion, mais elle ne lui sauroit faire connoître avec certitude qu'elle est vraie.

De plus, non seulement savoir qu'une chose est vraie, mais aussi la croire ou lui donner son aveu et consentement, ce sont choses qui ne dépendent point de la volonté; car les choses qui nous sont prouvées par de bons arguments ou racontées comme croyables, soit que nous le voulions ou non, nous sommes contraints de les croire. Il est bien vrai qu'affirmer ou nier, soutenir ou réfuter des propositions, ce sont des actes de la volonté; mais il ne s'ensuit pas que le consentement et l'aveu intérieur dépendent de la volonté.

Et partant, la conclusion qui suit n'est pas suffisamment démontrée: «Et c'est dans ce mauvais usage de notre liberté que consiste cette privation qui constitue la forme de l'erreur.»



RÉPONSE.

Il importe peu que cette façon de parler, une grande clarté, soit propre ou non à entrer dans un argument, pourvu qu'elle soit propre pour expliquer nettement notre pensée, comme elle l'est en effet. Car il n'y a personne qui ne sache que par ce mot, une clarté dans l'entendement, on entend une clarté ou perspicuité de connoissance, que tous ceux-là n'ont peut-être pas qui pensent l'avoir; mais cela n'empêche pas qu'elle ne diffère beaucoup d'une opinion obstinée qui été conçue sans une évidente perception.

Or, quand il est dit ici que, soit que nous voulions ou que nous ne voulions pas, nous donnons notre créance aux choses que nous concevons clairement, c'est de même que si on disoit que, soit que nous voulions ou que nous ne voulions pas, nous voulons et désirons les choses bonnes quand elles nous sont clairement connues: car cette façon de parler, soit que nous ne voulions pas, n'a point de lien en telles occasions, parce qu'il y a de la contradiction à vouloir et ne vouloir pas une même chose.



OBJECTION XIVe.

SUR LA CINQUIÈME MÉDITATION.
DE L'ESSENCE DES CHOSES CORPORELLES.

68«Comme, par exemple, lorsque j'imagine un triangle, encore qu'il n'y ait peut-être en aucun lieu du monde hors de ma pensée une telle figure, et qu'il n'y en ait jamais eu, il ne laisse pas néanmoins d'y avoir une certaine nature, ou forme, ou essence déterminée de cette figure, laquelle est immuable et éternelle, que je n'ai point inventée, et qui ne dépend en aucune façon de mon esprit, comme il paroît de ce que l'on peut démontrer diverses propriétés de ce triangle.»

Note 68: (retour) Voyez Méditation V.

S'il n'y a point de triangle en aucun lieu du monde, je ne puis comprendre comment il a une nature, car ce qui n'est nulle part n'est point du tout, et n'a donc point aussi d'être ou de nature. L'idée que notre esprit conçoit du triangle vient d'un autre triangle que nous avons vu ou inventé sur les choses que nous avons vues; mais depuis qu'une fois nous avons appelé du nom de triangle la chose d'où nous pensons que l'idée du triangle tire son origine, encore que cette chose périsse, le nom demeure toujours. De même, si nous avons une fois conçu par la pensée que tous les angles d'un triangle pris ensemble sont égaux à deux droits, et que nous ayons donné cet autre nom au triangle, qu'il est une chose qui a trois angles égaux à deux droits, quand il n'y auroit au monde aucun triangle, le nom néanmoins ne laisseroit pas de demeurer. Et ainsi la vérité de cette proposition sera éternelle, que le triangle est une chose qui a trois angles égaux à deux droits; mais la nature du triangle ne sera pas pour cela éternelle, car s'il arrivoit par hasard que tout triangle généralement périt, elle cesseroit aussi d'être.

De même cette proposition, l'homme est un animal, sera vraie éternellement à cause des noms; mais, supposé que le genre humain fut anéanti, il n'y auroit plus de nature humaine.

D'où il est évident que l'essence, en tant qu'elle est distinguée de l'existence, n'est rien autre chose qu'un assemblage de noms par le verbe est; et partant l'essence sans l'existence est une fiction de notre esprit: et il semble que comme l'image d'un homme qui est dans l'esprit est à cet homme, ainsi l'essence est à l'existence; ou bien comme cette proposition, Socrate est homme, est à celle-ci, Socrate est ou existe, ainsi l'essence de Socrate est à l'existence du même Socrate: or ceci, Socrate est homme, quand Socrate n'existe point, ne signifie autre chose qu'un assemblage de noms, et ce mot est ou être a sous soi l'image de l'unité d'une chose qui est désignée par deux noms.



RÉPONSE

La distinction qui est entre l'essence et l'existence est connue de tout le monde; et ce qui est dit ici des noms éternels, au lieu des concepts ou des idées d'une éternelle vérité, a déjà été ci-devant assez réfuté et rejeté.



OBJECTION XVe.

SUR LA SIXIÈME MÉDITATION.

DE L'EXISTENCE DES CHOSES MATÉRIELLES.

69«Car Dieu ne m'ayant donné aucune faculté pour connoître que cela soit (à savoir que Dieu, par lui-même ou par l'entremise de quelque créature plus noble que le corps, m'envoie les idées du corps), mais au contraire, m'ayant donné une grande inclination à croire qu'elles me sont envoyées ou qu'elles partent des choses corporelles, je ne vois pas comment on pourroit l'excuser de tromperie, si en effet ces idées partoient d'ailleurs ou m'étoient envoyées par d'autres causes que par des choses corporelles; et partant il faut avouer qu'il y a des choses corporelles qui existent.»

Note 69: (retour) Voyez Méditation VI.

C'est la commune opinion que les médecins ne pèchent point qui déçoivent les malades pour leur propre santé, ni les pères qui trompent leurs enfants pour leur propre bien; et que le mal de la tromperie ne consiste pas dans la fausseté des paroles, mais dans la malice de celui qui trompe. Que M. Descartes prenne donc garde si cette proposition, Dieu ne nous peut jamais tromper, prise universellement, est vraie; car si elle n'est pas vraie, ainsi universellement prise, cette conclusion n'est pas bonne, donc il y a des choses corporelles qui existent.



RÉPONSE.

Pour la vérité de cette conclusion il n'est pas nécessaire que nous ne puissions jamais être trompés, car au contraire j'ai avoué franchement que nous le sommes souvent; mais seulement que nous ne le soyons point quand notre erreur feroit paroître en Dieu une volonté de décevoir, laquelle ne peut être en lui: et il y a encore ici une conséquence qui ne me semble pas être bien déduite de ses principes.



OBJECTION XVIe.

SUR LA SIXIÈME MÉDITATION.

70«Car je reconnois maintenant qu'il y a entre l'une et l'autre (savoir entre la veille et le sommeil) une très notable différence, en ce que notre mémoire ne peut jamais lier et joindre nos songes les uns aux autres et avec toute la suite de notre vie, ainsi qu'elle a de coutume de joindre les choses qui nous arrivent étant éveillés.»

Note 70: (retour) Voyez Méditation VI.

Je demande si c'est une chose certaine qu'une personne, songeant qu'elle doute si elle songe ou non, ne puisse songer que son songe est joint et lié avec les idées d'une longue suite de choses passées. Si elle le peut, les choses qui semblent ainsi à celui qui dort être les actions de sa vie passée peuvent être tenues pour vraies, tout de même que s'il étoit éveillé. De plus, d'autant, comme il dit lui-même, que toute la certitude de la science et toute sa vérité dépend de la seule connoissance du vrai Dieu, ou bien un athée ne peut pas reconnoître qu'il veille par la mémoire des actions de sa vie passée, ou bien une personne peut savoir qu'elle veille sans la connoissance du vrai Dieu.



RÉPONSE.

Celui qui dort et songe ne peut pas joindre et assembler parfaitement et avec vérité ses rêveries avec les idées des choses passées, encore qu'il puisse songer qu'il les assemble. Car qui est-ce qui nie que celui qui dort se puisse tromper? Mais après, étant éveillé, il connoîtra facilement son erreur.

Et un athée peut reconnoître qu'il veille par la mémoire des actions de sa vie passée; mais il ne peut pas savoir que ce signe est suffisant pour le rendre certain qu'il ne se trompe point, s'il ne sait qu'il a été créé de Dieu, et que Dieu ne peut être trompeur.


FIN DU TOME PREMIER.



TABLE

DES MATIÈRES CONTENUES DANS LE TOME PREMIER.

ÉLOGE DE DESCARTES

NOTES

DISCOURS DE LA MÉTHODE

MÉDITATIONS MÉTAPHYSIQUES

ÉPÎTRE

PRÉFACE

ABRÉGÉ DES SIX MÉDITATIONS

MÉDITATION PREMIÈRE

MÉDITATION DEUXIÈME

MÉDITATION TROISIÈME

MÉDITATION QUATRIÈME

MÉDITATION CINQUIÈME

MÉDITATION SIXIÈME

OBJECTIONS ET RÉPONSES

PREMIÈRES OBJECTIONS, FAITES PAR M. CATÊRUS

RÉPONSES

SECONDES OBJECTIONS, RECUEILLIES PAR LE P. MERSENNE.

RÉPONSES

TROISIÈMES OBJECTIONS, FAITES PAR M. HOBBES, ET RÉPONSES.