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Essais de Montaigne (self-édition) - Volume I
Oyez dire metonomie, metaphore, allegorie, et autres tels noms2
de la grammaire, semble-il pas qu'on signifie quelque forme de
langage rare et pellegrin? ce sont titres qui touchent le babil de
vostre chambriere. C'est vne piperie voisine à cette-cy, d'appeller
les offices de nostre Estat, par les titres superbes des Romains, encore
qu'ils n'ayent aucune ressemblance de charge, et encores moins•
d'authorité et de puissance. Et cette-cy aussi, qui seruira, à mon
aduis, vn iour de reproche à nostre siecle, d'employer indignement
à qui bon nous semble les surnoms les plus glorieux, dequoy l'ancienneté
ait honoré vn ou deux personnages en plusieurs siecles.
Platon a emporté ce surnom de diuin, par vn consentement vniuersel,3
qu'aucun n'a essayé luy enuier: et les Italiens qui se vantent,
et auecques raison, d'auoir communément l'esprit plus esueillé, et
le discours plus sain que les autres nations de leur temps, en viennent
d'estrener l'Aretin: auquel, sauf vne façon de parler bouffie
et bouillonnée de pointes, ingenieuses à la verité, mais recherchées•
de loing, et fantastiques, et outre l'eloquence en fin, telle qu'elle
puisse estre, ie ne voy pas qu'il y ait rien au dessus des communs
autheurs de son siecle: tant s'en faut qu'il approche de cette diuinité
ancienne. Et le surnom de Grand, nous l'attachons à des
Princes, qui n'ont rien au dessus de la grandeur populaire.4
de la grammaire, semble-il pas qu'on signifie quelque forme de
langage rare et pellegrin? ce sont titres qui touchent le babil de
vostre chambriere. C'est vne piperie voisine à cette-cy, d'appeller
les offices de nostre Estat, par les titres superbes des Romains, encore
qu'ils n'ayent aucune ressemblance de charge, et encores moins•
d'authorité et de puissance. Et cette-cy aussi, qui seruira, à mon
aduis, vn iour de reproche à nostre siecle, d'employer indignement
à qui bon nous semble les surnoms les plus glorieux, dequoy l'ancienneté
ait honoré vn ou deux personnages en plusieurs siecles.
Platon a emporté ce surnom de diuin, par vn consentement vniuersel,3
qu'aucun n'a essayé luy enuier: et les Italiens qui se vantent,
et auecques raison, d'auoir communément l'esprit plus esueillé, et
le discours plus sain que les autres nations de leur temps, en viennent
d'estrener l'Aretin: auquel, sauf vne façon de parler bouffie
et bouillonnée de pointes, ingenieuses à la verité, mais recherchées•
de loing, et fantastiques, et outre l'eloquence en fin, telle qu'elle
puisse estre, ie ne voy pas qu'il y ait rien au dessus des communs
autheurs de son siecle: tant s'en faut qu'il approche de cette diuinité
ancienne. Et le surnom de Grand, nous l'attachons à des
Princes, qui n'ont rien au dessus de la grandeur populaire.4
CHAPITRE LII. (TRADUCTION LIV. I, CH. LII.)
De la parsimonie des anciens.
ATTILIVS Regulus, general de l'armée Romaine en Afrique, au milieu
de sa gloire et de ses victoires contre les Carthaginois, escriuit
à la chose publique, qu'vn valet de labourage, qu'il auoit
laissé seul au gouuernement de son bien, qui estoit en tout sept arpents
de terre, s'en estoit enfuy, ayant desrobé ses vtils de labourage,•
et demandoit congé pour s'en retourner et y pouruoir, de
peur que sa femme, et ses enfans n'en eussent à souffrir. Le Senat
pourueut à commettre vn autre à la conduite de ses biens, et luy
fit restablir ce qui luy auoit esté desrobé, et ordonna que sa femme
et enfans seroient nourris aux despens du public. Le vieux Caton1
reuenant d'Espaigne Consul, vendit son cheual de seruice pour espargner
l'argent qu'il eust cousté à le ramener par mer en Italie:
et estant au gouuernement de Sardaigne, faisoit ses visitations à
pied, n'ayant auec luy autre suite qu'vn officier de la chose publique,
qui luy portoit sa robbe, et vn vase à faire des sacrifices: et le plus•
souuent il portoit sa male luy mesme. Il se vantoit de n'auoir iamais
eu robbe qui eust cousté plus de dix escus; ny auoir enuoyé au
marché plus de dix sols pour vn iour: et de ses maisons aux champs,
qu'il n'en auoit aucune qui fust crepie et enduite par dehors. Scipion
Æmylianus apres deux triomphes et deux Consulats, alla en2
legation auec sept seruiteurs seulement. On tient qu'Homere n'en
eut iamais qu'vn, Platon trois; Zenon le chef de la secte Stoique,
pas vn. Il ne fut taxé que cinq sols et demy pour iour, à Tyberius
Gracchus, allant en commission pour la chose publique, estant lors
le premier homme des Romains.•
de sa gloire et de ses victoires contre les Carthaginois, escriuit
à la chose publique, qu'vn valet de labourage, qu'il auoit
laissé seul au gouuernement de son bien, qui estoit en tout sept arpents
de terre, s'en estoit enfuy, ayant desrobé ses vtils de labourage,•
et demandoit congé pour s'en retourner et y pouruoir, de
peur que sa femme, et ses enfans n'en eussent à souffrir. Le Senat
pourueut à commettre vn autre à la conduite de ses biens, et luy
fit restablir ce qui luy auoit esté desrobé, et ordonna que sa femme
et enfans seroient nourris aux despens du public. Le vieux Caton1
reuenant d'Espaigne Consul, vendit son cheual de seruice pour espargner
l'argent qu'il eust cousté à le ramener par mer en Italie:
et estant au gouuernement de Sardaigne, faisoit ses visitations à
pied, n'ayant auec luy autre suite qu'vn officier de la chose publique,
qui luy portoit sa robbe, et vn vase à faire des sacrifices: et le plus•
souuent il portoit sa male luy mesme. Il se vantoit de n'auoir iamais
eu robbe qui eust cousté plus de dix escus; ny auoir enuoyé au
marché plus de dix sols pour vn iour: et de ses maisons aux champs,
qu'il n'en auoit aucune qui fust crepie et enduite par dehors. Scipion
Æmylianus apres deux triomphes et deux Consulats, alla en2
legation auec sept seruiteurs seulement. On tient qu'Homere n'en
eut iamais qu'vn, Platon trois; Zenon le chef de la secte Stoique,
pas vn. Il ne fut taxé que cinq sols et demy pour iour, à Tyberius
Gracchus, allant en commission pour la chose publique, estant lors
le premier homme des Romains.•
CHAPITRE LIII. (TRADUCTION LIV. I, CH. LIII.)
D'vn mot de Cæsar.
SI nous nous amusions par fois à nous considerer, et le temps que
nous mettons à contreroller autruy, et à connoistre les choses
qui sont hors de nous, que nous l'employissions à nous sonder nous
mesmes, nous sentirions aisément combien toute cette nostre contexture
est bastie de pieces foibles et defaillantes. N'est-ce pas vn
singulier tesmoignage d'imperfection, ne pouuoir r'assoir nostre
contentement en aucune chose, et que par desir mesme et imagination•
il soit hors de nostre puissance de choisir ce qu'il nous faut?
Dequoy porte bon tesmoignage cette grande dispute, qui a tousiours
esté entre les Philosophes, pour trouuer le souuerain bien de
l'homme, et qui dure encores et durera eternellement, sans resolution
et sans accord.1
Dum abest quod auemus, id exsuperare videtur
Cætera; post aliud, cùm contigit, illud auemus,
Et sitis æqua tenet.
nous mettons à contreroller autruy, et à connoistre les choses
qui sont hors de nous, que nous l'employissions à nous sonder nous
mesmes, nous sentirions aisément combien toute cette nostre contexture
est bastie de pieces foibles et defaillantes. N'est-ce pas vn
singulier tesmoignage d'imperfection, ne pouuoir r'assoir nostre
contentement en aucune chose, et que par desir mesme et imagination•
il soit hors de nostre puissance de choisir ce qu'il nous faut?
Dequoy porte bon tesmoignage cette grande dispute, qui a tousiours
esté entre les Philosophes, pour trouuer le souuerain bien de
l'homme, et qui dure encores et durera eternellement, sans resolution
et sans accord.1
Dum abest quod auemus, id exsuperare videtur
Cætera; post aliud, cùm contigit, illud auemus,
Et sitis æqua tenet.
Quoy que ce soit qui tombe en nostre connoissance et iouïssance,
nous sentons qu'il ne nous satisfait pas, et allons beant apres•
les choses aduenir et inconnuës, d'autant que les presentes ne nous
soulent point. Non pas à mon aduis qu'elles n'ayent assez dequoy
nous souler, mais c'est que nous les saisissons d'vne prise malade
et desreglée.
Nam cùm vidit hic ad vsum quæ flagitat vsus,2
Omnia iam fermè mortalibus esse parata;
Diuitiis homines et honore et laude potentes
Affluere, atque bona natorum excellere fama;
Nec minus esse domi, cuiquam tamen anxia corda,
Atque animum infestis cogi seruire querelis:•
Intellexit ibi vitium vas facere ipsum,
Omniáque, illius vitio, corrumpier intus
Quæ collata foris et commoda quæque venirent.
nous sentons qu'il ne nous satisfait pas, et allons beant apres•
les choses aduenir et inconnuës, d'autant que les presentes ne nous
soulent point. Non pas à mon aduis qu'elles n'ayent assez dequoy
nous souler, mais c'est que nous les saisissons d'vne prise malade
et desreglée.
Nam cùm vidit hic ad vsum quæ flagitat vsus,2
Omnia iam fermè mortalibus esse parata;
Diuitiis homines et honore et laude potentes
Affluere, atque bona natorum excellere fama;
Nec minus esse domi, cuiquam tamen anxia corda,
Atque animum infestis cogi seruire querelis:•
Intellexit ibi vitium vas facere ipsum,
Omniáque, illius vitio, corrumpier intus
Quæ collata foris et commoda quæque venirent.
Nostre appetit est irresolu et incertain: il ne sçait rien tenir,
ny rien iouyr de bonne façon. L'homme estimant que ce soit le vice3
de ces choses qu'il tient, se remplit et se paist d'autres choses qu'il
ne sçait point, et qu'il ne cognoist point, où il applique ses desirs
et ses esperances, les prend en honneur et reuerence: comme dit
Cæsar, Communi fit vitio naturæ, vt inuisis, latitantibus atque incognitis
rebus magis confidamus, vehementiùsque exterreamur.•
ny rien iouyr de bonne façon. L'homme estimant que ce soit le vice3
de ces choses qu'il tient, se remplit et se paist d'autres choses qu'il
ne sçait point, et qu'il ne cognoist point, où il applique ses desirs
et ses esperances, les prend en honneur et reuerence: comme dit
Cæsar, Communi fit vitio naturæ, vt inuisis, latitantibus atque incognitis
rebus magis confidamus, vehementiùsque exterreamur.•
CHAPITRE LIIII. (TRADUCTION LIV. I, CH. LIV.)
Des vaines subtilitez.
IL est de ces subtilitez friuoles et vaines, par le moyen desquelles
les hommes cerchent quelquefois de la recommandation: comme
les poëtes, qui font des ouurages entiers de vers commençans par
vne mesme lettre: nous voyons des œufs, des boules, des aisles, des
haches façonnées anciennement par les Grecs, auec la mesure de
leurs vers, en les alongeant ou accoursissant, en maniere qu'ils
viennent à representer telle, ou telle figure. Telle estoit la science
de celuy qui s'amusa à compter en combien de sortes se pouuoient•
renger les lettres de l'alphabet, et y en trouua ce nombre incroyable,
qui se void dans Plutarque. Ie trouue bonne l'opinion de celuy, à
qui on presenta vn homme, apris à ietter de la main vn grain de
mil, auec telle industrie, que sans faillir, il le passoit tousiours
dans le trou d'vne esguille, et luy demanda lon apres quelque present1
pour loyer d'vne si rare suffisance: surquoy il ordonna bien
plaisamment et iustement à mon aduis, qu'on fist donner à cet ouurier
deux ou trois minots de mil, affin qu'vn si bel art ne demeurast
sans exercice. C'est vn tesmoignage merueilleux de la foiblesse
de nostre iugement, qu'il recommande les choses par la rareté ou•
nouuelleté, ou encore par la difficulté, si la bonté et vtilité n'y sont
ioinctes. Nous venons presentement de nous iouër chez moy, à
qui pourroit trouuer plus de choses qui se tinsent par les deux
bouts extremes, comme, Sire, c'est vn tiltre qui se donne à la plus
esleuée personne de nostre Estat, qui est le Roy, et se donne aussi2
au vulgaire, comme aux marchans, et ne touche point ceux d'entre
deux. Les femmes de qualité, on les nomme Dames, les moyennes
Damoiselles, et Dames encore celles de la plus basse marche. Les
daiz qu'on estend sur les tables, ne sont permis qu'aux maisons
des Princes et aux tauernes. Democritus disoit, que les Dieux et•
les bestes auoient les sentimens plus aiguz que les hommes, qui
sont au moyen estage. Les Romains portoient mesme accoutrement
les iours de dueil et les iours de feste. Il est certain que la peur
extreme, et l'extreme ardeur de courage troublent également le
ventre, et le laschent. Le saubriquet de Tremblant, duquel le XII.3
Roy de Nauarre Sancho fut surnommé, aprend que la hardiesse aussi
bien que la peur engendrent du tremoussement aux membres. Ceux
qui armoient ou luy ou quelque autre de pareille nature, à qui la
peau frissonoit, essayerent à le rasseurer; appetissans le danger auquel
il s'alloit ietter: Vous me cognoissez mal, leur dit-il: si ma•
chair sçauoit iusques où mon courage la portera tantost, elle se
transiroit tout à plat. La foiblesse qui nous vient de froideur, et
desgoutement aux exercices de Venus, elle nous vient aussi d'vn appetit
trop vehement, et d'vne chaleur desreglée. L'extreme froideur
et l'extreme chaleur cuisent et rotissent. Aristote dit que les cueux
de plomb se fondent, et coulent de froid, et de la rigueur de l'hyuer,
comme d'vne chaleur vehemente. Le desir et la satieté remplissent•
de douleur les sieges au dessus et au dessous de la volupté. La
bestise et la sagesse se rencontrent en mesme poinct de sentiment
et de resolution à la souffrance des accidens humains: les sages
gourmandent et commandent le mal, et les autres l'ignorent: ceux-cy
sont, par maniere de dire, au deçà des accidens, les autres au delà:1
lesquels apres en auoir bien poisé et consideré les qualitez, les auoir
mesurez et iugez tels qu'ils sont, s'eslancent au dessus, par la force
d'vn vigoureux courage. Ils les desdaignent et foulent aux pieds,
ayans vne ame forte et solide, contre laquelle les traicts de la fortune
venans à donner, il est force qu'ils reialissent et s'esmoussent,•
trouuans vn corps dans lequel ils ne peuuent faire impression:
l'ordinaire et moyenne condition des hommes, loge entre ces deux
extremitez: qui est de ceux qui apperçoiuent les maux, les sentent,
et ne les peuuent supporter. L'enfance et la decrepitude se rencontrent
en imbecillité de cerueau. L'auarice et la profusion en pareil2
desir d'attirer et d'acquerir. Il se peut dire auec apparence, qu'il
y a ignorance abecedaire, qui va deuant la science: vne autre
doctorale, qui vient apres la science: ignorance que la science fait
et engendre, tout ainsi comme elle deffait et destruit la premiere.
Des esprits simples, moins curieux et moins instruits, il s'en fait•
de bons Chrestiens, qui par reuerence et obeissance, croyent simplement,
et se maintiennent sous les loix. En la moyenne vigueur
des esprits, et moyenne capacité, s'engendre l'erreur des opinions:
ils suiuent l'apparence du premier sens: et ont quelque tiltre d'interpreter
à niaiserie et bestise que nous soyons arrestez en l'ancien3
train, regardans à nous, qui n'y sommes pas instruits par estude.
Les grands esprits plus rassis et clairuoyans, font vn autre genre
de bien croyans: lesquels par longue et religieuse inuestigation,
penetrent vne plus profonde et abstruse lumiere, és escritures, et
sentent le mysterieux et diuin secret de nostre police ecclesiastique.•
Pourtant en voyons nous aucuns estre arriuez à ce dernier estage,
par le second, auec merueilleux fruit, et confirmation: comme à
l'extreme limite de la chrestienne intelligence: et iouyr de leur
victoire auec consolation, action de graces, reformation de mœurs,
et grande modestie. Et en ce rang n'entens-ie pas loger ces autres,
qui pour se purger du soupçon de leur erreur passé, et pour nous•
asseurer d'eux, se rendent extremes, indiscrets, et iniustes, à la
conduicte de nostre cause, et la tachent d'infinis reproches de violence.
Les païsants simples, sont honnestes gents: et honnestes
gents les Philosophes: ou, selon que nostre temps les nomme, des
natures fortes et claires, enrichies d'vne large instruction de sciences1
vtiles. Les mestis, qui ont dedaigné le premier siege de l'ignorance
des lettres, et n'ont peu ioindre l'autre, le cul entre deux selles
(desquels ie suis, et tant d'autres) sont dangereux, ineptes, importuns:
ceux-cy troublent le monde. Pourtant de ma part, ie me recule
tant que ie puis, dans le premier et naturel siege, d'où ie me•
suis pour neant essayé de partir. La poësie populaire et purement
naturelle, a des naïuetés et graces, par où elle se compare à la principale
beauté de la poësie parfaitte selon l'art: comme il se void és
villanelles de Gascongne et aux chansons, qu'on nous rapporte des
nations qui n'ont cognoissance d'aucune science, ny mesme d'escriture.2
La poësie mediocre, qui s'arreste entre deux, est desdaignée,
sans honneur, et sans prix. Mais par ce qu'apres que le pas a esté
ouuert à l'esprit, i'ay trouué, comme il aduient ordinairement, que
nous auions pris pour vn exercice malaisé et d'vn rare subiect, ce
qui ne l'est aucunement, et qu'apres que nostre inuention a esté eschauffée,•
elle descouure vn nombre infiny de pareils exemples, ie
n'en adiousteray que cettuy-cy: que si ces Essays estoient dignes,
qu'on en iugeast, il en pourroit aduenir à mon aduis, qu'ils ne plairoient
guere aux esprits communs et vulgaires, ny guere aux singuliers
et excellens: ceux-là n'y entendroient pas assez, ceux-cy y3
entendroient trop: ils pourroient viuoter en la moyenne region.
les hommes cerchent quelquefois de la recommandation: comme
les poëtes, qui font des ouurages entiers de vers commençans par
vne mesme lettre: nous voyons des œufs, des boules, des aisles, des
haches façonnées anciennement par les Grecs, auec la mesure de
leurs vers, en les alongeant ou accoursissant, en maniere qu'ils
viennent à representer telle, ou telle figure. Telle estoit la science
de celuy qui s'amusa à compter en combien de sortes se pouuoient•
renger les lettres de l'alphabet, et y en trouua ce nombre incroyable,
qui se void dans Plutarque. Ie trouue bonne l'opinion de celuy, à
qui on presenta vn homme, apris à ietter de la main vn grain de
mil, auec telle industrie, que sans faillir, il le passoit tousiours
dans le trou d'vne esguille, et luy demanda lon apres quelque present1
pour loyer d'vne si rare suffisance: surquoy il ordonna bien
plaisamment et iustement à mon aduis, qu'on fist donner à cet ouurier
deux ou trois minots de mil, affin qu'vn si bel art ne demeurast
sans exercice. C'est vn tesmoignage merueilleux de la foiblesse
de nostre iugement, qu'il recommande les choses par la rareté ou•
nouuelleté, ou encore par la difficulté, si la bonté et vtilité n'y sont
ioinctes. Nous venons presentement de nous iouër chez moy, à
qui pourroit trouuer plus de choses qui se tinsent par les deux
bouts extremes, comme, Sire, c'est vn tiltre qui se donne à la plus
esleuée personne de nostre Estat, qui est le Roy, et se donne aussi2
au vulgaire, comme aux marchans, et ne touche point ceux d'entre
deux. Les femmes de qualité, on les nomme Dames, les moyennes
Damoiselles, et Dames encore celles de la plus basse marche. Les
daiz qu'on estend sur les tables, ne sont permis qu'aux maisons
des Princes et aux tauernes. Democritus disoit, que les Dieux et•
les bestes auoient les sentimens plus aiguz que les hommes, qui
sont au moyen estage. Les Romains portoient mesme accoutrement
les iours de dueil et les iours de feste. Il est certain que la peur
extreme, et l'extreme ardeur de courage troublent également le
ventre, et le laschent. Le saubriquet de Tremblant, duquel le XII.3
Roy de Nauarre Sancho fut surnommé, aprend que la hardiesse aussi
bien que la peur engendrent du tremoussement aux membres. Ceux
qui armoient ou luy ou quelque autre de pareille nature, à qui la
peau frissonoit, essayerent à le rasseurer; appetissans le danger auquel
il s'alloit ietter: Vous me cognoissez mal, leur dit-il: si ma•
chair sçauoit iusques où mon courage la portera tantost, elle se
transiroit tout à plat. La foiblesse qui nous vient de froideur, et
desgoutement aux exercices de Venus, elle nous vient aussi d'vn appetit
trop vehement, et d'vne chaleur desreglée. L'extreme froideur
et l'extreme chaleur cuisent et rotissent. Aristote dit que les cueux
de plomb se fondent, et coulent de froid, et de la rigueur de l'hyuer,
comme d'vne chaleur vehemente. Le desir et la satieté remplissent•
de douleur les sieges au dessus et au dessous de la volupté. La
bestise et la sagesse se rencontrent en mesme poinct de sentiment
et de resolution à la souffrance des accidens humains: les sages
gourmandent et commandent le mal, et les autres l'ignorent: ceux-cy
sont, par maniere de dire, au deçà des accidens, les autres au delà:1
lesquels apres en auoir bien poisé et consideré les qualitez, les auoir
mesurez et iugez tels qu'ils sont, s'eslancent au dessus, par la force
d'vn vigoureux courage. Ils les desdaignent et foulent aux pieds,
ayans vne ame forte et solide, contre laquelle les traicts de la fortune
venans à donner, il est force qu'ils reialissent et s'esmoussent,•
trouuans vn corps dans lequel ils ne peuuent faire impression:
l'ordinaire et moyenne condition des hommes, loge entre ces deux
extremitez: qui est de ceux qui apperçoiuent les maux, les sentent,
et ne les peuuent supporter. L'enfance et la decrepitude se rencontrent
en imbecillité de cerueau. L'auarice et la profusion en pareil2
desir d'attirer et d'acquerir. Il se peut dire auec apparence, qu'il
y a ignorance abecedaire, qui va deuant la science: vne autre
doctorale, qui vient apres la science: ignorance que la science fait
et engendre, tout ainsi comme elle deffait et destruit la premiere.
Des esprits simples, moins curieux et moins instruits, il s'en fait•
de bons Chrestiens, qui par reuerence et obeissance, croyent simplement,
et se maintiennent sous les loix. En la moyenne vigueur
des esprits, et moyenne capacité, s'engendre l'erreur des opinions:
ils suiuent l'apparence du premier sens: et ont quelque tiltre d'interpreter
à niaiserie et bestise que nous soyons arrestez en l'ancien3
train, regardans à nous, qui n'y sommes pas instruits par estude.
Les grands esprits plus rassis et clairuoyans, font vn autre genre
de bien croyans: lesquels par longue et religieuse inuestigation,
penetrent vne plus profonde et abstruse lumiere, és escritures, et
sentent le mysterieux et diuin secret de nostre police ecclesiastique.•
Pourtant en voyons nous aucuns estre arriuez à ce dernier estage,
par le second, auec merueilleux fruit, et confirmation: comme à
l'extreme limite de la chrestienne intelligence: et iouyr de leur
victoire auec consolation, action de graces, reformation de mœurs,
et grande modestie. Et en ce rang n'entens-ie pas loger ces autres,
qui pour se purger du soupçon de leur erreur passé, et pour nous•
asseurer d'eux, se rendent extremes, indiscrets, et iniustes, à la
conduicte de nostre cause, et la tachent d'infinis reproches de violence.
Les païsants simples, sont honnestes gents: et honnestes
gents les Philosophes: ou, selon que nostre temps les nomme, des
natures fortes et claires, enrichies d'vne large instruction de sciences1
vtiles. Les mestis, qui ont dedaigné le premier siege de l'ignorance
des lettres, et n'ont peu ioindre l'autre, le cul entre deux selles
(desquels ie suis, et tant d'autres) sont dangereux, ineptes, importuns:
ceux-cy troublent le monde. Pourtant de ma part, ie me recule
tant que ie puis, dans le premier et naturel siege, d'où ie me•
suis pour neant essayé de partir. La poësie populaire et purement
naturelle, a des naïuetés et graces, par où elle se compare à la principale
beauté de la poësie parfaitte selon l'art: comme il se void és
villanelles de Gascongne et aux chansons, qu'on nous rapporte des
nations qui n'ont cognoissance d'aucune science, ny mesme d'escriture.2
La poësie mediocre, qui s'arreste entre deux, est desdaignée,
sans honneur, et sans prix. Mais par ce qu'apres que le pas a esté
ouuert à l'esprit, i'ay trouué, comme il aduient ordinairement, que
nous auions pris pour vn exercice malaisé et d'vn rare subiect, ce
qui ne l'est aucunement, et qu'apres que nostre inuention a esté eschauffée,•
elle descouure vn nombre infiny de pareils exemples, ie
n'en adiousteray que cettuy-cy: que si ces Essays estoient dignes,
qu'on en iugeast, il en pourroit aduenir à mon aduis, qu'ils ne plairoient
guere aux esprits communs et vulgaires, ny guere aux singuliers
et excellens: ceux-là n'y entendroient pas assez, ceux-cy y3
entendroient trop: ils pourroient viuoter en la moyenne region.
CHAPITRE LV. (TRADUCTION LIV. I, CH. LV.)
Des Senteurs.
IL se dit d'aucuns, comme d'Alexandre le grand, que leur sueur
espandoit vn' odeur souefue, par quelque rare et extraordinaire
complexion: dequoy Plutarque et autres recherchent la cause. Mais
la commune façon des corps est au contraire: et la meilleure condition
qu'ils ayent, c'est d'estre exempts de senteur. La douceur mesme•
des haleines plus pures, n'a rien de plus parfaict, que d'estre sans
aucune odeur, qui nous offence: comme sont celles des enfans bien
sains. Voyla pourquoy dit Plaute,
Mulier tum benè olet, vbi nihil olet.
La plus exquise senteur d'vne femme, c'est ne sentir rien. Et les1
bonnes senteurs estrangeres, on a raison de les tenir pour suspectes,
à ceux qui s'en seruent, et d'estimer qu'elles soyent employées pour
couurir quelque defaut naturel de ce costé-là. D'où naissent ces
rencontres des poëtes anciens, c'est puïr que sentir bon.
Rides nos, Coracine, nil olentes:•
Malo quàm benè olere, nil olere.
Et ailleurs,
Posthume, non benè olet, qui benè semper olet.
espandoit vn' odeur souefue, par quelque rare et extraordinaire
complexion: dequoy Plutarque et autres recherchent la cause. Mais
la commune façon des corps est au contraire: et la meilleure condition
qu'ils ayent, c'est d'estre exempts de senteur. La douceur mesme•
des haleines plus pures, n'a rien de plus parfaict, que d'estre sans
aucune odeur, qui nous offence: comme sont celles des enfans bien
sains. Voyla pourquoy dit Plaute,
Mulier tum benè olet, vbi nihil olet.
La plus exquise senteur d'vne femme, c'est ne sentir rien. Et les1
bonnes senteurs estrangeres, on a raison de les tenir pour suspectes,
à ceux qui s'en seruent, et d'estimer qu'elles soyent employées pour
couurir quelque defaut naturel de ce costé-là. D'où naissent ces
rencontres des poëtes anciens, c'est puïr que sentir bon.
Rides nos, Coracine, nil olentes:•
Malo quàm benè olere, nil olere.
Et ailleurs,
Posthume, non benè olet, qui benè semper olet.
I'ayme pourtant bien fort à estre entretenu de bonnes senteurs,
et hay outre mesure les mauuaises, que ie tire de plus loing que2
toute autre:
Namque sagacius vnus odoror,
Polypus, an grauis hirsutis cubet hircus in alis,
Quàm canis acer vbi lateat sus.
Les senteurs plus simples et naturelles, me semblent plus aggreables.•
et hay outre mesure les mauuaises, que ie tire de plus loing que2
toute autre:
Namque sagacius vnus odoror,
Polypus, an grauis hirsutis cubet hircus in alis,
Quàm canis acer vbi lateat sus.
Les senteurs plus simples et naturelles, me semblent plus aggreables.•
Et touche ce soing principalement les dames. En la plus espesse
barbarie, les femmes Scythes, apres s'estre lauées, se saupoudrent
et encroustent tout le corps et le visage, de certaine drogue, qui
naist en leur terroir, odoriferante. Et pour approcher les hommes,
ayans osté ce fard, elles s'en trouuent et polies et parfumées. Quelque3
odeur que ce soit, c'est merueille combien elle s'attache à moy,
et combien i'ay la peau propre à s'en abreuuer. Celuy qui se plaint
de nature dequoy elle a laissé l'homme sans instrument à porter les
senteurs au nez, a tort: car elles se portent elles mesmes. Mais à
moy particulierement, les moustaches que i'ay pleines, m'en seruent:•
si i'en approche mes gans, ou mon mouchoir, l'odeur y tiendra
tout vn iour: elles accusent le lieu d'où ie viens: les estroits
baisers de la ieunesse, sauoureux, gloutons et gluans, s'y colloient
autrefois, et s'y tenoient plusieurs heures apres. Et si pourtant ie
me trouue peu subiect aux maladies populaires, qui se chargent
par la conuersation, et qui naissent de la contagion de l'air; et me•
suis sauué de celles de mon temps, dequoy il y en a eu plusieurs
sortes en nos villes, et en noz armées. On lit de Socrates, que n'estant
iamais party d'Athenes pendant plusieurs recheutes de peste,
qui la tourmenterent tant de fois, luy seul ne s'en trouua iamais
plus mal. Les medecins pourroient, ce crois-ie, tirer des odeurs,1
plus d'vsage qu'ils ne font: car i'ay souuent apperçeu qu'elles me
changent, et agissent en mes esprits, selon qu'elles sont. Qui me
fait approuuer ce qu'on dit, que l'inuention des encens et parfuns
aux Eglises, si ancienne et espandue en toutes nations et religions,
regarde à cela, de nous resiouir, esueiller et purifier le sens,•
pour nous rendre plus propres à la contemplation. Ie voudrois
bien pour en iuger, auoir eu ma part de l'ouurage de ces cuisiniers,
qui sçauent assaisonner les odeurs estrangeres, auec la saueur
des viandes. Comme on remarqua singulierement au seruice du
Roy de Thunes, qui de nostre aage print terre à Naples, pour s'aboucher2
auec l'Empereur Charles. On farcissoit ses viandes de
drogues odoriferantes, en telle somptuosité, qu'vn Paon, et deux
Faisans, se trouuerent sur ses parties, reuenir à cent ducats, pour
les apprester selon leur maniere. Et quand on les despeçoit, non la
salle seulement, mais toutes les chambres de son Palais, et les rues•
d'autour, estoient remplies d'vne tres-soüefue vapeur, qui ne
s'esuanouissoit pas si soudain. Le principal soing que i'aye à me
loger, c'est de fuir l'air puant et pesant. Ces belles villes, Venise
et Paris, alterent la faueur que ie leur porte, par l'aigre senteur,
l'vne de son maraits, l'autre de sa boue.3
barbarie, les femmes Scythes, apres s'estre lauées, se saupoudrent
et encroustent tout le corps et le visage, de certaine drogue, qui
naist en leur terroir, odoriferante. Et pour approcher les hommes,
ayans osté ce fard, elles s'en trouuent et polies et parfumées. Quelque3
odeur que ce soit, c'est merueille combien elle s'attache à moy,
et combien i'ay la peau propre à s'en abreuuer. Celuy qui se plaint
de nature dequoy elle a laissé l'homme sans instrument à porter les
senteurs au nez, a tort: car elles se portent elles mesmes. Mais à
moy particulierement, les moustaches que i'ay pleines, m'en seruent:•
si i'en approche mes gans, ou mon mouchoir, l'odeur y tiendra
tout vn iour: elles accusent le lieu d'où ie viens: les estroits
baisers de la ieunesse, sauoureux, gloutons et gluans, s'y colloient
autrefois, et s'y tenoient plusieurs heures apres. Et si pourtant ie
me trouue peu subiect aux maladies populaires, qui se chargent
par la conuersation, et qui naissent de la contagion de l'air; et me•
suis sauué de celles de mon temps, dequoy il y en a eu plusieurs
sortes en nos villes, et en noz armées. On lit de Socrates, que n'estant
iamais party d'Athenes pendant plusieurs recheutes de peste,
qui la tourmenterent tant de fois, luy seul ne s'en trouua iamais
plus mal. Les medecins pourroient, ce crois-ie, tirer des odeurs,1
plus d'vsage qu'ils ne font: car i'ay souuent apperçeu qu'elles me
changent, et agissent en mes esprits, selon qu'elles sont. Qui me
fait approuuer ce qu'on dit, que l'inuention des encens et parfuns
aux Eglises, si ancienne et espandue en toutes nations et religions,
regarde à cela, de nous resiouir, esueiller et purifier le sens,•
pour nous rendre plus propres à la contemplation. Ie voudrois
bien pour en iuger, auoir eu ma part de l'ouurage de ces cuisiniers,
qui sçauent assaisonner les odeurs estrangeres, auec la saueur
des viandes. Comme on remarqua singulierement au seruice du
Roy de Thunes, qui de nostre aage print terre à Naples, pour s'aboucher2
auec l'Empereur Charles. On farcissoit ses viandes de
drogues odoriferantes, en telle somptuosité, qu'vn Paon, et deux
Faisans, se trouuerent sur ses parties, reuenir à cent ducats, pour
les apprester selon leur maniere. Et quand on les despeçoit, non la
salle seulement, mais toutes les chambres de son Palais, et les rues•
d'autour, estoient remplies d'vne tres-soüefue vapeur, qui ne
s'esuanouissoit pas si soudain. Le principal soing que i'aye à me
loger, c'est de fuir l'air puant et pesant. Ces belles villes, Venise
et Paris, alterent la faueur que ie leur porte, par l'aigre senteur,
l'vne de son maraits, l'autre de sa boue.3
CHAPITRE LVI. (TRADUCTION LIV. I, CH. LVI.)
Des prieres.
IE propose des fantasies informes et irresolues, comme font ceux
qui publient des questions doubteuses, à debattre aux escoles:
non pour establir la verité, mais pour la chercher. Et les soubmets
au iugement de ceux, à qui il touche de regler non seulement mes
actions et mes escrits, mais encore mes pensées. Esgalement m'en•
sera acceptable et vtile la condemnation, comme l'approbation, tenant
pour absurde et impie, si rien se rencontre ignoramment ou
inaduertamment couché en cette rapsodie contraire aux sainctes
resolutions et prescriptions de l'Eglise Catholique Apostolique et
Romaine, en laquelle ie meurs, et en laquelle ie suis nay. Et pourtant1
me remettant tousiours à l'authorité de leur censure, qui peut
tout sur moy, ie me mesle ainsi temerairement à toute sorte de
propos: comme icy. Ie ne sçay si ie me trompe: mais puis que
par vne faueur particuliere de la bonté diuine, certaine façon de
priere nous a esté prescripte et dictée mot à mot par la bouche de•
Dieu, il m'a tousiours semblé que nous en deuions auoir l'vsage
plus ordinaire, que nous n'auons. Et si i'en estoy creu, à l'entrée
et à l'issue de noz tables, à nostre leuer et coucher, et à toutes
actions particulieres, ausquelles on a accoustumé de mesler des
prieres, ie voudroy que ce fust le patenostre, que les Chrestiens y2
employassent, sinon seulement, au moins tousiours. L'Eglise peut
estendre et diuersifier les prieres selon le besoin de nostre instruction:
car ie sçay bien que c'est tousiours mesme substance, et
mesme chose. Mais on deuoit donner à celle là ce priuilege, que le
peuple l'eust continuellement en la bouche: car il est certain qu'elle•
dit tout ce qu'il faut, et qu'elle est trespropre à toutes occasions.
C'est l'vnique priere, dequoy ie me sers par tout, et la repete au
lieu d'en changer. D'où il aduient, que ie n'en ay aussi bien en memoire,
que cette là. I'auoy presentement en la pensée, d'où nous
venoit cett' erreur, de recourir à Dieu en tous nos desseins et entreprises,3
et l'appeller à toute sorte de besoing, et en quelque lieu
que nostre foiblesse veut de l'aide, sans considerer si l'occasion est
iuste ou iniuste; et d'escrier son nom, et sa puissance, en quelque
estat, et action que nous soyons, pour vitieuse qu'elle soit. Il est
bien nostre seul et vnique protecteur, et peut toutes choses à nous•
ayder: mais encore qu'il daigne nous honorer de cette douce alliance
paternelle, il est pourtant autant iuste, comme il est bon, et
comme il est puissant: mais il vse bien plus souuent de sa iustice,
que de son pouuoir, et nous fauorise selon la raison d'icelle, non
selon noz demandes. Platon en ses loix fait trois sortes d'iniurieuse1
creance des Dieux, Qu'il n'y en ayt point, Qu'ils ne se meslent
pas de noz affaires, Qu'ils ne refusent rien à noz vœux, offrandes
et sacrifices. La premiere erreur, selon son aduis, ne dura
iamais immuable en homme, depuis son enfance, iusques à sa
vieillesse. Les deux suiuantes peuuent souffrir de la constance.•
qui publient des questions doubteuses, à debattre aux escoles:
non pour establir la verité, mais pour la chercher. Et les soubmets
au iugement de ceux, à qui il touche de regler non seulement mes
actions et mes escrits, mais encore mes pensées. Esgalement m'en•
sera acceptable et vtile la condemnation, comme l'approbation, tenant
pour absurde et impie, si rien se rencontre ignoramment ou
inaduertamment couché en cette rapsodie contraire aux sainctes
resolutions et prescriptions de l'Eglise Catholique Apostolique et
Romaine, en laquelle ie meurs, et en laquelle ie suis nay. Et pourtant1
me remettant tousiours à l'authorité de leur censure, qui peut
tout sur moy, ie me mesle ainsi temerairement à toute sorte de
propos: comme icy. Ie ne sçay si ie me trompe: mais puis que
par vne faueur particuliere de la bonté diuine, certaine façon de
priere nous a esté prescripte et dictée mot à mot par la bouche de•
Dieu, il m'a tousiours semblé que nous en deuions auoir l'vsage
plus ordinaire, que nous n'auons. Et si i'en estoy creu, à l'entrée
et à l'issue de noz tables, à nostre leuer et coucher, et à toutes
actions particulieres, ausquelles on a accoustumé de mesler des
prieres, ie voudroy que ce fust le patenostre, que les Chrestiens y2
employassent, sinon seulement, au moins tousiours. L'Eglise peut
estendre et diuersifier les prieres selon le besoin de nostre instruction:
car ie sçay bien que c'est tousiours mesme substance, et
mesme chose. Mais on deuoit donner à celle là ce priuilege, que le
peuple l'eust continuellement en la bouche: car il est certain qu'elle•
dit tout ce qu'il faut, et qu'elle est trespropre à toutes occasions.
C'est l'vnique priere, dequoy ie me sers par tout, et la repete au
lieu d'en changer. D'où il aduient, que ie n'en ay aussi bien en memoire,
que cette là. I'auoy presentement en la pensée, d'où nous
venoit cett' erreur, de recourir à Dieu en tous nos desseins et entreprises,3
et l'appeller à toute sorte de besoing, et en quelque lieu
que nostre foiblesse veut de l'aide, sans considerer si l'occasion est
iuste ou iniuste; et d'escrier son nom, et sa puissance, en quelque
estat, et action que nous soyons, pour vitieuse qu'elle soit. Il est
bien nostre seul et vnique protecteur, et peut toutes choses à nous•
ayder: mais encore qu'il daigne nous honorer de cette douce alliance
paternelle, il est pourtant autant iuste, comme il est bon, et
comme il est puissant: mais il vse bien plus souuent de sa iustice,
que de son pouuoir, et nous fauorise selon la raison d'icelle, non
selon noz demandes. Platon en ses loix fait trois sortes d'iniurieuse1
creance des Dieux, Qu'il n'y en ayt point, Qu'ils ne se meslent
pas de noz affaires, Qu'ils ne refusent rien à noz vœux, offrandes
et sacrifices. La premiere erreur, selon son aduis, ne dura
iamais immuable en homme, depuis son enfance, iusques à sa
vieillesse. Les deux suiuantes peuuent souffrir de la constance.•
Sa iustice et sa puissance sont inseparables. Pour neant implorons
nous sa force en vne mauuaise cause. Il faut auoir l'ame nette,
au moins en ce moment, auquel nous le prions, et deschargée de
passions vitieuses: autrement nous luy presentons nous mesmes
les verges, dequoy nous chastier. Au lieu de rabiller nostre faute,2
nous la redoublons; presentans à celuy, à qui nous auons à demander
pardon, vne affection pleine d'irreuerence et de haine.
Voyla pourquoy ie ne louë pas volontiers ceux, que ie voy prier
Dieu plus souuent et plus ordinairement, si les actions voisines de
la priere, ne me tesmoignent quelque amendement et reformation.•
Si nocturnus adulter,
Tempora sanctonico velas adoperta cucullo.
Et l'assiette d'vn homme meslant à vne vie execrable la deuotion,
semble estre aucunement plus condemnable, que celle d'vn homme
conforme à soy, et dissolu par tout. Pourtant refuse nostre Eglise3
tous les iours, la faueur de son entrée et societé, aux mœurs obstinées
à quelque insigne malice. Nous prions par vsage et par
coustume: ou pour mieux dire, nous lisons ou prononçons noz
prieres: ce n'est en fin que mine. Et me desplaist de voir faire
trois signes de croix au Benedicite, autant à Graces (et plus m'en•
desplait-il de ce que c'est vn signe que i'ay en reuerence et continuel
vsage, mesmement quand ie baaille) et cependant toutes les
autres heures du iour, les voir occupées à la haine, l'auarice, l'iniustice.
Aux vices leur heure, son heure à Dieu, comme par compensation
et composition. C'est miracle, de voir continuer des
actions si diuerses d'vne si pareille teneur, qu'il ne s'y sente point•
d'interruption et d'alteration aux confins mesmes, et passage de
l'vne à l'autre. Quelle prodigieuse conscience se peut donner repos,
nourrissant en mesme giste, d'vne societé si accordante et si paisible,
le crime et le iuge? Vn homme, de qui la paillardise, sans
cesse regente la teste, et qui la iuge tres-odieuse à la veuë diuine,1
que dit-il à Dieu, quand il luy en parle? Il se rameine, mais soudain
il rechoit. Si l'obiect de la diuine iustice, et sa presence frappoient,
comme il dit, et chastioient son ame, pour courte qu'en
fust la penitence, la crainte mesme y reietteroit si souuent sa
pensée, qu'incontinent il se verroit maistre de ces vices, qui sont•
habitués et acharnés en luy. Mais quoy! ceux qui couchent vne vie
entiere, sur le fruit et emolument du peché, qu'ils sçauent mortel?
Combien auons nous de mestiers et vacations receuës, dequoy l'essence
est vicieuse? Et celuy qui se confessant à moy, me recitoit,
auoir tout vn aage faict profession et les effects d'une religion2
damnable selon luy, et contradictoire à celle qu'il auoit en son
cœur, pour ne perdre son credit et l'honneur de ses charges: comment
patissoit-il ce discours en son courage? De quel langage entretiennent
ils sur ce subiect, la iustice diuine? Leur repentance
consistant en visible et maniable reparation, ils perdent et enuers•
Dieu, et enuers nous, le moyen de l'alleguer. Sont-ils si hardis de
demander pardon, sans satisfaction et sans repentance? Ie tien
que de ces premiers il en va, comme de ceux-cy: mais l'obstination
n'y est pas si aisée à conuaincre. Cette contrarieté et volubilité
d'opinion si soudaine, si violente, qu'ils nous feignent, sent pour3
moy son miracle. Ils nous representent l'estat d'vne indigestible
agonie. Que l'imagination me sembloit fantastique, de ceux qui
ces années passées, auoient en vsage de reprocher tout chascun,
en qui il reluisoit quelque clarté d'esprit, professant la religion
Catholique, que c'estoit à feinte: et tenoient mesme, pour luy faire•
honneur, quoy qu'il dist par apparence, qu'il ne pouuoit faillir au
dedans, d'auoir sa creance reformée à leur pied. Fascheuse maladie,
de se croire si fort, qu'on se persuade, qu'il ne se puisse
croire au contraire: et plus fascheuse encore, qu'on se persuade
d'vn tel esprit, qu'il prefere ie ne sçay quelle disparité de fortune
presente, aux esperances et menaces de la vie eternelle! Ils m'en
peuuent croire: Si rien eust deu tenter ma ieunesse, l'ambition du
hazard et difficulté, qui suiuoient cette recente entreprinse, y eust•
eu bonne part. Ce n'est pas sans grande raison, ce me semble,
que l'Eglise deffend l'vsage promiscue, temeraire et indiscret des
sainctes et diuines chansons, que le Sainct Esprit a dicté en Dauid.
Il ne faut mesler Dieu en nos actions qu'auecque reuerence et
attention pleine d'honneur et de respect. Cette voix est trop diuine,1
pour n'auoir autre vsage que d'exercer les poulmons, et plaire à
nos oreilles. C'est de la conscience qu'elle doit estre produite, et
non pas de la langue. Ce n'est pas raison qu'on permette qu'vn
garçon de boutique parmy ses vains et friuoles pensemens, s'en
entretienne et s'en iouë. Ny n'est certes raison de voir tracasser•
par vne sale, et par vne cuysine, le Sainct liure des sacrez mysteres
de nostre creance. C'estoyent autrefois mysteres, ce sont à present
desduits et esbats. Ce n'est pas en passant, et tumultuairement,
qu'il faut manier vn estude si serieux et venerable. Ce doit estre
vne action destinée, et rassise, à laquelle on doit tousiours adiouster2
cette preface de nostre office, sursum corda, et y apporter le
corps mesme disposé en contenance, qui tesmoigne vne particuliere
attention et reuerence. Ce n'est pas l'estude de tout le monde:
c'est l'estude des personnes qui y sont vouées, que Dieu y appelle.
Les meschans, les ignorants s'y empirent. Ce n'est pas vne histoire•
à compter: c'est vne histoire à reuerer, craindre et adorer. Plaisantes
gents, qui pensent l'auoir rendue maniable au peuple, pour
l'auoir mise en langage populaire. Ne tient-il qu'aux mots, qu'ils
n'entendent tout ce qu'ils trouuent par escrit? Diray-ie plus? Pour
l'en approcher de ce peu, ils l'en reculent. L'ignorance pure, et3
remise toute en autruy, estoit bien plus salutaire et plus sçauante,
que n'est cette science verbale, et vaine, nourrice de presomption
et de temerité. Ie croy aussi que la liberté à chacun de dissiper
vne parole si religieuse et importante, à tant de sortes d'idiomes, a
beaucoup plus de danger que d'vtilité. Les Iuifs, les Mahometans,
et quasi tous autres, ont espousé, et reuerent le langage, auquel
originellement leurs mysteres auoient esté conceuz, et en est deffendue
l'alteration et changement; non sans apparence. Sçauons•
nous bien qu'en Basque, et en Bretaigne, il y ayt des Iuges assez,
pour establir cette traduction faicte en leur langue? L'Eglise vniuerselle
n'a point de iugement plus ardu à faire, et plus solemne.
En preschant et parlant, l'interpretation est vague, libre, muable,
et d'vne parcelle: ainsi ce n'est pas de mesme. L'vn de noz historiens1
Grecs accuse iustement son siecle, de ce que les secrets de
la religion Chrestienne, estoient espandus emmy la place, és mains
des moindres artisans: que chacun en pouuoit debattre et dire
selon son sens. Et que ce nous deuoit estre grande honte, nous qui
par la grace de Dieu, iouïssons des purs mysteres de la pieté, de•
les laisser profaner en la bouche de personnes ignorantes et populaires,
veu que les Gentils interdisoient à Socrates, à Platon, et aux
plus sages, de s'enquerir et parler des choses commises aux Prestres
de Delphes. Dit aussi, que les factions des Princes, sur le
subiect de la Theologie, sont armées non de zele, mais de cholere.2
Que le zele tient de la diuine raison et iustice, se conduisant ordonnément
et moderément: mais qu'il se change en haine et enuie:
et produit au lieu du froment et du raisin, de l'yuroye et des orties,
quand il est conduit d'vne passion humaine. Et iustement aussi,
cet autre, conseillant l'Empereur Theodose, disoit, les disputes n'endormir•
pas tant les schismes de l'Eglise, que les esueiller, et animer
les heresies. Que pourtant il faloit fuïr toutes contentions et argumentations
Dialectiques, et se rapporter nuement aux prescriptions
et formules de la foy, establies par les anciens. Et l'Empereur Andronicus,
ayant rencontré en son palais, des principaux hommes,3
aux prises de parole, contre Lapodius, sur vn de noz points de
grande importance, les tança, iusques à menacer de les ietter en la
riuiere, s'ils continuoyent. Les enfants et les femmes, en noz iours,
regentent les hommes plus vieux et experimentez, sur les loix Ecclesiastiques:
là où la premiere de celles de Platon leur deffend de•
s'enquerir seulement de la raison des loix ciuiles, qui doiuent tenir
lieu d'ordonnances diuines. Et permettant aux vieux, d'en communiquer
entre eux, et auec le Magistrat: il adiouste, pourueu que ce
ne soit en presence des ieunes, et personnes profanes. Vn Euesque
a laissé par escrit, qu'en l'autre bout du monde, il y a vne Isle,
que les anciens nommoient Dioscoride: commode en fertilité de
toutes sortes d'arbres et fruits, et salubrité d'air: de laquelle le
peuple est Chrestien, ayant des Eglises et des Autels, qui ne sont•
parez que de croix, sans autres images: grand obseruateur de
ieusnes et de festes: exacte païeur de dismes aux Prestres: et si
chaste, que nul d'eux ne peut cognoistre qu'vne femme en sa vie.
Au demeurant, si contant de sa fortune, qu'au milieu de la mer, il
ignore l'vsage des nauires: et si simple, que de la religion qu'il1
obserue si songneusement, il n'en entend vn seul mot. Chose incroyable,
à qui ne sçauroit, les Payens si deuots idolatres, ne cognoistre
de leurs Dieux, que simplement le nom et la statue. L'ancien
commencement de Menalippe, tragedie d'Euripides, portoit
ainsi.•
O Iuppiter, car de toy rien sinon
Ie ne cognois seulement que le nom.
I'ay veu aussi de mon temps, faire plainte d'aucuns escrits, de ce
qu'ils sont purement humains et philosophiques, sans meslange de
Theologie. Qui diroit au contraire, ce ne seroit pourtant sans2
quelque raison; Que la doctrine diuine tient mieux son rang à part,
comme Royne et dominatrice: Qu'elle doit estre principale par
tout, point suffragante et subsidiaire: Et qu'à l'auenture se prendroient
les exemples à la Grammaire, Rhetorique, Logique, plus
sortablement d'ailleurs que d'vne si sainte matiere; comme aussi•
les arguments des Theatres, ieux et spectacles publiques. Que les
raisons diuines se considerent plus venerablement et reueremment
seules, et en leur stile, qu'appariées aux discours humains. Qu'il se
voit plus souuent cette faute, que les Theologiens escriuent trop
humainement, que cett'autre, que les humanistes escriuent trop peu3
theologalement. La Philosophie, dit Sainct Chrysostome, est pieça
banie de l'escole saincte, comme seruante inutile, et estimée indigne
de voir seulement en passant de l'entrée, le sacraire des saincts
Thresors de la doctrine celeste. Que le dire humain a ses formes
plus basses, et ne se doit seruir de la dignité, majesté, regence, du•
parler diuin. Ie luy laisse pour moy, dire, verbis indisciplinatis, fortune,
destinée, accident, heur, et malheur, et les Dieux, et autres
frases, selon sa mode. Ie propose les fantasies humaines et miennes,
simplement comme humaines fantasies, et separement considerées:
non comme arrestées et reglées par l'ordonnance celeste, incapable
de doubte et d'altercation. Matiere d'opinion, non matiere de foy.
Ce que ie discours selon moy, non ce que ie croy selon Dieu, d'vne
façon laïque, non clericale: mais tousiours tres-religieuse. Comme
les enfants proposent leurs essays, instruisables, non instruisants.•
Et ne diroit-on pas aussi sans apparence, que l'ordonnance de ne
s'entremettre que bien reseruément d'escrire de la Religion, à tous
autres qu'à ceux qui en font expresse profession, n'auroit pas faute
de quelque image d'vtilité et de iustice; et à moy auec, peut estre
de m'en taire. On m'a dict que ceux mesmes, qui ne sont pas des1
nostres, deffendent pourtant entre eux l'vsage du nom de Dieu, en
leurs propos communs. Ils ne veulent pas qu'on s'en serue par vne
maniere d'interiection, ou d'exclamation, ny pour tesmoignage, ny
pour comparaison: en quoy ie trouue qu'ils ont raison. Et en
quelque maniere que ce soit, que nous appelons Dieu à notre commerce•
et societé, il faut que ce soit serieusement, et religieusement.
nous sa force en vne mauuaise cause. Il faut auoir l'ame nette,
au moins en ce moment, auquel nous le prions, et deschargée de
passions vitieuses: autrement nous luy presentons nous mesmes
les verges, dequoy nous chastier. Au lieu de rabiller nostre faute,2
nous la redoublons; presentans à celuy, à qui nous auons à demander
pardon, vne affection pleine d'irreuerence et de haine.
Voyla pourquoy ie ne louë pas volontiers ceux, que ie voy prier
Dieu plus souuent et plus ordinairement, si les actions voisines de
la priere, ne me tesmoignent quelque amendement et reformation.•
Si nocturnus adulter,
Tempora sanctonico velas adoperta cucullo.
Et l'assiette d'vn homme meslant à vne vie execrable la deuotion,
semble estre aucunement plus condemnable, que celle d'vn homme
conforme à soy, et dissolu par tout. Pourtant refuse nostre Eglise3
tous les iours, la faueur de son entrée et societé, aux mœurs obstinées
à quelque insigne malice. Nous prions par vsage et par
coustume: ou pour mieux dire, nous lisons ou prononçons noz
prieres: ce n'est en fin que mine. Et me desplaist de voir faire
trois signes de croix au Benedicite, autant à Graces (et plus m'en•
desplait-il de ce que c'est vn signe que i'ay en reuerence et continuel
vsage, mesmement quand ie baaille) et cependant toutes les
autres heures du iour, les voir occupées à la haine, l'auarice, l'iniustice.
Aux vices leur heure, son heure à Dieu, comme par compensation
et composition. C'est miracle, de voir continuer des
actions si diuerses d'vne si pareille teneur, qu'il ne s'y sente point•
d'interruption et d'alteration aux confins mesmes, et passage de
l'vne à l'autre. Quelle prodigieuse conscience se peut donner repos,
nourrissant en mesme giste, d'vne societé si accordante et si paisible,
le crime et le iuge? Vn homme, de qui la paillardise, sans
cesse regente la teste, et qui la iuge tres-odieuse à la veuë diuine,1
que dit-il à Dieu, quand il luy en parle? Il se rameine, mais soudain
il rechoit. Si l'obiect de la diuine iustice, et sa presence frappoient,
comme il dit, et chastioient son ame, pour courte qu'en
fust la penitence, la crainte mesme y reietteroit si souuent sa
pensée, qu'incontinent il se verroit maistre de ces vices, qui sont•
habitués et acharnés en luy. Mais quoy! ceux qui couchent vne vie
entiere, sur le fruit et emolument du peché, qu'ils sçauent mortel?
Combien auons nous de mestiers et vacations receuës, dequoy l'essence
est vicieuse? Et celuy qui se confessant à moy, me recitoit,
auoir tout vn aage faict profession et les effects d'une religion2
damnable selon luy, et contradictoire à celle qu'il auoit en son
cœur, pour ne perdre son credit et l'honneur de ses charges: comment
patissoit-il ce discours en son courage? De quel langage entretiennent
ils sur ce subiect, la iustice diuine? Leur repentance
consistant en visible et maniable reparation, ils perdent et enuers•
Dieu, et enuers nous, le moyen de l'alleguer. Sont-ils si hardis de
demander pardon, sans satisfaction et sans repentance? Ie tien
que de ces premiers il en va, comme de ceux-cy: mais l'obstination
n'y est pas si aisée à conuaincre. Cette contrarieté et volubilité
d'opinion si soudaine, si violente, qu'ils nous feignent, sent pour3
moy son miracle. Ils nous representent l'estat d'vne indigestible
agonie. Que l'imagination me sembloit fantastique, de ceux qui
ces années passées, auoient en vsage de reprocher tout chascun,
en qui il reluisoit quelque clarté d'esprit, professant la religion
Catholique, que c'estoit à feinte: et tenoient mesme, pour luy faire•
honneur, quoy qu'il dist par apparence, qu'il ne pouuoit faillir au
dedans, d'auoir sa creance reformée à leur pied. Fascheuse maladie,
de se croire si fort, qu'on se persuade, qu'il ne se puisse
croire au contraire: et plus fascheuse encore, qu'on se persuade
d'vn tel esprit, qu'il prefere ie ne sçay quelle disparité de fortune
presente, aux esperances et menaces de la vie eternelle! Ils m'en
peuuent croire: Si rien eust deu tenter ma ieunesse, l'ambition du
hazard et difficulté, qui suiuoient cette recente entreprinse, y eust•
eu bonne part. Ce n'est pas sans grande raison, ce me semble,
que l'Eglise deffend l'vsage promiscue, temeraire et indiscret des
sainctes et diuines chansons, que le Sainct Esprit a dicté en Dauid.
Il ne faut mesler Dieu en nos actions qu'auecque reuerence et
attention pleine d'honneur et de respect. Cette voix est trop diuine,1
pour n'auoir autre vsage que d'exercer les poulmons, et plaire à
nos oreilles. C'est de la conscience qu'elle doit estre produite, et
non pas de la langue. Ce n'est pas raison qu'on permette qu'vn
garçon de boutique parmy ses vains et friuoles pensemens, s'en
entretienne et s'en iouë. Ny n'est certes raison de voir tracasser•
par vne sale, et par vne cuysine, le Sainct liure des sacrez mysteres
de nostre creance. C'estoyent autrefois mysteres, ce sont à present
desduits et esbats. Ce n'est pas en passant, et tumultuairement,
qu'il faut manier vn estude si serieux et venerable. Ce doit estre
vne action destinée, et rassise, à laquelle on doit tousiours adiouster2
cette preface de nostre office, sursum corda, et y apporter le
corps mesme disposé en contenance, qui tesmoigne vne particuliere
attention et reuerence. Ce n'est pas l'estude de tout le monde:
c'est l'estude des personnes qui y sont vouées, que Dieu y appelle.
Les meschans, les ignorants s'y empirent. Ce n'est pas vne histoire•
à compter: c'est vne histoire à reuerer, craindre et adorer. Plaisantes
gents, qui pensent l'auoir rendue maniable au peuple, pour
l'auoir mise en langage populaire. Ne tient-il qu'aux mots, qu'ils
n'entendent tout ce qu'ils trouuent par escrit? Diray-ie plus? Pour
l'en approcher de ce peu, ils l'en reculent. L'ignorance pure, et3
remise toute en autruy, estoit bien plus salutaire et plus sçauante,
que n'est cette science verbale, et vaine, nourrice de presomption
et de temerité. Ie croy aussi que la liberté à chacun de dissiper
vne parole si religieuse et importante, à tant de sortes d'idiomes, a
beaucoup plus de danger que d'vtilité. Les Iuifs, les Mahometans,
et quasi tous autres, ont espousé, et reuerent le langage, auquel
originellement leurs mysteres auoient esté conceuz, et en est deffendue
l'alteration et changement; non sans apparence. Sçauons•
nous bien qu'en Basque, et en Bretaigne, il y ayt des Iuges assez,
pour establir cette traduction faicte en leur langue? L'Eglise vniuerselle
n'a point de iugement plus ardu à faire, et plus solemne.
En preschant et parlant, l'interpretation est vague, libre, muable,
et d'vne parcelle: ainsi ce n'est pas de mesme. L'vn de noz historiens1
Grecs accuse iustement son siecle, de ce que les secrets de
la religion Chrestienne, estoient espandus emmy la place, és mains
des moindres artisans: que chacun en pouuoit debattre et dire
selon son sens. Et que ce nous deuoit estre grande honte, nous qui
par la grace de Dieu, iouïssons des purs mysteres de la pieté, de•
les laisser profaner en la bouche de personnes ignorantes et populaires,
veu que les Gentils interdisoient à Socrates, à Platon, et aux
plus sages, de s'enquerir et parler des choses commises aux Prestres
de Delphes. Dit aussi, que les factions des Princes, sur le
subiect de la Theologie, sont armées non de zele, mais de cholere.2
Que le zele tient de la diuine raison et iustice, se conduisant ordonnément
et moderément: mais qu'il se change en haine et enuie:
et produit au lieu du froment et du raisin, de l'yuroye et des orties,
quand il est conduit d'vne passion humaine. Et iustement aussi,
cet autre, conseillant l'Empereur Theodose, disoit, les disputes n'endormir•
pas tant les schismes de l'Eglise, que les esueiller, et animer
les heresies. Que pourtant il faloit fuïr toutes contentions et argumentations
Dialectiques, et se rapporter nuement aux prescriptions
et formules de la foy, establies par les anciens. Et l'Empereur Andronicus,
ayant rencontré en son palais, des principaux hommes,3
aux prises de parole, contre Lapodius, sur vn de noz points de
grande importance, les tança, iusques à menacer de les ietter en la
riuiere, s'ils continuoyent. Les enfants et les femmes, en noz iours,
regentent les hommes plus vieux et experimentez, sur les loix Ecclesiastiques:
là où la premiere de celles de Platon leur deffend de•
s'enquerir seulement de la raison des loix ciuiles, qui doiuent tenir
lieu d'ordonnances diuines. Et permettant aux vieux, d'en communiquer
entre eux, et auec le Magistrat: il adiouste, pourueu que ce
ne soit en presence des ieunes, et personnes profanes. Vn Euesque
a laissé par escrit, qu'en l'autre bout du monde, il y a vne Isle,
que les anciens nommoient Dioscoride: commode en fertilité de
toutes sortes d'arbres et fruits, et salubrité d'air: de laquelle le
peuple est Chrestien, ayant des Eglises et des Autels, qui ne sont•
parez que de croix, sans autres images: grand obseruateur de
ieusnes et de festes: exacte païeur de dismes aux Prestres: et si
chaste, que nul d'eux ne peut cognoistre qu'vne femme en sa vie.
Au demeurant, si contant de sa fortune, qu'au milieu de la mer, il
ignore l'vsage des nauires: et si simple, que de la religion qu'il1
obserue si songneusement, il n'en entend vn seul mot. Chose incroyable,
à qui ne sçauroit, les Payens si deuots idolatres, ne cognoistre
de leurs Dieux, que simplement le nom et la statue. L'ancien
commencement de Menalippe, tragedie d'Euripides, portoit
ainsi.•
O Iuppiter, car de toy rien sinon
Ie ne cognois seulement que le nom.
I'ay veu aussi de mon temps, faire plainte d'aucuns escrits, de ce
qu'ils sont purement humains et philosophiques, sans meslange de
Theologie. Qui diroit au contraire, ce ne seroit pourtant sans2
quelque raison; Que la doctrine diuine tient mieux son rang à part,
comme Royne et dominatrice: Qu'elle doit estre principale par
tout, point suffragante et subsidiaire: Et qu'à l'auenture se prendroient
les exemples à la Grammaire, Rhetorique, Logique, plus
sortablement d'ailleurs que d'vne si sainte matiere; comme aussi•
les arguments des Theatres, ieux et spectacles publiques. Que les
raisons diuines se considerent plus venerablement et reueremment
seules, et en leur stile, qu'appariées aux discours humains. Qu'il se
voit plus souuent cette faute, que les Theologiens escriuent trop
humainement, que cett'autre, que les humanistes escriuent trop peu3
theologalement. La Philosophie, dit Sainct Chrysostome, est pieça
banie de l'escole saincte, comme seruante inutile, et estimée indigne
de voir seulement en passant de l'entrée, le sacraire des saincts
Thresors de la doctrine celeste. Que le dire humain a ses formes
plus basses, et ne se doit seruir de la dignité, majesté, regence, du•
parler diuin. Ie luy laisse pour moy, dire, verbis indisciplinatis, fortune,
destinée, accident, heur, et malheur, et les Dieux, et autres
frases, selon sa mode. Ie propose les fantasies humaines et miennes,
simplement comme humaines fantasies, et separement considerées:
non comme arrestées et reglées par l'ordonnance celeste, incapable
de doubte et d'altercation. Matiere d'opinion, non matiere de foy.
Ce que ie discours selon moy, non ce que ie croy selon Dieu, d'vne
façon laïque, non clericale: mais tousiours tres-religieuse. Comme
les enfants proposent leurs essays, instruisables, non instruisants.•
Et ne diroit-on pas aussi sans apparence, que l'ordonnance de ne
s'entremettre que bien reseruément d'escrire de la Religion, à tous
autres qu'à ceux qui en font expresse profession, n'auroit pas faute
de quelque image d'vtilité et de iustice; et à moy auec, peut estre
de m'en taire. On m'a dict que ceux mesmes, qui ne sont pas des1
nostres, deffendent pourtant entre eux l'vsage du nom de Dieu, en
leurs propos communs. Ils ne veulent pas qu'on s'en serue par vne
maniere d'interiection, ou d'exclamation, ny pour tesmoignage, ny
pour comparaison: en quoy ie trouue qu'ils ont raison. Et en
quelque maniere que ce soit, que nous appelons Dieu à notre commerce•
et societé, il faut que ce soit serieusement, et religieusement.