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Essais de Montaigne (self-édition) - Volume I
VN Gentil-homme des nostres merueilleusement subiect à la
goutte, estant pressé par les Medecins de laisser du tout l'vsage2
des viandes salees, auoit accoustumé de respondre plaisamment,
que sur les efforts et tourments du mal, il vouloit auoir à qui s'en
prendre; et que s'escriant et maudissant tantost le ceruelat, tantost
la langue de bœuf et le iambon, il s'en sentoit d'autant allegé.
goutte, estant pressé par les Medecins de laisser du tout l'vsage2
des viandes salees, auoit accoustumé de respondre plaisamment,
que sur les efforts et tourments du mal, il vouloit auoir à qui s'en
prendre; et que s'escriant et maudissant tantost le ceruelat, tantost
la langue de bœuf et le iambon, il s'en sentoit d'autant allegé.
Mais en bon escient, comme le bras estant haussé pour frapper,•
il nous deult si le coup ne rencontre, et qu'il aille au vent: aussi
que pour rendre vne veuë plaisante, il ne faut pas qu'elle soit perduë
et escartee dans le vague de l'air, ains qu'elle ayt butte pour la
soustenir à raisonnable distance.
Ventus vt amittit vires, nisi robore densæ3
Occurrant siluæ spatio diffusus inani.
De mesme il semble que l'ame esbranlee et esmeuë se perde en
soy-mesme, si on ne luy donne prinse: et faut tousiours luy fournir
d'obiect où elle s'abutte et agisse. Plutarque dit à propos de ceux
qui s'affectionnent aux guenons et petits chiens, que la partie
amoureuse qui est en nous, à faute de prise legitime, plustost que
de demeurer en vain, s'en forge ainsin vne faulce et friuole. Et nous•
voyons que l'ame en ses passions se pipe plustost elle mesme, se
dressant vn faux subiect et fantastique, voire contre sa propre
creance, que de n'agir contre quelque chose. Ainsin emporte les
bestes leur rage à s'attaquer à la pierre et au fer, qui les a
blessees: et à se venger à belles dents sur soy-mesmes du mal1
qu'elles sentent.
Pannonis haud aliter post ictum sæuior vrsa
Cui iaculum parua Lybis amentauit habena,
Se rotat in vulnus, telumque irata receptum
Impetit, et secum fugientem circuit hastam.•
il nous deult si le coup ne rencontre, et qu'il aille au vent: aussi
que pour rendre vne veuë plaisante, il ne faut pas qu'elle soit perduë
et escartee dans le vague de l'air, ains qu'elle ayt butte pour la
soustenir à raisonnable distance.
Ventus vt amittit vires, nisi robore densæ3
Occurrant siluæ spatio diffusus inani.
De mesme il semble que l'ame esbranlee et esmeuë se perde en
soy-mesme, si on ne luy donne prinse: et faut tousiours luy fournir
d'obiect où elle s'abutte et agisse. Plutarque dit à propos de ceux
qui s'affectionnent aux guenons et petits chiens, que la partie
amoureuse qui est en nous, à faute de prise legitime, plustost que
de demeurer en vain, s'en forge ainsin vne faulce et friuole. Et nous•
voyons que l'ame en ses passions se pipe plustost elle mesme, se
dressant vn faux subiect et fantastique, voire contre sa propre
creance, que de n'agir contre quelque chose. Ainsin emporte les
bestes leur rage à s'attaquer à la pierre et au fer, qui les a
blessees: et à se venger à belles dents sur soy-mesmes du mal1
qu'elles sentent.
Pannonis haud aliter post ictum sæuior vrsa
Cui iaculum parua Lybis amentauit habena,
Se rotat in vulnus, telumque irata receptum
Impetit, et secum fugientem circuit hastam.•
Quelles causes n'inuentons nous des malheurs qui nous aduiennent?
à quoy ne nous prenons nous à tort ou à droit, pour auoir
où nous escrimer? Ce ne sont pas ces tresses blondes, que tu deschires,
ny la blancheur de cette poictrine, que despitée tu bats si
cruellement, qui ont perdu d'vn malheureux plomb ce frere bien2
aymé: prens t'en ailleurs. Liuius parlant de l'armee Romaine
en Espaigne, apres la perte des deux freres ses grands Capitaines,
Flere omnes repente, et offensare capita: c'est vn vsage commun. Et
le Philosophe Bion, de ce Roy, qui de dueil s'arrachoit le poil, fut
plaisant, Cetuy-cy pense-il que la pelade soulage le dueil? Qui n'a•
veu mascher et engloutir les cartes, se gorger d'vne bale de dez,
pour auoir où se venger de la perte de son argent? Xerxes foita
la mer, et escriuit vn cartel de deffi au mont Athos: et Cyrus
amusa toute vne armee plusieurs iours à se venger de la riuiere de
Gyndus, pour la peur qu'il auoit eu en la passant: et Caligula3
ruina vne tresbelle maison, pour le plaisir que sa mere y auoit eu.
à quoy ne nous prenons nous à tort ou à droit, pour auoir
où nous escrimer? Ce ne sont pas ces tresses blondes, que tu deschires,
ny la blancheur de cette poictrine, que despitée tu bats si
cruellement, qui ont perdu d'vn malheureux plomb ce frere bien2
aymé: prens t'en ailleurs. Liuius parlant de l'armee Romaine
en Espaigne, apres la perte des deux freres ses grands Capitaines,
Flere omnes repente, et offensare capita: c'est vn vsage commun. Et
le Philosophe Bion, de ce Roy, qui de dueil s'arrachoit le poil, fut
plaisant, Cetuy-cy pense-il que la pelade soulage le dueil? Qui n'a•
veu mascher et engloutir les cartes, se gorger d'vne bale de dez,
pour auoir où se venger de la perte de son argent? Xerxes foita
la mer, et escriuit vn cartel de deffi au mont Athos: et Cyrus
amusa toute vne armee plusieurs iours à se venger de la riuiere de
Gyndus, pour la peur qu'il auoit eu en la passant: et Caligula3
ruina vne tresbelle maison, pour le plaisir que sa mere y auoit eu.
Le peuple disoit en ma ieunesse, qu'vn Roy de noz voysins, ayant
receu de Dieu vne bastonade, iura de s'en venger: ordonnant que
de dix ans on ne le priast, ny parlast de luy, ny autant qu'il estoit
en son auctorité, qu'on ne creust en luy. Par où on vouloit peindre
non tant la sottise, que la gloire naturelle à la nation, dequoy estoit
le compte. Ce sont vices tousiours conioincts: mais telles actions
tiennent, à la verité, vn peu plus encore d'outrecuidance, que de•
bestise. Augustus Cesar ayant esté battu de la tempeste sur mer, se
print à deffier le Dieu Neptunus, et en la pompe des ieux Circenses
fist oster son image du reng où elle estoit parmy les autres Dieux,
pour se venger de luy. Enquoy il est encore moins excusable, que
les precedens, et moins qu'il ne fut depuis, lors qu'ayant perdu vne1
bataille sous Quintilius Varus en Allemaigne, il alloit de colere et
de desespoir, choquant sa teste contre la muraille, en s'escriant,
Varus rens moy mes soldats: car ceux la surpassent toute follie,
d'autant que l'impieté y est ioincte, qui s'en adressent à Dieu mesmes,
ou à la fortune, comme si elle auoit des oreilles subiectes à•
nostre batterie. A l'exemple des Thraces, qui, quand il tonne ou
esclaire, se mettent à tirer contre le ciel d'vne vengeance Titanienne,
pour renger Dieu à raison, à coups de fleche. Or, comme
dit cet ancien Poëte chez Plutarque,
Point ne se faut courroucer aux affaires.2
Il ne leur chaut de toutes nos choleres.
Mais nous ne dirons iamais assez d'iniures au desreglement de
nostre esprit.
receu de Dieu vne bastonade, iura de s'en venger: ordonnant que
de dix ans on ne le priast, ny parlast de luy, ny autant qu'il estoit
en son auctorité, qu'on ne creust en luy. Par où on vouloit peindre
non tant la sottise, que la gloire naturelle à la nation, dequoy estoit
le compte. Ce sont vices tousiours conioincts: mais telles actions
tiennent, à la verité, vn peu plus encore d'outrecuidance, que de•
bestise. Augustus Cesar ayant esté battu de la tempeste sur mer, se
print à deffier le Dieu Neptunus, et en la pompe des ieux Circenses
fist oster son image du reng où elle estoit parmy les autres Dieux,
pour se venger de luy. Enquoy il est encore moins excusable, que
les precedens, et moins qu'il ne fut depuis, lors qu'ayant perdu vne1
bataille sous Quintilius Varus en Allemaigne, il alloit de colere et
de desespoir, choquant sa teste contre la muraille, en s'escriant,
Varus rens moy mes soldats: car ceux la surpassent toute follie,
d'autant que l'impieté y est ioincte, qui s'en adressent à Dieu mesmes,
ou à la fortune, comme si elle auoit des oreilles subiectes à•
nostre batterie. A l'exemple des Thraces, qui, quand il tonne ou
esclaire, se mettent à tirer contre le ciel d'vne vengeance Titanienne,
pour renger Dieu à raison, à coups de fleche. Or, comme
dit cet ancien Poëte chez Plutarque,
Point ne se faut courroucer aux affaires.2
Il ne leur chaut de toutes nos choleres.
Mais nous ne dirons iamais assez d'iniures au desreglement de
nostre esprit.
CHAPITRE V. (TRADUCTION LIV. I, CH. V.)
Si le chef d'vne place assiegee, doit sortir
pour parlementer.
LVCIVS Marcius Legat des Romains, en la guerre contre Perseus
Roy de Macedoine, voulant gaigner le temps qu'il luy falloit encore•
à mettre en point son armee, sema des entregets d'accord, desquels
le Roy endormy accorda trefue pour quelques iours: fournissant
par ce moyen son ennemy d'opportunité et loisir pour s'armer:
d'où le Roy encourut sa derniere ruine. Si est-ce, que les vieux du
Senat, memoratifs des mœurs de leurs Peres, accuserent cette prattique,3
comme ennemie de leur stile ancien: qui fut, disoient-ils,
combattre de vertu, non de finesse, ny par surprinses et rencontres
de nuict, ny par fuittes apostees, et recharges inopinees: n'entreprenans
guerre, qu'apres l'auoir denoncee, et souuent apres auoir
assigné l'heure et lieu de la bataille. De cette conscience ils renuoierent
à Pyrrhus son traistre Medecin, et aux Phalisques leur desloyal
maistre d'escole. C'estoient les formes vrayement Romaines,
non de la Grecque subtilité et astuce Punique, où le vaincre par•
force est moins glorieux que par fraude. Le tromper peut seruir
pour le coup: mais celuy seul se tient pour surmonté, qui scait
l'auoir esté ny par ruse, ny de sort, mais par vaillance de troupe à
troupe, en vne franche et iuste guerre. Il appert bien par ce langage
de ces bonnes gents, qu'ils n'auoient encore receu cette belle1
sentence,
dolus an virtus quis in hoste requirat?
Roy de Macedoine, voulant gaigner le temps qu'il luy falloit encore•
à mettre en point son armee, sema des entregets d'accord, desquels
le Roy endormy accorda trefue pour quelques iours: fournissant
par ce moyen son ennemy d'opportunité et loisir pour s'armer:
d'où le Roy encourut sa derniere ruine. Si est-ce, que les vieux du
Senat, memoratifs des mœurs de leurs Peres, accuserent cette prattique,3
comme ennemie de leur stile ancien: qui fut, disoient-ils,
combattre de vertu, non de finesse, ny par surprinses et rencontres
de nuict, ny par fuittes apostees, et recharges inopinees: n'entreprenans
guerre, qu'apres l'auoir denoncee, et souuent apres auoir
assigné l'heure et lieu de la bataille. De cette conscience ils renuoierent
à Pyrrhus son traistre Medecin, et aux Phalisques leur desloyal
maistre d'escole. C'estoient les formes vrayement Romaines,
non de la Grecque subtilité et astuce Punique, où le vaincre par•
force est moins glorieux que par fraude. Le tromper peut seruir
pour le coup: mais celuy seul se tient pour surmonté, qui scait
l'auoir esté ny par ruse, ny de sort, mais par vaillance de troupe à
troupe, en vne franche et iuste guerre. Il appert bien par ce langage
de ces bonnes gents, qu'ils n'auoient encore receu cette belle1
sentence,
dolus an virtus quis in hoste requirat?
Les Achaïens, dit Polybe, detestoient toute voye de tromperie en
leurs guerres, n'estimants victoire, sinon où les courages des ennemis
sont abbatus. Eam vir sanctus et sapiens sciet veram esse victoriam,•
quæ salua fide, et integra dignitate parabitur, dit vn autre:
Vos ne velit, an me regnare hera: quidue ferat fors
Virtute experiamur.
leurs guerres, n'estimants victoire, sinon où les courages des ennemis
sont abbatus. Eam vir sanctus et sapiens sciet veram esse victoriam,•
quæ salua fide, et integra dignitate parabitur, dit vn autre:
Vos ne velit, an me regnare hera: quidue ferat fors
Virtute experiamur.
Au Royaume de Ternate, parmy ces nations que si à pleine bouche
nous appelons Barbares, la coustume porte, qu'ils n'entreprennent2
guerre sans l'auoir denoncee: y adioustans ample declaration des
moiens qu'ils ont à y emploier, quels, combien d'hommes, quelles
munitions, quelles armes, offensiues et defensiues. Mais aussi cela
faict, ils se donnent loy de se seruir à leur guerre, sans reproche,
de tout ce qui aide à vaincre. Les anciens Florentins estoient si•
esloignés de vouloir gaigner aduantage sur leurs ennemis par surprise,
qu'ils les aduertissoient vn mois auant que de mettre leur
exercite aux champs, par le continuel son de la cloche qu'ils nommoient,
Martinella. Quant à nous moins superstitieux, qui tenons
celuy auoir l'honneur de la guerre, qui en a le profit, et qui apres3
Lysander, disons que, Où la peau du Lyon ne peut suffire, il y faut
coudre vn lopin de celle du Regnard, les plus ordinaires occasions
de surprise se tirent de cette praticque: et n'est heure, disons nous,
où vn chef doiue auoir plus l'œil au guet, que celle des parlemens
et traités d'accord. Et pour cette cause, c'est vne regle en la
bouche de tous les hommes de guerre de nostre temps, Qu'il ne faut
iamais que le Gouuerneur en vne place assiegee sorte luy mesmes•
pour parlementer. Du temps de nos peres cela fut reproché
aux Seigneurs de Montmord et de l'Assigni, deffendans Mouson
contre le Comte de Nansau. Mais aussi à ce conte, celuy la seroit
excusable, qui sortiroit en telle façon, que la seureté et l'audantage
demeurast de son costé: comme fit en la ville de Regge, le Comte1
Guy de Rangon (s'il en faut croire du Bellay, car Guicciardin dit
que ce fut luy mesmes) lors que le Seigneur de l'Escut s'en approcha
pour parlementer: car il abandonna de si peu son fort, qu'vn
trouble s'estant esmeu pendant ce parlement, non seulement Monsieur
de l'Escut et sa trouppe, qui estoit approchee auec luy, se•
trouua le plus foible, de façon qu'Alexandre Triuulce y fut tué,
mais luy mesme fut contrainct, pour le plus seur, de suiure le
Comte, et se ietter sur sa foy à l'abri des coups dans la ville. Eumenes
en la ville de Nora pressé par Antigonus qui l'assiegeoit, de
sortir pour luy parler, alleguant que c'estoit raison qu'il vinst2
deuers luy, attendu qu'il estoit le plus grand et le plus fort: apres
auoir faict cette noble responce: Ie n'estimeray iamais homme plus
grand que moy, tant que i'auray mon espee en ma puissance, n'y
consentit, qu'Antigonus ne luy eust donné Ptolemæus son propre nepueu
ostage, comme il demandoit. Si est ce qu'encores en y a-il,•
qui se sont tresbien trouuez de sortir sur la parole de l'assaillant:
tesmoing Henry de Vaux, Cheualier Champenois, lequel estant
assiegé dans le Chasteau de Commercy par les Anglois, et Barthelemy
de Bonnes, qui commandoit au siege, ayant par dehors faict
sapper la plus part du Chasteau, si qu'il ne restoit que le feu pour3
accabler les assiegez sous les ruines, somma ledit Henry de sortir à
parlementer pour son profict, comme il fit luy quatriesme; et son
euidente ruyne luy ayant esté montree à l'œil, il s'en sentit singulierement
obligé à l'ennemy: à la discretion duquel apres qu'il se
fut rendu et sa trouppe, le feu estant mis à la mine, les estansons•
de bois venus à faillir, le Chasteau fut emporté de fons en comble.
nous appelons Barbares, la coustume porte, qu'ils n'entreprennent2
guerre sans l'auoir denoncee: y adioustans ample declaration des
moiens qu'ils ont à y emploier, quels, combien d'hommes, quelles
munitions, quelles armes, offensiues et defensiues. Mais aussi cela
faict, ils se donnent loy de se seruir à leur guerre, sans reproche,
de tout ce qui aide à vaincre. Les anciens Florentins estoient si•
esloignés de vouloir gaigner aduantage sur leurs ennemis par surprise,
qu'ils les aduertissoient vn mois auant que de mettre leur
exercite aux champs, par le continuel son de la cloche qu'ils nommoient,
Martinella. Quant à nous moins superstitieux, qui tenons
celuy auoir l'honneur de la guerre, qui en a le profit, et qui apres3
Lysander, disons que, Où la peau du Lyon ne peut suffire, il y faut
coudre vn lopin de celle du Regnard, les plus ordinaires occasions
de surprise se tirent de cette praticque: et n'est heure, disons nous,
où vn chef doiue auoir plus l'œil au guet, que celle des parlemens
et traités d'accord. Et pour cette cause, c'est vne regle en la
bouche de tous les hommes de guerre de nostre temps, Qu'il ne faut
iamais que le Gouuerneur en vne place assiegee sorte luy mesmes•
pour parlementer. Du temps de nos peres cela fut reproché
aux Seigneurs de Montmord et de l'Assigni, deffendans Mouson
contre le Comte de Nansau. Mais aussi à ce conte, celuy la seroit
excusable, qui sortiroit en telle façon, que la seureté et l'audantage
demeurast de son costé: comme fit en la ville de Regge, le Comte1
Guy de Rangon (s'il en faut croire du Bellay, car Guicciardin dit
que ce fut luy mesmes) lors que le Seigneur de l'Escut s'en approcha
pour parlementer: car il abandonna de si peu son fort, qu'vn
trouble s'estant esmeu pendant ce parlement, non seulement Monsieur
de l'Escut et sa trouppe, qui estoit approchee auec luy, se•
trouua le plus foible, de façon qu'Alexandre Triuulce y fut tué,
mais luy mesme fut contrainct, pour le plus seur, de suiure le
Comte, et se ietter sur sa foy à l'abri des coups dans la ville. Eumenes
en la ville de Nora pressé par Antigonus qui l'assiegeoit, de
sortir pour luy parler, alleguant que c'estoit raison qu'il vinst2
deuers luy, attendu qu'il estoit le plus grand et le plus fort: apres
auoir faict cette noble responce: Ie n'estimeray iamais homme plus
grand que moy, tant que i'auray mon espee en ma puissance, n'y
consentit, qu'Antigonus ne luy eust donné Ptolemæus son propre nepueu
ostage, comme il demandoit. Si est ce qu'encores en y a-il,•
qui se sont tresbien trouuez de sortir sur la parole de l'assaillant:
tesmoing Henry de Vaux, Cheualier Champenois, lequel estant
assiegé dans le Chasteau de Commercy par les Anglois, et Barthelemy
de Bonnes, qui commandoit au siege, ayant par dehors faict
sapper la plus part du Chasteau, si qu'il ne restoit que le feu pour3
accabler les assiegez sous les ruines, somma ledit Henry de sortir à
parlementer pour son profict, comme il fit luy quatriesme; et son
euidente ruyne luy ayant esté montree à l'œil, il s'en sentit singulierement
obligé à l'ennemy: à la discretion duquel apres qu'il se
fut rendu et sa trouppe, le feu estant mis à la mine, les estansons•
de bois venus à faillir, le Chasteau fut emporté de fons en comble.
CHAPITRE VI. (TRADUCTION LIV. I, CH. VI.)
L'heure des parlemens dangereuse.
TOVTES-FOIS ie vis dernierement en mon voysinage de Mussidan, que
ceux qui en furent délogez à force par nostre armee, et autres
de leur party, crioyent comme de trahison, de ce que pendant les entremises•
d'accord, et le traicté se continuant encores, on les auoit
surpris et mis en pieces. Chose qui eust eu à l'auanture apparence
en autre siecle; mais, comme ie viens de dire, nos façons sont entierement
esloignées de ces regles: et ne se doit attendre fiance des
vns aux autres, que le dernier seau d'obligation n'y soit passé: encores1
y a il lors assés affaire. Et a tousiours esté conseil hazardeux,
de fier à la licence d'vne armee victorieuse l'obseruation
de la foy, qu'on a donnee à vne ville, qui vient de se rendre par
douce et fauorable composition, et d'en laisser sur la chaude, l'entree
libre aux soldats. L. Æmylius Regillus Preteur Romain, ayant•
perdu son temps à essayer de prendre la ville de Phocees à force,
pour la singuliere proüesse des habitants à se bien defendre, feit
pache auec eux, de les receuoir pour amis du peuple Romain, et
d'y entrer comme en ville confederee: leur ostant toute crainte
d'action hostile. Mais y ayant quand et luy introduict son armee,2
pour s'y faire voir en plus de pompe, il ne fut en sa puissance,
quelque effort qu'il y employast, de tenir la bride à ses gents: et
veit deuant ses yeux fourrager bonne partie de la ville: les droicts
de l'auarice et de la vengeance suppeditant ceux de son autorité et
de la discipline militaire. Cleomenes disoit, Que quelque mal•
qu'on peust faire aux ennemis en guerre, cela estoit par-dessus
la Iustice, et non subiect à icelle, tant enuers les Dieux, qu'enuers
les hommes: et ayant faict treue auec les Argiens pour sept iours,
la troisiesme nuict apres il les alla charger tous endormis, et les
défict, alleguant qu'en sa treue il n'auoit pas esté parlé des nuicts:3
mais les Dieux vengerent ceste perfide subtilité. Pendant le parlement,
et qu'ils musoient sur leurs seurtez, la ville de Casilinum
fust saisie par surprinse. Et cela pourtant au siecle et des plus
iustes Capitaines et de la plus parfaicte milice Romaine: car il
n'est pas dict, qu'en temps et lieu il ne soit permis de nous preualoir
de la sottise de noz ennemis, comme nous faisons de leur•
lascheté. Et certes la guerre a naturellement beaucoup de priuileges
raisonnables au preiudice de la raison. Et icy faut la regle, neminem
id agere, vt ex alterius prædetur inscitia. Mais ie m'estonne de
l'estendue que Xenophon leur donne, et par les propos, et par
diuers exploicts de son parfaict Empereur: autheur de merueilleux1
poids en telles choses, comme grand Capitaine et Philosophe des
premiers disciples de Socrates; et ne consens pas à la mesure de
sa dispense en tout et par tout. Monsieur d'Aubigny assiegeant
Cappoüe, et apres y auoir fait vne furieuse baterie, le Seigneur
Fabrice Colonne, Capitaine de la ville, ayant commencé à parlementer•
de dessus vn bastion, et ses gens faisants plus molle garde,
les nostres s'en emparerent, et mirent tout en pieces. Et de plus
fresche memoire à Yuoy, le Seigneur Iulian Rommero, ayant fait
ce pas de clerc de sortir pour parlementer auec Monsieur le Connestable,
trouua au retour sa place saisie. Mais afin que nous ne2
nous en allions pas sans reuanche, le Marquis de Pesquaire assiegeant
Genes, où le Duc Octauian Fregose commandoit soubs
nostre protection, et l'accord entre eux ayant esté poussé si auant,
qu'on le tenoit pour fait, sur le point de la conclusion, les Espagnols
s'estans coullés dedans, en vserent comme en vne victoire•
planiere: et depuis à Ligny en Barrois, où le Comte de Brienne
commandoit, l'Empereur l'ayant assiegé en personne, et Bertheuille
Lieutenant dudict Comte estant sorty pour parlementer, pendant le
parlement la ville se trouue saisie.
Fù il vincer sempre mai laudabil cosa,3
Vinca si ò per fortuna ò per ingegno,
disent-ils: mais le Philosophe Chrysippus n'eust pas esté de cet
aduis: et moy aussi peu. Car il disoit que ceux qui courent à
l'enuy, doiuent bien employer toutes leurs forces à la vistesse, mais
il ne leur est pourtant aucunement loisible de mettre la main sur•
leur aduersaire pour l'arrester: ny de luy tendre la iambe, pour le
faire cheoir. Et plus genereusement encore ce grand Alexandre, à
Polypercon, qui luy suadoit de se seruir de l'auantage que l'obscurité
de la nuict luy donnoit pour assaillir Darius: Point, dit-il, ce
n'est pas à moy de chercher des victoires desrobees: malo me fortunæ
pœniteat, quàm victoriæ pudeat.
Atque idem fugientem haud est dignatus Orodem
Sternere, nec iacta cæcum dare cuspide vulnus:
Obuius, aduersóque occurrit, séque viro vir•
Contulit, haud furto melior, sed fortibus armis.
ceux qui en furent délogez à force par nostre armee, et autres
de leur party, crioyent comme de trahison, de ce que pendant les entremises•
d'accord, et le traicté se continuant encores, on les auoit
surpris et mis en pieces. Chose qui eust eu à l'auanture apparence
en autre siecle; mais, comme ie viens de dire, nos façons sont entierement
esloignées de ces regles: et ne se doit attendre fiance des
vns aux autres, que le dernier seau d'obligation n'y soit passé: encores1
y a il lors assés affaire. Et a tousiours esté conseil hazardeux,
de fier à la licence d'vne armee victorieuse l'obseruation
de la foy, qu'on a donnee à vne ville, qui vient de se rendre par
douce et fauorable composition, et d'en laisser sur la chaude, l'entree
libre aux soldats. L. Æmylius Regillus Preteur Romain, ayant•
perdu son temps à essayer de prendre la ville de Phocees à force,
pour la singuliere proüesse des habitants à se bien defendre, feit
pache auec eux, de les receuoir pour amis du peuple Romain, et
d'y entrer comme en ville confederee: leur ostant toute crainte
d'action hostile. Mais y ayant quand et luy introduict son armee,2
pour s'y faire voir en plus de pompe, il ne fut en sa puissance,
quelque effort qu'il y employast, de tenir la bride à ses gents: et
veit deuant ses yeux fourrager bonne partie de la ville: les droicts
de l'auarice et de la vengeance suppeditant ceux de son autorité et
de la discipline militaire. Cleomenes disoit, Que quelque mal•
qu'on peust faire aux ennemis en guerre, cela estoit par-dessus
la Iustice, et non subiect à icelle, tant enuers les Dieux, qu'enuers
les hommes: et ayant faict treue auec les Argiens pour sept iours,
la troisiesme nuict apres il les alla charger tous endormis, et les
défict, alleguant qu'en sa treue il n'auoit pas esté parlé des nuicts:3
mais les Dieux vengerent ceste perfide subtilité. Pendant le parlement,
et qu'ils musoient sur leurs seurtez, la ville de Casilinum
fust saisie par surprinse. Et cela pourtant au siecle et des plus
iustes Capitaines et de la plus parfaicte milice Romaine: car il
n'est pas dict, qu'en temps et lieu il ne soit permis de nous preualoir
de la sottise de noz ennemis, comme nous faisons de leur•
lascheté. Et certes la guerre a naturellement beaucoup de priuileges
raisonnables au preiudice de la raison. Et icy faut la regle, neminem
id agere, vt ex alterius prædetur inscitia. Mais ie m'estonne de
l'estendue que Xenophon leur donne, et par les propos, et par
diuers exploicts de son parfaict Empereur: autheur de merueilleux1
poids en telles choses, comme grand Capitaine et Philosophe des
premiers disciples de Socrates; et ne consens pas à la mesure de
sa dispense en tout et par tout. Monsieur d'Aubigny assiegeant
Cappoüe, et apres y auoir fait vne furieuse baterie, le Seigneur
Fabrice Colonne, Capitaine de la ville, ayant commencé à parlementer•
de dessus vn bastion, et ses gens faisants plus molle garde,
les nostres s'en emparerent, et mirent tout en pieces. Et de plus
fresche memoire à Yuoy, le Seigneur Iulian Rommero, ayant fait
ce pas de clerc de sortir pour parlementer auec Monsieur le Connestable,
trouua au retour sa place saisie. Mais afin que nous ne2
nous en allions pas sans reuanche, le Marquis de Pesquaire assiegeant
Genes, où le Duc Octauian Fregose commandoit soubs
nostre protection, et l'accord entre eux ayant esté poussé si auant,
qu'on le tenoit pour fait, sur le point de la conclusion, les Espagnols
s'estans coullés dedans, en vserent comme en vne victoire•
planiere: et depuis à Ligny en Barrois, où le Comte de Brienne
commandoit, l'Empereur l'ayant assiegé en personne, et Bertheuille
Lieutenant dudict Comte estant sorty pour parlementer, pendant le
parlement la ville se trouue saisie.
Fù il vincer sempre mai laudabil cosa,3
Vinca si ò per fortuna ò per ingegno,
disent-ils: mais le Philosophe Chrysippus n'eust pas esté de cet
aduis: et moy aussi peu. Car il disoit que ceux qui courent à
l'enuy, doiuent bien employer toutes leurs forces à la vistesse, mais
il ne leur est pourtant aucunement loisible de mettre la main sur•
leur aduersaire pour l'arrester: ny de luy tendre la iambe, pour le
faire cheoir. Et plus genereusement encore ce grand Alexandre, à
Polypercon, qui luy suadoit de se seruir de l'auantage que l'obscurité
de la nuict luy donnoit pour assaillir Darius: Point, dit-il, ce
n'est pas à moy de chercher des victoires desrobees: malo me fortunæ
pœniteat, quàm victoriæ pudeat.
Atque idem fugientem haud est dignatus Orodem
Sternere, nec iacta cæcum dare cuspide vulnus:
Obuius, aduersóque occurrit, séque viro vir•
Contulit, haud furto melior, sed fortibus armis.
CHAPITRE VII. (TRADUCTION LIV. I, CH. VII.)
Que l'intention iuge nos actions.
LA mort, dit-on, nous acquitte de toutes nos obligations. I'en sçay
qui l'ont prins en diuerse façon. Henry septiesme Roy d'Angleterre
fit composition auec Dom Philippe fils de l'Empereur
Maximilian, ou pour le confronter plus honnorablement, pere de1
l'Empereur Charles cinquiesme, que ledict Philippe remettoit entre
ses mains le Duc de Suffolc de la Rose blanche, son ennemy, lequel
s'en estoit fuy et retiré au pays bas, moyennant qu'il promettoit de
n'attenter rien sur la vie dudict Duc: toutesfois venant à mourir, il
commanda par son testament à son fils, de le faire mourir, soudain•
apres qu'il seroit decedé. Dernierement en cette tragedie que
le Duc d'Albe nous fit voir à Bruxelles és Contes de Horne et d'Aiguemond,
il y eut tout plein de choses remerquables: et entre
autres que ledict Comte d'Aiguemond, soubs la foy et asseurance
duquel le Comte de Horne s'estoit venu rendre au Duc d'Albe,2
requit auec grande instance, qu'on le fist mourir le premier: affin
que sa mort l'affranchist de l'obligation qu'il auoit audict Comte
de Horne. Il semble que la mort n'ayt point deschargé le premier de
sa foy donnee, et que le second en estoit quitte, mesmes sans mourir.
Nous ne pouuons estre tenus au delà de nos forces et de nos•
moyens. A cette cause, par ce que les effects et executions ne sont
aucunement en nostre puissance, et qu'il n'y a rien en bon escient
en nostre puissance, que la volonté: en celle là se fondent par necessité
et s'establissent toutes les regles du deuoir de l'homme. Par
ainsi le Comte d'Aiguemond tenant son ame et volonté endebtee à3
sa promesse, bien que la puissance de l'effectuer ne fust pas en ses
mains, estoit sans doute absous de son deuoir, quand il eust
suruescu le Comte de Horne. Mais le Roy d'Angleterre faillant à sa
parolle par son intention, ne se peut excuser pour auoir retardé
iusques apres sa mort l'execution de sa desloyauté: non plus que le
masson de Herodote, lequel ayant loyallement conserué durant sa
vie le secret des thresors du Roy d'Egypte son maistre, mourant les
descouurit à ses enfans. I'ay veu plusieurs de mon temps conuaincus
par leur conscience retenir de l'autruy, se disposer à y•
satisfaire par leur testament, et apres leur decés. Ils ne font rien
qui vaille. Ny de prendre terme à chose si pressante, ny de vouloir
restablir vne iniure auec si peu de leur ressentiment et interest.
Ils doiuent du plus leur. Et d'autant qu'ils payent plus poisamment,
et incommodéement: d'autant en est leur satisfaction plus1
iuste et meritoire. La penitence demande à charger. Ceux la font
encore pis, qui reseruent la declaration de quelque haineuse volonté
enuers le proche à leur derniere volonté, l'ayants cachee
pendant la vie. Et monstrent auoir peu de soin du propre honneur,
irritans l'offencé à l'encontre de leur memoire: et moins•
de leur conscience, n'ayants pour le respect de la mort mesme, sceu
faire mourir leur maltalent: et en estendant la vie outre la leur.
Iniques iuges, qui remettent à iuger alors qu'ils n'ont plus cognoissance
de cause. Ie me garderay, si ie puis, que ma mort die
chose, que ma vie n'ayt premierement dit et apertement.2
qui l'ont prins en diuerse façon. Henry septiesme Roy d'Angleterre
fit composition auec Dom Philippe fils de l'Empereur
Maximilian, ou pour le confronter plus honnorablement, pere de1
l'Empereur Charles cinquiesme, que ledict Philippe remettoit entre
ses mains le Duc de Suffolc de la Rose blanche, son ennemy, lequel
s'en estoit fuy et retiré au pays bas, moyennant qu'il promettoit de
n'attenter rien sur la vie dudict Duc: toutesfois venant à mourir, il
commanda par son testament à son fils, de le faire mourir, soudain•
apres qu'il seroit decedé. Dernierement en cette tragedie que
le Duc d'Albe nous fit voir à Bruxelles és Contes de Horne et d'Aiguemond,
il y eut tout plein de choses remerquables: et entre
autres que ledict Comte d'Aiguemond, soubs la foy et asseurance
duquel le Comte de Horne s'estoit venu rendre au Duc d'Albe,2
requit auec grande instance, qu'on le fist mourir le premier: affin
que sa mort l'affranchist de l'obligation qu'il auoit audict Comte
de Horne. Il semble que la mort n'ayt point deschargé le premier de
sa foy donnee, et que le second en estoit quitte, mesmes sans mourir.
Nous ne pouuons estre tenus au delà de nos forces et de nos•
moyens. A cette cause, par ce que les effects et executions ne sont
aucunement en nostre puissance, et qu'il n'y a rien en bon escient
en nostre puissance, que la volonté: en celle là se fondent par necessité
et s'establissent toutes les regles du deuoir de l'homme. Par
ainsi le Comte d'Aiguemond tenant son ame et volonté endebtee à3
sa promesse, bien que la puissance de l'effectuer ne fust pas en ses
mains, estoit sans doute absous de son deuoir, quand il eust
suruescu le Comte de Horne. Mais le Roy d'Angleterre faillant à sa
parolle par son intention, ne se peut excuser pour auoir retardé
iusques apres sa mort l'execution de sa desloyauté: non plus que le
masson de Herodote, lequel ayant loyallement conserué durant sa
vie le secret des thresors du Roy d'Egypte son maistre, mourant les
descouurit à ses enfans. I'ay veu plusieurs de mon temps conuaincus
par leur conscience retenir de l'autruy, se disposer à y•
satisfaire par leur testament, et apres leur decés. Ils ne font rien
qui vaille. Ny de prendre terme à chose si pressante, ny de vouloir
restablir vne iniure auec si peu de leur ressentiment et interest.
Ils doiuent du plus leur. Et d'autant qu'ils payent plus poisamment,
et incommodéement: d'autant en est leur satisfaction plus1
iuste et meritoire. La penitence demande à charger. Ceux la font
encore pis, qui reseruent la declaration de quelque haineuse volonté
enuers le proche à leur derniere volonté, l'ayants cachee
pendant la vie. Et monstrent auoir peu de soin du propre honneur,
irritans l'offencé à l'encontre de leur memoire: et moins•
de leur conscience, n'ayants pour le respect de la mort mesme, sceu
faire mourir leur maltalent: et en estendant la vie outre la leur.
Iniques iuges, qui remettent à iuger alors qu'ils n'ont plus cognoissance
de cause. Ie me garderay, si ie puis, que ma mort die
chose, que ma vie n'ayt premierement dit et apertement.2
CHAPITRE VIII. (TRADUCTION LIV. I, CH. VIII.)
De l'oysiueté.
COMME nous voyons des terres oysiues, si elles sont grasses et fertilles,
foisonner en cent mille sortes d'herbes sauuages et inutiles
et que pour les tenir en office, il les faut assubiectir et employer à
certaines semences, pour nostre seruice. Et comme nous voyons,
que les femmes produisent bien toutes seules, des amas et pieces•
de chair informes, mais que pour faire vne generation bonne et
naturelle, il les faut embesongner d'vne autre semence: ainsin est-il
des esprits; si on ne les occupe à certain subiect, qui les bride
et contraigne, ils se iettent desreiglez, par-cy par-là, dans le vague
champ des imaginations.3
Sicut aquæ tremulum labris vbi lumen ahenis
Sole repercussum, aut radiantis imagine Lunæ,
Omnia peruolitat latè loca, iámque sub auras
Erigitur, summique ferit laquearia tecti.
Et n'est folie ny réuerie, qu'ils ne produisent en cette agitation,•
velut ægri somnia, vanæ
Finguntur species.
L'ame qui n'a point de but estably, elle se perd: Car comme on
dit, c'est n'estre en aucun lieu, que d'estre par tout.
Quisquis vbique habitat, Maxime, nusquam habitat.1
foisonner en cent mille sortes d'herbes sauuages et inutiles
et que pour les tenir en office, il les faut assubiectir et employer à
certaines semences, pour nostre seruice. Et comme nous voyons,
que les femmes produisent bien toutes seules, des amas et pieces•
de chair informes, mais que pour faire vne generation bonne et
naturelle, il les faut embesongner d'vne autre semence: ainsin est-il
des esprits; si on ne les occupe à certain subiect, qui les bride
et contraigne, ils se iettent desreiglez, par-cy par-là, dans le vague
champ des imaginations.3
Sicut aquæ tremulum labris vbi lumen ahenis
Sole repercussum, aut radiantis imagine Lunæ,
Omnia peruolitat latè loca, iámque sub auras
Erigitur, summique ferit laquearia tecti.
Et n'est folie ny réuerie, qu'ils ne produisent en cette agitation,•
velut ægri somnia, vanæ
Finguntur species.
L'ame qui n'a point de but estably, elle se perd: Car comme on
dit, c'est n'estre en aucun lieu, que d'estre par tout.
Quisquis vbique habitat, Maxime, nusquam habitat.1
Dernierement que ie me retiray chez moy, deliberé autant que ie
pourroy, ne me mesler d'autre chose, que de passer en repos, et à
part, ce peu qui me reste de vie, il me sembloit ne pouuoir faire
plus grande faueur à mon esprit, que de le laisser en pleine oysiueté,
s'entretenir soy-mesmes, et s'arrester et rasseoir en soy: ce•
que i'esperois qu'il peust meshuy faire plus aysément, deuenu auec
le temps, plus poisant, et plus meur; mais ie trouue,
variam semper dant otia mentem,
qu'au rebours faisant le cheual eschappé, il se donne cent fois
plus de carriere à soy-mesmes, qu'il ne prenoit pour autruy: et2
m'enfante tant de chimeres et monstres fantasques les vns sur les
autres, sans ordre, et sans propos, que pour en contempler à mon
ayse l'ineptie et l'estrangeté, i'ay commencé de les mettre en rolle:
esperant auec le temps, luy en faire honte à luy mesmes.
pourroy, ne me mesler d'autre chose, que de passer en repos, et à
part, ce peu qui me reste de vie, il me sembloit ne pouuoir faire
plus grande faueur à mon esprit, que de le laisser en pleine oysiueté,
s'entretenir soy-mesmes, et s'arrester et rasseoir en soy: ce•
que i'esperois qu'il peust meshuy faire plus aysément, deuenu auec
le temps, plus poisant, et plus meur; mais ie trouue,
variam semper dant otia mentem,
qu'au rebours faisant le cheual eschappé, il se donne cent fois
plus de carriere à soy-mesmes, qu'il ne prenoit pour autruy: et2
m'enfante tant de chimeres et monstres fantasques les vns sur les
autres, sans ordre, et sans propos, que pour en contempler à mon
ayse l'ineptie et l'estrangeté, i'ay commencé de les mettre en rolle:
esperant auec le temps, luy en faire honte à luy mesmes.
CHAPITRE IX. (TRADUCTION LIV. I, CH. IX.)
Des menteurs.
IL n'est homme à qui il siese si mal de se mesler de parler de memoire.•
Car ie n'en recognoy quasi trace en moy: et ne pense qu'il
y en ayt au monde, vne autre si merueilleuse en defaillance. I'ay
toutes mes autres parties viles et communes, mais en cette-là ie
pense estre singulier et tres-rare, et digne de gaigner nom et reputation.
Outre l'inconuenient naturel que i'en souffre: car certes,3
veu sa necessité, Platon a raison de la nommer vne grande et puissante
deesse: si en mon pays on veut dire qu'vn homme n'a point de
sens, ils disent, qu'il n'a point de memoire: et quand ie me plains
du defaut de la mienne, ils me reprennent et mescroient, comme
si ie m'accusois d'estre insensé: ils ne voyent pas de chois entre•
memoire et entendement. C'est bien empirer mon marché: mais ils
me font tort: car il se voit par experience plustost au rebours,
que les memoires excellentes se ioignent volontiers aux iugemens
debiles. Ils me font tort aussi en cecy, qui ne sçay rien si bien faire
qu'estre amy, que les mesmes paroles qui accusent ma maladie,
representent l'ingratitude. On se prend de mon affection à ma memoire,•
et d'vn defaut naturel, on en fait vn defaut de conscience.
Il a oublié, dict-on, cette priere ou cette promesse: il ne se souuient
point de ses amys: il ne s'est point souuenu de dire, ou faire,
ou taire cela, pour l'amour de moy. Certes ie puis aysément oublier:
mais de mettre à nonchalloir la charge que mon amy m'a1
donnee, ie ne le fay pas. Qu'on se contente de ma misere, sans en
faire vne espece de malice: et de la malice autant ennemye de
mon humeur. Ie me console aucunement. Premierement sur ce,
que c'est vn mal duquel principallement i'ay tiré la raison de corriger
vn mal pire, qui se fust facilement produit en moy: sçauoir•
est l'ambition, car cette deffaillance est insuportable à qui s'empestre
des negotiations du monde. Que comme disent plusieurs
pareils exemples du progres de nature, elle a volontiers fortifié
d'autres facultés en moy, à mesure que cette-cy s'est affoiblie, et
irois facilement couchant et allanguissant mon esprit et mon iugement,2
sur les traces d'autruy, sans exercer leurs propres forces, si
les inuentions et opinions estrangieres m'estoient presentes par le
benefice de la memoire. Que mon parler en est plus court: car le
magasin de la memoire, est volontiers plus fourny de matiere, que
n'est celuy de l'inuention. Si elle m'eust tenu bon, i'eusse assourdi•
tous mes amys de babil: les subiects esueillans cette telle quelle
faculté que i'ay de les manier et employer, eschauffant et attirant
mes discours. C'est pitié: ie l'essaye par la preuue d'aucuns de
mes priuez amys: à mesure que la memoire leur fournit la chose
entiere et presente, ils reculent si arriere leur narration, et la chargent3
de tant de vaines circonstances, que si le conte est bon, ils en
estouffent la bonté: s'il ne l'est pas, vous estes à maudire ou
l'heur de leur memoire, ou le malheur de leur iugement. Et c'est
chose difficile, de fermer vn propos, et de le coupper despuis qu'on
est arroutté. Et n'est rien, où la force d'vn cheual se cognoisse•
plus, qu'à faire vn arrest rond et net. Entre les pertinents mesmes,
i'en voy qui veulent et ne se peuuent deffaire de leur course. Ce
pendant qu'ils cerchent le point de clorre le pas, ils s'en vont baliuernant
et trainant comme des hommes qui deffaillent de foiblesse.
Sur tout les vieillards sont dangereux, à qui la souuenance4
des choses passees demeure, et ont perdu la souuenance de leurs
redites. I'ay veu des recits bien plaisants, deuenir tres-ennuyeux,
en la bouche d'vn Seigneur, chascun de l'assistance en ayant esté
abbreuué cent fois. Secondement qu'il me souuient moins des
offences receuës, ainsi que disoit cet ancien: il me faudroit vn protocolle,•
comme Darius, pour n'oublier l'offense qu'il auoit receue
des Atheniens, faisoit qu'vn page à touts les coups qu'il se mettoit
à table, luy vinst rechanter par trois fois à l'oreille, Sire,
souuienne vous des Atheniens: et que les lieux et les liures que
ie reuoy, me rient tousiours d'vne fresche nouuelleté. Ce n'est1
pas sans raison qu'on dit, que qui ne se sent point assez ferme de
memoire, ne se doit pas mesler d'estre menteur. Ie sçay bien que
les grammairiens font difference, entre dire mensonge, et mentir:
et disent que dire mensonge, c'est dire chose fausse, mais qu'on a
pris pour vraye, et que la definition du mot de mentir en Latin,•
d'où nostre François est party, porte autant comme aller contre
sa conscience: et que par consequent cela ne touche que ceux
qui disent contre ce qu'ils sçauent, desquels ie parle. Or ceux
icy, ou ils inuentent marc et tout, ou ils déguisent et alterent vn
fons veritable. Lors qu'ils déguisent et changent, à les remettre2
souuent en ce mesme conte, il est mal-aisé qu'ils ne se desferrent:
par ce que la chose, comme elle est, s'estant logée la premiere
dans la memoire, et s'y estant empreincte, par la voye de la connoissance
et de la science, il est mal-aisé qu'elle ne se represente
à l'imagination, délogeant la fausceté, qui n'y peut auoir le pied•
si ferme, ny si rassis: et que les circonstances du premier aprentissage,
se coulant à tous coups dans l'esprit, ne facent perdre le
souuenir des pieces raportées faulses ou abastardies. En ce qu'ils
inuentent tout à faict, d'autant qu'il n'y a nulle impression contraire,
qui choque leur fausceté, ils semblent auoir d'autant moins3
à craindre de se mesconter. Toutefois encore cecy, par ce que c'est
vn corps vain, et sans prise, eschappe volontiers à la memoire, si
elle n'est bien asseuree. Dequoy i'ay souuent veu l'experience, et
plaisamment, aux despens de ceux qui font profession de ne former
autrement leur parole, que selon qu'il sert aux affaires qu'ils•
negotient, et qu'il plaist aux grands à qui ils parlent. Car ces circonstances
à quoy ils veulent asseruir leur foy et leur conscience,
estans subiettes à plusieurs changements, il faut que leur parole se
diuersifie quand et quand: d'où il aduient que de mesme chose,
ils disent, tantost gris, tantost iaune: à tel homme d'vne sorte, à4
tel d'vne autre: et si par fortune ces hommes rapportent en butin
leurs instructions si contraires, que deuient ce bel art? Outre ce
qu'imprudemment ils se desferrent eux-mesmes si souuent: car
quelle memoire leur pourroit suffire à se souuenir de tant de diuerses
formes, qu'ils ont forgées en vn mesme subiect? I'ay veu
plusieurs de mon temps, enuier la reputation de cette belle sorte•
de prudence: qui ne voyent pas, que si la reputation y est, l'effect
n'y peut estre. En verité le mentir est vn maudit vice. Nous ne
sommes hommes, et ne nous tenons les vns aux autres que par la
parole. Si nous en connoissions l'horreur et le poids, nous le poursuiurions
à feu, plus iustement que d'autres crimes. Ie trouue qu'on1
s'amuse ordinairement à chastier aux enfans des erreurs innocentes,
tres mal à propos, et qu'on les tourmente pour des actions temeraires,
qui n'ont ny impression ny suitte. La menterie seule, et vn peu au
dessous, l'opiniastreté, me semblent estre celles desquelles on
deuroit à toute instance combattre la naissance et le progrez, elles•
croissent quand et eux: et depuis qu'on a donné ce faux train à la
langue, c'est merueille combien il est impossible de l'en retirer.
Par où il aduient, que nous voyons des honnestes hommes d'ailleurs,
y estre subiects et asseruis. I'ay vn bon garçon de tailleur, à
qui ie n'ouy iamais dire vne verité, non pas quand elle s'offre pour2
luy seruir vtilement. Si comme la verité, le mensonge n'auoit qu'vn
visage, nous serions en meilleurs termes: car nous prendrions
pour certain l'opposé de ce que diroit le menteur. Mais le reuers
de la verité a cent mille figures, et vn champ indefiny. Les Pythagoriens
font le bien certain et finy, le mal infiny et incertain. Mille•
routtes desuoyent du blanc: vne y va. Certes ie ne m'asseure pas,
que ie peusse venir à bout de moy, à guarentir vn danger euident
et extresme, par vne effrontee et solenne mensonge. Vn ancien
pere dit, que nous sommes mieux en la compagnie d'vn chien
cognu, qu'en celle d'vn homme, duquel le langage nous est inconnu.3
Vt externus alieno non sit hominis vice. Et de combien est le
langage faux moins sociable que le silence? Le Roy François premier,
se vantoit d'auoir mis au rouet par ce moyen, Francisque
Tauerna, Ambassadeur de François Sforce Duc de Milan, homme
tres-fameux en science de parlerie. Cettuy-cy auoit esté despesché
pour excuser son maistre enuers sa Maiesté, d'vn fait de grande
consequence; qui estoit tel. Le Roy pour maintenir tousiours quelques•
intelligences en Italie, d'où il auoit esté dernierement chassé,
mesme au Duché de Milan, auoit aduisé d'y tenir pres du Duc vn
Gentilhomme de sa part, Ambassadeur par effect, mais par apparence
homme priué, qui fist la mine d'y estre pour ses affaires
particulieres: d'autant que le Duc, qui dependoit beaucoup plus1
de l'Empereur, lors principallement qu'il estoit en traicté de mariage
auec sa niepce, fille du Roy de Dannemarc, qui est à present
douairiere de Lorraine, ne pouuoit descouurir auoir aucune praticque
et conference auecques nous, sans son grand interest. A
cette commission, se trouua propre vn Gentil-homme Milannois,•
escuyer d'escurie chez le Roy, nommé Merueille. Cettuy-cy despesché
auecques lettres secrettes de creance, et instructions d'Ambassadeur,
et auec d'autres lettres de recommendation enuers le Duc,
en faueur de ses affaires particulieres, pour le masque et la montre,
fut si long temps aupres du Duc, qu'il en vint quelque ressentiment2
à l'Empereur: qui donna cause à ce qui s'ensuiuit apres,
comme nous pensons: ce fut, que soubs couleur de quelque meurtre,
voila le Duc qui luy faict trancher la teste de belle nuict, et
son proces faict en deux iours. Messire Francisque estant venu
prest d'vne longue deduction contrefaicte de cette histoire; car le•
Roy s'en estoit adressé, pour demander raison, à tous les Princes
de Chrestienté, et au Duc mesmes: fut ouy aux affaires du matin,
et ayant estably pour le fondement de sa cause, et dressé à cette
fin, plusieurs belles apparences du faict: Que son maistre n'auoit
iamais pris nostre homme, que pour Gentil-homme priué, et sien3
subiect, qui estoit venu faire ses affaires à Milan, et qui n'auoit
iamais vescu là soubs autre visage: desaduouant mesme auoir sçeu
qu'il fust en estat de la maison du Roy, ny connu de luy, tant s'en
faut qu'il le prist pour Ambassadeur. Le Roy à son tour le pressant
de diuerses obiections et demandes, et le chargeant de toutes pars,•
l'acculla en fin sur le point de l'execution faicte de nuict, et
comme à la desrobée. A quoy le pauure homme embarrassé, respondit,
pour faire l'honneste, que pour le respect de sa Maiesté,
le Duc eust esté bien marry, que telle execution se fust faicte de
iour. Chacun peut penser, comme il fut releué, s'estant si lourdement4
couppé, à l'endroit d'vn tel nez que celuy du Roy François.
Car ie n'en recognoy quasi trace en moy: et ne pense qu'il
y en ayt au monde, vne autre si merueilleuse en defaillance. I'ay
toutes mes autres parties viles et communes, mais en cette-là ie
pense estre singulier et tres-rare, et digne de gaigner nom et reputation.
Outre l'inconuenient naturel que i'en souffre: car certes,3
veu sa necessité, Platon a raison de la nommer vne grande et puissante
deesse: si en mon pays on veut dire qu'vn homme n'a point de
sens, ils disent, qu'il n'a point de memoire: et quand ie me plains
du defaut de la mienne, ils me reprennent et mescroient, comme
si ie m'accusois d'estre insensé: ils ne voyent pas de chois entre•
memoire et entendement. C'est bien empirer mon marché: mais ils
me font tort: car il se voit par experience plustost au rebours,
que les memoires excellentes se ioignent volontiers aux iugemens
debiles. Ils me font tort aussi en cecy, qui ne sçay rien si bien faire
qu'estre amy, que les mesmes paroles qui accusent ma maladie,
representent l'ingratitude. On se prend de mon affection à ma memoire,•
et d'vn defaut naturel, on en fait vn defaut de conscience.
Il a oublié, dict-on, cette priere ou cette promesse: il ne se souuient
point de ses amys: il ne s'est point souuenu de dire, ou faire,
ou taire cela, pour l'amour de moy. Certes ie puis aysément oublier:
mais de mettre à nonchalloir la charge que mon amy m'a1
donnee, ie ne le fay pas. Qu'on se contente de ma misere, sans en
faire vne espece de malice: et de la malice autant ennemye de
mon humeur. Ie me console aucunement. Premierement sur ce,
que c'est vn mal duquel principallement i'ay tiré la raison de corriger
vn mal pire, qui se fust facilement produit en moy: sçauoir•
est l'ambition, car cette deffaillance est insuportable à qui s'empestre
des negotiations du monde. Que comme disent plusieurs
pareils exemples du progres de nature, elle a volontiers fortifié
d'autres facultés en moy, à mesure que cette-cy s'est affoiblie, et
irois facilement couchant et allanguissant mon esprit et mon iugement,2
sur les traces d'autruy, sans exercer leurs propres forces, si
les inuentions et opinions estrangieres m'estoient presentes par le
benefice de la memoire. Que mon parler en est plus court: car le
magasin de la memoire, est volontiers plus fourny de matiere, que
n'est celuy de l'inuention. Si elle m'eust tenu bon, i'eusse assourdi•
tous mes amys de babil: les subiects esueillans cette telle quelle
faculté que i'ay de les manier et employer, eschauffant et attirant
mes discours. C'est pitié: ie l'essaye par la preuue d'aucuns de
mes priuez amys: à mesure que la memoire leur fournit la chose
entiere et presente, ils reculent si arriere leur narration, et la chargent3
de tant de vaines circonstances, que si le conte est bon, ils en
estouffent la bonté: s'il ne l'est pas, vous estes à maudire ou
l'heur de leur memoire, ou le malheur de leur iugement. Et c'est
chose difficile, de fermer vn propos, et de le coupper despuis qu'on
est arroutté. Et n'est rien, où la force d'vn cheual se cognoisse•
plus, qu'à faire vn arrest rond et net. Entre les pertinents mesmes,
i'en voy qui veulent et ne se peuuent deffaire de leur course. Ce
pendant qu'ils cerchent le point de clorre le pas, ils s'en vont baliuernant
et trainant comme des hommes qui deffaillent de foiblesse.
Sur tout les vieillards sont dangereux, à qui la souuenance4
des choses passees demeure, et ont perdu la souuenance de leurs
redites. I'ay veu des recits bien plaisants, deuenir tres-ennuyeux,
en la bouche d'vn Seigneur, chascun de l'assistance en ayant esté
abbreuué cent fois. Secondement qu'il me souuient moins des
offences receuës, ainsi que disoit cet ancien: il me faudroit vn protocolle,•
comme Darius, pour n'oublier l'offense qu'il auoit receue
des Atheniens, faisoit qu'vn page à touts les coups qu'il se mettoit
à table, luy vinst rechanter par trois fois à l'oreille, Sire,
souuienne vous des Atheniens: et que les lieux et les liures que
ie reuoy, me rient tousiours d'vne fresche nouuelleté. Ce n'est1
pas sans raison qu'on dit, que qui ne se sent point assez ferme de
memoire, ne se doit pas mesler d'estre menteur. Ie sçay bien que
les grammairiens font difference, entre dire mensonge, et mentir:
et disent que dire mensonge, c'est dire chose fausse, mais qu'on a
pris pour vraye, et que la definition du mot de mentir en Latin,•
d'où nostre François est party, porte autant comme aller contre
sa conscience: et que par consequent cela ne touche que ceux
qui disent contre ce qu'ils sçauent, desquels ie parle. Or ceux
icy, ou ils inuentent marc et tout, ou ils déguisent et alterent vn
fons veritable. Lors qu'ils déguisent et changent, à les remettre2
souuent en ce mesme conte, il est mal-aisé qu'ils ne se desferrent:
par ce que la chose, comme elle est, s'estant logée la premiere
dans la memoire, et s'y estant empreincte, par la voye de la connoissance
et de la science, il est mal-aisé qu'elle ne se represente
à l'imagination, délogeant la fausceté, qui n'y peut auoir le pied•
si ferme, ny si rassis: et que les circonstances du premier aprentissage,
se coulant à tous coups dans l'esprit, ne facent perdre le
souuenir des pieces raportées faulses ou abastardies. En ce qu'ils
inuentent tout à faict, d'autant qu'il n'y a nulle impression contraire,
qui choque leur fausceté, ils semblent auoir d'autant moins3
à craindre de se mesconter. Toutefois encore cecy, par ce que c'est
vn corps vain, et sans prise, eschappe volontiers à la memoire, si
elle n'est bien asseuree. Dequoy i'ay souuent veu l'experience, et
plaisamment, aux despens de ceux qui font profession de ne former
autrement leur parole, que selon qu'il sert aux affaires qu'ils•
negotient, et qu'il plaist aux grands à qui ils parlent. Car ces circonstances
à quoy ils veulent asseruir leur foy et leur conscience,
estans subiettes à plusieurs changements, il faut que leur parole se
diuersifie quand et quand: d'où il aduient que de mesme chose,
ils disent, tantost gris, tantost iaune: à tel homme d'vne sorte, à4
tel d'vne autre: et si par fortune ces hommes rapportent en butin
leurs instructions si contraires, que deuient ce bel art? Outre ce
qu'imprudemment ils se desferrent eux-mesmes si souuent: car
quelle memoire leur pourroit suffire à se souuenir de tant de diuerses
formes, qu'ils ont forgées en vn mesme subiect? I'ay veu
plusieurs de mon temps, enuier la reputation de cette belle sorte•
de prudence: qui ne voyent pas, que si la reputation y est, l'effect
n'y peut estre. En verité le mentir est vn maudit vice. Nous ne
sommes hommes, et ne nous tenons les vns aux autres que par la
parole. Si nous en connoissions l'horreur et le poids, nous le poursuiurions
à feu, plus iustement que d'autres crimes. Ie trouue qu'on1
s'amuse ordinairement à chastier aux enfans des erreurs innocentes,
tres mal à propos, et qu'on les tourmente pour des actions temeraires,
qui n'ont ny impression ny suitte. La menterie seule, et vn peu au
dessous, l'opiniastreté, me semblent estre celles desquelles on
deuroit à toute instance combattre la naissance et le progrez, elles•
croissent quand et eux: et depuis qu'on a donné ce faux train à la
langue, c'est merueille combien il est impossible de l'en retirer.
Par où il aduient, que nous voyons des honnestes hommes d'ailleurs,
y estre subiects et asseruis. I'ay vn bon garçon de tailleur, à
qui ie n'ouy iamais dire vne verité, non pas quand elle s'offre pour2
luy seruir vtilement. Si comme la verité, le mensonge n'auoit qu'vn
visage, nous serions en meilleurs termes: car nous prendrions
pour certain l'opposé de ce que diroit le menteur. Mais le reuers
de la verité a cent mille figures, et vn champ indefiny. Les Pythagoriens
font le bien certain et finy, le mal infiny et incertain. Mille•
routtes desuoyent du blanc: vne y va. Certes ie ne m'asseure pas,
que ie peusse venir à bout de moy, à guarentir vn danger euident
et extresme, par vne effrontee et solenne mensonge. Vn ancien
pere dit, que nous sommes mieux en la compagnie d'vn chien
cognu, qu'en celle d'vn homme, duquel le langage nous est inconnu.3
Vt externus alieno non sit hominis vice. Et de combien est le
langage faux moins sociable que le silence? Le Roy François premier,
se vantoit d'auoir mis au rouet par ce moyen, Francisque
Tauerna, Ambassadeur de François Sforce Duc de Milan, homme
tres-fameux en science de parlerie. Cettuy-cy auoit esté despesché
pour excuser son maistre enuers sa Maiesté, d'vn fait de grande
consequence; qui estoit tel. Le Roy pour maintenir tousiours quelques•
intelligences en Italie, d'où il auoit esté dernierement chassé,
mesme au Duché de Milan, auoit aduisé d'y tenir pres du Duc vn
Gentilhomme de sa part, Ambassadeur par effect, mais par apparence
homme priué, qui fist la mine d'y estre pour ses affaires
particulieres: d'autant que le Duc, qui dependoit beaucoup plus1
de l'Empereur, lors principallement qu'il estoit en traicté de mariage
auec sa niepce, fille du Roy de Dannemarc, qui est à present
douairiere de Lorraine, ne pouuoit descouurir auoir aucune praticque
et conference auecques nous, sans son grand interest. A
cette commission, se trouua propre vn Gentil-homme Milannois,•
escuyer d'escurie chez le Roy, nommé Merueille. Cettuy-cy despesché
auecques lettres secrettes de creance, et instructions d'Ambassadeur,
et auec d'autres lettres de recommendation enuers le Duc,
en faueur de ses affaires particulieres, pour le masque et la montre,
fut si long temps aupres du Duc, qu'il en vint quelque ressentiment2
à l'Empereur: qui donna cause à ce qui s'ensuiuit apres,
comme nous pensons: ce fut, que soubs couleur de quelque meurtre,
voila le Duc qui luy faict trancher la teste de belle nuict, et
son proces faict en deux iours. Messire Francisque estant venu
prest d'vne longue deduction contrefaicte de cette histoire; car le•
Roy s'en estoit adressé, pour demander raison, à tous les Princes
de Chrestienté, et au Duc mesmes: fut ouy aux affaires du matin,
et ayant estably pour le fondement de sa cause, et dressé à cette
fin, plusieurs belles apparences du faict: Que son maistre n'auoit
iamais pris nostre homme, que pour Gentil-homme priué, et sien3
subiect, qui estoit venu faire ses affaires à Milan, et qui n'auoit
iamais vescu là soubs autre visage: desaduouant mesme auoir sçeu
qu'il fust en estat de la maison du Roy, ny connu de luy, tant s'en
faut qu'il le prist pour Ambassadeur. Le Roy à son tour le pressant
de diuerses obiections et demandes, et le chargeant de toutes pars,•
l'acculla en fin sur le point de l'execution faicte de nuict, et
comme à la desrobée. A quoy le pauure homme embarrassé, respondit,
pour faire l'honneste, que pour le respect de sa Maiesté,
le Duc eust esté bien marry, que telle execution se fust faicte de
iour. Chacun peut penser, comme il fut releué, s'estant si lourdement4
couppé, à l'endroit d'vn tel nez que celuy du Roy François.