Essais de Montaigne (self-édition) - Volume I
Mon goust et ma complexion est plus ennemie de ce vice, que
mon discours. Car outre ce que ie captiue aysément mes creances
soubs l'authorité des opinions anciennes, ie le trouue bien vn vice
lasche et stupide, mais moins malicieux et dommageable que les
autres, qui choquent quasi tous de plus droit fil la societé publique.
Et si nous ne nous pouuons donner du plaisir, qu'il ne nous couste
quelque chose, comme ils tiennent, ie trouue que ce vice couste
moins à nostre conscience que les autres: outre ce qu'il n'est point
de difficile apprest, ny malaisé à trouuer: consideration non mesprisable.
Vn homme auancé en dignité et en aage, entre trois principales1
commoditez, qu'il me disoit luy rester, en la vie, comptoit
ceste-cy, et où les veut on trouuer plus iustement qu'entre les naturelles?
Mais il la prenoit mal. La delicatesse y est à fuyr, et le soigneux
triage du vin. Si vous fondez vostre volupté à le boire friand,
vous vous obligez à la douleur de le boire autre. Il faut auoir le
goust plus lasche et plus libre. Pour estre bon beuueur, il ne faut
le palais si tendre. Les Allemans boiuent quasi esgalement de tout
vin auec plaisir. Leur fin c'est l'aualler, plus que le gouster. Ils en
ont bien meilleur marché. Leur volupté est bien plus plantureuse et
plus en main.   Secondement, boire à la Françoise à deux repas,2
et moderéement, c'est trop restreindre les faueurs de ce Dieu. Il y
faut plus de temps et de constance. Les anciens franchissoyent des
nuicts entieres à cet exercice, et y attachoyent souuent les iours.
Et si faut dresser son ordinaire plus large et plus ferme. I'ay veu vn
grand Seigneur de mon temps, personnage de hautes entreprinses,
et fameux succez, qui sans effort, et au train de ses repas communs,
ne beuuoit guere moins de cinq lots de vin: et ne se montroit au
partir de là, que trop sage et aduisé aux despens de noz affaires. Le
plaisir, duquel nous voulons tenir compte au cours de nostre vie,
doit en employer plus d'espace. Il faudroit, comme des garçons de3
boutique, et gents de trauail, ne refuser nulle occasion de boire, et
auoir ce desir tousiours en teste. Il semble que touts les iours nous
racourcissons l'vsage de cestuy-cy: et qu'en noz maisons, comme
i'ay veu en mon enfance, les desiuners, les ressiners, et les collations
fussent plus frequentes et ordinaires, qu'à present. Seroit ce
qu'en quelque chose nous allassions vers l'amendement? Vrayement
non. Mais ce peut estre que nous nous sommes beaucoup plus iettez
à la paillardise, que noz peres. Ce sont deux occupations, qui s'entrempeschent
en leur vigueur. Elle a affoibli nostre estomach d'vne
part: et d'autre part la sobrieté sert à nous rendre plus coints,4
plus damerets pour l'exercice de l'amour.   C'est merueille des
comptes que i'ay ouy faire à mon pere de la chasteté de son siecle.
C'estoit à luy d'en dire, estant tres aduenant et par art et par nature
à l'vsage des dames. Il parloit peu et bien, et si mesloit son langage
de quelque ornement des liures vulgaires, sur tout Espaignols: et
entre les Espaignols, luy estoit ordinaire celuy qu'ils nomment
Marc Aurele. Le port, il l'auoit d'vne grauité douce, humble, et tres
modeste. Singulier soing de l'honnesteté et decence de sa personne,
et de ses habits, soit à pied, soit à cheual. Monstrueuse foy en ses
paroles: et vne conscience et religion en general, penchant plustost
vers la superstition que vers l'autre bout. Pour vn homme de petite1
taille, plein de vigueur, et d'vne stature droitte et bien proportionnée,
d'vn visage aggreable, tirant sur le brun: adroit et exquis en
touts nobles exercices. I'ay veu encore des cannes farcies de plomb,
desquelles on dit qu'il s'exerçoit les bras pour se preparer à ruer
la barre, ou la pierre, ou à l'escrime: et des souliers aux semelles
plombées, pour s'alleger au courir et à sauter. Du prim-saut il a
laissé en memoire de petits miracles. Ie l'ay veu pardelà soixante
ans se moquer de noz alaigresses: se ietter auec sa robbe fourrée
sur vn cheual; faire le tour de la table sur son pouce, ne monter
guere en sa chambre, sans s'eslancer trois ou quatre degrez à la2
fois. Sur mon propos il disoit, qu'en toute vne prouince à peine y
auoit il vne femme de qualité, qui fust mal nommée. Recitoit des
estranges priuautez, nommément siennes, auec des honnestes femmes,
sans soupçon quelconque. Et de soy, iuroit sainctement estre
venu vierge à son mariage, et si c'estoit apres auoir eu longue part
aux guerres delà les monts: desquelles il nous a laissé vn papier
iournal de sa main suyuant poinct par poinct ce qui s'y passa, et
pour le publiq et pour son priué. Aussi se maria il bien auant en
aage l'an M. D. XXVIII, qui estoit son trentetroisiesme, sur le chemin
de son retour d'Italie. Reuenons à noz bouteilles.   Les incommoditez3
de la vieillesse, qui ont besoing de quelque appuy et refreschissement,
pourroyent m'engendrer auecq raison desir de cette
faculté: car c'est quasi le dernier plaisir que le cours des ans nous
desrobe. La chaleur naturelle, disent les bons compaignons, se
prent premierement aux pieds: celle là touche l'enfance. De-là
elle monte à la moyenne region, où elle se plante long temps, et y
produit, selon moy, les seuls vrais plaisirs de la vie corporelle. Les
autres voluptez dorment au prix. Sur la fin, à la mode d'vne vapeur
qui va montant et s'exhalant, ell'arriue au gosier, où elle fait sa
derniere pose. Ie ne puis pourtant entendre comment on vienne à
allonger le plaisir de boire outre la soif, et se forger en l'imagination
vn appetit artificiel, et contre nature. Mon estomach n'iroit
pas iusques là: il est assez empesché à venir à bout de ce qu'il
prend pour son besoing. Ma constitution est, ne faire cas du boire
que pour la suitte du manger: et boy à cette cause le dernier coup1
tousiours le plus grand. Et par ce qu'en la vieillesse, nous apportons
le palais encrassé de reume, ou alteré par quelque autre mauuaise
constitution, le vin nous semble meilleur, à mesme que nous
auons ouuert et laué noz pores. Aumoins il ne m'aduient guere, que
pour la premiere fois i'en prenne bien le goust, Anacharsis s'estonnoit
que les Grecs beussent sur la fin du repas en plus grands
verres qu'au commencement. C'estoit, comme ie pense, pour la
mesme raison que les Alemans le font, qui commencent lors le
combat à boire d'autant.   Platon defend aux enfants de boire vin
auant dixhuict ans, et auant quarante de s'enyurer. Mais à ceux2
qui ont passé les quarante, il pardonne de s'y plaire, et de mesler
vn peu largement en leurs conuiues l'influence de Dionysus: ce
bon Dieu, qui redonne aux hommes la gayeté, et la ieunesse aux
vieillards, qui adoucit et amollit les passions de l'ame, comme le
fer s'amollit par le feu, et en ses loix, trouue telles assemblées à
boire (pourueu qu'il y aye vn chef de bande, à les contenir et regler)
vtiles: l'yuresse estant vne bonne espreuue et certaine de la
nature d'vn chascun: et quand et quand propre à donner aux personnes
d'aage le courage de s'esbaudir en danses, et en la musique:
choses vtiles, et qu'ils n'osent entreprendre en sens rassis.3
Que le vin est capable de fournir à l'ame de la temperance, au
corps de la santé. Toutesfois ces restrictions, en partie empruntées
des Carthaginois, luy plaisent. Qu'on s'en espargne en expedition
de guerre. Que tout magistrat et tout iuge s'en abstienne sur le
point d'executer sa charge, et de consulter des affaires publiques.
Qu'on n'y employe le iour, temps deu à d'autres occupations: ny
celle nuict, qu'on destine à faire des enfants. Ils disent, que le
Philosophe Stilpon aggraué de vieillesse, hasta sa fin à escient, par
le breuuage de vin pur. Pareille cause, mais non du propre dessein,
suffoqua aussi les forces abbatuës par l'aage du Philosophe Arcesilaüs.
   Mais c'est vne vieille et plaisante question, si l'ame du sage
seroit pour se rendre à la force du vin,

Si munitæ adhibet vim sapientiæ.

A combien de vanité nous pousse cette bonne opinion, que nous
auons de nous? la plus reglée ame du monde, et la plus parfaicte,
n'a que trop affaire à se tenir en pieds, et à se garder de s'emporter1
par terre de sa propre foiblesse. De mille il n'en est pas vne
qui soit droite et rassise vn instant de sa vie: et se pourroit mettre
en doubte, si selon sa naturelle condition elle y peut iamais
estre. Mais d'y ioindre la constance, c'est sa derniere perfection: ie
dis quand rien ne la choqueroit: ce que mille accidens peuuent
faire. Lucrece, ce grand Poëte, a beau philosopher et se bander,
le voyla rendu insensé par vn breuuage amoureux. Pensent ils
qu'vne apoplexie n'estourdisse aussi bien Socrates, qu'vn portefaix?
Les vns ont oublié leur nom mesme par la force d'vne maladie, et
vne legere blessure a renuersé le iugement à d'autres. Tant sage2
qu'il voudra, mais en fin c'est vn homme: qu'est il plus caduque,
plus miserable, et plus de neant? La sagesse ne force pas nos conditions
naturelles.

Sudores itaque et pallorem existere toto
Corpore, et infringi linguam, vocémque aboriri,
Caligare oculos, sonere aures, succidere artus,
Denique concidere, ex animi terrore, videmus.

Il faut qu'il sille les yeux au coup qui le menasse: il faut qu'il fremisse
planté au bord d'vn precipice, comme vn enfant: Nature
ayant voulu se reseruer ces legeres marques de son authorité,3
inexpugnables à nostre raison, et à la vertu Stoique: pour luy
apprendre sa mortalité et nostre fadeze. Il pallit à la peur, il rougit
à la honte, il gemit à la colique, sinon d'vne voix desesperée
et esclatante, au moins d'vne voix cassée et enroüée.

Humani à se nihil alienum putet.

Les Poëtes qui feignent tout à leur poste, n'osent pas descharger
seulement des larmes, leurs heros:

Sic fatur lacrymans, classique immittit habenas.

Luy suffise de brider et moderer ses inclinations: car de les emporter,
il n'est pas en luy. Cestuy mesme nostre Plutarque, si parfaict4
et excellent iuge des actions humaines, à voir Brutus et Torquatus
tuer leurs enfans, est entré en doubte, si la vertu pouuoit
donner iusques là: et si ces personnages n'auoyent pas esté plustost
agitez par quelque autre passion. Toutes actions hors les bornes
ordinaires sont subiectes à sinistre interpretation: d'autant que
nostre goust n'aduient non plus à ce qui est au dessus de luy, qu'à
ce qui est au dessous.   Laissons cette autre secte, faisant expresse
profession de fierté. Mais quand en la secte mesme estimée la plus
molle, nous oyons ces ventances de Metrodorus: Occupaui te, Fortuna,
atque cepi; omnésque aditus tuos interclusi, vt ad me aspirare
non posses. Quand Anaxarchus, par l'ordonnance de Nicocreon tyran
de Cypre, couché dans vn vaisseau de pierre, et assommé à coups
de mail de fer, ne cesse de dire, Frappez, rompez, ce n'est pas1
Anaxarchus: c'est son estuy que vous pilez. Quand nous oyons nos
martyrs, crier au Tyran au milieu de la flamme, C'est assez rosti
de ce costé là, hache le, mange le, il est cuit, recommence de l'autre.
Quand nous oyons en Iosephe cet enfant tout deschiré de tenailles
mordantes, et persé des aleines d'Antiochus, le deffier
encore, criant d'vne voix ferme et asseurée: Tyran, tu pers temps,
me voicy tousiours à mon aise: où est cette douleur, où sont ces
tourmens, dequoy tu me menassois? n'y sçais tu que cecy? ma
constance te donne plus de peine, que ie n'en sens de ta cruauté:
ô lasche belistre tu te rens, et ie me renforce: fay moy pleindre,2
fay moy flechir, fay moy rendre si tu peux: donne courage à tes
satellites, et à tes bourreaux: les voyla defaillis de cœur, ils n'en
peuuent plus: arme les, acharne les. Certes il faut confesser qu'en
ces ames là, il y a quelque alteration, et quelque fureur, tant sainte
soit elle.   Quand nous arriuons à ces saillies Stoïques, i'ayme
mieux estre furieux que voluptueux: mot d'Antisthenez. Μανειειν
μαλλον η ἡσθειειν. Quand Sextius nous dit, qu'il ayme mieux estre
enferré de la douleur que de la volupté: quand Epicurus entreprend
de se faire mignarder à la goutte, et refusant le repos et la
santé, que de gayeté de cœur il deffie les maux: et mesprisant les3
douleurs moins aspres, dedaignant les luiter, et les combattre, qu'il
en appelle et desire des fortes, poignantes, et dignes de luy:

Spumantémque dari, pecora inter inertia, votis
Optat aprum, aut fuluum descendere monte leonem:

qui ne iuge que ce sont boutées d'vn courage eslancé hors de son
giste?   Nostre ame ne sçauroit de son siege atteindre si haut: il
faut qu'elle le quitte, et s'esleue, et prenant le frein aux dents,
qu'elle emporte, et rauisse son homme, si loing, qu'apres il s'estonne
luy-mesme de son faict. Comme aux exploicts de la guerre, la chaleur
du combat pousse les soldats genereux souuent à franchir des
pas si hazardeux, qu'estans reuenuz à eux, ils en transissent d'estonnement
les premiers. Comme aussi les Poëtes sont épris souuent
d'admiration de leurs propres ouurages, et ne reconnoissent plus
la trace, par où ils ont passé vne si belle carriere. C'est ce qu'on
appelle aussi en eux ardeur et manie. Et comme Platon dict, que1
pour neant hurte à la porte de la poësie, vn homme rassis: aussi
dit Aristote qu'aucune ame excellente, n'est exempte de meslange
de folie. Et a raison d'appeller folie tout eslancement, tant loüable
soit-il, qui surpasse nostre propre iugement et discours. D'autant
que la sagesse est vn maniment reglé de nostre ame, et qu'elle
conduit auec mesure et proportion, et s'en respond. Platon argumente
ainsi, que la faculté de prophetizer est au dessus de nous:
qu'il faut estre hors de nous, quand nous la traittons: il faut que
nostre prudence soit offusquée ou par le sommeil, ou par quelque
maladie, ou enleuée de sa place par vn rauissement celeste.2

CHAPITRE III.    (TRADUCTION LIV. II, CH. III.)
Coustume de l'Isle de Cea.

SI philosopher c'est douter, comme ils disent, à plus forte raison
niaiser et fantastiquer, comme ie fais, doit estre doubter: car
c'est aux apprentifs à enquerir et à debatre, et au cathedrant de resoudre.
Mon cathedrant, c'est l'authorité de la volonté diuine qui
nous regle sans contredit, et qui a son rang au dessus de ces humaines
et vaines contestations.   Philippus estant entré à main armée
au Peloponese, quelcun disoit à Damidas, que les Lacedemoniens
auroient beaucoup à souffrir, s'ils ne se remettoient en sa grace:
Et poltron, respondit-il, que peuuent souffrir ceux qui ne craignent
point la mort? On demandoit aussi à Agis, comment vn homme3
pourroit viure libre, Mesprisant, dit-il, le mourir. Ces propositions
et mille pareilles qui se rencontrent à ce propos, sonnent euidemment
quelque chose au delà d'attendre patiemment la mort, quand
elle nous vient: car il y a en la vie plusieurs accidens pires à souffrir
que la mort mesme: tesmoing cet enfant Lacedemonien, pris
par Antigonus, et vendu pour serf, lequel pressé par son maistre
de s'employer à quelque seruice abiect, Tu verras, dit-il, qui tu as
acheté, ce me seroit honte de seruir, ayant la liberté si à main: et
ce disant, se precipita du haut de la maison. Antipater menassant
asprement les Lacedemoniens, pour les renger à certaine sienne
demande: Si tu nous menasses de pis que la mort, respondirent-ils,
nous mourrons plus volontiers. Et à Philippus leur ayant escrit,1
qu'il empescheroit toutes leurs entreprinses, Quoy? nous empescheras
tu aussi de mourir?   C'est ce qu'on dit, que le sage vit tant
qu'il doit, non pas tant qu'il peut; et que le present que Nature
nous ait faict le plus fauorable, et qui nous oste tout moyen de
nous pleindre de nostre condition, c'est de nous auoir laissé la clef
des champs. Elle n'a ordonné qu'vne entrée à la vie, et cent mille
yssuës. Nous pouuons auoir faute de terre pour y viure, mais de
terre pour y mourir, nous n'en pouuons auoir faute, comme respondit
Boiocatus aux Romains. Pourquoy te plains tu de ce monde?
il ne te tient pas: si tu vis en peine, ta lascheté en est cause: A2
mourir il ne reste que le vouloir.

Vbique mors est: optimè hoc cauit Deus.
Eripere vitam nemo non homini potest,
At nemo mortem: mille ad hanc aditus patent.

   Et ce n'est pas la recepte à vne seule maladie, la mort est la
recepte à tous maux. C'est vn port tresasseuré, qui n'est iamais à
craindre, et souuent à rechercher: tout reuient à vn, que
l'homme se donne sa fin, ou qu'il la souffre, qu'il coure au deuant
de son iour, ou qu'il l'attende. D'où qu'il vienne c'est tousiours le
sien. En quelque lieu que le filet se rompe, il y est tout, c'est le3
bout de la fusée. La plus volontaire mort, c'est la plus belle. La
vie despend de la volonté d'autruy, la mort de la nostre. En aucune
chose nous ne deuons tant nous accommoder à nos humeurs,
qu'en celle-là. La reputation ne touche pas vne telle entreprise,
c'est folie d'en auoir respect. Le viure, c'est seruir, si la
liberté de mourir en est à dire. Le commun train de la guerison se
conduit aux despens de la vie: on nous incise, on nous cauterise,
on nous detranche les membres, on nous soustrait l'aliment, et le
sang: vn pas plus outre, nous voyla gueris tout à faict. Pourquoy
n'est la veine du gosier autant à nostre commandement que la4
mediane? Aux plus fortes maladies les plus forts remedes. Seruius
le Grammairien ayant la goutte, n'y trouua meilleur conseil, que de
s'appliquer du poison à tuer ses iambes: qu'elles fussent podagres
à leur poste, pourueu qu'elles fussent insensibles. Dieu nous donne
assez de congé, quand il nous met en tel estat, que le viure nous
est pire que le mourir. C'est foiblesse de ceder aux maux,
mais c'est folie de les nourrir. Les Stoiciens disent, que c'est viure
conuenablement à Nature, pour le sage, de se departir de la vie,
encore qu'il soit en plein heur, s'il le faict opportunément: et au
fol de maintenir sa vie, encore qu'il soit miserable, pourueu qu'il
soit en la plus grande part des choses, qu'ils disent estre selon1
Nature. Comme ie n'offense les loix, qui sont faictes contre les larrons,
quand i'emporte le mien, et que ie coupe ma bourse: ny des
boutefeuz, quand ie brusle mon bois: aussi ne suis ie tenu aux
loix faictes contre les meurtriers, pour m'auoir osté ma vie. Hegesias
disoit, que comme la condition de la vie, aussi la condition de
la mort deuoit dependre de nostre eslection. Et Diogenes rencontrant
le Philosophe Speusippus affligé de longue hydropisie, se
faisant porter en littiere: qui luy escria, Le bon salut, Diogenes:
A toy, point de salut, respondit-il, qui souffres le viure estant en
tel estat. De vray quelque temps apres Speusippus se fit mourir,2
ennuié d'vne si penible condition de vie.   Mais cecy ne s'en va pas
sans contraste. Car plusieurs tiennent, que nous ne pouuons
abandonner cette garnison du monde, sans le commandement expres
de celuy, qui nous y a mis; et que c'est à Dieu, qui nous a icy
enuoyez, non pour nous seulement, ains pour sa gloire et seruice
d'autruy, de nous donner congé, quand il luy plaira, non à nous de
le prendre: que nous ne sommes pas nays pour nous, ains aussi
pour nostre païs: les loix nous redemandent compte de nous, pour
leur interest, et ont action d'homicide contre nous. Autrement
comme deserteurs de nostre charge, nous sommes punis en l'autre3
monde,

Proxima deinde tenent mœsti loca, qui sibi lethum
Insontes peperere manu, lucémque perosi
Proiecere animas.
Il y a bien plus de constance à vser la chaine qui nous tient, qu'à
la rompre: et plus d'espreuue de fermeté en Regulus qu'en Caton.
C'est l'indiscretion et l'impatience, qui nous haste le pas. Nuls accidens
ne font tourner le dos à la viue vertu: elle cherche les maux
et la douleur, comme son aliment. Les menasses des tyrans, les
gehennes, et les bourreaux, l'animent et la viuifient.

Duris vt ilex tonsa bipennibus
Nigræ feraci frondis in Algido
Per damna, per cædes, ab ipso
Ducit opes animúmque ferro.

Et comme dict l'autre:

Non est vt putas virtus, pater,
Timere vitam, sed malis ingentibus
Obstare, nec se vertere ac retro dare.1

Rebus in aduersis facile est contemnere mortem,
Fortius ille facit, qui miser esse potest.
C'est le rolle de la couardise, non de la vertu, de s'aller tapir
dans vn creux, souz vne tombe massiue, pour euiter les coups de
la Fortune. Elle ne rompt son chemin et son train, pour orage qu'il
face:

Si fractus illabatur orbis,
Impauidam ferient ruinæ.

Le plus communement, la fuitte d'autres inconueniens, nous pousse
à cettuy-cy. Voire quelquefois la fuitte de la mort, faict que nous2
y courons:

Hic, rogo, non furor est, ne moriare, mori?

Comme ceux qui de peur du precipice s'y lancent eux-mesmes.

Multos in summa pericula misit
Venturi timor ipse mali: fortissimus ille est,
Qui promptus metuenda pati, si cominus instent,
Et differre potest.

Vsque adeo, mortis formidine, vitæ
Percipit humanos odium, lucisque videndæ,
Vt sibi consciscant mærenti pectore lethum,3
Obliti fontem curarum hunc esse timorem.
Platon en ses loix ordonne sepulture ignominieuse à celuy qui a
priué son plus proche et plus amy, sçauoir est soy mesme, et de la
vie, et du cours des destinées, non contraint par iugement publique,
ny par quelque triste et ineuitable accident de la Fortune, ny par
vne honte insupportable, mais par lascheté et foiblesse d'vne ame
craintiue. Et l'opinion qui desdaigne nostre vie, elle est ridicule.
Car en fin c'est nostre estre, c'est nostre tout. Les choses qui ont
vn estre plus noble et plus riche, peuuent accuser le nostre: mais
c'est contre Nature, que nous nous mesprisons et mettons nous4
mesmes à nonchaloir; c'est vne maladie particuliere, et qui ne se
voit en aucune autre creature, de se hayr et desdaigner. C'est de
pareille vanité, que nous desirons estre autre chose, que ce que
nous sommes. Le fruict d'vn tel desir ne nous touche pas, d'autant
qu'il se contredit et s'empesche en soy: celuy qui desire d'estre
faict d'vn homme ange, il ne faict rien pour luy. Il n'en vaudroit de
rien mieux, car n'estant plus, qui se resiouyra et ressentira de cet
amendement pour luy?

Debet enim, miserè cui fortè ægréque futurum est,
Ipse quoque esse in eo tum tempore, cum male possit5
Accidere.

La securité, l'indolence, l'impassibilité, la priuation des maux de
cette vie, que nous achetons au prix de la mort, ne nous apporte
aucune commodité. Pour neant euite la guerre, celuy qui ne peut
iouyr de la paix, et pour neant fuit la peine qui n'a de quoy sauourer
le repos.   Entre ceux du premier aduis, il y a eu grand doubte
sur ce, quelles occasions sont assez iustes, pour faire entrer vn
homme en ce party de se tuer: ils appellent cela, ευλογον εξαγωγην.
Car quoy qu'ils dient, qu'il faut souuent mourir pour causes legeres,
puis que celles qui nous tiennent en vie, ne sont gueres
fortes, si y faut-il quelque mesure. Il y a des humeurs fantastiques
et sans discours, qui ont poussé, non des hommes particuliers
seulement, mais des peuples à se deffaire. I'en ay allegué par cy1
deuant des exemples: et nous lisons en outre, des vierges Milesienes,
que par vne conspiration furieuse, elles se pendoient les
vnes apres les autres, iusques à ce que le magistrat y pourueust,
ordonnant que celles qui se trouueroyent ainsi penduës, fussent
trainées du mesme licol toutes nuës par la ville.   Quand Threicion
presche Cleomenes de se tuer, pour le mauuais estat de ses
affaires, et ayant fuy la mort plus honorable en la bataille qu'il
venoit de perdre, d'accepter cette autre, qui luy est seconde en
honneur, et ne donner point loisir au victorieux de luy faire souffrir
ou vne mort, ou vne vie honteuse: Cleomenes d'vn courage2
Lacedemonien et Stoique, refuse ce conseil comme lasche et effeminé:
C'est vne recepte, dit-il, qui ne me peut iamais manquer, et
de laquelle il ne se faut seruir tant qu'il y a vn doigt d'esperance
de reste: que le viure est quelquefois constance et vaillance: qu'il
veut que sa mort mesme serue à son païs, et en veut faire vn acte
d'honneur et de vertu. Threicion se creut dés lors, et se tua. Cleomenes
en fit aussi autant depuis, mais ce fut apres auoir essaié le
dernier point de la Fortune.   Tous les inconueniens ne valent pas
qu'on vueille mourir pour les euiter. Et puis y ayant tant de soudains
changemens aux choses humaines, il est malaisé à iuger, à3
quel poinct nous sommes iustement au bout de nostre esperance:

Sperat et in sæua victus gladiator arena,
Sit licet infesto pollice turba minax.
Toutes choses, disoit vn mot ancien, sont esperables à vn homme
pendant qu'il vit. Ouy mais, respond Seneca, pourquoy auray-ie
plustost en la teste cela, que la Fortune peut toutes choses pour
celuy qui est viuant; que cecy, que Fortune ne peut rien sur celuy
qui sçait mourir? On voit Iosephe engagé en vn si apparent danger
et si prochain, tout vn peuple s'estant esleué contre luy, que par
discours il n'y pouuoit auoir aucune resource: toutefois estant,
comme il dit, conseillé sur ce point, par vn de ses amis de se deffaire,
bien luy seruit de s'opiniastrer encore en l'esperance: car la
Fortune contourna outre toute raison humaine cet accident, si qu'il
s'en veid deliuré sans aucun inconuenient. Et Cassius et Brutus au1
contraire, acheuerent de perdre les reliques de la Romaine liberté,
de laquelle ils estoient protecteurs, par la precipitation et temerité,
dequoy ils se tuerent auant le temps et l'occasion. A la iournée de
Serisolles Monsieur d'Anguien essaïa deux fois de se donner de
l'espée dans la gorge, desesperé de la fortune du combat, qui se
porta mal en l'endroit où il estoit: et cuida par precipitation se
priuer de la iouyssance d'vne si belle victoire. I'ay veu cent lieures
se sauuer sous les dents des leuriers: Aliquis carnifici suo superstes
fuit.

Multa dies variúsque labor mutabilis æui2
Rettulit in melius; multos alterna reuisens
Lusit, et in solido rursus fortuna locauit.
Pline dit qu'il n'y a que trois sortes de maladie, pour lesquelles
euiter on aye droit de se tuer. La plus aspre de toutes, c'est la
pierre à la vessie, quand l'vrine en est retenuë. Seneque, celles
seulement, qui esbranlent pour long temps les offices de l'ame.
Pour euiter vne pire mort, il y en a qui sont d'aduis de la prendre
à leur poste. Damocritus chef des Ætoliens mené prisonnier à
Rome, trouua moyen de nuict d'eschapper. Mais suiuy par ses gardes,
auant que se laisser reprendre, il se donna de l'espee au trauers3
le corps. Antinoüs et Theodotus, leur ville d'Epire reduitte à
l'extremité par les Romains, furent d'aduis au peuple de se tuer
tous. Mais le conseil de se rendre plustost, ayant gaigné, ils allerent
chercher la mort, se ruants sur les ennemis, en intention de
frapper, non de se couurir. L'isle de Goze forcée par les Turcs, il y
a quelques années, vn Sicilien qui auoit deux belles filles prestes à
marier, les tua de sa main, et leur mere apres, qui accourut à leur
mort. Cela faict, sortant en ruë auec vne arbaleste et vne arquebouze,
de deux coups il en tua les deux premiers Turcs, qui s'approcherent
de sa porte: et puis mettant l'espée au poing, s'alla4
mesler furieusement, où il fut soudain enuelopé et mis en pieces:
se sauuant ainsi du seruage, apres en auoir deliuré les siens. Les
femmes Iuifues apres auoir faict circoncire leurs enfans, s'alloient
precipiter quant et eux, fuyant la cruauté d'Antiochus. On m'a
compté qu'vn prisonnier de qualité, estant en nos conciergeries, ses
parens aduertis qu'il seroit certainement condamné, pour euiter la
honte de telle mort, aposterent vn prestre pour luy dire, que le
souuerain remede de sa deliurance, estoit qu'il se recommandast à
tel sainct, auec tel et tel vœu, et qu'il fust huict iours sans prendre
aucun aliment, quelque deffaillance et foiblesse qu'il sentist
en soy. Il l'en creut, et par ce moyen se deffit sans y penser de sa
vie et du danger. Scribonia conseillant Libo son nepueu de se
tuer, plustost que d'attendre la main de la Iustice, luy disoit que1
c'estoit proprement faire l'affaire d'autruy que de conseruer sa vie,
pour la remettre entre les mains de ceux qui la viendroient chercher
trois ou quatre iours apres; et que c'estoit seruir ses ennemis,
de garder son sang pour leur en faire curée.   Il se lict dans la Bible,
que Nicanor persecuteur de la Loy de Dieu, ayant enuoyé ses
satellites pour saisir le bon vieillard Rasias, surnommé pour l'honneur
de sa vertu, le Pere aux Iuifs, comme ce bon homme n'y veist
plus d'ordre, sa porte bruslée, ses ennemis prests à le saisir, choisissant
de mourir genereusement, plustost que de venir entre les
mains des meschans, et de se laisser mastiner contre l'honneur de2
son rang, qu'il se frappa de son espée: mais le coup pour la haste,
n'ayant pas esté bien assené, il courut se precipiter du haut d'vn
mur, au trauers de la trouppe, laquelle s'escartant et luy faisant
place, il cheut droictement sur la teste. Ce neantmoins se sentant
encore quelque reste de vie, il ralluma son courage, et s'esleuant
en pieds, tout ensanglanté et chargé de coups, et fauçant la presse
donna iusques à certain rocher couppé et precipiteux, où n'en pouuant
plus, il print par l'vne de ses playes à deux mains ses entrailles,
les deschirant et froissant, et les ietta à trauers les poursuiuans,
appellant sur eux et attestant la vengeance diuine.   Des violences3
qui se font à la conscience, la plus à euiter à mon aduis, c'est celle
qui se faict à la chasteté des femmes; d'autant qu'il y a quelque
plaisir corporel, naturellement meslé parmy: et à cette cause, le
dissentement n'y peut estre assez entier; et semble que la force soit
meslée à quelque volonté. L'histoire Ecclesiastique a en reuerence
plusieurs tels exemples de personnes deuotes qui appelerent la
mort à garant contre les outrages que les tyrans preparoient à leur
religion et conscience. Pelagia et Sophronia, toutes deux canonisées,
celle-là se precipita dans la riuiere auec sa mere et ses sœurs, pour
euiter la force de quelques soldats: et cette-cy se tua aussi pour
euiter la force de Maxentius l'Empereur.   Il nous sera à l'aduenture
honnorable aux siecles aduenir, qu'vn sçauant autheur de ce
temps, et notamment Parisien, se met en peine de persuader aux
Dames de nostre siecle, de prendre plustost tout autre party, que
d'entrer en l'horrible conseil d'vn tel desespoir. Ie suis marry qu'il
n'a sceu, pour mesler à ses comptes, le bon mot que i'apprins à
Toulouse d'vne femme, passée par les mains de quelques soldats:1
Dieu soit loüé, disoit-elle, qu'au moins vne fois en ma vie, ie m'en
suis soulée sans peché. A la verité ces cruautez ne sont pas dignes
de la douceur Françoise. Aussi Dieu mercy nostre air s'en voit infiniment
purgé depuis ce bon aduertissement. Suffit qu'elles dient
Nenny, en le faisant, suyuant la regle du bon Marot.   L'Histoire
est toute pleine de ceux qui en mille façons ont changé à la mort
vne vie peneuse. Lucius Aruntius se tua, pour, disoit-il, fuir et
l'aduenir et le passé. Granius Siluanus et Statius Proximus, apres
estre pardonnez par Neron, se tuerent: ou pour ne viure de la grace
d'vn si meschant homme, ou pour n'estre en peine vne autre fois2
d'vn second pardon: veu sa facilité aux soupçons et accusations, à
l'encontre des gents de bien. Spargapizés fils de la Royne Tomyris,
prisonnier de guerre de Cyrus, employa à se tuer la premiere
faueur, que Cyrus luy fit de le faire destacher: n'ayant pretendu
autre fruit de sa liberté, que de venger sur soy la honte de sa prinse.
Bogez gouuerneur en Eione de la part du Roy Xerxes, assiegé par
l'armée des Atheniens sous la conduitte de Cimon, refusa la composition
de s'en retourner seurement en Asie à tout sa cheuance,
impatient de suruiure à la perte de ce que son maistre luy auoit
donné en garde: et apres auoir deffendu iusqu'à l'extremité sa ville,3
n'y restant plus que manger, iecta premierement en la riuiere de
Strymon tout l'or, et tout ce dequoy il luy sembla l'ennemy pouuoir
faire plus de butin. Et puis ayant ordonné allumer vn grand
bucher, et d'esgosiller femmes, enfants, concubines et seruiteurs,
les meit dans le feu, et puis soy-mesme.   Ninachetuen seigneur
Indois, ayant senty le premier vent de la deliberation du vice-Roy
Portugais, de le deposseder, sans aucune cause apparante, de la
charge qu'il auoit en Malaca, pour la donner au Roy de Campar:
print à part soy, cette resolution. Il fit dresser vn eschaffault plus
long que large, appuyé sur des colomnes, royallement tapissé, et
orné de fleurs, et de parfuns en abondance. Et puis, s'estant vestu
d'vne robbe de drap d'or chargée de quantité de pierreries de hault
prix, sortit en ruë: et par des degrez monta sur l'eschaffault en vn
coing duquel il y auoit vn bucher de bois aromatiques allumé. Le
monde accourut voir, à quelle fin ces preparatifs inaccoustumés.
Ninachetuen remontra d'vn visage hardy et mal contant, l'obligation
que la nation Portugaloise luy auoit: combien fidelement il
auoit versé en sa charge: qu'ayant si souuent tesmoigné pour autruy,
les armes à la main, que l'honneur luy estoit de beaucoup plus1
cher que la vie, il n'estoit pas pour en abandonner le soing pour
soy mesme: que Fortune luy refusant tout moyen de s'opposer à l'iniure
qu'on luy vouloit faire, son courage au moins luy ordonnoit
de s'en oster le sentiment: et de ne seruir de fable au peuple, et de
triomphe, à des personnes qui valoient moins que luy. Ce disant il
se iecta dans le feu.   Sextilia femme de Scaurus, et Paxea femme
de Labeo, pour encourager leurs maris à euiter les dangers, qui les
pressoient, ausquels elles n'auoyent part, que par l'interest de l'affection
coniugale, engagerent volontairement la vie pour leur seruir
en cette extreme necessité, d'exemple et de compagnie. Ce2
qu'elles firent pour leurs maris, Cocceius Nerua le fit pour sa patrie,
moins vtilement, mais de pareil amour. Ce grand Iurisconsulte,
fleurissant en santé, en richesses, en reputation, en credit,
pres de l'Empereur, n'eut autre cause de se tuer, que la compassion
du miserable estat de la chose publique Romaine. Il ne se peut rien
adiouster à la delicatesse de la mort de la femme de Fuluius, familier
d'Auguste. Auguste ayant descouuert, qu'il auoit esuenté vn
secret important qu'il luy auoit fié: vn matin qu'il le vint voir, luy
en fit vne maigre mine. Il s'en retourne au logis plain de desespoir,
et dict tout piteusement à sa femme, qu'estant tombé en ce malheur,3
il estoit resolu de se tuer. Elle tout franchement, Tu ne feras que
raison, veu qu'ayant assez souuent experimenté l'incontinance de
ma langue, tu ne t'en és point donné de garde. Mais laisse, que ie
me tue la premiere: et sans autrement marchander, se donna d'vne
espée dans le corps.   Vibius Virius desesperé du salut de sa ville
assiegée par les Romains, et de leur misericorde, en la derniere
deliberation de leur Senat, apres plusieurs remonstrances employées
à cette fin, conclud que le plus beau estoit d'eschapper à la Fortune
par leurs propres mains. Les ennemis les en auroient en honneur,
et Hannibal sentiroit de combien fideles amis il auroit abandonnés.4
Conuiant ceux qui approuueroient son aduis, d'aller prendre vn bon
souper, qu'on auoit dressé chez luy, où apres auoir fait bonne
chere, ils boiroyent ensemble de ce qu'on luy presenteroit; breuuage
qui deliurera noz corps des tourments, noz ames des iniures,
noz yeux et noz oreilles du sentiment de tant de villains maux, que
les vaincus ont à souffrir des vainqueurs tres cruels et offencez.
I'ay, disoit-il, mis ordre qu'il y aura personnes propres à nous ietter
dans vn bucher au deuant de mon huis, quand nous serons expirez.
Assez approuuerent cette haute resolution: peu l'imiterent. Vingt
sept Senateurs le suiuirent: et apres auoir essayé d'estouffer dans1
le vin cette fascheuse pensée, finirent leur repas par ce mortel
mets: et s'entre-embrassans apres auoir en commun deploré le
malheur de leur païs: les vns se retirerent en leurs maisons, les
autres s'arresterent, pour estre enterrez dans le feu de Vibius auec
luy: et eurent tous la mort si longue, la vapeur du vin ayant
occupé les veines, et retardant l'effect du poison, qu'aucuns furent
à vne heure pres de veoir les ennemis dans Capouë, qui fut emportée
le lendemain, et d'encourir les miseres qu'ils auoyent si cherement
fuy.   Taurea Iubellius, vn autre citoyen de là, le Consul
Fuluius retournant de cette honteuse boucherie qu'il auoit faicte de2
deux cents vingtcinq Senateurs, le rappella fierement par son nom,
et l'ayant arresté: Commande, fit-il, qu'on me massacre aussi apres
tant d'autres, afin que tu te puisses vanter d'auoir tué vn beaucoup
plus vaillant homme que toy. Fuluius le desdaignant, comme
insensé: aussi que sur l'heure il venoit de receuoir lettres de
Rome contraires à l'inhumanité de son execution, qui luy lioient les
mains: Iubellius continua: Puis que mon païs prins, mes amis
morts, et ayant occis de ma main ma femme et mes enfants, pour
les soustraire à la desolation de cette ruine, il m'est interdict de
mourir de la mort de mes concitoyens: empruntons de la vertu la3
vengeance de cette vie odieuse. Et tirant vn glaiue, qu'il auoit
caché, s'en donna au trauers la poictrine, tumbant renuersé, mourant
aux pieds du Consul.   Alexandre assiegeoit vne ville aux
Indes, ceux de dedans se trouuans pressez, se resolurent vigoureusement
à le priuer du plaisir de cette victoire, et s'embraiserent
vniuersellement tous, quand et leur ville, en despit de son humanité.
Nouuelle guerre, les ennemis combattoient pour les sauuer,
eux pour se perdre, et faisoient pour garentir leur mort, toutes les
choses qu'on fait pour garentir sa vie.   Astapa ville d'Espaigne se
trouuant foible de murs et de deffenses, pour soustenir les Romains,
les habitans firent amas de leurs richesses et meubles en la place,
et ayants rengé au dessus de ce monceau les femmes et les enfants,
et l'ayants entouré de bois et matiere propre à prendre feu soudainement
et laissé cinquante ieunes hommes d'entre eux pour l'execution
de leur resolution, feirent vne sortie, où suiuant leur vœu,
à faute de pouuoir vaincre, ils se feirent tous tuer. Les cinquante,
apres auoir massacré toute ame viuante esparse par leur ville, et
mis le feu en ce monceau, s'y lancerent aussi, finissants leur genereuse
liberté en un estat insensible plus tost, que douloureux et1
honteux: et montrant aux ennemis, que si Fortune l'eust voulu, ils
eussent eu aussi bien le courage de leur oster la victoire, comme
ils auoient eu de la leur rendre et frustratoire et hideuse, voire et
mortelle à ceux, qui amorsez par la lueur de l'or coulant en cette
flamme, s'en estants approchez en bon nombre, y furent suffoquez
et bruslez: le reculer leur estant interdict par la foulle, qui les
suiuoit.   Les Abydeens pressez par Philippus, se resolurent de
mesmes: mais estans prins de trop court, le Roy qui eut horreur
de voir la precipitation temeraire de cette execution (les thresors
et les meubles, qu'ils auoyent diuersement condamnez au feu et au2
naufrage, saisis) retirant ses soldats, leur conceda trois iours à se
tuer, auec plus d'ordre et plus à l'aise: lesquels ils remplirent de
sang et de meurtre au delà de toute hostile cruauté: et ne s'en
sauua vne seule personne, qui eust pouuoir sur soy.   Il y a infinis
exemples de pareilles conclusions populaires, qui semblent plus
aspres, d'autant que l'effect en est plus vniuersel. Elles le sont moins
que separées. Ce que le discours ne feroit en chacun, il le fait en
tous: l'ardeur de la societé rauissant les particuliers iugements.