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Essais de Montaigne (self-édition) - Volume I
Il y a, ce me semble, en Xenophon vn tel discours, où il montre
que nous deuons plus rarement prier Dieu: d'autant qu'il n'est pas
aisé, que nous puissions si souuent remettre nostre ame, en cette
assiette reglée, reformée, et deuotieuse, où il faut qu'elle soit pour2
ce faire: autrement nos prieres ne sont pas seulement vaines et
inutiles, mais vitieuses. Pardonne nous, disons nous, comme nous
pardonnons à ceux qui nous ont offencez. Que disons nous par là,
sinon que nous luy offrons nostre ame exempte de vengeance et de
rancune? Toutesfois nous inuoquons Dieu et son ayde, au complot•
de noz fautes, et le conuions à l'iniustice.
Quæ, nisi seductis, nequeas committere diuis.
L'auaricieux le prie pour la conseruation vaine et superflue de ses
thresors: l'ambitieux pour ses victoires, et conduite de sa fortune:
le voleur l'employe à son ayde, pour franchir le hazard et les difficultez,3
qui s'opposent à l'execution de ses meschantes entreprinses:
ou le remercie de l'aisance qu'il a trouué à desgosiller vn
passant. Au pied de la maison, qu'ils vont escheller ou petarder,
ils font leurs prieres, l'intention et l'esperance pleine de cruauté,
de luxure, et d'auarice.•
Hoc ipsum, quo tu Iouis aurem impellere tentas,
Dic agedum Staio: proh Iuppiter! ô bone, clamet,
Iuppiter! at sese non clamet Iuppiter ipse.
La Royne de Nauarre Margueritte, recite d'vn ieune Prince, et encore
qu'elle ne le nomme pas, sa grandeur l'a rendu cognoissable
assez, qu'allant à vne assignation amoureuse, et coucher auec la
femme d'vn Aduocat de Paris, son chemin s'addonnant au trauers
d'vne Eglise, il ne passoit iamais en ce lieu sainct, allant ou retournant•
de son entreprinse, qu'il ne fist ses prieres et oraisons. Ie
vous laisse à iuger, l'ame pleine de ce beau pensement, à quoy il
employoit la faueur diuine. Toutesfois elle allegue cela pour vn
tesmoignage de singuliere deuotion. Mais ce n'est pas par cette
preuue seulement qu'on pourroit verifier que les femmes ne sont1
gueres propres à traiter les matieres de la Theologie. Vne vraye
priere, et vne religieuse reconciliation de nous à Dieu, elle ne peut
tomber en vne ame impure et soubsmise, lors mesmes, à la domination
de Satan. Celuy qui appelle Dieu à son assistance, pendant
qu'il est dans le train du vice, il fait comme le coupeur de bourse,•
qui appelleroit la iustice à son ayde; ou comme ceux qui produisent
le nom de Dieu en tesmoignage de mensonge.
Tacito mala vota susurro
Concipimus.
Il est peu d'hommes qui ozassent mettre en euidence les requestes2
secrettes qu'ils font à Dieu.
Haud cuiuis promptum est, murmúrque humilésque susurros
Tollere de templis, et aperto viuere voto.
Voyla pourquoy les Pythagoriens vouloyent qu'elles fussent publiques,
et ouyes d'vn chacun; afin qu'on ne le requist de chose indecente•
et iniuste, comme celuy-là:
Clarè cùm dixit: Apollo!
Labra mouet, metuens audiri: Pulchra Lauerna,
Da mihi fallere, da iustum sanctúmque videri;
Noctem peccatis, et fraudibus obiice nubem.3
Les Dieux punirent grieuement les iniques vœux d'Oedipus en les
luy ottroyant. Il auoit prié, que ses enfants vuidassent entre eux
par armes la succession de son Estat, il fut si miserable, de se voir
pris au mot. Il ne faut pas demander, que toutes choses suiuent
nostre volonté, mais qu'elles suiuent la prudence. Il semble, à la•
verité, que nous nous seruons de nos prieres, comme d'vn iargon,
et comme ceux qui employent les paroles sainctes et diuines à
des sorcelleries et effects magiciens: et que nous facions nostre
compte que ce soit de la contexture, ou son, ou suitte des motz, ou
de nostre contenance, que depende leur effect. Car ayans l'ame4
pleine de concupiscence, non touchée de repentance, ny d'aucune
nouuelle reconciliation enuers Dieu, nous luy allons presenter ces
parolles que la memoire preste à nostre langue: et esperons en
tirer vne expiation de nos fautes. Il n'est rien si aisé, si doux, et
si fauorable que la loy diuine: elle nous appelle à soy, ainsi
fautiers et detestables comme nous sommes: elle nous tend les
bras, et nous reçoit en son giron, pour vilains, ords, et bourbeux,•
que nous soyons, et que nous ayons à estre à l'aduenir. Mais encore
en recompense, la faut-il regarder de bon œil: encore faut-il receuoir
ce pardon auec action de graces: et au moins pour cet instant
que nous nous addressons à elle, auoir l'ame desplaisante de
ses fautes, et ennemie des passions qui nous ont poussé à l'offencer.1
Ny les Dieux, ny les gens de bien, dict Platon, n'acceptent le
present d'vn meschant.
Immunis aram si tetigit manus,
Non sumptuosa blandior hostia
Molliuit auersos Penates,•
Farre pio et saliente mica.
que nous deuons plus rarement prier Dieu: d'autant qu'il n'est pas
aisé, que nous puissions si souuent remettre nostre ame, en cette
assiette reglée, reformée, et deuotieuse, où il faut qu'elle soit pour2
ce faire: autrement nos prieres ne sont pas seulement vaines et
inutiles, mais vitieuses. Pardonne nous, disons nous, comme nous
pardonnons à ceux qui nous ont offencez. Que disons nous par là,
sinon que nous luy offrons nostre ame exempte de vengeance et de
rancune? Toutesfois nous inuoquons Dieu et son ayde, au complot•
de noz fautes, et le conuions à l'iniustice.
Quæ, nisi seductis, nequeas committere diuis.
L'auaricieux le prie pour la conseruation vaine et superflue de ses
thresors: l'ambitieux pour ses victoires, et conduite de sa fortune:
le voleur l'employe à son ayde, pour franchir le hazard et les difficultez,3
qui s'opposent à l'execution de ses meschantes entreprinses:
ou le remercie de l'aisance qu'il a trouué à desgosiller vn
passant. Au pied de la maison, qu'ils vont escheller ou petarder,
ils font leurs prieres, l'intention et l'esperance pleine de cruauté,
de luxure, et d'auarice.•
Hoc ipsum, quo tu Iouis aurem impellere tentas,
Dic agedum Staio: proh Iuppiter! ô bone, clamet,
Iuppiter! at sese non clamet Iuppiter ipse.
La Royne de Nauarre Margueritte, recite d'vn ieune Prince, et encore
qu'elle ne le nomme pas, sa grandeur l'a rendu cognoissable
assez, qu'allant à vne assignation amoureuse, et coucher auec la
femme d'vn Aduocat de Paris, son chemin s'addonnant au trauers
d'vne Eglise, il ne passoit iamais en ce lieu sainct, allant ou retournant•
de son entreprinse, qu'il ne fist ses prieres et oraisons. Ie
vous laisse à iuger, l'ame pleine de ce beau pensement, à quoy il
employoit la faueur diuine. Toutesfois elle allegue cela pour vn
tesmoignage de singuliere deuotion. Mais ce n'est pas par cette
preuue seulement qu'on pourroit verifier que les femmes ne sont1
gueres propres à traiter les matieres de la Theologie. Vne vraye
priere, et vne religieuse reconciliation de nous à Dieu, elle ne peut
tomber en vne ame impure et soubsmise, lors mesmes, à la domination
de Satan. Celuy qui appelle Dieu à son assistance, pendant
qu'il est dans le train du vice, il fait comme le coupeur de bourse,•
qui appelleroit la iustice à son ayde; ou comme ceux qui produisent
le nom de Dieu en tesmoignage de mensonge.
Tacito mala vota susurro
Concipimus.
Il est peu d'hommes qui ozassent mettre en euidence les requestes2
secrettes qu'ils font à Dieu.
Haud cuiuis promptum est, murmúrque humilésque susurros
Tollere de templis, et aperto viuere voto.
Voyla pourquoy les Pythagoriens vouloyent qu'elles fussent publiques,
et ouyes d'vn chacun; afin qu'on ne le requist de chose indecente•
et iniuste, comme celuy-là:
Clarè cùm dixit: Apollo!
Labra mouet, metuens audiri: Pulchra Lauerna,
Da mihi fallere, da iustum sanctúmque videri;
Noctem peccatis, et fraudibus obiice nubem.3
Les Dieux punirent grieuement les iniques vœux d'Oedipus en les
luy ottroyant. Il auoit prié, que ses enfants vuidassent entre eux
par armes la succession de son Estat, il fut si miserable, de se voir
pris au mot. Il ne faut pas demander, que toutes choses suiuent
nostre volonté, mais qu'elles suiuent la prudence. Il semble, à la•
verité, que nous nous seruons de nos prieres, comme d'vn iargon,
et comme ceux qui employent les paroles sainctes et diuines à
des sorcelleries et effects magiciens: et que nous facions nostre
compte que ce soit de la contexture, ou son, ou suitte des motz, ou
de nostre contenance, que depende leur effect. Car ayans l'ame4
pleine de concupiscence, non touchée de repentance, ny d'aucune
nouuelle reconciliation enuers Dieu, nous luy allons presenter ces
parolles que la memoire preste à nostre langue: et esperons en
tirer vne expiation de nos fautes. Il n'est rien si aisé, si doux, et
si fauorable que la loy diuine: elle nous appelle à soy, ainsi
fautiers et detestables comme nous sommes: elle nous tend les
bras, et nous reçoit en son giron, pour vilains, ords, et bourbeux,•
que nous soyons, et que nous ayons à estre à l'aduenir. Mais encore
en recompense, la faut-il regarder de bon œil: encore faut-il receuoir
ce pardon auec action de graces: et au moins pour cet instant
que nous nous addressons à elle, auoir l'ame desplaisante de
ses fautes, et ennemie des passions qui nous ont poussé à l'offencer.1
Ny les Dieux, ny les gens de bien, dict Platon, n'acceptent le
present d'vn meschant.
Immunis aram si tetigit manus,
Non sumptuosa blandior hostia
Molliuit auersos Penates,•
Farre pio et saliente mica.
CHAPITRE LVII. (TRADUCTION LIV. I, CH. LVII.)
De l'Aage.
IE ne puis receuoir la façon, dequoy nous establissons la durée
de nostre vie. Ie voy que les sages l'accoursissent bien fort au prix
de la commune opinion. Comment, dit le ieune Caton, à ceux qui
le vouloyent empescher de se tuer, suis-ie à cette heure en aage,2
où lon me puisse reprocher d'abandonner trop tost la vie? Si n'auoit-il
que quarante et huict ans. Il estimoit cet aage là bien meur
et bien auancé, considerant combien peu d'hommes y arriuent. Et
ceux qui s'entretiennent de ce que ie ne sçay quel cours qu'ils
nomment naturel, promet quelques années au delà, ils le pourroient•
faire, s'ils auoient priuilege qui les exemptast d'vn si grand nombre
d'accidens, ausquels chacun de nous est en bute par vne naturelle
subiection, qui peuuent interrompre ce cours qu'ils se promettent.
Quelle resuerie est-ce de s'attendre de mourir d'vne defaillance
de forces, que l'extreme vieillesse apporte, et de se proposer ce but3
à nostre durée: veu que c'est l'espece de mort la plus rare de toutes,
et la moins en vsage? Nous l'appellons seule naturelle, comme si
c'estoit contre nature, de voir vn homme se rompre le col d'vne
cheute, s'estoufer d'vn naufrage, se laisser surprendre à la peste
ou à vne pleuresie, et comme si nostre condition ordinaire ne nous•
presentoit à tous ces inconuenients. Ne nous flattons pas de ces
beaux mots: on doit à l'auenture appeler plustost naturel, ce qui
est general, commun, et vniuersel. Mourir de vieillesse, c'est vne
mort rare, singuliere et extraordinaire, et d'autant moins naturelle
que les autres: c'est la derniere et extreme sorte de mourir: plus
elle est esloignée de nous, d'autant est elle moins esperable: c'est
bien la borne, au delà de laquelle nous n'irons pas, et que la loy de•
Nature a prescript, pour n'estre point outre-passée: mais c'est
vn sien rare priuilege de nous faire durer iusques là. C'est vne
exemption qu'elle donne par faueur particuliere, à vn seul, en
l'espace de deux ou trois siecles, le deschargeant des trauerses et
difficultez qu'elle a ietté entre deux, en cette longue carriere. Par1
ainsi mon opinion est, de regarder que l'aage auquel nous sommes
arriuez, c'est vn aage auquel peu de gens arriuent. Puis que d'vn
train ordinaire les hommes ne viennent pas iusques là, c'est signe
que nous sommes bien auant. Et puis que nous auons passé les
limites accoustumez, qui est la vraye mesure de nostre vie, nous ne•
deuons esperer d'aller guere outre. Ayant eschappé tant d'occasions
de mourir, où nous voyons tresbucher le monde, nous deuons recognoistre
qu'vne fortune extraordinaire, comme celle-là qui nous
maintient, et hors de l'vsage commun, ne nous doibt guere durer.
de nostre vie. Ie voy que les sages l'accoursissent bien fort au prix
de la commune opinion. Comment, dit le ieune Caton, à ceux qui
le vouloyent empescher de se tuer, suis-ie à cette heure en aage,2
où lon me puisse reprocher d'abandonner trop tost la vie? Si n'auoit-il
que quarante et huict ans. Il estimoit cet aage là bien meur
et bien auancé, considerant combien peu d'hommes y arriuent. Et
ceux qui s'entretiennent de ce que ie ne sçay quel cours qu'ils
nomment naturel, promet quelques années au delà, ils le pourroient•
faire, s'ils auoient priuilege qui les exemptast d'vn si grand nombre
d'accidens, ausquels chacun de nous est en bute par vne naturelle
subiection, qui peuuent interrompre ce cours qu'ils se promettent.
Quelle resuerie est-ce de s'attendre de mourir d'vne defaillance
de forces, que l'extreme vieillesse apporte, et de se proposer ce but3
à nostre durée: veu que c'est l'espece de mort la plus rare de toutes,
et la moins en vsage? Nous l'appellons seule naturelle, comme si
c'estoit contre nature, de voir vn homme se rompre le col d'vne
cheute, s'estoufer d'vn naufrage, se laisser surprendre à la peste
ou à vne pleuresie, et comme si nostre condition ordinaire ne nous•
presentoit à tous ces inconuenients. Ne nous flattons pas de ces
beaux mots: on doit à l'auenture appeler plustost naturel, ce qui
est general, commun, et vniuersel. Mourir de vieillesse, c'est vne
mort rare, singuliere et extraordinaire, et d'autant moins naturelle
que les autres: c'est la derniere et extreme sorte de mourir: plus
elle est esloignée de nous, d'autant est elle moins esperable: c'est
bien la borne, au delà de laquelle nous n'irons pas, et que la loy de•
Nature a prescript, pour n'estre point outre-passée: mais c'est
vn sien rare priuilege de nous faire durer iusques là. C'est vne
exemption qu'elle donne par faueur particuliere, à vn seul, en
l'espace de deux ou trois siecles, le deschargeant des trauerses et
difficultez qu'elle a ietté entre deux, en cette longue carriere. Par1
ainsi mon opinion est, de regarder que l'aage auquel nous sommes
arriuez, c'est vn aage auquel peu de gens arriuent. Puis que d'vn
train ordinaire les hommes ne viennent pas iusques là, c'est signe
que nous sommes bien auant. Et puis que nous auons passé les
limites accoustumez, qui est la vraye mesure de nostre vie, nous ne•
deuons esperer d'aller guere outre. Ayant eschappé tant d'occasions
de mourir, où nous voyons tresbucher le monde, nous deuons recognoistre
qu'vne fortune extraordinaire, comme celle-là qui nous
maintient, et hors de l'vsage commun, ne nous doibt guere durer.
C'est vn vice des loix mesmes, d'auoir cette fauce imagination:2
elles ne veulent pas qu'vn homme soit capable du maniement de ses
biens, qu'il n'ait vingt et cinq ans, et à peine conseruera-il iusques
lors le maniment de sa vie. Auguste retrancha cinq ans des anciennes
ordonnances Romaines, et declara qu'il suffisoit à ceux qui
prenoient charge de iudicature, d'auoir trente ans. Seruius Tullius•
dispensa les Cheualiers qui auoient passé quarante sept ans des
coruées de la guerre: Auguste les remit à quarante et cinq. De
renuoyer les hommes au seiour auant cinquante cinq ou soixante
ans, il me semble n'y auoir pas grande apparence. Ie serois d'aduis
qu'on estendist nostre vacation et occupation autant qu'on pourroit,3
pour la commodité publique: mais ie trouue la faute en l'autre
costé, de ne nous y embesongner pas assez tost. Cettuy-cy auoit esté
iuge vniuersel du monde à dixneuf ans, et veut que pour iuger de
la place d'vne goutiere on en ait trente. Quant à moy i'estime que
nos ames sont desnoüées à vingt ans, ce qu'elles doiuent estre, et•
qu'elles promettent tout ce qu'elles pourront. Iamais ame qui n'ait
donné en cet aage là, arre bien euidente de sa force, n'en donna
depuis la preuue. Les qualitez et vertus naturelles produisent dans
ce terme là, ou iamais, ce qu'elles ont de vigoureux et de beau.
Si l'espine nou picque quand nai,
A pene que pique iamai,
disent-ils en Daulphiné. De toutes les belles actions humaines, qui•
sont venues à ma cognoissance, de quelque sorte qu'elles soyent,
ie penserois en auoir plus grande part, à nombrer celles qui ont
esté produites et aux siecles anciens et au nostre, auant l'aage de
trente ans, qu'apres. Ouy, en la vie de mesmes hommes souuent.
Ne le puis-ie pas dire en toute seureté, de celles de Hannibal et de1
Scipion son grand aduersaire? La belle moitié de leur vie, ils la
vescurent de la gloire acquise en leur ieunesse: grands hommes
depuis au prix de touts autres, mais nullement au prix d'eux-mesmes.
Quant à moy ie tien pour certain que depuis cet aage, et
mon esprit et mon corps ont plus diminué, qu'augmenté, et plus•
reculé, qu'auancé. Il est possible qu'à ceux qui employent bien le
temps, la science, et l'experience croissent auec la vie: mais la
viuacité, la promptitude, la fermeté, et autres parties bien plus
nostres, plus importantes et essentielles, se fanissent et s'allanguissent.2
Vbi iam validis quassatum est viribus æui
Corpus, et obtusis ceciderunt viribus artus,
Claudicat ingenium, delirat linguáque ménsque.
Tantost c'est le corps qui se rend le premier à la vieillesse: par
fois aussi c'est l'ame: et en ay assez veu, qui ont eu la ceruelle
affoiblie, auant l'estomach et les iambes. Et d'autant que c'est vn•
mal peu sensible à qui le souffre, et d'vne obscure montre, d'autant
est-il plus dangereux. Pour ce coup, ie me plains des loix, non pas
dequoy elles nous laissent trop tard à la besogne, mais dequoy
elles nous y employent trop tard. Il me semble que considerant
la foiblesse de nostre vie, et à combien d'escueils ordinaires et3
naturels elle est exposée, on n'en deuroit pas faire si grande part à
la naissance, à l'oisiueté et à l'apprentissage.
FIN DV PREMIER LIVRE.
elles ne veulent pas qu'vn homme soit capable du maniement de ses
biens, qu'il n'ait vingt et cinq ans, et à peine conseruera-il iusques
lors le maniment de sa vie. Auguste retrancha cinq ans des anciennes
ordonnances Romaines, et declara qu'il suffisoit à ceux qui
prenoient charge de iudicature, d'auoir trente ans. Seruius Tullius•
dispensa les Cheualiers qui auoient passé quarante sept ans des
coruées de la guerre: Auguste les remit à quarante et cinq. De
renuoyer les hommes au seiour auant cinquante cinq ou soixante
ans, il me semble n'y auoir pas grande apparence. Ie serois d'aduis
qu'on estendist nostre vacation et occupation autant qu'on pourroit,3
pour la commodité publique: mais ie trouue la faute en l'autre
costé, de ne nous y embesongner pas assez tost. Cettuy-cy auoit esté
iuge vniuersel du monde à dixneuf ans, et veut que pour iuger de
la place d'vne goutiere on en ait trente. Quant à moy i'estime que
nos ames sont desnoüées à vingt ans, ce qu'elles doiuent estre, et•
qu'elles promettent tout ce qu'elles pourront. Iamais ame qui n'ait
donné en cet aage là, arre bien euidente de sa force, n'en donna
depuis la preuue. Les qualitez et vertus naturelles produisent dans
ce terme là, ou iamais, ce qu'elles ont de vigoureux et de beau.
Si l'espine nou picque quand nai,
A pene que pique iamai,
disent-ils en Daulphiné. De toutes les belles actions humaines, qui•
sont venues à ma cognoissance, de quelque sorte qu'elles soyent,
ie penserois en auoir plus grande part, à nombrer celles qui ont
esté produites et aux siecles anciens et au nostre, auant l'aage de
trente ans, qu'apres. Ouy, en la vie de mesmes hommes souuent.
Ne le puis-ie pas dire en toute seureté, de celles de Hannibal et de1
Scipion son grand aduersaire? La belle moitié de leur vie, ils la
vescurent de la gloire acquise en leur ieunesse: grands hommes
depuis au prix de touts autres, mais nullement au prix d'eux-mesmes.
Quant à moy ie tien pour certain que depuis cet aage, et
mon esprit et mon corps ont plus diminué, qu'augmenté, et plus•
reculé, qu'auancé. Il est possible qu'à ceux qui employent bien le
temps, la science, et l'experience croissent auec la vie: mais la
viuacité, la promptitude, la fermeté, et autres parties bien plus
nostres, plus importantes et essentielles, se fanissent et s'allanguissent.2
Vbi iam validis quassatum est viribus æui
Corpus, et obtusis ceciderunt viribus artus,
Claudicat ingenium, delirat linguáque ménsque.
Tantost c'est le corps qui se rend le premier à la vieillesse: par
fois aussi c'est l'ame: et en ay assez veu, qui ont eu la ceruelle
affoiblie, auant l'estomach et les iambes. Et d'autant que c'est vn•
mal peu sensible à qui le souffre, et d'vne obscure montre, d'autant
est-il plus dangereux. Pour ce coup, ie me plains des loix, non pas
dequoy elles nous laissent trop tard à la besogne, mais dequoy
elles nous y employent trop tard. Il me semble que considerant
la foiblesse de nostre vie, et à combien d'escueils ordinaires et3
naturels elle est exposée, on n'en deuroit pas faire si grande part à
la naissance, à l'oisiueté et à l'apprentissage.
FIN DV PREMIER LIVRE.
LIVRE SECOND.
CHAPITRE I. (TRADUCTION LIV. II, CH. I.)
De l'inconstance de nos actions.
CEVX qui s'exercent à contreroller les actions humaines, ne se trouuent
en aucune partie si empeschez, qu'à les r'apiesser et mettre
à mesme lustre: car elles se contredisent communément de si
estrange façon, qu'il semble impossible qu'elles soient parties de
mesme boutique. Le ieune Marius se trouue tantost fils de Mars,•
tantost fils de Venus. Le Pape Boniface huictiesme, entra, dit-on,
en sa charge comme vn renard, s'y porta comme vn lion, et mourut
comme vn chien. Et qui croiroit que ce fust Neron, cette vraye image
de cruauté, comme on luy presentast à signer, suyuant le stile, la
sentence d'vn criminel condamné, qui eust respondu: Pleust à Dieu1
que ie n'eusse iamais sceu escrire: tant le cœur luy serroit de condamner
vn homme à mort? Tout est si plein de tels exemples, voire
chacun en peut tant fournir à soy-mesme, que ie trouue estrange,
de voir quelquefois des gens d'entendement, se mettre en peine d'assortir
ces pieces: veu que l'irresolution me semble le plus commun•
et apparent vice de nostre nature; tesmoing ce fameux verset de
Publius le farseur,
Malum consilium est, quod mutari non potest.
en aucune partie si empeschez, qu'à les r'apiesser et mettre
à mesme lustre: car elles se contredisent communément de si
estrange façon, qu'il semble impossible qu'elles soient parties de
mesme boutique. Le ieune Marius se trouue tantost fils de Mars,•
tantost fils de Venus. Le Pape Boniface huictiesme, entra, dit-on,
en sa charge comme vn renard, s'y porta comme vn lion, et mourut
comme vn chien. Et qui croiroit que ce fust Neron, cette vraye image
de cruauté, comme on luy presentast à signer, suyuant le stile, la
sentence d'vn criminel condamné, qui eust respondu: Pleust à Dieu1
que ie n'eusse iamais sceu escrire: tant le cœur luy serroit de condamner
vn homme à mort? Tout est si plein de tels exemples, voire
chacun en peut tant fournir à soy-mesme, que ie trouue estrange,
de voir quelquefois des gens d'entendement, se mettre en peine d'assortir
ces pieces: veu que l'irresolution me semble le plus commun•
et apparent vice de nostre nature; tesmoing ce fameux verset de
Publius le farseur,
Malum consilium est, quod mutari non potest.
Il y a quelque apparence de faire iugement d'vn homme, par les
plus communs traicts de sa vie; mais veu la naturelle instabilité2
de nos mœurs et opinions, il m'a semblé souuent que les bons autheurs
mesmes ont tort de s'opiniastrer à former de nous vne constante
et solide contexture. Ils choisissent vn air vniuersel, et suyuant
cette image, vont rangeant et interpretant toutes les actions
d'vn personnage, et s'ils ne les peuuent assez tordre, les renuoyent
à la dissimulation. Auguste leur est eschappé: car il se trouue en
cet homme vne varieté d'actions si apparente, soudaine, et continuelle,
tout le cours de sa vie, qu'il s'est faict lâcher entier et indecis,•
aux plus hardis iuges. Ie croy des hommes plus mal aisément
la constance que toute autre chose, et rien plus aisément que
l'inconstance. Qui en iugeroit en detail et distinctement, piece à
piece, rencontreroit plus souuent à dire vray. En toute l'ancienneté
il est malaisé de choisir vne douzaine d'hommes, qui ayent dressé1
leur vie à vn certain et asseuré train, qui est le principal but de la
sagesse. Car pour la comprendre tout en vn mot, dit vn ancien, et
pour embrasser en vne toutes les regles de nostre vie, c'est vouloir,
et ne vouloir pas tousiours mesme chose: Ie ne daignerois, dit-il,
adiouster, pourueu que la volonté soit iuste: car si elle n'est iuste,•
il est impossible qu'elle soit tousiours vne. De vray, i'ay autrefois
appris, que le vice, n'est que des-reglement et faute de mesure; et
par consequent, il est impossible d'y attacher la constance. C'est
vn mot de Demosthenes, dit-on, que le commencement de toute
vertu, c'est consultation et deliberation, et la fin et perfection, constance.2
Si par discours nous entreprenions certaine voye, nous la
prendrions la plus belle, mais nul n'y a pensé,
Quod petiit, spernit; repetit quod nuper omisit;
Æstuat, et vitæ disconuenit ordine toto.
plus communs traicts de sa vie; mais veu la naturelle instabilité2
de nos mœurs et opinions, il m'a semblé souuent que les bons autheurs
mesmes ont tort de s'opiniastrer à former de nous vne constante
et solide contexture. Ils choisissent vn air vniuersel, et suyuant
cette image, vont rangeant et interpretant toutes les actions
d'vn personnage, et s'ils ne les peuuent assez tordre, les renuoyent
à la dissimulation. Auguste leur est eschappé: car il se trouue en
cet homme vne varieté d'actions si apparente, soudaine, et continuelle,
tout le cours de sa vie, qu'il s'est faict lâcher entier et indecis,•
aux plus hardis iuges. Ie croy des hommes plus mal aisément
la constance que toute autre chose, et rien plus aisément que
l'inconstance. Qui en iugeroit en detail et distinctement, piece à
piece, rencontreroit plus souuent à dire vray. En toute l'ancienneté
il est malaisé de choisir vne douzaine d'hommes, qui ayent dressé1
leur vie à vn certain et asseuré train, qui est le principal but de la
sagesse. Car pour la comprendre tout en vn mot, dit vn ancien, et
pour embrasser en vne toutes les regles de nostre vie, c'est vouloir,
et ne vouloir pas tousiours mesme chose: Ie ne daignerois, dit-il,
adiouster, pourueu que la volonté soit iuste: car si elle n'est iuste,•
il est impossible qu'elle soit tousiours vne. De vray, i'ay autrefois
appris, que le vice, n'est que des-reglement et faute de mesure; et
par consequent, il est impossible d'y attacher la constance. C'est
vn mot de Demosthenes, dit-on, que le commencement de toute
vertu, c'est consultation et deliberation, et la fin et perfection, constance.2
Si par discours nous entreprenions certaine voye, nous la
prendrions la plus belle, mais nul n'y a pensé,
Quod petiit, spernit; repetit quod nuper omisit;
Æstuat, et vitæ disconuenit ordine toto.
Nostre façon ordinaire c'est d'aller apres les inclinations de nostre•
appetit, à gauche, à dextre, contremont, contre-bas, selon que
le vent des occasions nous emporte. Nous ne pensons ce que nous
voulons, qu'à l'instant que nous le voulons: et changeons comme
cet animal, qui prend la couleur du lieu, où on le couche. Ce que
nous auons à cett'heure proposé, nous le changeons tantost, et tantost3
encore retournons sur nos pas: ce n'est que branle et inconstance:
Ducimur vt neruis alienis mobile lignum.
Nous n'allons pas, on nous emporte: comme les choses qui flottent,
ores doucement, ores auecques violence, selon que l'eau est ireuse
ou bonasse.•
Nonne videmus
Quid sibi quisque velit nescire, et quærere semper;
Commutare locum, quasi onus deponere possit?
Chaque iour nouuelle fantasie, et se meuuent nos humeurs auecques
les mouuements du temps.
Tales sunt hominum mentes, quali pater ipse
Iuppiter auctifero lustrauit lumine terras.
appetit, à gauche, à dextre, contremont, contre-bas, selon que
le vent des occasions nous emporte. Nous ne pensons ce que nous
voulons, qu'à l'instant que nous le voulons: et changeons comme
cet animal, qui prend la couleur du lieu, où on le couche. Ce que
nous auons à cett'heure proposé, nous le changeons tantost, et tantost3
encore retournons sur nos pas: ce n'est que branle et inconstance:
Ducimur vt neruis alienis mobile lignum.
Nous n'allons pas, on nous emporte: comme les choses qui flottent,
ores doucement, ores auecques violence, selon que l'eau est ireuse
ou bonasse.•
Nonne videmus
Quid sibi quisque velit nescire, et quærere semper;
Commutare locum, quasi onus deponere possit?
Chaque iour nouuelle fantasie, et se meuuent nos humeurs auecques
les mouuements du temps.
Tales sunt hominum mentes, quali pater ipse
Iuppiter auctifero lustrauit lumine terras.
Nous flottons entre diuers aduis: nous ne voulons rien librement,•
rien absoluëment, rien constamment. A qui auroit prescript
et estably certaines loix et certaine police en sa teste, nous verrions
tout par tout en sa vie reluire vne equalité de mœurs, vn ordre, et
vne relation infallible des vnes choses aux autres. (Empedocles
remarquoit cette difformité aux Agrigentins, qu'ils s'abandonnoyent1
aux delices, comme s'ils auoyent l'endemain à mourir: et bastissoyent,
comme si iamais ils ne deuoyent mourir.) Le discours en seroit
bien aisé à faire. Comme il se voit du ieune Caton: qui en a
touché vne marche, a tout touché: c'est vne harmonie de sons tres-accordans,
qui ne se peut démentir. A nous au rebours, autant d'actions,•
autant faut-il de iugemens particuliers. Le plus seur, à mon
opinion, seroit de les rapporter aux circonstances voisines, sans
entrer en plus longue recherche, et sans en conclurre autre consequence.
Pendant les débauches de nostre pauure Estat, on me
rapporta, qu'vne fille de bien pres de là où i'estoy, s'estoit precipitée2
du haut d'vne fenestre, pour éuiter la force d'vn belitre de soldat
son hoste: elle ne s'estoit pas tuée à la cheute, et pour redoubler
son entreprise, s'estoit voulu donner d'vn cousteau par la gorge,
mais on l'en auoit empeschée: toutefois apres s'y estre bien fort
blessée, elle mesme confessoit que le soldat ne l'auoit encore pressée•
que de requestes, sollicitations, et presens, mais qu'elle auoit eu
peur, qu'en fin il en vinst à la contrainte: et là dessus les parolles,
la contenance, et ce sang tesmoing de sa vertu, à la vraye façon
d'vne autre Lucrece. Or i'ay sçeu à la verité, qu'auant et depuis
ell'auoit esté garse de non si difficile composition. Comme dit le3
compte, tout beau et honneste que vous estes, quand vous aurez
failly vostre pointe, n'en concluez pas incontinent vne chasteté inuiolable
en vostre maistresse: ce n'est pas à dire que le muletier
n'y trouue son heure. Antigonus ayant pris en affection vn de ses
soldats, pour sa vertu et vaillance, commanda à ses medecins de le•
penser d'une maladie longue et interieure, qui l'auoit tourmenté
long temps: et s'apperceuant apres sa guerison, qu'il alloit beaucoup
plus froidement aux affaires, luy demanda qui l'auoit ainsi
changé et encoüardy: Vous mesmes, Sire, luy respondit-il, m'ayant
deschargé des maux, pour lesquels ie ne tenois compte de ma vie.
rien absoluëment, rien constamment. A qui auroit prescript
et estably certaines loix et certaine police en sa teste, nous verrions
tout par tout en sa vie reluire vne equalité de mœurs, vn ordre, et
vne relation infallible des vnes choses aux autres. (Empedocles
remarquoit cette difformité aux Agrigentins, qu'ils s'abandonnoyent1
aux delices, comme s'ils auoyent l'endemain à mourir: et bastissoyent,
comme si iamais ils ne deuoyent mourir.) Le discours en seroit
bien aisé à faire. Comme il se voit du ieune Caton: qui en a
touché vne marche, a tout touché: c'est vne harmonie de sons tres-accordans,
qui ne se peut démentir. A nous au rebours, autant d'actions,•
autant faut-il de iugemens particuliers. Le plus seur, à mon
opinion, seroit de les rapporter aux circonstances voisines, sans
entrer en plus longue recherche, et sans en conclurre autre consequence.
Pendant les débauches de nostre pauure Estat, on me
rapporta, qu'vne fille de bien pres de là où i'estoy, s'estoit precipitée2
du haut d'vne fenestre, pour éuiter la force d'vn belitre de soldat
son hoste: elle ne s'estoit pas tuée à la cheute, et pour redoubler
son entreprise, s'estoit voulu donner d'vn cousteau par la gorge,
mais on l'en auoit empeschée: toutefois apres s'y estre bien fort
blessée, elle mesme confessoit que le soldat ne l'auoit encore pressée•
que de requestes, sollicitations, et presens, mais qu'elle auoit eu
peur, qu'en fin il en vinst à la contrainte: et là dessus les parolles,
la contenance, et ce sang tesmoing de sa vertu, à la vraye façon
d'vne autre Lucrece. Or i'ay sçeu à la verité, qu'auant et depuis
ell'auoit esté garse de non si difficile composition. Comme dit le3
compte, tout beau et honneste que vous estes, quand vous aurez
failly vostre pointe, n'en concluez pas incontinent vne chasteté inuiolable
en vostre maistresse: ce n'est pas à dire que le muletier
n'y trouue son heure. Antigonus ayant pris en affection vn de ses
soldats, pour sa vertu et vaillance, commanda à ses medecins de le•
penser d'une maladie longue et interieure, qui l'auoit tourmenté
long temps: et s'apperceuant apres sa guerison, qu'il alloit beaucoup
plus froidement aux affaires, luy demanda qui l'auoit ainsi
changé et encoüardy: Vous mesmes, Sire, luy respondit-il, m'ayant
deschargé des maux, pour lesquels ie ne tenois compte de ma vie.
Le soldat de Lucullus ayant esté déualisé par les ennemis, fit
sur eux pour se reuencher vne belle entreprise: quand il se fut
remplumé de sa perte, Lucullus l'ayant pris en bonne opinion,
l'emploioit à quelque exploict hazardeux, par toutes les plus belles•
remonstrances, dequoy il se pouuoit aduiser:
Verbis quæ timido quoque possent addere mentem;
Employez y, respondit-il, quelque miserable soldat déualisé:
Quantumuis rusticus: Ibit,
Ibit eò, quò vis, qui zonam perdidit, inquit;1
et refuse resoluëment d'y aller. Quand nous lisons, que Mahomet
ayant outrageusement rudoyé Chasan chef de ses Ianissaires, de ce
qu'il voyoit sa troupe enfoncée par les Hongres, et luy se porter laschement
au combat, Chasan alla pour toute response se ruer furieusement
seul en l'estat qu'il estoit, les armes au poing, dans le•
premier corps des ennemis qui se presenta, où il fut soudain englouti:
ce n'est à l'aduenture pas tant iustification, que raduisement:
ny tant prouësse naturelle, qu'vn nouueau despit. Celuy que
vous vistes hier si auantureux, ne trouuez pas estrange de le voir
aussi poltron le lendemain: ou la cholere, ou la necessité, ou la2
compagnie, ou le vin, ou le son d'vne trompette, luy auoit mis le
cœur au ventre, ce n'est pas vn cœur ainsi formé par discours: ces
circonstances le luy ont fermy: ce n'est pas merueille, si le voyla
deuenu autre par autres circonstances contraires. Cette variation
et contradiction qui se void en nous, si souple, a faict qu'aucuns•
nous songent deux ames, d'autres deux puissances, qui nous accompaignent
et agitent chacune à sa mode, vers le bien l'vne,
l'autre vers le mal: vne si brusque diuersité ne se pouuant bien assortir
à vn subiet simple. Non seulement le vent des accidens
me remue selon son inclination: mais en outre, ie me remue et3
trouble moy mesme par l'instabilité de ma posture; et qui y regarde
primement, ne se trouue guere deux fois en mesme estat. Ie donne
à mon ame tantost vn visage, tantost vn autre, selon le costé
où ie la couche. Si ie parle diuersement de moy, c'est que ie me
regarde diuersement. Toutes les contrarietez s'y trouuent, selon•
quelque tour, et en quelque façon: Honteux, insolent, chaste,
luxurieux, bauard, taciturne, laborieux, delicat, ingenieux, hebeté,
chagrin, debonnaire, menteur, veritable, sçauant, ignorant, et liberal
et auare et prodigue: tout cela ie le vois en moy aucunement,
selon que ie me vire: et quiconque s'estudie bien attentifuement,4
trouue en soy, voire et en son iugement mesme, cette volubilité et
discordance. Ie n'ay rien à dire de moy, entierement, simplement,
et solidement, sans confusion et sans meslange, ny en vn mot. Distinguo,
est le plus vniuersel membre de ma Logique. Encore que
ie sois tousiours d'aduis de dire du bien le bien, et d'interpreter•
plustost en bonne part les choses qui le peuuent estre, si est-ce que
l'estrangeté de nostre condition, porte que nous soyons souuent par
le vice mesme poussez à bien faire, si le bien faire ne se iugeoit par
la seule intention. Parquoy vn fait courageux ne doit pas conclurre
vn homme vaillant: celuy qui le seroit bien à poinct, il le seroit1
tousiours, et à toutes occasions. Si c'estoit vne habitude de vertu,
et non vne saillie, elle rendroit vn homme pareillement resolu à tous
accidens: tel seul, qu'en compagnie: tel en camp clos, qu'en vne
bataille: car quoy qu'on die, il n'y a pas autre vaillance sur le paué
et autre au camp. Aussi courageusement porteroit il vne maladie•
en son lict, qu'vne blessure au camp: et ne craindroit non plus la
mort en sa maison qu'en vn assaut. Nous ne verrions pas vn mesme
homme, donner dans la bresche d'vne braue asseurance, et se tourmenter
apres, comme vne femme, de la perte d'vn procez ou d'vn
fils. Quand estant lasche à l'infamie, il est ferme à la pauureté:2
quand estant mol contre les rasoirs des barbiers, il se trouue roide
contre les espées des aduersaires: l'action est loüable, non pas
l'homme. Plusieurs Grecs, dit Cicero, ne peuuent veoir les ennemis,
et se trouuent constants aux maladies. Les Cimbres et Celtiberiens
tout au rebours. Nihil enim potest esse æquabile, quod non à certa•
ratione proficiscatur. Il n'est point de vaillance plus extreme en
son espece, que celle d'Alexandre: mais elle n'est qu'en espece,
ny assez pleine par tout, et vniuerselle. Toute incomparable qu'elle
est, si a elle encores ses taches. Qui faict que nous le voyons se
troubler si esperduement aux plus legers soupçons qu'il prent des3
machinations des siens contre sa vie: et se porter en cette recherche,
d'vne si vehemente et indiscrete iniustice, et d'vne crainte qui
subuertit sa raison naturelle. La superstition aussi dequoy il estoit
si fort attaint, porte quelque image de pusillanimité. Et l'exces de
la penitence, qu'il fit, du meurtre de Clytus, est aussi tesmoignage•
de l'inegalité de son courage. Nostre faict ce ne sont que pieces rapportées,
et voulons acquerir vn honneur à fauces enseignes. La
vertu ne veut estre suyuie que pour elle mesme; et si on emprunte
par fois son masque pour autre occasion, elle nous l'arrache aussi
tost du visage. C'est vne viue et forte teinture, quand l'ame en est
vue fois abbreuuée, et qui ne s'en va qu'elle n'emporte la piece.•
Voyla pourquoy pour iuger d'vn homme, il faut suiure longuement
et curieusement sa trace: si la constance ne s'y maintient de son
seul fondement, cui viuendi via considerata atque prouisa est, si la
varieté des occurrences luy faict changer de pas, (ie dy de voye:
car le pas s'en peut ou haster, ou appesantir) laissez le courre:1
celuy là s'en va auau le vent, comme dict la deuise de nostre Talebot.
Ce n'est pas merueille, dict vn ancien, que le hazard puisse
tant sur nous, puis que nous viuons par hazard. A qui n'a dressé
en gros sa vie à vne certaine fin, il est impossible de disposer les
actions particulieres. Il est impossible de renger les pieces, à qui•
n'a vne forme du total en sa teste. A quoy faire la prouision des
couleurs, à qui ne sçay ce qu'il a à peindre? Aucun ne fait certain
dessein de sa vie, et n'en deliberons qu'à parcelles. L'archer doit
premierement sçauoir où il vise, et puis y accommoder la main,
l'arc, la corde, la flesche, et les mouuemens. Nos conseils fouruoyent,2
par ce qu'ils n'ont pas d'adresse et de but. Nul vent fait pour celuy
qui n'a point de port destiné. Ie ne suis pas d'aduis de ce iugement
qu'on fit pour Sophocles, de l'auoir argumenté suffisant au maniement
des choses domestiques, contre l'accusation de son fils, pour
auoir veu l'vne de ses tragedies. Ny ne trouue la coniecture des•
Pariens enuoyez pour reformer les Milesiens, suffisante à la consequence
qu'ils en tirerent. Visitants l'isle, ils remarquoyent les terres
mieux cultiuees, et maisons champestres mieux gouuernées. Et
ayants enregistré le nom des maistres d'icelles, comme ils eurent
faict l'assemblée des citoyens en la ville, ils nommerent ces maistres3
là, pour nouueaux gouuerneurs et magistrats: iugeants que soigneux
de leurs affaires priuées, ils le seroyent des publiques. Nous
sommes tous de lopins, et d'vne contexture si informe et diuerse,
que chaque piece, chaque moment, faict son ieu. Et se trouue autant
de difference de nous à nous mesmes, que de nous à autruy.•
Magnam rem puta, vnum hominem agere. Puis que l'ambition peut
apprendre aux hommes, et la vaillance, et la temperance, et la liberalité,
voire et la iustice: puis que l'auarice peut planter au
courage d'vn garçon de boutique, nourri à l'ombre et à l'oysiueté,
l'asseurance de se ietter si loing du foyer domestique, à la mercy
des vagues et de Neptune courroucé dans vn fraile bateau, et qu'elle•
apprend encore la discretion et la prudence: et que Venus mesme
fournit de resolution et de hardiesse la ieunesse encore soubs la
discipline et la verge; et gendarme le tendre cœur des pucelles au
giron de leurs meres:
Hac duce, custodes furtim transgressa iacentes,1
Ad iuuenem tenebris sola puella venit;
ce n'est pas tour de rassis entendement, de nous iuger simplement
par nos actions de dehors: il faut sonder iusqu'au dedans, et voir
par quels ressors se donne le bransle. Mais d'autant que c'est vne
hazardeuse et haute entreprinse, ie voudrois que moins de gens s'en•
meslassent.
sur eux pour se reuencher vne belle entreprise: quand il se fut
remplumé de sa perte, Lucullus l'ayant pris en bonne opinion,
l'emploioit à quelque exploict hazardeux, par toutes les plus belles•
remonstrances, dequoy il se pouuoit aduiser:
Verbis quæ timido quoque possent addere mentem;
Employez y, respondit-il, quelque miserable soldat déualisé:
Quantumuis rusticus: Ibit,
Ibit eò, quò vis, qui zonam perdidit, inquit;1
et refuse resoluëment d'y aller. Quand nous lisons, que Mahomet
ayant outrageusement rudoyé Chasan chef de ses Ianissaires, de ce
qu'il voyoit sa troupe enfoncée par les Hongres, et luy se porter laschement
au combat, Chasan alla pour toute response se ruer furieusement
seul en l'estat qu'il estoit, les armes au poing, dans le•
premier corps des ennemis qui se presenta, où il fut soudain englouti:
ce n'est à l'aduenture pas tant iustification, que raduisement:
ny tant prouësse naturelle, qu'vn nouueau despit. Celuy que
vous vistes hier si auantureux, ne trouuez pas estrange de le voir
aussi poltron le lendemain: ou la cholere, ou la necessité, ou la2
compagnie, ou le vin, ou le son d'vne trompette, luy auoit mis le
cœur au ventre, ce n'est pas vn cœur ainsi formé par discours: ces
circonstances le luy ont fermy: ce n'est pas merueille, si le voyla
deuenu autre par autres circonstances contraires. Cette variation
et contradiction qui se void en nous, si souple, a faict qu'aucuns•
nous songent deux ames, d'autres deux puissances, qui nous accompaignent
et agitent chacune à sa mode, vers le bien l'vne,
l'autre vers le mal: vne si brusque diuersité ne se pouuant bien assortir
à vn subiet simple. Non seulement le vent des accidens
me remue selon son inclination: mais en outre, ie me remue et3
trouble moy mesme par l'instabilité de ma posture; et qui y regarde
primement, ne se trouue guere deux fois en mesme estat. Ie donne
à mon ame tantost vn visage, tantost vn autre, selon le costé
où ie la couche. Si ie parle diuersement de moy, c'est que ie me
regarde diuersement. Toutes les contrarietez s'y trouuent, selon•
quelque tour, et en quelque façon: Honteux, insolent, chaste,
luxurieux, bauard, taciturne, laborieux, delicat, ingenieux, hebeté,
chagrin, debonnaire, menteur, veritable, sçauant, ignorant, et liberal
et auare et prodigue: tout cela ie le vois en moy aucunement,
selon que ie me vire: et quiconque s'estudie bien attentifuement,4
trouue en soy, voire et en son iugement mesme, cette volubilité et
discordance. Ie n'ay rien à dire de moy, entierement, simplement,
et solidement, sans confusion et sans meslange, ny en vn mot. Distinguo,
est le plus vniuersel membre de ma Logique. Encore que
ie sois tousiours d'aduis de dire du bien le bien, et d'interpreter•
plustost en bonne part les choses qui le peuuent estre, si est-ce que
l'estrangeté de nostre condition, porte que nous soyons souuent par
le vice mesme poussez à bien faire, si le bien faire ne se iugeoit par
la seule intention. Parquoy vn fait courageux ne doit pas conclurre
vn homme vaillant: celuy qui le seroit bien à poinct, il le seroit1
tousiours, et à toutes occasions. Si c'estoit vne habitude de vertu,
et non vne saillie, elle rendroit vn homme pareillement resolu à tous
accidens: tel seul, qu'en compagnie: tel en camp clos, qu'en vne
bataille: car quoy qu'on die, il n'y a pas autre vaillance sur le paué
et autre au camp. Aussi courageusement porteroit il vne maladie•
en son lict, qu'vne blessure au camp: et ne craindroit non plus la
mort en sa maison qu'en vn assaut. Nous ne verrions pas vn mesme
homme, donner dans la bresche d'vne braue asseurance, et se tourmenter
apres, comme vne femme, de la perte d'vn procez ou d'vn
fils. Quand estant lasche à l'infamie, il est ferme à la pauureté:2
quand estant mol contre les rasoirs des barbiers, il se trouue roide
contre les espées des aduersaires: l'action est loüable, non pas
l'homme. Plusieurs Grecs, dit Cicero, ne peuuent veoir les ennemis,
et se trouuent constants aux maladies. Les Cimbres et Celtiberiens
tout au rebours. Nihil enim potest esse æquabile, quod non à certa•
ratione proficiscatur. Il n'est point de vaillance plus extreme en
son espece, que celle d'Alexandre: mais elle n'est qu'en espece,
ny assez pleine par tout, et vniuerselle. Toute incomparable qu'elle
est, si a elle encores ses taches. Qui faict que nous le voyons se
troubler si esperduement aux plus legers soupçons qu'il prent des3
machinations des siens contre sa vie: et se porter en cette recherche,
d'vne si vehemente et indiscrete iniustice, et d'vne crainte qui
subuertit sa raison naturelle. La superstition aussi dequoy il estoit
si fort attaint, porte quelque image de pusillanimité. Et l'exces de
la penitence, qu'il fit, du meurtre de Clytus, est aussi tesmoignage•
de l'inegalité de son courage. Nostre faict ce ne sont que pieces rapportées,
et voulons acquerir vn honneur à fauces enseignes. La
vertu ne veut estre suyuie que pour elle mesme; et si on emprunte
par fois son masque pour autre occasion, elle nous l'arrache aussi
tost du visage. C'est vne viue et forte teinture, quand l'ame en est
vue fois abbreuuée, et qui ne s'en va qu'elle n'emporte la piece.•
Voyla pourquoy pour iuger d'vn homme, il faut suiure longuement
et curieusement sa trace: si la constance ne s'y maintient de son
seul fondement, cui viuendi via considerata atque prouisa est, si la
varieté des occurrences luy faict changer de pas, (ie dy de voye:
car le pas s'en peut ou haster, ou appesantir) laissez le courre:1
celuy là s'en va auau le vent, comme dict la deuise de nostre Talebot.
Ce n'est pas merueille, dict vn ancien, que le hazard puisse
tant sur nous, puis que nous viuons par hazard. A qui n'a dressé
en gros sa vie à vne certaine fin, il est impossible de disposer les
actions particulieres. Il est impossible de renger les pieces, à qui•
n'a vne forme du total en sa teste. A quoy faire la prouision des
couleurs, à qui ne sçay ce qu'il a à peindre? Aucun ne fait certain
dessein de sa vie, et n'en deliberons qu'à parcelles. L'archer doit
premierement sçauoir où il vise, et puis y accommoder la main,
l'arc, la corde, la flesche, et les mouuemens. Nos conseils fouruoyent,2
par ce qu'ils n'ont pas d'adresse et de but. Nul vent fait pour celuy
qui n'a point de port destiné. Ie ne suis pas d'aduis de ce iugement
qu'on fit pour Sophocles, de l'auoir argumenté suffisant au maniement
des choses domestiques, contre l'accusation de son fils, pour
auoir veu l'vne de ses tragedies. Ny ne trouue la coniecture des•
Pariens enuoyez pour reformer les Milesiens, suffisante à la consequence
qu'ils en tirerent. Visitants l'isle, ils remarquoyent les terres
mieux cultiuees, et maisons champestres mieux gouuernées. Et
ayants enregistré le nom des maistres d'icelles, comme ils eurent
faict l'assemblée des citoyens en la ville, ils nommerent ces maistres3
là, pour nouueaux gouuerneurs et magistrats: iugeants que soigneux
de leurs affaires priuées, ils le seroyent des publiques. Nous
sommes tous de lopins, et d'vne contexture si informe et diuerse,
que chaque piece, chaque moment, faict son ieu. Et se trouue autant
de difference de nous à nous mesmes, que de nous à autruy.•
Magnam rem puta, vnum hominem agere. Puis que l'ambition peut
apprendre aux hommes, et la vaillance, et la temperance, et la liberalité,
voire et la iustice: puis que l'auarice peut planter au
courage d'vn garçon de boutique, nourri à l'ombre et à l'oysiueté,
l'asseurance de se ietter si loing du foyer domestique, à la mercy
des vagues et de Neptune courroucé dans vn fraile bateau, et qu'elle•
apprend encore la discretion et la prudence: et que Venus mesme
fournit de resolution et de hardiesse la ieunesse encore soubs la
discipline et la verge; et gendarme le tendre cœur des pucelles au
giron de leurs meres:
Hac duce, custodes furtim transgressa iacentes,1
Ad iuuenem tenebris sola puella venit;
ce n'est pas tour de rassis entendement, de nous iuger simplement
par nos actions de dehors: il faut sonder iusqu'au dedans, et voir
par quels ressors se donne le bransle. Mais d'autant que c'est vne
hazardeuse et haute entreprinse, ie voudrois que moins de gens s'en•
meslassent.
CHAPITRE II. (TRADUCTION LIV. II, CH. II.)
De l'yurongnerie.
LE monde n'est que varieté et dissemblance. Les vices sont tous
pareils en ce qu'ils sont tous vices: et de cette façon l'entendent
à l'aduenture les Stoiciens: mais encore qu'ils soyent également
vices, ils ne sont pas égaux vices. Et que celuy qui a franchi de cent2
pas les limites,
Quos vltra, citráque nequit consistere rectum,
ne soit pas de pire condition, que celuy qui n'en est qu'à dix pas,
il n'est pas croyable: et que le sacrilege ne soit pire que le larrecin
d'vn chou de nostre iardin:•
Nec vincet ratio, tantumdem vt peccet, idémque,
Qui teneros caules alieni fregerit horti,
Et qui nocturnus diuûm sacra legerit.
pareils en ce qu'ils sont tous vices: et de cette façon l'entendent
à l'aduenture les Stoiciens: mais encore qu'ils soyent également
vices, ils ne sont pas égaux vices. Et que celuy qui a franchi de cent2
pas les limites,
Quos vltra, citráque nequit consistere rectum,
ne soit pas de pire condition, que celuy qui n'en est qu'à dix pas,
il n'est pas croyable: et que le sacrilege ne soit pire que le larrecin
d'vn chou de nostre iardin:•
Nec vincet ratio, tantumdem vt peccet, idémque,
Qui teneros caules alieni fregerit horti,
Et qui nocturnus diuûm sacra legerit.
Il y a autant en cela de diuersité qu'en aucune autre chose. La
confusion de l'ordre et mesure des pechez, est dangereuse. Les3
meurtriers, les traistres, les tyrans, y ont trop d'acquest: ce n'est
pas raison que leur conscience se soulage, sur ce que tel autre ou
est oisif, ou est lascif, ou moins assidu à la deuotion. Chacun poise
sur le peché de son compagnon, et esleue le sien. Les instructeurs
mesmes les rangent souuent mal à mon gré. Comme Socrates disoit,•
que le principal office de la sagesse estoit, distinguer les biens
et les maux. Nous autres, à qui le meilleur est tousiours en vice,
deuons dire de mesme de la science de distinguer les vices: sans laquelle,
bien exacte, le vertueux et le meschant demeurent meslez
et incognus. Or l'yurongnerie entre les autres, me semble vn
vice grossier et brutal. L'esprit a plus de part ailleurs: et il y a
des vices, qui ont ie ne sçay quoy de genereux, s'il le faut ainsi•
dire. Il y en a où la science se mesle, la diligence, la vaillance, la
prudence, l'addresse et la finesse: cestuy-cy est tout corporel et
terrestre. Aussi la plus grossiere nation de celles qui sont auiourd'huy,
c'est celle là seule qui le tient en credit. Les autres vices alterent
l'entendement, cestuy-cy le renuerse, et estonne le corps.1
Cùm vini vis penetrauit,
Consequitur grauitas membrorum, præpediuntur
Crura vacillanti, tardescit lingua, madet mens,
Nant oculi; clamor, singultus iurgia gliscunt.
confusion de l'ordre et mesure des pechez, est dangereuse. Les3
meurtriers, les traistres, les tyrans, y ont trop d'acquest: ce n'est
pas raison que leur conscience se soulage, sur ce que tel autre ou
est oisif, ou est lascif, ou moins assidu à la deuotion. Chacun poise
sur le peché de son compagnon, et esleue le sien. Les instructeurs
mesmes les rangent souuent mal à mon gré. Comme Socrates disoit,•
que le principal office de la sagesse estoit, distinguer les biens
et les maux. Nous autres, à qui le meilleur est tousiours en vice,
deuons dire de mesme de la science de distinguer les vices: sans laquelle,
bien exacte, le vertueux et le meschant demeurent meslez
et incognus. Or l'yurongnerie entre les autres, me semble vn
vice grossier et brutal. L'esprit a plus de part ailleurs: et il y a
des vices, qui ont ie ne sçay quoy de genereux, s'il le faut ainsi•
dire. Il y en a où la science se mesle, la diligence, la vaillance, la
prudence, l'addresse et la finesse: cestuy-cy est tout corporel et
terrestre. Aussi la plus grossiere nation de celles qui sont auiourd'huy,
c'est celle là seule qui le tient en credit. Les autres vices alterent
l'entendement, cestuy-cy le renuerse, et estonne le corps.1
Cùm vini vis penetrauit,
Consequitur grauitas membrorum, præpediuntur
Crura vacillanti, tardescit lingua, madet mens,
Nant oculi; clamor, singultus iurgia gliscunt.
Le pire estat de l'homme, c'est où il pert la connoissance et•
gouuernement de soy. Et en dit on entre autres choses, que comme
le moust bouillant dans vn vaisseau, pousse à mont tout ce qu'il y a
dans le fonds, aussi le vin faict desbonder les plus intimes secrets,
à ceux qui en ont pris outre mesure.
Tu sapientium2
Curas, et arcanum iocoso
Consilium retegis Lyæo.
Iosephe recite qu'il tira le ver du nez à vn certain ambassadeur que
les ennemis luy auoient enuoyé, l'ayant fait boire d'autant. Toutesfois
Auguste s'estant fié à Lucius Piso, qui conquit la Thrace, des•
plus priuez affaires qu'il eust, ne s'en trouua iamais mesconté: ny
Tyberius de Cossus, à qui il se deschargeoit de tous ses conseils:
quoy que nous les sçachions auoir esté si fort subiects au vin, qu'il
en a fallu rapporter souuent du Senat, et l'vn et l'autre yure,
Hesterno inflatum venas, de more, Lyæo.3
Et commit on aussi fidelement qu'à Cassius beuueur d'eauë, à Cimber
le dessein de tuer Cesar: quoy qu'il s'enyurast souuent: d'où
il respondit plaisamment, Que ie portasse vn tyran, moy, qui ne
puis porter le vin! Nous voyons nos Allemans noyez dans le vin, se
souuenir de leur quartier, du mot, et de leur rang.•
Nec facilis victoria de madidis, et
Blæsis, atque mero titubantibus.
gouuernement de soy. Et en dit on entre autres choses, que comme
le moust bouillant dans vn vaisseau, pousse à mont tout ce qu'il y a
dans le fonds, aussi le vin faict desbonder les plus intimes secrets,
à ceux qui en ont pris outre mesure.
Tu sapientium2
Curas, et arcanum iocoso
Consilium retegis Lyæo.
Iosephe recite qu'il tira le ver du nez à vn certain ambassadeur que
les ennemis luy auoient enuoyé, l'ayant fait boire d'autant. Toutesfois
Auguste s'estant fié à Lucius Piso, qui conquit la Thrace, des•
plus priuez affaires qu'il eust, ne s'en trouua iamais mesconté: ny
Tyberius de Cossus, à qui il se deschargeoit de tous ses conseils:
quoy que nous les sçachions auoir esté si fort subiects au vin, qu'il
en a fallu rapporter souuent du Senat, et l'vn et l'autre yure,
Hesterno inflatum venas, de more, Lyæo.3
Et commit on aussi fidelement qu'à Cassius beuueur d'eauë, à Cimber
le dessein de tuer Cesar: quoy qu'il s'enyurast souuent: d'où
il respondit plaisamment, Que ie portasse vn tyran, moy, qui ne
puis porter le vin! Nous voyons nos Allemans noyez dans le vin, se
souuenir de leur quartier, du mot, et de leur rang.•
Nec facilis victoria de madidis, et
Blæsis, atque mero titubantibus.
Ie n'eusse pas creu d'yuresse si profonde, estoufée, et enseuelie,
si ie n'eusse leu cecy dans les histoires: Qu'Attalus ayant conuié
à souper pour luy faire vne notable indignité, ce Pausanias, qui sur
ce mesme subiect, tua depuis Philippus Roy de Macedoine (Roy
portant par ses belles qualitez tesmoignage de la nourriture, qu'il•
auoit prinse en la maison et compagnie d'Epaminondas) il le fit
tant boire, qu'il peust abandonner sa beauté, insensiblement, comme
le corps d'vne putain buissonniere, aux muletiers et nombre d'abiects
seruiteurs de sa maison. Et ce que m'aprint vne dame que
i'honnore et prise fort, que pres de Bordeaux, vers Castres, où est1
sa maison, vne femme de village, veufue, de chaste reputation, sentant
des premiers ombrages de grossesse, disoit à ses voisines,
qu'elle penseroit estre enceinte si ell'auoit vn mary. Mais du iour
à la iournee, croissant l'occasion de ce soupçon, et en fin iusques à
l'euidence, ell'en vint là, de faire declarer au prosne de son eglise,•
que qui seroit consent de ce faict, en l'aduoüant, elle promettoit de
le luy pardonner, et s'il le trouuoit bon, de l'espouser. Vn sien
ieune valet de labourage, enhardy de cette proclamation, declara
l'auoir trouuée vn iour de feste, ayant bien largement prins son vin,
endormie en son foyer si profondement et si indecemment, qu'il2
s'en peut seruir sans l'esueiller. Ils viuent encore mariez ensemble.
si ie n'eusse leu cecy dans les histoires: Qu'Attalus ayant conuié
à souper pour luy faire vne notable indignité, ce Pausanias, qui sur
ce mesme subiect, tua depuis Philippus Roy de Macedoine (Roy
portant par ses belles qualitez tesmoignage de la nourriture, qu'il•
auoit prinse en la maison et compagnie d'Epaminondas) il le fit
tant boire, qu'il peust abandonner sa beauté, insensiblement, comme
le corps d'vne putain buissonniere, aux muletiers et nombre d'abiects
seruiteurs de sa maison. Et ce que m'aprint vne dame que
i'honnore et prise fort, que pres de Bordeaux, vers Castres, où est1
sa maison, vne femme de village, veufue, de chaste reputation, sentant
des premiers ombrages de grossesse, disoit à ses voisines,
qu'elle penseroit estre enceinte si ell'auoit vn mary. Mais du iour
à la iournee, croissant l'occasion de ce soupçon, et en fin iusques à
l'euidence, ell'en vint là, de faire declarer au prosne de son eglise,•
que qui seroit consent de ce faict, en l'aduoüant, elle promettoit de
le luy pardonner, et s'il le trouuoit bon, de l'espouser. Vn sien
ieune valet de labourage, enhardy de cette proclamation, declara
l'auoir trouuée vn iour de feste, ayant bien largement prins son vin,
endormie en son foyer si profondement et si indecemment, qu'il2
s'en peut seruir sans l'esueiller. Ils viuent encore mariez ensemble.
Il est certain que l'antiquité n'a pas fort descrié ce vice: les escris
mesmes de plusieurs Philosophes en parlent bien mollement:
et iusques aux Stoïciens il y en a qui conseillent de se dispenser
quelquefois à boire d'autant, et de s'enyurer pour relascher l'ame.•
Hoc quoque virtutum quondam certamine magnum
Socratem palmam promeruisse ferunt.
Ce censeur et correcteur des autres Caton, a esté reproché de bien
boire.
Narratur et prisci Catonis3
Sæpe mero caluisse virtus.
Cyrus Roy tant renommé, allegue entre ses autres loüanges, pour se
preferer à son frere Artaxerxes, qu'il sçauoit beaucoup mieux boire
que luy. Et és nations les mieux reglées, et policées; cet essay de
boire d'autant, estoit fort en vsage. I'ay ouy dire à Siluius excellent•
medecin de Paris, que pour garder que les forces de nostre estomac
ne s'apparessent, il est bon vne fois le mois, les esueiller par cet
excez, et les picquer pour les garder de s'engourdir. Et escrit-on
que les Perses apres le vin consultoient de leurs principaux affaires.
mesmes de plusieurs Philosophes en parlent bien mollement:
et iusques aux Stoïciens il y en a qui conseillent de se dispenser
quelquefois à boire d'autant, et de s'enyurer pour relascher l'ame.•
Hoc quoque virtutum quondam certamine magnum
Socratem palmam promeruisse ferunt.
Ce censeur et correcteur des autres Caton, a esté reproché de bien
boire.
Narratur et prisci Catonis3
Sæpe mero caluisse virtus.
Cyrus Roy tant renommé, allegue entre ses autres loüanges, pour se
preferer à son frere Artaxerxes, qu'il sçauoit beaucoup mieux boire
que luy. Et és nations les mieux reglées, et policées; cet essay de
boire d'autant, estoit fort en vsage. I'ay ouy dire à Siluius excellent•
medecin de Paris, que pour garder que les forces de nostre estomac
ne s'apparessent, il est bon vne fois le mois, les esueiller par cet
excez, et les picquer pour les garder de s'engourdir. Et escrit-on
que les Perses apres le vin consultoient de leurs principaux affaires.