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Essais de Montaigne (self-édition) - Volume I
Les condamnez qui attendoyent l'execution, du temps de Tibere,
perdoyent leurs biens, et estoyent priuez de sepulture: ceux qui3
l'anticipoyent en se tuants eux mesmes, estoyens enterrez, et pouuoyent
faire testament. Mais on desire aussi quelquefois la mort,
pour l'esperance d'vn plus grand bien. Ie desire, dict Sainct Paul,
estre dissoult, pour estre auec Iesus Christ: et, Qui me desprendra
de ces liens? Cleombrotus Ambraciota ayant leu le Phædon de Platon,•
entra en si grand appetit de la vie aduenir, que sans autre
occasion il s'alla precipiter en la mer. Par où il appert combien
improprement nous appellons desespoir cette dissolution volontaire,
à laquelle la chaleur de l'espoir nous porte souuent, et souuent
vne tranquille et rassise inclination de iugement. Iacques du1
Chastel Euesque de Soissons, au voyage d'outremer que fit Sainct
Loys, voyant le Roy et toute l'armée en train de reuenir en France,
laissant les affaires de la religion imparfaictes, print resolution de
s'en aller plus tost en Paradis; et ayant dict à Dieu à ses amis,
donna seul à la veuë d'vn chacun, dans l'armée des ennemis, où il•
fut mis en pieces. En certain Royaume de ces nouuelles terres, au
iour d'vne solemne procession, auquel l'idole qu'ils adorent, est
promenée en publicq, sur vn char de merueilleuse grandeur: outre
ce qu'il se void plusieurs se detaillants les morceaux de leur chair
viue, à luy offrir: il s'en void nombre d'autres, se prosternants2
emmy la place, qui se font mouldre et briser souz les rouës, pour
en acquerir apres leur mort, veneration de saincteté, qui leur est
rendue. La mort de cet Euesque les armes au poing, a de la generosité
plus, et moins de sentiment: l'ardeur du combat en amusant
vne partie. Il y a des polices qui se sont meslées de regler la•
iustice et opportunité des morts volontaires. En nostre Marseille il
se gardoit au temps passé du venin preparé à tout de la cigue, aux
despens publics, pour ceux qui voudroient haster leurs iours;
ayants premierement approuué aux six cens, qui estoit leur Senat,
les raisons de leur entreprise: et n'estoit loisible autrement que3
par congé du magistrat, et par occasions legitimes, de mettre la
main sur soy. Cette loy estoit encor' ailleurs. Sextus Pompeius
allant en Asie, passa par l'Isle de Cea de Negrepont; il aduint de
fortune pendant qu'il y estoit, comme nous l'apprend l'vn de ceux
de sa compagnie, qu'vne femme de grande authorité, ayant rendu•
compte à ses citoyens, pourquoy elle estoit resolue de finir sa vie,
pria Pompeius d'assister à sa mort, pour la rendre plus honorable:
ce qu'il fit, et ayant long temps essayé pour neant, à force d'eloquence,
[qui luy estoit merueilleusement à main] et de persuasion,
de la destourner de ce dessein, souffrit en fin qu'elle se contentast.•
Elle auoit passé quatre vingts dix ans, en tres-heureux estat d'esprit
et de corps, mais lors couchée sur son lict, mieux paré que de
coustume, et appuyée sur le coude: Les Dieux, dit elle, ô Sextus
Pompeius, et plustost ceux que ie laisse, que ceux que ie vay trouuer,
te sçachent gré dequoy tu n'as desdaigné d'estre et conseiller1
de ma vie, et tesmoing de ma mort. De ma part, ayant tousiours
essayé le fauorable visage de Fortune, de peur que l'enuie de trop
viure ne m'en face voir vn contraire, ie m'en vay d'vne heureuse
fin donner congé aux restes de mon ame, laissant de moy deux
filles et vne legion de nepueux. Cela faict, ayant presché et enhorté•
les siens à l'vnion et à la paix, leur ayant departy ses biens, et recommandé
les Dieux domestiques à sa fille aisnée, elle print d'vne
main asseurée la coupe, où estoit le venin, et ayant faict ses vœux
à Mercure, et les prieres de la conduire en quelque heureux siege
en l'autre monde, auala brusquement ce mortel breuuage. Or entretint2
elle la compagnie, du progrez de son operation: et comme
les parties de son corps se sentoyent saisies de froid l'vne apres
l'autre: iusques à ce qu'ayant dict en fin qu'il arriuoit au cœur et
aux entrailles, elle appella ses filles pour luy faire le dernier office,
et luy clorre les yeux. Pline recite de certaine nation Hyperborée,•
qu'en icelle, pour la douce temperature de l'air, les vies ne se finissent
communément que par la propre volonté des habitans; mais
qu'estans las et saouls de viure, ils ont en coustume au bout d'vn
long aage, apres auoir faict bonne chere, se precipiter en la mer,
du hault d'un certain rocher, destiné à ce seruice. La douleur,3
et vne pire mort, me semblent les plus excusables incitations.
perdoyent leurs biens, et estoyent priuez de sepulture: ceux qui3
l'anticipoyent en se tuants eux mesmes, estoyens enterrez, et pouuoyent
faire testament. Mais on desire aussi quelquefois la mort,
pour l'esperance d'vn plus grand bien. Ie desire, dict Sainct Paul,
estre dissoult, pour estre auec Iesus Christ: et, Qui me desprendra
de ces liens? Cleombrotus Ambraciota ayant leu le Phædon de Platon,•
entra en si grand appetit de la vie aduenir, que sans autre
occasion il s'alla precipiter en la mer. Par où il appert combien
improprement nous appellons desespoir cette dissolution volontaire,
à laquelle la chaleur de l'espoir nous porte souuent, et souuent
vne tranquille et rassise inclination de iugement. Iacques du1
Chastel Euesque de Soissons, au voyage d'outremer que fit Sainct
Loys, voyant le Roy et toute l'armée en train de reuenir en France,
laissant les affaires de la religion imparfaictes, print resolution de
s'en aller plus tost en Paradis; et ayant dict à Dieu à ses amis,
donna seul à la veuë d'vn chacun, dans l'armée des ennemis, où il•
fut mis en pieces. En certain Royaume de ces nouuelles terres, au
iour d'vne solemne procession, auquel l'idole qu'ils adorent, est
promenée en publicq, sur vn char de merueilleuse grandeur: outre
ce qu'il se void plusieurs se detaillants les morceaux de leur chair
viue, à luy offrir: il s'en void nombre d'autres, se prosternants2
emmy la place, qui se font mouldre et briser souz les rouës, pour
en acquerir apres leur mort, veneration de saincteté, qui leur est
rendue. La mort de cet Euesque les armes au poing, a de la generosité
plus, et moins de sentiment: l'ardeur du combat en amusant
vne partie. Il y a des polices qui se sont meslées de regler la•
iustice et opportunité des morts volontaires. En nostre Marseille il
se gardoit au temps passé du venin preparé à tout de la cigue, aux
despens publics, pour ceux qui voudroient haster leurs iours;
ayants premierement approuué aux six cens, qui estoit leur Senat,
les raisons de leur entreprise: et n'estoit loisible autrement que3
par congé du magistrat, et par occasions legitimes, de mettre la
main sur soy. Cette loy estoit encor' ailleurs. Sextus Pompeius
allant en Asie, passa par l'Isle de Cea de Negrepont; il aduint de
fortune pendant qu'il y estoit, comme nous l'apprend l'vn de ceux
de sa compagnie, qu'vne femme de grande authorité, ayant rendu•
compte à ses citoyens, pourquoy elle estoit resolue de finir sa vie,
pria Pompeius d'assister à sa mort, pour la rendre plus honorable:
ce qu'il fit, et ayant long temps essayé pour neant, à force d'eloquence,
[qui luy estoit merueilleusement à main] et de persuasion,
de la destourner de ce dessein, souffrit en fin qu'elle se contentast.•
Elle auoit passé quatre vingts dix ans, en tres-heureux estat d'esprit
et de corps, mais lors couchée sur son lict, mieux paré que de
coustume, et appuyée sur le coude: Les Dieux, dit elle, ô Sextus
Pompeius, et plustost ceux que ie laisse, que ceux que ie vay trouuer,
te sçachent gré dequoy tu n'as desdaigné d'estre et conseiller1
de ma vie, et tesmoing de ma mort. De ma part, ayant tousiours
essayé le fauorable visage de Fortune, de peur que l'enuie de trop
viure ne m'en face voir vn contraire, ie m'en vay d'vne heureuse
fin donner congé aux restes de mon ame, laissant de moy deux
filles et vne legion de nepueux. Cela faict, ayant presché et enhorté•
les siens à l'vnion et à la paix, leur ayant departy ses biens, et recommandé
les Dieux domestiques à sa fille aisnée, elle print d'vne
main asseurée la coupe, où estoit le venin, et ayant faict ses vœux
à Mercure, et les prieres de la conduire en quelque heureux siege
en l'autre monde, auala brusquement ce mortel breuuage. Or entretint2
elle la compagnie, du progrez de son operation: et comme
les parties de son corps se sentoyent saisies de froid l'vne apres
l'autre: iusques à ce qu'ayant dict en fin qu'il arriuoit au cœur et
aux entrailles, elle appella ses filles pour luy faire le dernier office,
et luy clorre les yeux. Pline recite de certaine nation Hyperborée,•
qu'en icelle, pour la douce temperature de l'air, les vies ne se finissent
communément que par la propre volonté des habitans; mais
qu'estans las et saouls de viure, ils ont en coustume au bout d'vn
long aage, apres auoir faict bonne chere, se precipiter en la mer,
du hault d'un certain rocher, destiné à ce seruice. La douleur,3
et vne pire mort, me semblent les plus excusables incitations.
CHAPITRE IIII. (TRADUCTION LIV. II, CH. IV.)
A demain les affaires.
IE donne auec raison, ce me semble, la palme à Iacques Amiot,
sur tous noz escriuains François; non seulement pour la naïfueté
et pureté du langage, en quoy il surpasse tous autres, ny pour la
constance d'vn si long trauail, ny pour la profondeur de son sçauoir,
ayant peu deuelopper si heureusement vn autheur si espineux et•
ferré: car on m'en dira ce qu'on voudra, ie n'entens rien au
Grec, mais ie voy vn sens si bien ioint et entretenu, par tout en sa
traduction, que ou il a certainement entendu l'imagination vraye de
l'autheur, ou ayant par longue conuersation, planté viuement dans
son ame, vne generale idée de celle de Plutarque, il ne luy a aumoins1
rien presté qui le desmente, ou qui le desdie: mais sur tout,
ie luy sçay bon gré, d'auoir sçeu trier et choisir vn liure si digne
et si à propos, pour en faire present à son païs. Nous autres ignorans
estions perdus, si ce liure ne nous eust releué du bourbier:
sa mercy nous osons à cett'heure et parler et escrire: les dames•
en regentent les maistres d'escole: c'est nostre breuiaire. Si ce
bon homme vit, ie luy resigne Xenophon pour en faire autant.
C'est vn' occupation plus aisée, et d'autant plus propre à sa vieillesse.
Et puis, ie ne sçay comment il me semble, quoy qu'il se
desmesle bien brusquement et nettement d'vn mauuais pas, que2
toutefois son stile est plus chez soy, quand il n'est pas pressé, et
qu'il roulle à son aise. I'estois à cett'heure sur ce passage, où
Plutarque dit de soy-mesmes, que Rusticus assistant à vne sienne
declamation à Rome, y receut vn pacquet de la part de l'Empereur,
et temporisa de l'ouurir, iusques à ce que tout fust faict: En quoy,•
dit-il, toute l'assistance loua singulierement la grauité de ce personnage.
De vray, estant sur le propos de la curiosité, et de cette
passion auide et gourmande de nouuelles, qui nous fait auec tant
d'indiscretion et d'impatience abandonner toutes choses, pour entretenir
vn nouueau venu, et perdre tout respect et contenance,3
pour crocheter soudain, où que nous soyons, les lettres qu'on nous
apporte: il a eu raison de louër la grauité de Rusticus: et pouuoit
encor y ioindre la louange de sa ciuilité et courtoisie, de n'auoir
voulu interrompre le cours de sa declamation. Mais ie fay doubte
qu'on le peust louër de prudence: car receuant à l'improueu lettres,
et notamment d'vn Empereur, il pouuoit bien aduenir que le
differer à les lire, eust esté d'vn grand preiudice. Le vice contraire
à la curiosité, c'est la nonchalance: vers laquelle ie panche•
euidemment de ma complexion; et en laquelle i'ay veu plusieurs
hommes si extremes, que trois ou quatre iours apres, on retrouuoit
encores en leur pochette les lettres toutes closes, qu'on leur
auoit enuoyées. Ie n'en ouuris iamais, non seulement de celles,
qu'on m'eust commises: mais de celles mesmes que la Fortune1
m'eust faict passer par les mains. Et fais conscience si mes yeux
desrobent par mesgarde, quelque cognoissance des lettres d'importance
qu'il lit, quand ie suis à costé d'vn grand. Iamais homme ne
s'enquit moins, et ne fureta moins és affaires d'autruy. Du temps
de noz peres Monsieur de Boutieres cuida perdre Turin, pour, estant•
en bonne compagnie à soupper, auoir remis à lire vn aduertissement
qu'on luy donnoit des trahisons qui se dressoient contre cette
ville, où il commandoit. Et ce mesme Plutarque m'a appris que
Iulius Cæsar se fust sauué, si allant au Senat, le iour qu'il y fut tué
par les coniurez, il eust leu vn memoire qu'on luy presenta. Et fait2
aussi le compte d'Archias Tyran de Thebes, que le soir auant l'execution
de l'entreprise que Pelopidas auoit faicte de le tuer, pour
remettre son païs en liberté, il luy fut escrit par vn autre Archias
Athenien de poinct en poinct, ce qu'on luy preparoit: et que ce
pacquet luy ayant esté rendu pendant son soupper, il remit à l'ouurir,•
disant ce mot, qui depuis passa en prouerbe en Grece: A demain
les affaires. Vn sage homme peut à mon opinion pour l'interest
d'autruy, comme pour ne rompre indecemment compagnie
ainsi que Rusticus, ou pour ne discontinuer vn autre affaire d'importance,
remettre à entendre ce qu'on luy apporte de nouueau:3
mais pour son interest ou plaisir particulier, mesmes s'il est homme
ayant charge publique; pour ne rompre son disner, voyre ny son
sommeil, il est inexcusable de le faire. Et anciennement estoit à
Rome la place Consulaire, qu'ils appelloyent, la plus honorable à
table, pour estre plus à deliure, et plus accessible à ceux qui suruiendroyent,•
pour entretenir celuy qui y seroit assis. Tesmoignage,
que pour estre à table, ils ne se departoyent pas de l'entremise
d'autres affaires et suruenances. Mais quand tout est dict, il est malaisé
és actions humaines, de donner regle si iuste par discours de
raison, que la Fortune n'y maintienne son droict.4
sur tous noz escriuains François; non seulement pour la naïfueté
et pureté du langage, en quoy il surpasse tous autres, ny pour la
constance d'vn si long trauail, ny pour la profondeur de son sçauoir,
ayant peu deuelopper si heureusement vn autheur si espineux et•
ferré: car on m'en dira ce qu'on voudra, ie n'entens rien au
Grec, mais ie voy vn sens si bien ioint et entretenu, par tout en sa
traduction, que ou il a certainement entendu l'imagination vraye de
l'autheur, ou ayant par longue conuersation, planté viuement dans
son ame, vne generale idée de celle de Plutarque, il ne luy a aumoins1
rien presté qui le desmente, ou qui le desdie: mais sur tout,
ie luy sçay bon gré, d'auoir sçeu trier et choisir vn liure si digne
et si à propos, pour en faire present à son païs. Nous autres ignorans
estions perdus, si ce liure ne nous eust releué du bourbier:
sa mercy nous osons à cett'heure et parler et escrire: les dames•
en regentent les maistres d'escole: c'est nostre breuiaire. Si ce
bon homme vit, ie luy resigne Xenophon pour en faire autant.
C'est vn' occupation plus aisée, et d'autant plus propre à sa vieillesse.
Et puis, ie ne sçay comment il me semble, quoy qu'il se
desmesle bien brusquement et nettement d'vn mauuais pas, que2
toutefois son stile est plus chez soy, quand il n'est pas pressé, et
qu'il roulle à son aise. I'estois à cett'heure sur ce passage, où
Plutarque dit de soy-mesmes, que Rusticus assistant à vne sienne
declamation à Rome, y receut vn pacquet de la part de l'Empereur,
et temporisa de l'ouurir, iusques à ce que tout fust faict: En quoy,•
dit-il, toute l'assistance loua singulierement la grauité de ce personnage.
De vray, estant sur le propos de la curiosité, et de cette
passion auide et gourmande de nouuelles, qui nous fait auec tant
d'indiscretion et d'impatience abandonner toutes choses, pour entretenir
vn nouueau venu, et perdre tout respect et contenance,3
pour crocheter soudain, où que nous soyons, les lettres qu'on nous
apporte: il a eu raison de louër la grauité de Rusticus: et pouuoit
encor y ioindre la louange de sa ciuilité et courtoisie, de n'auoir
voulu interrompre le cours de sa declamation. Mais ie fay doubte
qu'on le peust louër de prudence: car receuant à l'improueu lettres,
et notamment d'vn Empereur, il pouuoit bien aduenir que le
differer à les lire, eust esté d'vn grand preiudice. Le vice contraire
à la curiosité, c'est la nonchalance: vers laquelle ie panche•
euidemment de ma complexion; et en laquelle i'ay veu plusieurs
hommes si extremes, que trois ou quatre iours apres, on retrouuoit
encores en leur pochette les lettres toutes closes, qu'on leur
auoit enuoyées. Ie n'en ouuris iamais, non seulement de celles,
qu'on m'eust commises: mais de celles mesmes que la Fortune1
m'eust faict passer par les mains. Et fais conscience si mes yeux
desrobent par mesgarde, quelque cognoissance des lettres d'importance
qu'il lit, quand ie suis à costé d'vn grand. Iamais homme ne
s'enquit moins, et ne fureta moins és affaires d'autruy. Du temps
de noz peres Monsieur de Boutieres cuida perdre Turin, pour, estant•
en bonne compagnie à soupper, auoir remis à lire vn aduertissement
qu'on luy donnoit des trahisons qui se dressoient contre cette
ville, où il commandoit. Et ce mesme Plutarque m'a appris que
Iulius Cæsar se fust sauué, si allant au Senat, le iour qu'il y fut tué
par les coniurez, il eust leu vn memoire qu'on luy presenta. Et fait2
aussi le compte d'Archias Tyran de Thebes, que le soir auant l'execution
de l'entreprise que Pelopidas auoit faicte de le tuer, pour
remettre son païs en liberté, il luy fut escrit par vn autre Archias
Athenien de poinct en poinct, ce qu'on luy preparoit: et que ce
pacquet luy ayant esté rendu pendant son soupper, il remit à l'ouurir,•
disant ce mot, qui depuis passa en prouerbe en Grece: A demain
les affaires. Vn sage homme peut à mon opinion pour l'interest
d'autruy, comme pour ne rompre indecemment compagnie
ainsi que Rusticus, ou pour ne discontinuer vn autre affaire d'importance,
remettre à entendre ce qu'on luy apporte de nouueau:3
mais pour son interest ou plaisir particulier, mesmes s'il est homme
ayant charge publique; pour ne rompre son disner, voyre ny son
sommeil, il est inexcusable de le faire. Et anciennement estoit à
Rome la place Consulaire, qu'ils appelloyent, la plus honorable à
table, pour estre plus à deliure, et plus accessible à ceux qui suruiendroyent,•
pour entretenir celuy qui y seroit assis. Tesmoignage,
que pour estre à table, ils ne se departoyent pas de l'entremise
d'autres affaires et suruenances. Mais quand tout est dict, il est malaisé
és actions humaines, de donner regle si iuste par discours de
raison, que la Fortune n'y maintienne son droict.4
CHAPITRE V. (TRADUCTION LIV. II, CH. V.)
De la Conscience.
VOYAGEANT vn iour, mon frere Sieur de la Brousse et moy, durant
noz guerres ciuiles, nous rencontrasmes vn Gentilhomme
de bonne façon: il estoit du party contraire au nostre, mais ie
n'en sçauois rien, car il se contrefaisoit autre. Et le pis de ces
guerres, c'est, que les chartes sont si meslées, vostre ennemy n'estant•
distingué d'auec vous d'aucune marque apparente, ny de langage,
ny de port, nourry en mesmes loix, mœurs et mesme air,
qu'il est mal-aisé d'y euiter confusion et desordre. Cela me faisoit
craindre à moy-mesme de r'encontrer nos trouppes, en lieu où ie ne
fusse cogneu, pour n'estre en peine de dire mon nom, et de pis à1
l'aduanture. Comme il m'estoit autrefois aduenu: car en vn tel
mescompte, ie perdis et hommes et cheuaux, et m'y tua lon miserablement,
entre autres, vn page Gentil-homme Italien, que ie nourrissois
soigneusement; et fut estainte en luy vne tresbelle enfance,
et pleine de grande esperance. Mais cettuy-cy en auoit vne frayeur•
si esperduë, et ie le voyois si mort à chasque rencontre d'hommes
à cheual, et passage de villes, qui tenoient pour le Roy, que ie deuinay
en fin que c'estoient alarmes que sa conscience luy donnoit.
Il sembloit à ce pauure homme qu'au trauers de son masque et des
croix de sa cazaque on iroit lire iusques dans son cœur, ses secrettes2
intentions. Tant est merueilleux l'effort de la conscience.
Elle nous fait trahir, accuser, et combattre nous mesmes, et à
faute de tesmoing estranger, elle nous produit contre nous,
Occultum quatiens animo tortore flagellum.
noz guerres ciuiles, nous rencontrasmes vn Gentilhomme
de bonne façon: il estoit du party contraire au nostre, mais ie
n'en sçauois rien, car il se contrefaisoit autre. Et le pis de ces
guerres, c'est, que les chartes sont si meslées, vostre ennemy n'estant•
distingué d'auec vous d'aucune marque apparente, ny de langage,
ny de port, nourry en mesmes loix, mœurs et mesme air,
qu'il est mal-aisé d'y euiter confusion et desordre. Cela me faisoit
craindre à moy-mesme de r'encontrer nos trouppes, en lieu où ie ne
fusse cogneu, pour n'estre en peine de dire mon nom, et de pis à1
l'aduanture. Comme il m'estoit autrefois aduenu: car en vn tel
mescompte, ie perdis et hommes et cheuaux, et m'y tua lon miserablement,
entre autres, vn page Gentil-homme Italien, que ie nourrissois
soigneusement; et fut estainte en luy vne tresbelle enfance,
et pleine de grande esperance. Mais cettuy-cy en auoit vne frayeur•
si esperduë, et ie le voyois si mort à chasque rencontre d'hommes
à cheual, et passage de villes, qui tenoient pour le Roy, que ie deuinay
en fin que c'estoient alarmes que sa conscience luy donnoit.
Il sembloit à ce pauure homme qu'au trauers de son masque et des
croix de sa cazaque on iroit lire iusques dans son cœur, ses secrettes2
intentions. Tant est merueilleux l'effort de la conscience.
Elle nous fait trahir, accuser, et combattre nous mesmes, et à
faute de tesmoing estranger, elle nous produit contre nous,
Occultum quatiens animo tortore flagellum.
Ce conte est en la bouche des enfans. Bessus Pœnien reproché•
d'auoir de gayeté de cœur abbatu vn nid de moineaux, et les auoir
tuez: disoit auoir eu raison, par ce que ces oysillons ne cessoient
de l'accuser faucement du meurtre de son pere. Ce parricide iusques
lors auoit esté occulte et inconnu: mais les furies vengeresses
de la conscience, le firent mettre hors à celuy mesmes qui en3
deuoit porter la penitence. Hesiode corrige le dire de Platon, que
la peine suit de bien pres le peché: car il dit qu'elle naist en l'instant
et quant et quant le peché. Quiconque attent la peine, il la
souffre, et quiconque l'a meritée, l'attend. La meschanceté fabrique
des tourmens contre soy.
Malum consilium consultori pessimum.
Comme la mouche guespe picque et offence autruy, mais plus soy-mesme,•
car elle y perd son esguillon et sa force pour iamais;
Vitásque in vulnere ponunt.
Les cantharides ont en elles quelque partie qui sert contre leur
poison de contrepoison, par vne contrarieté de nature. Aussi à
mesme qu'on prend le plaisir au vice, il s'engendre vn desplaisir1
contraire en la conscience, qui nous tourmente de plusieurs imaginations
penibles, veillans et dormans,
Quippe vbi se multi, per somnia sæpe loquentes,
Aut morbo delirantes, procraxe ferantur,
Et celata diu in medium peccata dedisse.•
Apollodorus songeoit qu'il se voyoit escorcher par les Scythes, et
puis bouillir dedans vne marmitte, et que son cœur murmuroit en
disant; Ie te suis cause de tous ces maux. Aucune cachette ne sert
aux meschans, disoit Epicurus, par ce qu'ils ne se peuuent asseurer
d'estre cachez, la conscience les descouurant à eux mesmes,2
Prima est hæc vltio, quòd se
Iudice nemo nocens absoluitur.
d'auoir de gayeté de cœur abbatu vn nid de moineaux, et les auoir
tuez: disoit auoir eu raison, par ce que ces oysillons ne cessoient
de l'accuser faucement du meurtre de son pere. Ce parricide iusques
lors auoit esté occulte et inconnu: mais les furies vengeresses
de la conscience, le firent mettre hors à celuy mesmes qui en3
deuoit porter la penitence. Hesiode corrige le dire de Platon, que
la peine suit de bien pres le peché: car il dit qu'elle naist en l'instant
et quant et quant le peché. Quiconque attent la peine, il la
souffre, et quiconque l'a meritée, l'attend. La meschanceté fabrique
des tourmens contre soy.
Malum consilium consultori pessimum.
Comme la mouche guespe picque et offence autruy, mais plus soy-mesme,•
car elle y perd son esguillon et sa force pour iamais;
Vitásque in vulnere ponunt.
Les cantharides ont en elles quelque partie qui sert contre leur
poison de contrepoison, par vne contrarieté de nature. Aussi à
mesme qu'on prend le plaisir au vice, il s'engendre vn desplaisir1
contraire en la conscience, qui nous tourmente de plusieurs imaginations
penibles, veillans et dormans,
Quippe vbi se multi, per somnia sæpe loquentes,
Aut morbo delirantes, procraxe ferantur,
Et celata diu in medium peccata dedisse.•
Apollodorus songeoit qu'il se voyoit escorcher par les Scythes, et
puis bouillir dedans vne marmitte, et que son cœur murmuroit en
disant; Ie te suis cause de tous ces maux. Aucune cachette ne sert
aux meschans, disoit Epicurus, par ce qu'ils ne se peuuent asseurer
d'estre cachez, la conscience les descouurant à eux mesmes,2
Prima est hæc vltio, quòd se
Iudice nemo nocens absoluitur.
Comme elle nous remplit de crainte, aussi fait elle d'asseurance
et de confiance. Et ie puis dire auoir marché en plusieurs hazards,
d'vn pas bien plus ferme, en consideration de la secrette science•
que i'auois de ma volonté et innocence de mes desseins.
Conscia mens vt cuique sua est, ita concipit intra
Pectora pro facto spémque metúmque suo.
Il y en a mille exemples: il suffira d'en alleguer trois de mesme
personnage. Scipion estant vn iour accusé deuant le peuple Romain3
d'vne accusation importante, au lieu de s'excuser ou de flatter ses
iuges: Il vous siera bien, leur dit-il, de vouloir entreprendre de
iuger de la teste de celuy, par le moyen duquel vous auez l'authorité
de iuger de tout le monde. Et vn' autre fois, pour toute responce
aux imputations que luy mettoit sus vn Tribun du peuple,•
au lieu de plaider sa cause: Allons, dit-il, mes citoyens, allons rendre
graces aux Dieux de la victoire qu'ils me donnerent contre les
Carthaginois en pareil iour que cettuy-cy. Et se mettant à marcher
deuant vers le temple, voylà toute l'assemblée, et son accusateur
mesmes à sa suitte. Et Petilius ayant esté suscité par Caton pour4
luy demander compte de l'argent manié en la prouince d'Antioche,
Scipion estant venu au Senat pour cet effect, produisit le liure des
raisons qu'il auoit dessoubs sa robbe, et dit, que ce liure en contenoit
au vray la recepte et la mise: mais comme on le luy demanda
pour le mettre au greffe, il le refusa, disant, ne se vouloir pas faire•
cette honte à soy-mesme: et de ses mains en la presence du Senat
le deschira et mit en pieces. Ie ne croy pas qu'vne ame cauterizée
sçeust contrefaire vne telle asseurance: il auoit le cœur trop gros
de nature, et accoustumé à trop haute fortune, dit Tite Liue, pour
sçauoir estre criminel, et se demettre à la bassesse de deffendre
son innocence. C'est vne dangereuse inuention que celle des
gehennes, et semble que ce soit plustost vn essay de patience•
que de verité. Et celuy qui les peut souffrir, cache la verité, et
celuy qui ne les peut souffrir. Car pourquoy la douleur me fera
elle plustost confesser ce qui en est, qu'elle ne me forcera de dire
ce qui n'est pas? Et au rebours, si celuy qui n'a pas faict ce dequoy
on l'accuse, est assez patient pour supporter ces tourments, pourquoy1
ne le sera celuy qui l'a faict, vn si beau guerdon, que de la
vie, luy estant proposé? Ie pense que le fondement de cette inuention,
vient de la consideration de l'effort de la conscience. Car au
coulpable il semble qu'elle aide à la torture pour luy faire confesser
sa faute, et qu'elle l'affoiblisse: et de l'autre part qu'elle fortifie•
l'innocent contre la torture. Pour dire vray, c'est vn moyen plein
d'incertitude et de danger. Que ne diroit on, que ne feroit on pour
fuyr à si griefues douleurs?
Etiam innocentes cogit mentiri dolor.
D'où il aduient, que celuy que le iuge a gehenné pour ne le faire2
mourir innocent, il le face mourir et innocent et gehenné. Mille et
mille en ont chargé leur teste de faulces confessions. Entre lesquels
ie loge Philotas, considerant les circonstances du procez qu'Alexandre
luy fit, et le progrez de sa gehenne. Mais tant y a que c'est,
dit-on, le moins mal que l'humaine foiblesse aye peu inuenter:•
bien inhumainement pourtant, et bien inutilement à mon aduis.
et de confiance. Et ie puis dire auoir marché en plusieurs hazards,
d'vn pas bien plus ferme, en consideration de la secrette science•
que i'auois de ma volonté et innocence de mes desseins.
Conscia mens vt cuique sua est, ita concipit intra
Pectora pro facto spémque metúmque suo.
Il y en a mille exemples: il suffira d'en alleguer trois de mesme
personnage. Scipion estant vn iour accusé deuant le peuple Romain3
d'vne accusation importante, au lieu de s'excuser ou de flatter ses
iuges: Il vous siera bien, leur dit-il, de vouloir entreprendre de
iuger de la teste de celuy, par le moyen duquel vous auez l'authorité
de iuger de tout le monde. Et vn' autre fois, pour toute responce
aux imputations que luy mettoit sus vn Tribun du peuple,•
au lieu de plaider sa cause: Allons, dit-il, mes citoyens, allons rendre
graces aux Dieux de la victoire qu'ils me donnerent contre les
Carthaginois en pareil iour que cettuy-cy. Et se mettant à marcher
deuant vers le temple, voylà toute l'assemblée, et son accusateur
mesmes à sa suitte. Et Petilius ayant esté suscité par Caton pour4
luy demander compte de l'argent manié en la prouince d'Antioche,
Scipion estant venu au Senat pour cet effect, produisit le liure des
raisons qu'il auoit dessoubs sa robbe, et dit, que ce liure en contenoit
au vray la recepte et la mise: mais comme on le luy demanda
pour le mettre au greffe, il le refusa, disant, ne se vouloir pas faire•
cette honte à soy-mesme: et de ses mains en la presence du Senat
le deschira et mit en pieces. Ie ne croy pas qu'vne ame cauterizée
sçeust contrefaire vne telle asseurance: il auoit le cœur trop gros
de nature, et accoustumé à trop haute fortune, dit Tite Liue, pour
sçauoir estre criminel, et se demettre à la bassesse de deffendre
son innocence. C'est vne dangereuse inuention que celle des
gehennes, et semble que ce soit plustost vn essay de patience•
que de verité. Et celuy qui les peut souffrir, cache la verité, et
celuy qui ne les peut souffrir. Car pourquoy la douleur me fera
elle plustost confesser ce qui en est, qu'elle ne me forcera de dire
ce qui n'est pas? Et au rebours, si celuy qui n'a pas faict ce dequoy
on l'accuse, est assez patient pour supporter ces tourments, pourquoy1
ne le sera celuy qui l'a faict, vn si beau guerdon, que de la
vie, luy estant proposé? Ie pense que le fondement de cette inuention,
vient de la consideration de l'effort de la conscience. Car au
coulpable il semble qu'elle aide à la torture pour luy faire confesser
sa faute, et qu'elle l'affoiblisse: et de l'autre part qu'elle fortifie•
l'innocent contre la torture. Pour dire vray, c'est vn moyen plein
d'incertitude et de danger. Que ne diroit on, que ne feroit on pour
fuyr à si griefues douleurs?
Etiam innocentes cogit mentiri dolor.
D'où il aduient, que celuy que le iuge a gehenné pour ne le faire2
mourir innocent, il le face mourir et innocent et gehenné. Mille et
mille en ont chargé leur teste de faulces confessions. Entre lesquels
ie loge Philotas, considerant les circonstances du procez qu'Alexandre
luy fit, et le progrez de sa gehenne. Mais tant y a que c'est,
dit-on, le moins mal que l'humaine foiblesse aye peu inuenter:•
bien inhumainement pourtant, et bien inutilement à mon aduis.
Plusieurs nations moins barbares en cela que la Grecque et la
Romaine, qui les appellent ainsin, estiment horrible et cruel de
tourmenter et desrompre vn homme, de la faute duquel vous estes
encore en doubte. Que peut il mais de vostre ignorance? Estes vous3
pas iniustes, qui pour ne le tuer sans occasion, luy faites pis que
le tuer? Qu'il soit ainsi, voyez combien de fois il ayme mieux mourir
sans raison, que de passer par cette information plus penible
que le supplice, et qui souuent par son aspreté deuance le supplice,
et l'execute. Ie ne sçay d'où ie tiens ce conte, mais il rapporte•
exactement la conscience de nostre iustice. Vne femme de village
accusoit deuant le General d'armée, grand justicier, vn soldat, pour
auoir arraché à ses petits enfants ce peu de bouillie qui luy restoit
à les substanter, cette armée ayant tout rauagé. De preuue il n'y
en auoit point. Le General apres auoir sommé la femme, de regarder
bien à ce qu'elle disoit, d'autant qu'elle seroit coulpable de son
accusation, si elle mentoit: et elle persistant, il fit ouurir le ventre
au soldat, pour s'esclaircir de la verité du faict: et la femme se
trouua auoir raison. Condemnation instructiue.•
Romaine, qui les appellent ainsin, estiment horrible et cruel de
tourmenter et desrompre vn homme, de la faute duquel vous estes
encore en doubte. Que peut il mais de vostre ignorance? Estes vous3
pas iniustes, qui pour ne le tuer sans occasion, luy faites pis que
le tuer? Qu'il soit ainsi, voyez combien de fois il ayme mieux mourir
sans raison, que de passer par cette information plus penible
que le supplice, et qui souuent par son aspreté deuance le supplice,
et l'execute. Ie ne sçay d'où ie tiens ce conte, mais il rapporte•
exactement la conscience de nostre iustice. Vne femme de village
accusoit deuant le General d'armée, grand justicier, vn soldat, pour
auoir arraché à ses petits enfants ce peu de bouillie qui luy restoit
à les substanter, cette armée ayant tout rauagé. De preuue il n'y
en auoit point. Le General apres auoir sommé la femme, de regarder
bien à ce qu'elle disoit, d'autant qu'elle seroit coulpable de son
accusation, si elle mentoit: et elle persistant, il fit ouurir le ventre
au soldat, pour s'esclaircir de la verité du faict: et la femme se
trouua auoir raison. Condemnation instructiue.•
CHAPITRE VI. (TRADUCTION LIV. II, CH. VI.)
De l'exercitation.
IL est malaisé que le discours et l'instruction, encore que nostre
creance s'y applique volontiers, soyent assez puissants pour nous
acheminer iusques à l'action, si outre cela nous n'exerçons et formons
nostre ame par experience au train, auquel nous la voulons
renger: autrement quand elle sera au propre des effets, elle s'y1
trouuera sans doute empeschée. Voylà pourquoy parmy les Philosophes,
ceux qui ont voulu atteindre à quelque plus grande excellence,
ne se sont pas contentez d'attendre à couuert et en repos les
rigueurs de la Fortune, de peur qu'elle ne les surprinst inexperimentez
et nouueaux au combat: ains ils luy sont allez au deuant,•
et se sont iettez à escient à la preuue des difficultez. Les vns en
ont abandonné les richesses, pour s'exercer à vne pauureté volontaire:
les autres ont recherché le labeur, et vne austerité de vie
penible, pour se durcir au mal et au trauail: d'autres se sont
priuez des parties du corps les plus cheres, comme de la veuë et2
des membres propres à la generation, de peur que leur seruice
trop plaisant et trop mol, ne relaschast et n'attendrist la fermeté
de leur ame. Mais à mourir, qui est la plus grande besoigne que
nous ayons à faire, l'exercitation ne nous y peut ayder. On se peut
par vsage et par experience fortifier contre les douleurs, la honte,•
l'indigence; et tels autres accidents: mais quant à la mort, nous
ne la pouuons essayer qu'vne fois: nous y sommes tous apprentifs,
quand nous y venons. Il s'est trouué anciennement des hommes
si excellens mesnagers du temps, qu'ils ont essayé en la mort
mesme, de la gouster et sauourer: et ont bandé leur esprit, pour3
voir que c'estoit de ce passage: mais ils ne sont pas reuenus nous
en dire les nouuelles.
Nemo expergitus extat,
Frigida quem semel est vitaï pausa sequuta.
creance s'y applique volontiers, soyent assez puissants pour nous
acheminer iusques à l'action, si outre cela nous n'exerçons et formons
nostre ame par experience au train, auquel nous la voulons
renger: autrement quand elle sera au propre des effets, elle s'y1
trouuera sans doute empeschée. Voylà pourquoy parmy les Philosophes,
ceux qui ont voulu atteindre à quelque plus grande excellence,
ne se sont pas contentez d'attendre à couuert et en repos les
rigueurs de la Fortune, de peur qu'elle ne les surprinst inexperimentez
et nouueaux au combat: ains ils luy sont allez au deuant,•
et se sont iettez à escient à la preuue des difficultez. Les vns en
ont abandonné les richesses, pour s'exercer à vne pauureté volontaire:
les autres ont recherché le labeur, et vne austerité de vie
penible, pour se durcir au mal et au trauail: d'autres se sont
priuez des parties du corps les plus cheres, comme de la veuë et2
des membres propres à la generation, de peur que leur seruice
trop plaisant et trop mol, ne relaschast et n'attendrist la fermeté
de leur ame. Mais à mourir, qui est la plus grande besoigne que
nous ayons à faire, l'exercitation ne nous y peut ayder. On se peut
par vsage et par experience fortifier contre les douleurs, la honte,•
l'indigence; et tels autres accidents: mais quant à la mort, nous
ne la pouuons essayer qu'vne fois: nous y sommes tous apprentifs,
quand nous y venons. Il s'est trouué anciennement des hommes
si excellens mesnagers du temps, qu'ils ont essayé en la mort
mesme, de la gouster et sauourer: et ont bandé leur esprit, pour3
voir que c'estoit de ce passage: mais ils ne sont pas reuenus nous
en dire les nouuelles.
Nemo expergitus extat,
Frigida quem semel est vitaï pausa sequuta.
Canius Iulius noble Romain, de vertu et fermeté singuliere, ayant
esté condamné à la mort par ce marault de Caligula: outre plusieurs
merueilleuses preuues qu'il donna de sa resolution, comme
il estoit sur le poinct de souffrir la main du bourreau, vn Philosophe
son amy luy demanda: Et bien Canius, en quelle démarche est•
à cette heure vostre ame? que fait elle? en quels pensemens estes
vous? Ie pensois, luy respondit-il, à me tenir prest et bandé de
toute ma force, pour voir, si en cet instant de la mort, si court et
si brief, ie pourray apperceuoir quelque deslogement de l'ame, et
si elle aura quelque ressentiment de son yssuë, pour, si i'en aprens1
quelque chose, en reuenir donner apres, si ie puis, aduertissement
à mes amis. Cestuy-cy philosophe non seulement iusqu'à la mort,
mais en la mort mesme. Quelle asseurance estoit-ce, et quelle
fierté de courage, de vouloir que sa mort luy seruist de leçon, et
auoir loisir de penser ailleurs en vn si grand affaire?•
Ius hoc animi morientis habebat.
esté condamné à la mort par ce marault de Caligula: outre plusieurs
merueilleuses preuues qu'il donna de sa resolution, comme
il estoit sur le poinct de souffrir la main du bourreau, vn Philosophe
son amy luy demanda: Et bien Canius, en quelle démarche est•
à cette heure vostre ame? que fait elle? en quels pensemens estes
vous? Ie pensois, luy respondit-il, à me tenir prest et bandé de
toute ma force, pour voir, si en cet instant de la mort, si court et
si brief, ie pourray apperceuoir quelque deslogement de l'ame, et
si elle aura quelque ressentiment de son yssuë, pour, si i'en aprens1
quelque chose, en reuenir donner apres, si ie puis, aduertissement
à mes amis. Cestuy-cy philosophe non seulement iusqu'à la mort,
mais en la mort mesme. Quelle asseurance estoit-ce, et quelle
fierté de courage, de vouloir que sa mort luy seruist de leçon, et
auoir loisir de penser ailleurs en vn si grand affaire?•
Ius hoc animi morientis habebat.
Il me semble toutesfois qu'il y a quelque façon de nous appriuoiser
à elle, et de l'essayer aucunement. Nous en pouuons auoir experience,
sinon entiere et parfaicte: aumoins telle qu'elle ne soit
pas inutile, et qui nous rende plus fortifiez et asseurez. Si nous ne2
la pouuons ioindre, nous la pouuons approcher, nous la pouuons
reconnoistre: et si nous ne donnons iusques à son fort, aumoins
verrons nous et en pratiquerons les aduenuës. Ce n'est pas sans
raison qu'on nous fait regarder à nostre sommeil mesme, pour la
ressemblance qu'il a de la mort. Combien facilement nous passons•
du veiller au dormir, auec combien peu d'interest nous perdons la
connoissance de la lumiere et de nous! A l'aduenture pourroit sembler
inutile et contre Nature la faculté du sommeil, qui nous priue
de toute action et de tout sentiment, n'estoit que par iceluy Nature
nous instruict, quelle nous a pareillement faicts pour mourir, que3
pour viure, et dés la vie nous presente l'eternel estat qu'elle nous
garde apres icelle, pour nous y accoustumer et nous en oster la
crainte. Mais ceux qui sont tombez par quelque violent accident
en defaillance de cœur, et qui y ont perdu tous sentimens, ceux là
à mon aduis ont esté bien pres de voir son vray et naturel visage.•
Car quant à l'instant et au poinct du passage, il n'est pas à craindre,
qu'il porte auec soy aucun trauail ou desplaisir: d'autant que
nous ne pouuons auoir nul sentiment, sans loisir. Nos souffrances
ont besoing de temps, qui est si court et si precipité en la mort,
qu'il faut necessairement qu'elle soit insensible. Ce sont les approches
que nous auons à craindre: et celles-là peuuent tomber en
experience. Plusieurs choses nous semblent plus grandes par imagination,
que par effect. I'ay passé vne bonne partie de mon aage
en vne parfaite et entiere santé: ie dy non seulement entiere, mais•
encore allegre et bouillante. Cet estat plein de verdeur et de feste,
me faisoit trouuer si horrible la consideration des maladies, que
quand ie suis venu à les experimenter, i'ay trouué leurs pointures
molles et lasches au prix de ma crainte. Voicy que i'espreuue tous
les iours: Suis-ie à couuert chaudement dans vne bonne sale, pendant1
qu'il se passe vne nuict orageuse et tempesteuse: ie m'estonne
et m'afflige pour ceux qui sont lors en la campaigne: y suis-ie
moy-mesme, ie ne desire pas seulement d'estre ailleurs. Cela seul,
d'estre tousiours enfermé dans vne chambre, me sembloit insupportable:
ie fus incontinent dressé à y estre vne semaine, et vn•
mois, plein d'émotion, d'alteration et de foiblesse: et ay trouué
que lors de ma santé, ie plaignois les malades beaucoup plus, que
ie ne me trouue à plaindre moy-mesme, quand i'en suis; et que la
force de mon apprehension encherissoit pres de moitié l'essence et
verité de la chose. I'espere qu'il m'en aduiendra de mesme de la2
mort: et qu'elle ne vaut pas la peine que ie prens à tant d'apprests
que ie dresse, et tant de secours que i'appelle et assemble pour en
soustenir l'effort. Mais à toutes aduantures nous ne pouuons nous
donner trop d'auantage. Pendant nos troisiesmes troubles, ou
deuxiesmes, il ne me souuient pas bien de cela, m'estant allé vn•
iour promener à vne lieuë de chez moy, qui suis assis dans le
moiau de tout le trouble des guerres ciuiles de France; estimant
estre en toute seureté, et si voisin de ma retraicte, que ie n'auoy,
point besoin de meilleur equipage, i'auoy pris vn cheual bien aisé,
mais non guere ferme. A mon retour, vne occasion soudaine s'estant3
presentée de m'aider de ce cheual à vn seruice, qui n'estoit pas
bien de son vsage, vn de mes gens grand et fort, monté sur vn
puissant roussin, qui auoit vne bouche desesperée, frais au demeurant
et vigoureux, pour faire le hardy et deuancer ses compaignons,
vint à le pousser à toute bride droict dans ma route, et fondre•
comme vn colosse sur le petit homme et petit cheual, et le foudroyer
de sa roideur et de sa pesanteur, nous enuoyant l'vn et
l'autre les pieds contre-mont: si que voila le cheual abbatu et
couché tout estourdy, moy dix ou douze pas au delà, estendu à la
renuerse, le visage tout meurtry et tout escorché, mon espée que4
i'auoy à la main, à plus de dix pas au delà, ma ceinture en pieces,
n'ayant ny mouuement, ny sentiment, non plus qu'vne souche. C'est
le seul esuanouissement que i'aye senty, iusques à cette heure.
Ceux qui estoient auec moy, apres auoir essayé par tous les moyens
qu'ils peurent, de me faire reuenir, me tenans pour mort, me prindrent•
entre leurs bras, et m'emportoient auec beaucoup de difficulté
en ma maison, qui estoit loing de là, enuiron vne demy
lieuë Françoise. Sur le chemin, et apres auoir esté plus de deux
grosses heures tenu pour trespassé, ie commençay à me mouuoir
et respirer: car il estoit tombé si grande abondance de sang dans1
mon estomach, que pour l'en descharger, Nature eut besoin de
resusciter ses forces. On me dressa sur mes pieds, où ie rendy vn
plein seau de bouillons de sang pur: et plusieurs fois par le chemin,
il m'en falut faire de même. Par là ie commençay à reprendre
vn peu de vie, mais ce fut par les menus, et par vn si long traict•
de temps, que mes premiers sentimens estoient beaucoup plus approchans
de la mort que de la vie.
Perchè, dubbiosa anchor del suo ritorno,
Non s'assecura attonita la mente.
à elle, et de l'essayer aucunement. Nous en pouuons auoir experience,
sinon entiere et parfaicte: aumoins telle qu'elle ne soit
pas inutile, et qui nous rende plus fortifiez et asseurez. Si nous ne2
la pouuons ioindre, nous la pouuons approcher, nous la pouuons
reconnoistre: et si nous ne donnons iusques à son fort, aumoins
verrons nous et en pratiquerons les aduenuës. Ce n'est pas sans
raison qu'on nous fait regarder à nostre sommeil mesme, pour la
ressemblance qu'il a de la mort. Combien facilement nous passons•
du veiller au dormir, auec combien peu d'interest nous perdons la
connoissance de la lumiere et de nous! A l'aduenture pourroit sembler
inutile et contre Nature la faculté du sommeil, qui nous priue
de toute action et de tout sentiment, n'estoit que par iceluy Nature
nous instruict, quelle nous a pareillement faicts pour mourir, que3
pour viure, et dés la vie nous presente l'eternel estat qu'elle nous
garde apres icelle, pour nous y accoustumer et nous en oster la
crainte. Mais ceux qui sont tombez par quelque violent accident
en defaillance de cœur, et qui y ont perdu tous sentimens, ceux là
à mon aduis ont esté bien pres de voir son vray et naturel visage.•
Car quant à l'instant et au poinct du passage, il n'est pas à craindre,
qu'il porte auec soy aucun trauail ou desplaisir: d'autant que
nous ne pouuons auoir nul sentiment, sans loisir. Nos souffrances
ont besoing de temps, qui est si court et si precipité en la mort,
qu'il faut necessairement qu'elle soit insensible. Ce sont les approches
que nous auons à craindre: et celles-là peuuent tomber en
experience. Plusieurs choses nous semblent plus grandes par imagination,
que par effect. I'ay passé vne bonne partie de mon aage
en vne parfaite et entiere santé: ie dy non seulement entiere, mais•
encore allegre et bouillante. Cet estat plein de verdeur et de feste,
me faisoit trouuer si horrible la consideration des maladies, que
quand ie suis venu à les experimenter, i'ay trouué leurs pointures
molles et lasches au prix de ma crainte. Voicy que i'espreuue tous
les iours: Suis-ie à couuert chaudement dans vne bonne sale, pendant1
qu'il se passe vne nuict orageuse et tempesteuse: ie m'estonne
et m'afflige pour ceux qui sont lors en la campaigne: y suis-ie
moy-mesme, ie ne desire pas seulement d'estre ailleurs. Cela seul,
d'estre tousiours enfermé dans vne chambre, me sembloit insupportable:
ie fus incontinent dressé à y estre vne semaine, et vn•
mois, plein d'émotion, d'alteration et de foiblesse: et ay trouué
que lors de ma santé, ie plaignois les malades beaucoup plus, que
ie ne me trouue à plaindre moy-mesme, quand i'en suis; et que la
force de mon apprehension encherissoit pres de moitié l'essence et
verité de la chose. I'espere qu'il m'en aduiendra de mesme de la2
mort: et qu'elle ne vaut pas la peine que ie prens à tant d'apprests
que ie dresse, et tant de secours que i'appelle et assemble pour en
soustenir l'effort. Mais à toutes aduantures nous ne pouuons nous
donner trop d'auantage. Pendant nos troisiesmes troubles, ou
deuxiesmes, il ne me souuient pas bien de cela, m'estant allé vn•
iour promener à vne lieuë de chez moy, qui suis assis dans le
moiau de tout le trouble des guerres ciuiles de France; estimant
estre en toute seureté, et si voisin de ma retraicte, que ie n'auoy,
point besoin de meilleur equipage, i'auoy pris vn cheual bien aisé,
mais non guere ferme. A mon retour, vne occasion soudaine s'estant3
presentée de m'aider de ce cheual à vn seruice, qui n'estoit pas
bien de son vsage, vn de mes gens grand et fort, monté sur vn
puissant roussin, qui auoit vne bouche desesperée, frais au demeurant
et vigoureux, pour faire le hardy et deuancer ses compaignons,
vint à le pousser à toute bride droict dans ma route, et fondre•
comme vn colosse sur le petit homme et petit cheual, et le foudroyer
de sa roideur et de sa pesanteur, nous enuoyant l'vn et
l'autre les pieds contre-mont: si que voila le cheual abbatu et
couché tout estourdy, moy dix ou douze pas au delà, estendu à la
renuerse, le visage tout meurtry et tout escorché, mon espée que4
i'auoy à la main, à plus de dix pas au delà, ma ceinture en pieces,
n'ayant ny mouuement, ny sentiment, non plus qu'vne souche. C'est
le seul esuanouissement que i'aye senty, iusques à cette heure.
Ceux qui estoient auec moy, apres auoir essayé par tous les moyens
qu'ils peurent, de me faire reuenir, me tenans pour mort, me prindrent•
entre leurs bras, et m'emportoient auec beaucoup de difficulté
en ma maison, qui estoit loing de là, enuiron vne demy
lieuë Françoise. Sur le chemin, et apres auoir esté plus de deux
grosses heures tenu pour trespassé, ie commençay à me mouuoir
et respirer: car il estoit tombé si grande abondance de sang dans1
mon estomach, que pour l'en descharger, Nature eut besoin de
resusciter ses forces. On me dressa sur mes pieds, où ie rendy vn
plein seau de bouillons de sang pur: et plusieurs fois par le chemin,
il m'en falut faire de même. Par là ie commençay à reprendre
vn peu de vie, mais ce fut par les menus, et par vn si long traict•
de temps, que mes premiers sentimens estoient beaucoup plus approchans
de la mort que de la vie.
Perchè, dubbiosa anchor del suo ritorno,
Non s'assecura attonita la mente.
Cette recordation que i'en ay fort empreinte en mon ame, me representant2
son visage et son idée si pres du naturel, me concilie
aucunement à elle. Quand ie commençay à y voir, ce fut d'vne
veuë si trouble, si foible, et si morte, que ie ne discernois encores
rien que la lumiere,
—come quel ch'or apre, or chiude•
Gli occhi, mezzo tra'l sonno è l'esser desto.
Quant aux functions de l'ame, elles naissoient auec mesme progrez,
que celles du corps. Ie me vy tout sanglant: car mon pourpoinct
estoit taché par tout du sang que i'auoy rendu. La premiere
pensée qui me vint, ce fut que i'auoy vne harquebusade en la teste:3
de vray en mesme temps, il s'en tiroit plusieurs autour de nous. Il
me sembloit que ma vie ne me tenoit plus qu'au bout des léures:
ie fermois les yeux pour ayder, ce me sembloit, à la pousser hors,
et prenois plaisir à m'alanguir et à me laisser aller. C'estoit vne
imagination qui ne faisoit que nager superficiellement en mon ame,•
aussi tendre et aussi foible que tout le reste: mais à la verité non
seulement exempte de desplaisir, ains meslée à cette douceur, que
sentent ceux qui se laissent glisser au sommeil. Ie croy que c'est
ce mesme estat, où se trouuent ceux qu'on void défaillans de foiblesse,
en l'agonie de la mort: et tiens que nous les plaignons4
sans cause, estimans qu'ils soyent agitez de griéues douleurs, ou
auoir l'ame pressée de cogitations penibles. Ç'a esté tousiours mon
aduis, contre l'opinion de plusieurs, et mesme d'Estienne de la
Boetie, que ceux que nous voyons ainsi renuersez et assoupis aux
approches de leur fin, ou accablez de la longueur du mal, ou par
accident d'vne apoplexie, ou mal caduc,
(vi morbi sæpe coactus
Ante oculos aliquis nostros, vt fulminis ictu,
Concidit, et spumas agit: ingemit, et fremit artus,•
Desipit, extentat neruos, torquetur, anhelat,
Inconstanter et in iactando membra fatigat.)
ou blessez en la teste, que nous oyons rommeller, et rendre par
fois des souspirs trenchans, quoy que nous en tirons aucuns signes,
par où il semble qu'il leur reste encore de la cognoissance, et1
quelques mouuemens que nous leur voyons faire du corps: i'ay
tousiours pensé, dis-ie, qu'ils auoient et l'ame et le corps enseueli,
et endormy.
Viuit, et est vitæ nescius ipse suæ.
Et ne pouuois croire qu'à vn si grand estonnement de membres, et•
si grande défaillance des sens, l'ame peust maintenir aucune force
au dedans pour se recognoistre: et que par ainsin ils n'auoient
aucun discours qui les tourmentast, et qui leur peust faire iuger et
sentir la misere de leur condition, et que par consequent, ils n'estoient
pas fort à plaindre. Ie n'imagine aucun estat pour moy si insupportable2
et horrible, que d'auoir l'ame vifue, et affligée, sans moyen
de se declarer. Comme ie dirois de ceux qu'on enuoye au supplice,
leur ayant couppé la langue: si ce n'estoit qu'en cette sorte de
mort, la plus muette me semble la mieux seante, si elle est accompaignée
d'vn ferme visage et graue. Et comme ces miserables prisonniers•
qui tombent és mains des vilains bourreaux soldats de ce
temps, desquels ils sont tourmentez de toute espece de cruel traictement,
pour les contraindre à quelque rançon excessiue et impossible:
tenus cependant en condition et en lieu, où ils n'ont moyen
quelconque d'expression et signification de leurs pensées et de leur3
misere. Les Poëtes ont feint quelques Dieux fauorables à la deliurance
de ceux qui trainoient ainsin vne mort languissante:
Hunc ego Diti
Sacrum iussa fero, téque isto corpore soluo.
Et les voix et responses courtes et descousues, qu'on leur arrache•
quelquefois à force de crier autour de leurs oreilles, et de les tempester,
ou des mouuemens qui semblent auoir quelque consentement
à ce qu'on leur demande, ce n'est pas tesmoignage qu'ils
viuent pourtant, au moins vne vie entiere. Il nous aduient ainsi sur
le beguayement du sommeil, auant qu'il nous ait du tout saisis, de4
sentir comme en songe, ce qui se faict autour de nous, et suyure
les voix, d'vne ouye trouble et incertaine, qui semble ne donner
qu'aux bords de l'ame: et faisons des responses à la suitte des dernieres
paroles, qu'on nous a dites, qui ont plus de fortune que de
sens. Or à present que ie l'ay essayé par effect, ie ne fay nul
doubte que ie n'en aye bien iugé iusques à cette heure. Car premierement•
estant tout esuanouy, ie me trauaillois d'entr'ouurir mon
pourpoinct à beaux ongles, car i'estoy desarmé, et si sçay que ie
ne sentois en l'imagination rien qui me blessast. Car il y a plusieurs
mouuemens en nous, qui ne partent pas de nostre ordonnance.
Semianimésque micant digiti, ferrúmque retractant.1
Ceux qui tombent, eslancent ainsi les bras au deuant de leur cheute,
par vne naturelle impulsion, qui fait que nos membres se prestent
des offices, et ont des agitations à part de nostre discours:
Falciferos memorant currus abscindere membra,
Vt tremere in terra videatur ab artubus, id quod•
Decidit abscissum, cùm mens tamen atque hominis vis
Mobilitate mali, non quit sentire dolorem.
I'auoy mon estomach pressé de ce sang caillé, mes mains y couroient
d'elles-memes, comme elles font souuent, où il nous demange,
contre l'aduis de nostre volonté. Il y a plusieurs animaux, et des2
hommes mesmes, apres qu'ils sont trespassez, ausquels on voit
resserrer et remuer des muscles. Chacun sçait par experience, qu'il
a des parties qui se branslent, dressent et couchent souuent sans
son congé. Or ces passions qui ne nous touchent que par l'escorse,
ne se peuuent dire nostres. Pour les faire nostres, il faut que•
l'homme y soit engagé tout entier: et les douleurs que le pied ou
la main sentent pendant que nous dormons, ne sont pas à nous.
son visage et son idée si pres du naturel, me concilie
aucunement à elle. Quand ie commençay à y voir, ce fut d'vne
veuë si trouble, si foible, et si morte, que ie ne discernois encores
rien que la lumiere,
—come quel ch'or apre, or chiude•
Gli occhi, mezzo tra'l sonno è l'esser desto.
Quant aux functions de l'ame, elles naissoient auec mesme progrez,
que celles du corps. Ie me vy tout sanglant: car mon pourpoinct
estoit taché par tout du sang que i'auoy rendu. La premiere
pensée qui me vint, ce fut que i'auoy vne harquebusade en la teste:3
de vray en mesme temps, il s'en tiroit plusieurs autour de nous. Il
me sembloit que ma vie ne me tenoit plus qu'au bout des léures:
ie fermois les yeux pour ayder, ce me sembloit, à la pousser hors,
et prenois plaisir à m'alanguir et à me laisser aller. C'estoit vne
imagination qui ne faisoit que nager superficiellement en mon ame,•
aussi tendre et aussi foible que tout le reste: mais à la verité non
seulement exempte de desplaisir, ains meslée à cette douceur, que
sentent ceux qui se laissent glisser au sommeil. Ie croy que c'est
ce mesme estat, où se trouuent ceux qu'on void défaillans de foiblesse,
en l'agonie de la mort: et tiens que nous les plaignons4
sans cause, estimans qu'ils soyent agitez de griéues douleurs, ou
auoir l'ame pressée de cogitations penibles. Ç'a esté tousiours mon
aduis, contre l'opinion de plusieurs, et mesme d'Estienne de la
Boetie, que ceux que nous voyons ainsi renuersez et assoupis aux
approches de leur fin, ou accablez de la longueur du mal, ou par
accident d'vne apoplexie, ou mal caduc,
(vi morbi sæpe coactus
Ante oculos aliquis nostros, vt fulminis ictu,
Concidit, et spumas agit: ingemit, et fremit artus,•
Desipit, extentat neruos, torquetur, anhelat,
Inconstanter et in iactando membra fatigat.)
ou blessez en la teste, que nous oyons rommeller, et rendre par
fois des souspirs trenchans, quoy que nous en tirons aucuns signes,
par où il semble qu'il leur reste encore de la cognoissance, et1
quelques mouuemens que nous leur voyons faire du corps: i'ay
tousiours pensé, dis-ie, qu'ils auoient et l'ame et le corps enseueli,
et endormy.
Viuit, et est vitæ nescius ipse suæ.
Et ne pouuois croire qu'à vn si grand estonnement de membres, et•
si grande défaillance des sens, l'ame peust maintenir aucune force
au dedans pour se recognoistre: et que par ainsin ils n'auoient
aucun discours qui les tourmentast, et qui leur peust faire iuger et
sentir la misere de leur condition, et que par consequent, ils n'estoient
pas fort à plaindre. Ie n'imagine aucun estat pour moy si insupportable2
et horrible, que d'auoir l'ame vifue, et affligée, sans moyen
de se declarer. Comme ie dirois de ceux qu'on enuoye au supplice,
leur ayant couppé la langue: si ce n'estoit qu'en cette sorte de
mort, la plus muette me semble la mieux seante, si elle est accompaignée
d'vn ferme visage et graue. Et comme ces miserables prisonniers•
qui tombent és mains des vilains bourreaux soldats de ce
temps, desquels ils sont tourmentez de toute espece de cruel traictement,
pour les contraindre à quelque rançon excessiue et impossible:
tenus cependant en condition et en lieu, où ils n'ont moyen
quelconque d'expression et signification de leurs pensées et de leur3
misere. Les Poëtes ont feint quelques Dieux fauorables à la deliurance
de ceux qui trainoient ainsin vne mort languissante:
Hunc ego Diti
Sacrum iussa fero, téque isto corpore soluo.
Et les voix et responses courtes et descousues, qu'on leur arrache•
quelquefois à force de crier autour de leurs oreilles, et de les tempester,
ou des mouuemens qui semblent auoir quelque consentement
à ce qu'on leur demande, ce n'est pas tesmoignage qu'ils
viuent pourtant, au moins vne vie entiere. Il nous aduient ainsi sur
le beguayement du sommeil, auant qu'il nous ait du tout saisis, de4
sentir comme en songe, ce qui se faict autour de nous, et suyure
les voix, d'vne ouye trouble et incertaine, qui semble ne donner
qu'aux bords de l'ame: et faisons des responses à la suitte des dernieres
paroles, qu'on nous a dites, qui ont plus de fortune que de
sens. Or à present que ie l'ay essayé par effect, ie ne fay nul
doubte que ie n'en aye bien iugé iusques à cette heure. Car premierement•
estant tout esuanouy, ie me trauaillois d'entr'ouurir mon
pourpoinct à beaux ongles, car i'estoy desarmé, et si sçay que ie
ne sentois en l'imagination rien qui me blessast. Car il y a plusieurs
mouuemens en nous, qui ne partent pas de nostre ordonnance.
Semianimésque micant digiti, ferrúmque retractant.1
Ceux qui tombent, eslancent ainsi les bras au deuant de leur cheute,
par vne naturelle impulsion, qui fait que nos membres se prestent
des offices, et ont des agitations à part de nostre discours:
Falciferos memorant currus abscindere membra,
Vt tremere in terra videatur ab artubus, id quod•
Decidit abscissum, cùm mens tamen atque hominis vis
Mobilitate mali, non quit sentire dolorem.
I'auoy mon estomach pressé de ce sang caillé, mes mains y couroient
d'elles-memes, comme elles font souuent, où il nous demange,
contre l'aduis de nostre volonté. Il y a plusieurs animaux, et des2
hommes mesmes, apres qu'ils sont trespassez, ausquels on voit
resserrer et remuer des muscles. Chacun sçait par experience, qu'il
a des parties qui se branslent, dressent et couchent souuent sans
son congé. Or ces passions qui ne nous touchent que par l'escorse,
ne se peuuent dire nostres. Pour les faire nostres, il faut que•
l'homme y soit engagé tout entier: et les douleurs que le pied ou
la main sentent pendant que nous dormons, ne sont pas à nous.