CHAPITRE VI. (ORIGINAL LIV. I, CH. VI.)
Le temps durant lequel on parlemente est un moment dangereux.
La parole des gens de guerre, même sans que cela dépende d'eux, est sujette à caution.—Dernièrement, non loin de chez moi, à Mussidan, un détachement ennemi qui occupait cette ville, contraint par les nôtres de se retirer, criait à la trahison, et avec lui tous autres de son parti, parce qu'on l'avait surpris et battu pendant des pourparlers et avant que rien ne fût conclu. Ces récriminations auraient pu se comprendre dans un autre siècle; mais comme je l'ai dit dans le chapitre précédent, nos procédés actuels sont tout autres, et on ne saurait trop se méfier tant que la signature définitive n'est pas donnée, sans compter qu'à ce moment même, tout n'est pas encore fini.
Il a été de tous temps bien hasardeux, et c'est toujours courir risque de ne pouvoir tenir la parole donnée et exposer aux excès d'une armée victorieuse une ville qui vient de se rendre et à laquelle ont été faites des conditions douces et avantageuses, que d'en permettre l'entrée aux soldats, aussitôt la reddition obtenue.—L. Emilius Reggius, préteur romain, retenu depuis longtemps devant la ville de Phocée, dont il ne parvenait pas à s'emparer, en raison de l'ardeur que les habitants mettaient à se défendre, convint avec eux de les admettre comme amis du peuple romain; et, les ayant complètement convaincus de ses intentions pacifiques, obtint d'entrer dans leur ville, comme il l'eût fait dans toute autre ville alliée. Mais, dès que lui et son armée, dont il s'était fait suivre pour donner plus de solennité à son entrée, s'y trouvèrent, il ne fut plus en son pouvoir, quoi qu'il fît, de contenir ses gens qui, sous ses yeux, pillèrent plusieurs quartiers, l'amour du butin, l'esprit de vengeance l'emportant sur le respect de son autorité et l'observation de la discipline militaire.
Cléomènes prétendait que le droit de la guerre, en ce qui concerne le mal qu'on peut faire à l'ennemi, est au-dessus des lois de la justice divine, comme de celles de la justice humaine, et ne relève pas d'elles. Ayant conclu une trêve de sept jours avec les Argiens, trois jours après, il les attaquait de nuit pendant leur sommeil et les taillait en pièces, prétendant justifier cette trahison en disant que, dans la convention passée, il n'avait pas été question des nuits; quelque temps après, les dieux le punirent de cette subtilité de mauvaise foi.
C'est souvent pendant les conférences en vue de la capitulation d'une place, que l'ennemi s'en rend maître.—Étant en pourparlers, et ses défenseurs s'étant départis de leur vigilance, la ville de Casilinum fut emportée par surprise; et cela, en des temps où Rome avait une armée parfaitement disciplinée et des chefs chez lesquels régnait le sentiment de la justice. C'est qu'aussi on ne peut blâmer que, dans certaines circonstances, nous profitions des fautes de l'ennemi, tout comme, le cas échéant, nous profitons de sa lâcheté. La guerre admet en effet comme licites, beaucoup de pratiques condamnables en dehors d'elle; et le principe que «personne ne doit chercher à faire son profit de la sottise d'autrui (Cicéron)», est ici en défaut. Néanmoins Xénophon, auteur si compétent en pareille matière, lui-même grand capitaine et philosophe, disciple des plus distingués de Socrates, dans les propos qu'il fait tenir et les exploits qu'il prête à son héros, dans le portrait qu'il trace de son parfait général d'armée, donne à ces prérogatives une extension pour ainsi dire sans limite, qui m'étonne de sa part et que je ne puis admettre en tout et partout.
M. d'Aubigny assiégeait Capoue où commandait le seigneur Fabrice Colonna. Celui-ci, après un combat sanglant livré sous les murs de la place, dans lequel il avait été battu, engagea, du haut d'un bastion, des pourparlers durant lesquels ses gens s'étant relâchés de leur surveillance, les nôtres pénétrèrent dans la ville et la mirent à feu et à sang.—Plus récemment, à Yvoy, le seigneur Julian Romméro, ayant commis ce pas de clerc, de sortir de la ville pour parlementer avec M. le Connétable, trouva à son retour la place au pouvoir de l'ennemi.—Mais nous-mêmes, n'avons pas été exempts de semblables déconvenues: le marquis de Pescaire assiégeant Gênes où commandait le duc Octavian Fregose, que nous soutenions, l'accord entre eux était considéré comme fait, la convention à intervenir était arrêtée, quand, au moment où elle allait être signée, les Espagnols qui avaient réussi à s'introduire dans la ville, en agirent comme s'ils l'avaient emportée d'assaut.—Depuis, à Ligny, en Barrois, où commandait le comte de Brienne et qu'assiégeait l'empereur Charles-Quint en personne, Bertheville lieutenant du comte étant sorti pour parlementer, la ville fut prise pendant qu'il négociait.
La victoire devrait toujours être loyalement disputée.—«Il est toujours glorieux de vaincre, que la victoire soit due au hasard ou à l'habileté (Arioste)», disent les Italiens. Le philosophe Chrysippe n'eût pas été de leur avis, et je partage sa façon de penser. Ceux qui, disait-il, prennent part à une course, doivent bien employer toutes leurs forces à gagner de vitesse leurs adversaires; mais il ne leur est pourtant pas permis de porter la main sur eux pour les arrêter, ni de leur donner des crocs en jambe pour les faire tomber.—Alexandre le Grand en agissait d'une façon encore plus chevaleresque, quand Polypercon, cherchant à le persuader des avantages d'une nuit obscure pour tomber sur Darius, il lui répondait: Non, il n'est pas de ma dignité de chercher à vaincre à la dérobée, «j'aime mieux avoir à me plaindre de la fortune, qu'à rougir de ma victoire (Quinte-Curce).» Comme dit Virgile: «Il (Mezence) dédaigne de frapper Orode dans sa fuite, de lui lancer un trait qui le blesserait par derrière; il court à lui, et c'est de front, d'homme à homme, qu'il l'attaque; il veut vaincre, non par surprise, mais par la seule force des armes.»
CHAPITRE VII. (ORIGINAL LIV. I, CH. VII.)
Nos actions sont à apprécier d'après nos intentions.
Il n'est pas toujours vrai que la mort nous libère de toutes nos obligations.—La mort, dit-on, nous libère de toutes nos obligations. J'en sais qui ont interprété cette maxime de singulière façon. Henri VII, roi d'Angleterre, s'était engagé vis-à-vis de Dom Philippe, fils de l'empereur Maximilien, ou, pour le désigner plus honorablement encore, père de l'empereur Charles-Quint, à ne pas attenter à la vie de son ennemi le duc de Suffolk, chef du parti de la Rose blanche, qui s'était enfui d'Angleterre, avait gagné les Pays-Bas, où Dom Philippe l'avait fait arrêter et livré au roi sous cette condition. Se sentant près de sa fin, le roi, dans son testament, ordonna à son fils de faire mettre le duc à mort, aussitôt que lui-même serait décédé.—Tout récemment, les événements tragiques qui, à Bruxelles, amenèrent le supplice des comtes de Horn et d'Egmont, ordonné par le duc d'Albe, donnèrent lieu à des particularités qui méritent d'être relevées, celle-ci entre autres: le comte d'Egmont, sur la foi et les assurances duquel le comte de Horn s'était livré au duc d'Albe, revendiqua avec instance qu'on le fît mourir le premier, afin que sa mort l'affranchît de l'obligation qu'il avait contractée vis-à-vis du comte de Horn.—Il semble que, dans ces deux cas, la mort ne dégageait pas le roi de sa parole, et que le comte d'Egmont, même vivant, ne manquait pas à la sienne. Nos obligations sont limitées par nos forces et les moyens dont nous disposons; l'exécution et les conséquences de nos actes ne dépendent pas de nous; seule, notre volonté en dépend réellement. De ce principe, fondé sur ce que nécessité fait loi, dérivent les règles qui fixent nos devoirs; c'est pourquoi le comte d'Egmont, qui se considérait comme engagé par sa promesse, bien qu'il ne fût pas en son pouvoir de la tenir, ne l'était pas, alors même qu'il eût survécu au comte de Horn; tandis que le roi d'Angleterre, manquant intentionnellement à la sienne, n'en était pas dégagé par le fait d'avoir retardé, jusqu'à sa mort, l'acte déloyal qu'il a ordonné.—C'est le même cas que celui du maçon d'Hérodote qui, ayant loyalement gardé, sa vie durant, le secret sur l'endroit où étaient déposés les trésors du roi d'Egypte, son maître, le révéla, à sa mort, à ses enfants.
Il est trop tard de ne réparer ses torts qu'à sa mort, et odieux de remettre à ce moment de se venger.—J'ai vu, de mon temps, nombre de gens, auxquels leur conscience reprochant de s'être approprié le bien d'autrui, insérer dans leur testament des dispositions pour que restitution en soit faite après leur mort. Ce n'est pas se conduire honorablement, que d'ajourner ainsi une restitution qui devrait être immédiate et de réparer ses torts dans des conditions où il vous en coûte si peu. Ils auraient dû y ajouter de ce qui leur appartenait en propre; la réparation de leur faute eût été d'autant plus conforme à la justice et d'autant plus méritoire, que les sacrifices qu'ils se seraient ainsi imposés, auraient été plus lourds et plus pénibles; faire pénitence, demande d'aller au delà de la stricte réparation du dommage causé.—Ceux qui attendent d'être passés de vie à trépas pour, dans leurs dernières volontés, manifester vis-à-vis du prochain les mauvais sentiments qu'ils lui portent et qu'ils n'ont osé lui déclarer de leur vivant, font encore pis. Ils montrent qu'ils ont peu de souci de leur honneur, ne regardant pas à soulever contre leur mémoire l'irritation de ceux qu'ils offensent; ils font encore moins preuve de conscience, ne respectant pas la mort elle-même, en laissant leur malignité leur survivre et se prolonger au delà d'eux-mêmes; tels des juges prévaricateurs qui remettent à juger, alors qu'ils n'auront plus la cause en main. Autant qu'il sera en mon pouvoir, j'espère me garder de rien dire après ma mort, que je n'aie déjà dit ouvertement pendant ma vie.
CHAPITRE VIII. (ORIGINAL LIV. I, CH. VIII.)
De l'oisiveté.
L'esprit est une terre qu'il faut sans cesse cultiver et ensemencer; l'oisiveté la rend ou stérile ou fantasque.—De même que nous voyons des terres non cultivées, si elles sont grasses et fertiles, produire à foison des milliers d'herbes sauvages et inutiles, et que, pour les remettre en état, il faut les travailler et les ensemencer suivant ce que nous en voulons tirer; de même que chez la femme se produisent d'eux-mêmes des flux périodiques de substances sans consistance, qui ne concourent à la génération dans des conditions favorables et naturelles qu'autant que, par l'intervention d'un germe étranger, la fécondation se produit; de même l'esprit, qui n'a pas d'occupations qui le contiennent et l'absorbent, va, de-ci, de-là, à l'aventure, se perdant dans le vague de l'imagination: «Ainsi, lorsque dans un vase d'airain une onde agitée réfléchit les rayons du soleil ou l'image adoucie de la lune, la lumière voltigeant incertaine de tous côtés, à droite, à gauche, monte, descend, frappant les lambris de ses reflets mobiles (Virgile)»; et, en cet état, il n'est ni rêve, ni folie qu'il ne soit capable de concevoir, «se forgeant de vaines illusions, semblables aux songes d'un malade (Horace)». L'âme sans but précis, s'égare; ne dit-on pas, en effet: «C'est n'être nulle part, ô Maxime, que d'être partout (Martial).»
En ces temps derniers, je me retirais dans mon domaine, résolu, autant que cela me serait possible, à ne me mêler de rien, à passer à l'écart et au repos les quelques jours qui me restent encore à vivre. Il me semblait que je ne pouvais me donner plus grande satisfaction, que de laisser mon esprit absolument inactif, vivant avec lui-même, en dehors de toute impression étrangère et se recueillant. J'espérais qu'il pourrait en être ainsi désormais, cette partie de moi-même ayant acquis, avec l'âge, plus de poids et de maturité; mais je m'aperçois que «dans l'oisiveté, l'esprit s'égare en mille pensées diverses (Lucain)»; et qu'au contraire de ce que je m'imaginais, vagabondant comme un cheval échappé, il se crée de lui-même cent fois plus de préoccupations, que lorsqu'il avait un but défini qui ne lui était pas personnel; et il m'enfante les unes sur les autres, sans ordre ni à propos, tant de chimères, tant d'idées bizarres, que pour me rendre compte plus aisément de leur ineptie et de leur étrangeté, je les ai consignées par écrit, espérant, avec le temps, lui en faire honte à lui-même.
CHAPITRE IX. (ORIGINAL LIV. I, CH. IX.)
Des menteurs.
Montaigne déclare qu'il manque de mémoire; inconvénients qu'il en éprouve.—Il n'est homme à qui il convienne, moins qu'à moi, de parler de mémoire. Cette faculté me fait pour ainsi dire complètement défaut; et je ne crois pas qu'il y ait au monde quelqu'un d'aussi mal partagé que moi à cet égard. Sous tous autres rapports, je n'offre rien de particulier et suis comme tout le monde; mais sur ce point, mon cas, singulier et très rare, mérite d'être signalé et remarqué.—Outre l'inconvénient qui en résulte naturellement dans la vie ordinaire (et certes, vu son importance, Platon a bien raison de la qualifier de grande et puissante déesse), comme dans mon pays on dit de quelqu'un qui manque de bon sens, qu'il n'a pas de mémoire, quand je me plains de la mienne, c'est comme si je me disais atteint de folie; on ne me croit pas, on conteste mon dire, ne faisant pas de distinction entre la mémoire et le jugement, ce qui aggrave singulièrement mon affaire. En cela on me fait tort; d'autant plus, et c'est là un fait d'observation, qu'on trouve très fréquemment, au contraire, une excellente mémoire jointe à peu de jugement. Cette confusion des gens sur ce point, m'est également préjudiciable, en ce qu'à l'égard de mes amis, que j'affectionne cependant par-dessus tout, ce qui est ma qualité maîtresse, mon défaut de mémoire devient à leurs yeux de l'ingratitude; on m'impute ses défaillances comme des manques d'affection, et, au lieu d'y voir un défaut purement physique, on incrimine ma conscience: «Il a oublié, dit-on, telle prière, telle promesse; il ne se souvient pas de ses amis; son affection pour moi n'a pu le déterminer à dire, à faire ou à taire telle ou telle chose». Certes, oui, je commets facilement des oublis, mais je n'ai garde de négliger, de propos délibéré, une démarche dont mon ami m'a chargé. C'est bien assez d'avoir une semblable infirmité, sans qu'encore on la transforme en une sorte de mauvaise volonté, constituant un manque de franchise, absolument opposé à mon caractère.
Avantages qu'il en retire.—Je m'en console du reste quelque peu. D'abord, parce que je dois à ce mal d'avoir été préservé d'avoir de l'ambition, mal plus grand encore, qui aurait eu facilement prise sur moi; une bonne mémoire est en effet indispensable à qui veut se mêler des affaires publiques. J'y gagne que mes autres facultés, ainsi qu'on en trouve des exemples dans la nature, se sont accrues dans la mesure où celle-ci s'est trouvée amoindrie; si j'eusse eu constamment présent à la mémoire tout ce que les autres ont dit ou fait, au lieu de juger par moi-même, je me serais facilement laissé aller, * comme cela a lieu d'ordinaire, à ce que mon esprit et mon jugement s'en rapportent paresseusement aux appréciations portées par autrui.—Une autre conséquence, c'est que je cause plus brièvement; parce que d'ordinaire la mémoire est plus abondamment fournie que l'imagination. Si j'avais été mieux doué sous ce rapport, j'eusse étourdi mes amis par mon verbiage, tout sujet de causerie, par la grande facilité avec laquelle je m'en saisis et le traite, provoquant, et excitant déjà trop ma verve. C'est, en effet, pitié de voir, ainsi que je l'ai constaté chez certains de mes amis particuliers, nombre de personnes, lorsqu'elles ont la parole, faire remonter leurs récits de plus en plus haut, au fur et à mesure que leur mémoire leur en fournit matière, les accompagnant d'une foule de détails qui n'ont pas raison de se produire, si bien que si la question était par elle-même intéressante, elle cesse de l'être, et que, si elle est sans intérêt, vous vous prenez à maudire la trop grande mémoire du narrateur ou son peu de jugement. Et c'est chose difficile que de clore convenablement un discours ou de l'interrompre à propos, une fois qu'il est en train; il en est de cela comme de la vigueur d'un cheval, qui apparaît surtout quand, dans un tournant, il peut s'arrêter net. Même parmi les gens le plus en possession de leur sujet, j'en connais qui voudraient et ne peuvent s'arrêter dans leur débit; ils cherchent comment s'y prendre et vont poursuivant leurs discours en des phrases oiseuses et insignifiantes, comme s'ils tombaient en pâmoison. Cela s'accentue particulièrement chez les vieillards, qui conservent le souvenir du passé et ne se souviennent pas de leurs redites; j'ai vu des récits fort agréables, devenir très ennuyeux dans la bouche d'un haut personnage de qui chacun, dans l'assistance, les avait déjà entendus cent fois.
En second lieu, la faiblesse de ma mémoire fait, ainsi que le disait un sage de l'antiquité, que je conserve moins souvenance des offenses qui me sont faites. Il me faudrait quelqu'un chargé de me les rappeler, comme en agissait Darius; qui, pour ne pas oublier l'offense qu'il avait reçue des Athéniens, avait commis un de ses pages pour lui répéter par trois fois, à l'oreille, chaque fois qu'il se mettait à table: «Seigneur, souvenez-vous des Athéniens!»—J'y trouve enfin cet avantage que tous les sites que je revois, tous les livres que je relis, me charment constamment par leur incessante nouveauté.
Un menteur doit avoir bonne mémoire.—Ce n'est pas sans raison que l'on dit que celui qui n'a pas de mémoire ne doit pas se permettre d'être menteur. On sait que les grammairiens établissent une différence entre dire un mensonge et mentir; dire un mensonge, d'après eux, c'est avancer une chose fausse, que l'on croit vraie; tandis que dans la langue latine, d'où la nôtre est dérivée, mentir est synonyme de parler contre sa conscience; ce que je dis ici, ne s'applique donc qu'à ceux qui parlent contrairement à ce qu'ils savent. Ces gens-là, ou inventent tout ce qu'ils disent, le fond et les détails, ou se bornent à déguiser et altérer un fond de vérité. Lorsqu'ils racontent souvent une même affaire en l'altérant, il leur est difficile de ne pas se contredire, parce que la chose s'étant tout d'abord logée dans leur mémoire, telle qu'on la leur a rapportée ou qu'ils l'ont vue eux-mêmes, il ne leur est guère possible, après l'avoir racontée à diverses reprises, et chaque fois avec plus ou moins d'inexactitude, de se remémorer, quand elle leur revient à l'idée, toutes les altérations qu'ils lui ont fait subir, tandis que l'impression première demeure et, sans cesse présente à leur esprit, efface de leur mémoire le souvenir de toutes les faussetés qu'ils ont greffées sur la vérité. Lorsqu'ils inventent leurs récits de toutes pièces, aucune impression première n'existant qui puisse troubler leurs dires, il semble qu'ils sont moins exposés à des mécomptes; et cependant, une chose qui n'existe pas, que rien ne fixe, à moins qu'on ne soit bien maître de soi, échappe facilement à la mémoire. J'en ai vu bien des exemples, parfois très plaisants et pas toujours à leur avantage, chez ces gens dont la profession est de toujours parler soit dans un sens, soit dans un autre, suivant l'intérêt qu'ils ont dans l'affaire, ou suivant ce qui plaît aux grands de ce monde auxquels ils parlent. Les circonstances où ils ont à aller ainsi contre la vérité et leur conscience sont si variables, il leur faut si souvent modifier chaque fois leur langage, qu'ils en arrivent à dire d'une même chose tantôt gris, tantôt jaune; à l'un, d'une façon; à l'autre, d'une autre; et, si par hasard leurs auditeurs viennent à se rapporter les uns aux autres ces dires, leurs contradictions apparaissent; que résulte-t-il alors de leur talent d'imagination! Outre ce que, par imprudence, ils peuvent laisser échapper et qui si souvent les trahit, quelle mémoire suffirait à ce qu'ils se rappellent les formes si diverses de leurs inventions, sous lesquelles ils ont présenté un même sujet. J'ai vu des personnes envier cette réputation d'homme adroit, toujours prêt à conformer son langage aux circonstances; elles ne voyaient pas qu'une fois cette réputation faite, le profit que cette adresse a pu procurer, cesse.
Mentir est un vice exécrable; l'altération de la vérité est, avec l'entêtement, a combattre dès le début, chez l'enfant.—En vérité, mentir est un vice odieux. N'est-ce pas la parole qui fait que nous sommes des hommes, au lieu d'être des animaux; et n'est-ce pas elle qui nous met en relations les uns avec les autres? Si nous nous faisions une juste idée de l'horreur que doit nous inspirer le mensonge et de l'importance qu'il peut avoir, nous réclamerions contre lui le supplice du feu, qu'on applique pour d'autres crimes qui le justifient moins.—M'est avis que d'ordinaire on s'occupe de châtier très mal à propos les enfants, pour des fautes dont ils ne se rendent pas compte, ou on leur adresse des reproches pour des actes inconsidérés, dont ils ne gardent aucune impression et sont sans conséquences; tandis que la menterie, cette altération de la vérité dans les choses les plus insignifiantes, et, ce qui est un peu moins grave, l'entêtement, sont, ce me semble, à combattre chez eux avec le plus grand soin, pour en arrêter les débuts et les progrès. Ces défauts croissent avec eux; et il est vraiment étonnant combien, quand ils sont passés à l'état d'habitude, il devient impossible de les leur faire perdre; c'est ce qui fait que nous voyons des hommes, honnêtes à tous autres égards, s'y abandonner et en être esclave. J'ai un tailleur qui est un bon garçon; jamais je ne lui ai entendu dire la vérité, pas même quand elle pouvait lui être utile. Si, comme la vérité, le mensonge n'avait qu'une face, je m'en accommoderais encore; nous en serions quittes pour tenir comme certain le contraire de ce que nous dirait un menteur; mais il y a cent mille manières d'exprimer le contraire de la vérité et le champ d'action du mensonge est sans limites. Les Pythagoriciens tenaient le bien comme chose certaine et nettement définie; le mal, comme infini et incertain. Mille chemins détournent du but, un seul y conduit. Toutefois, je ne garantis pas avoir sur moi assez d'empire, pour ne pas me laisser aller à faire un mensonge effronté et solennel, si c'était le seul moyen à ma disposition pour échapper à un péril extrême et dont j'aurais la certitude.—Un ancien Père de l'Église dit que la compagnie d'un chien qui nous est connu, est préférable à celle d'un homme dont nous ne connaissons pas le langage, «de sorte que deux hommes de nations différentes, ne sont point hommes, l'un à l'égard de l'autre (Pline)». Combien, pour vivre en société, la compagnie de qui garde le silence n'est-elle pas préférable à celle de qui la langue est menteuse!
Mésaventures de deux ambassadeurs.—Le roi François Ier se vantait d'avoir, à force de le presser, contraint dans ses derniers retranchements Francisque Taverna, ambassadeur de François Sforza, duc de Milan, homme qui passait pour parfaitement manier la parole et qui lui avait été envoyé pour justifier son maître, au sujet d'un fait d'une haute gravité. Le roi, pour se ménager constamment des intelligences en Italie d'où il venait d'être chassé, et précisément dans ce duché de Milan, avait imaginé de placer auprès du duc un de ses gentilshommes, en réalité son ambassadeur, mais en apparence simple particulier, ayant l'air de s'y trouver pour ses propres affaires. Le duc avait, du reste, lui-même grand intérêt à ne pas paraître être en relations avec nous, étant beaucoup plus sous la dépendance de l'empereur que sous la nôtre, surtout à ce moment, où il négociait son mariage avec la nièce de ce souverain, fille du roi de Danemark, laquelle est actuellement duchesse douairière de Lorraine. Pour cela, le roi fit choix d'un nommé Merveille, gentilhomme milanais, écuyer de ses écuries. Merveille partit avec des instructions et des lettres secrètes l'accréditant comme ambassadeur, auxquelles en furent jointes d'autres le recommandant au duc à propos de ses affaires personnelles, ces dernières lettres destinées à être produites en public et à dissimuler sa mission. Mais Merveille demeura si longtemps près du duc, que l'empereur eut des soupçons, ce qui, croyons-nous, fut cause de ce qui suivit. Sous prétexte de meurtre, le duc lui fit, une belle nuit, trancher la tête, après un procès expédié en deux jours. Le roi, pour avoir raison de cet acte, s'adressa à tous les princes de la chrétienté et au duc lui-même, et Messire Francisque, envoyé pour exposer l'affaire dûment dénaturée pour les besoins de la cause, fut admis à une des audiences du matin. Comme base de son plaidoyer, après avoir présenté le fait en mettant toutes les apparences de son côté, il dit que son maître avait toujours considéré Merveille comme un simple gentilhomme, son propre sujet, venu à Milan pour ses affaires et jamais autrement; niant même avoir su qu'il fît partie de la maison du roi, que le roi le connût, et par suite n'avoir jamais eu l'idée de le considérer comme son ambassadeur. Le roi, à son tour, le pressa de questions et d'objections, les multipliant sur tous les points; et, en arrivant enfin à l'exécution, il lui demanda pourquoi elle avait été faite de nuit et en quelque sorte à la dérobée? Sur quoi, le pauvre homme embarrassé, pensant faire acte de courtoisie, répondit que, par respect pour Sa Majesté, le duc eût été bien au regret qu'elle eût été faite de jour. On peut penser comme le roi le releva, après qu'il se fut à son nez si maladroitement coupé, au nez de François Ier!
Le pape Jules II avait envoyé un ambassadeur au roi d'Angleterre, pour le presser d'agir contre ce même roi de France. Cet ambassadeur ayant exposé sa mission, le roi d'Angleterre lui objecta les difficultés qu'il éprouvait à réunir les forces et faire les préparatifs nécessaires pour combattre un adversaire si puissant, lui en détaillant les raisons. A quoi l'ambassadeur répliqua, assez mal à propos, que ces raisons lui étaient également venues à l'esprit et qu'il les avait soumises au Pape. Cette parole, si peu en rapport avec la mission qu'il avait de pousser le roi d'Angleterre à entrer immédiatement en campagne, donna à penser à celui-ci, ce qui par la suite fut reconnu exact, que cet ambassadeur, en son for intérieur, penchait pour la France; il en avertit son maître; ses biens furent confisqués et peu s'en fallut qu'il ne perdît la vie.
CHAPITRE X. (ORIGINAL LIV. I, CH. X.)
De ceux prompts à parler et de ceux auxquels
un certain temps est nécessaire pour s'y préparer.
Certaines gens ayant à parler en public, ont besoin de préparer ce qu'ils ont à dire; d'autres n'ont pas besoin de préparation.—Jamais il n'a été donné à personne de réunir tous les dons de la nature; aussi, parmi ceux qui ont reçu celui de l'éloquence, en voyons-nous avoir la parole facile et prompte, et, quoi qu'on leur dise, avoir la repartie si vive, qu'à tous moments ils sont prêts; et d'autres, moins prompts, ne parlant qu'après avoir longuement élaboré leur sujet arrêté à l'avance.
La première de ces qualités est le propre du prédicateur, la seconde convient à l'avocat.—On conseille aux dames de se livrer de préférence aux jeux et aux exercices du corps qui font le plus valoir leurs grâces; je ferais de même, si j'avais à émettre un avis sur les avantages de ces deux genres d'éloquence qui semblent, en notre siècle, la spécialité des prédicateurs et des avocats; ne pas se hâter convient mieux aux premiers, l'opposé aux seconds. Le prédicateur peut prendre, pour se préparer, autant de temps qu'il lui plaît; et quand il prêche, c'est tout d'un trait et sans qu'on l'interrompe. L'avocat, lui, doit, à tout moment, être prêt à entrer en lice; les réponses imprévues de la partie adverse le tiennent toujours en suspens, et l'obligent à modifier, à tout bout de champ, ses dispositions premières.
C'est cependant le contraire qui se produisit, lors de l'entrevue, à Marseille, du pape Clément et du roi François Ier. M. Poyet, qui avait passé sa vie dans le barreau et y était en grande réputation, fut chargé de haranguer sa Sainteté; il s'y était préparé de longue main, avait même, dit-on, apporté de Paris son discours complètement achevé. Le jour où il devait le prononcer, le Pape, craignant de voir aborder des sujets dont pourraient se froisser les ambassadeurs des autres princes qui l'accompagnaient, manda au roi le thème qui lui paraissait le mieux approprié au moment et au lieu, et qui se trouva malencontreusement être tout autre que celui sur lequel avait travaillé M. Poyet; si bien que la harangue qu'il avait composée ne pouvant être utilisée, il lui fallait en refaire promptement une autre; il s'en sentit incapable, et ce fut M. le cardinal du Bellay qui dut s'en charger.—La tâche de l'avocat est plus difficile que celle du prédicateur; et m'est avis que nous trouvons pourtant, du moins en France, plus de bons avocats que de bons prédicateurs. On dirait que la promptitude et la soudaineté sont le propre de l'esprit, tandis que le jugement va lentement et posément. Quant à celui qui demeure complètement muet, s'il n'a été à même de préparer ce qu'il a à dire, c'est un cas tout aussi particulier que celui de qui, pouvant y penser à loisir, n'arrive pas à mieux dire.
Parmi les avocats, il en est chez lesquels la contradiction stimule le talent oratoire; beaucoup de personnes parlent mieux qu'elles n'écrivent.—On rapporte que Sévérus Cassius parlait d'autant mieux qu'il n'y était pas préparé; qu'il était redevable de son talent plus à la nature qu'au travail. Les interruptions, quand il pérorait, le servaient si bien, que ses adversaires regardaient à l'exciter, de peur que la colère n'accrût son éloquence. Je connais, par expérience, ce genre particulier de talent oratoire, qui n'a que faire d'une étude préalable et approfondie, et qui, s'il ne peut aller bon train et en toute liberté, ne donne rien qui vaille. Il est des discours dont on dit qu'ils sentent l'huile et la lampe, quand ils affectent un certain caractère d'âpreté et de rudesse que leur imprime le travail, quand il y a eu une trop grande part. Mais en outre, la préoccupation de bien faire, une trop grande contention de l'esprit en gestation, * la harassent, l'entravent, souvent même arrêtent son essor; effet analogue à ce qui se produit pour l'eau qui, sous une trop forte pression, par la violence et l'abondance avec lesquelles elle arrive, ne peut s'écouler par un goulet étroit, alors même que l'orifice en est ouvert. Il arrive aussi que les talents oratoires de cette nature, ce ne sont pas les passions violentes qui les ébranlent et les excitent, comme le faisait la colère chez Cassius (la colère produit de trop vives excitations); la violence est sans action sur eux; ce qu'il leur faut pour qu'ils s'échauffent et s'éveillent, c'est d'y être sollicités par les incidents inattendus qui se produisent sur le moment même. Que rien ne les arrête, leur parole se traîne et languit; mais que le milieu où elle se fait entendre soit un peu agité, elle se ranime et acquiert toute sa grâce.
A cet égard, je ne suis pas absolument maître de moi; le hasard influe beaucoup sur les dispositions en lesquelles je puis être; l'occasion, la société, le feu même de ma parole ont beaucoup d'action sur mon esprit, qui donne alors beaucoup plus que lorsque, seul à seul avec lui, je le consulte et le fais travailler. Aussi mes paroles valent-elles mieux que mes écrits, si toutefois on peut faire un choix entre des choses qui n'ont pas de valeur. Il en résulte également que je ne me retrouve pas, quand je fais un retour sur moi-même; ou, si je me retrouve, c'est fortuitement, plutôt qu'en faisant appel à mon jugement. Si, en écrivant, je me suis laissé aller à quelque trait d'esprit (bien entendu insignifiant pour autrui et plein de subtilité pour moi; mais à quoi bon tant de façons, chacun, de fait, en agit suivant ses moyens), il m'arrive de le perdre si bien de vue, que je ne sais plus trop, en le relisant, ce que j'ai voulu dire et que d'autres en découvrent parfois le sens avant moi; et si je grattais tous les passages de mes écrits où il en est ainsi, tout y passerait. Une autre fois au contraire, il m'arrivera d'en saisir le sens, qui m'apparaît plus clair que le soleil en plein midi, et je m'étonne alors de mon hésitation.
CHAPITRE XI. (ORIGINAL LIV. I, CH. XI.)
Des pronostics.
Les anciens oracles avaient déjà perdu tout crédit, avant l'établissement de la religion chrétienne.—Pour ce qui est des oracles, il est certain que, depuis longtemps déjà avant la venue de Jésus-Christ, ils avaient commencé à perdre de leur crédit; car nous voyons Cicéron se mettre en peine de rechercher la cause de leur défaveur, et ces mots sont de lui: «D'où vient que de nos jours, et même depuis longtemps, Delphes ne rend plus de tels oracles? d'où vient que rien n'est si méprisé?» Quant aux autres pronostics qui se tiraient de l'anatomie des animaux offerts en sacrifice, dont l'organisation physique, d'après Platon, a été en partie déterminée par le Créateur en vue de ce genre d'observations; à ceux tirés du trépignement des poulets, du vol des oiseaux, «nous croyons qu'il est des oiseaux qui naissent exprès pour servir à l'art des augures (Cicéron)»; de la foudre, des remous de rivière, «les aruspices voient quantité de choses; les augures en prévoient beaucoup; nombre d'événements sont annoncés par les oracles, quantité par les devins, d'autres par les songes, d'autres encore par les prodiges (Cicéron)»; et autres qui, dans l'antiquité, intervenaient dans la plupart des entreprises publiques et privées, notre religion y a mis fin.
On croit encore, cependant, à certains pronostics; origine de l'art de la divination chez les Toscans, art vain et dangereux qui ne rencontre la vérité que par l'effet du hasard.—Cependant nous pratiquons encore quelques moyens de divination, notamment par les astres, les esprits, les lignes de notre corps, les songes, etc., témoignages irrécusables de la curiosité forcenée qui est en nous et fait que nous allons perdant notre temps à nous préoccuper des choses futures, comme si nous n'avions pas assez à faire avec les incidents de la vie de chaque jour: «Pourquoi, maître de l'Olympe, lorsque les pauvres mortels sont en butte à tant de maux présents, leur faire connaître encore, par de cruels présages, leurs malheurs futurs?... Si tes destins doivent s'accomplir, fais qu'ils restent cachés et nous frappent à l'improviste! qu'il nous soit permis au moins d'espérer en tremblant (Lucain)!»
«On ne gagne rien à connaître l'avenir et c'est malheureux de se tourmenter en vain (Cicéron)»; toujours est-il que la divination est de bien moins grande autorité de nos jours; voilà pourquoi l'exemple de François, marquis de Saluces, me paraît digne de remarque. Ce marquis commandait, au delà des Alpes, l'armée de François Ier; il était très bien en cour et même redevable au roi de son marquisat qui avait été confisqué à son frère. N'ayant aucune raison d'agir comme il le fit, agissant même contre ses propres affections, il se laissa néanmoins si fort impressionner, ainsi que cela a été reconnu, par les belles prophéties qu'on faisait courir de tous côtés, à l'avantage de l'empereur Charles-Quint et à notre détriment (en Italie, ces prophéties furent tellement prises au sérieux, qu'à Rome, l'agiotage s'en mêla et que, spéculant sur notre ruine, de très fortes sommes d'argent furent engagées), que le dit marquis, qui avait souvent témoigné à ses familiers son chagrin des malheurs qu'il voyait inévitablement devoir fondre sur la France et les amis qu'il y avait, nous abandonna et passa à l'ennemi; et ce, à son grand dommage, quelle qu'ait été la constellation sous l'influence de laquelle il agit. En prenant cette détermination, il se conduisit comme un homme en proie aux sentiments les plus opposés; car, disposant des villes et des forces que nous avions, l'armée ennemie sous les ordres d'Antoine de Lèves étant tout proche et personne ne le soupçonnant, il pouvait nous faire beaucoup plus de mal qu'il ne nous en fit, puisque, du fait de sa trahison, nous ne perdîmes pas un homme, pas une ville, sauf Fossano, et encore fut-elle longtemps disputée.
«Un dieu prudent nous a caché d'une nuit épaisse les événements de l'avenir, et se rit du mortel qui s'inquiète du destin plus qu'il ne doit.... Celui-là est maître de lui-même et passe heureusement la vie, qui peut dire chaque jour: «J'ai vécu». Qu'importe que demain, Jupiter obscurcisse l'air de sombres nuages ou nous donne un ciel serein; satisfaits du présent, gardons-nous de nous inquiéter de l'avenir (Horace).»
«Il en est qui raisonnent ainsi: s'il y a divination, il y a des dieux; et s'il y a des dieux, il y a divination (Cicéron)»; ceux-là ont tort qui se rangent à cet aphorisme, contraire à notre thèse. Pacuvius dit beaucoup plus sagement: «Quant à ceux qui entendent le langage des oiseaux et consultent le foie d'un animal plutôt que leur raison, je tiens qu'il vaut mieux les écouter que les croire.»
On prête l'origine suivante à cet art de la divination chez les Toscans qui y acquirent tant de célébrité: Un paysan labourait son champ; le fer de la charrue pénétrant profondément dans la terre, fit apparaître Tagès, ce demi-dieu des devins qui joint au visage d'un enfant, la prudence d'un vieillard. Chacun accourut; ses paroles et sa science, renfermant les principes et les pratiques de cet art, aussi merveilleux par ses progrès que par sa naissance, furent avidement recueillies et se transmirent de siècle en siècle. Quant à moi, pour le règlement de mes propres affaires, je préférerais m'en rapporter au sort des dés, plus qu'à l'interprétation des songes. De fait, dans tous les gouvernements, on a toujours laissé une bonne part d'autorité au hasard. Dans celui qu'il organise de toutes pièces et à son idée, Platon s'en remet à lui pour décider dans plusieurs actes importants; entre autres, il propose que les mariages entre gens de bien aient lieu par voie du sort; et il attache tant d'importance aux unions ainsi faites, qu'il veut que les enfants qui en naissent soient élevés dans le pays; ceux, au contraire, nés d'unions contractées par les mauvaises gens, seraient bannis. Toutefois si, par extraordinaire, quelqu'un de ces derniers semblait, en grandissant, devoir bien faire, on pourrait le rappeler; inversement, on aurait la possibilité d'exiler quiconque, tout d'abord conservé sur le sol natal, semblerait, en prenant de l'âge, ne pas devoir réaliser les espérances qu'on avait conçues de lui.
J'en vois qui étudient et commentent leurs almanachs, faisant ressortir l'exactitude de leurs prévisions appliquées à ce qui se passe actuellement. A force de dire, il faut bien que vérités et mensonges s'y rencontrent: «Quel est celui qui tirant à la cible toute la journée, n'atteindra pas quelquefois le but (Cicéron)?» De ce que parfois ils tombent juste, je n'en fais pas pour cela plus de cas; ils seraient de plus d'utilité, s'il était de règle que toujours ce qui arrive soit le contraire de ce qu'ils prédisent. Comme personne ne prend note de leurs erreurs, d'autant qu'elles sont en nombre infini et constituent le cas le plus ordinaire, on a beau jeu à faire valoir ceux de leurs pronostics, rares, incroyables, prodigieux, qui par hasard viennent à se réaliser. C'est le sens de la réponse que fit Diagoras, surnommé l'athée, à quelqu'un qui, dans l'île de Samothrace, lui montrant un temple où se trouvaient en quantité des ex-voto et des tableaux commémoratifs provenant de personnes échappées à des naufrages, lui disait: «Eh bien! vous qui croyez que les dieux se désintéressent des choses humaines, que dites-vous de ce grand nombre de gens sauvés par leur protection?»—«Oui, répondit-il; mais ceux qui ont péri, n'ont consacré aucun tableau, et ils sont en bien plus grand nombre.»
Cicéron dit que Xénophanes de Colophon, seul de tous les philosophes qui ont admis l'existence des dieux, s'est appliqué à combattre toutes espèces de divination; il est d'autant moins surprenant que ce soit une exception, que nous avons vu certains esprits d'élite donner parfois, à leur grand dommage, dans ces idées folles. Il est deux merveilles en ce genre, que j'aurais bien voulu voir: le livre de Joachim, abbé de la Calabre, qui prédisait tous les papes futurs, donnant leurs noms et leurs signalements; et celui de l'empereur Léon, qui prédisait tous les empereurs et tous les patriarches grecs. Mais ce que j'ai vu, vu de mes yeux, c'est dans les troubles publics, certaines personnes, étonnées de ce qui leur arrivait, se livrer à des pratiques tenant absolument de la superstition, et rechercher dans l'observation des astres, des signes précurseurs des malheurs qui leur étaient arrivés et leur en révélant les causes; et ils s'en trouvent si étrangement heureux, que je suis persuadé que c'est là un passe-temps amusant pour des esprits subtils et inoccupés, et que ceux qui ont acquis la dextérité d'esprit convenable pour découvrir et interpréter ces pronostics, seraient capables de trouver dans n'importe quel écrit tout ce qu'ils voudraient lui faire dire. Ce qui leur donne surtout beau jeu à cet égard, c'est le langage obscur, ambigu, fantastique du jargon prophétique; d'autant que ceux qui l'emploient, ont garde de s'y exprimer clairement, afin que la postérité puisse l'appliquer dans tel sens qu'il lui plaira.
Ce que pouvait bien être le démon familier de Socrates.—Le démon familier de Socrates était probablement certaines inspirations qui, en dehors de sa raison, se présentaient à lui. Dans une âme aussi pure que la sienne, tout entière à la sagesse et à la vertu, il est vraisemblable que ces inspirations, quoique hardies et peu précises, étaient toujours de grande conséquence et méritaient d'être écoutées. Chacun ressent parfois en lui-même semblable obsession d'idées, qui se produit subitement, avec force et sans cause appréciable; c'est affaire à nous de leur donner ou non de la consistance, en dépit de ce que commanderait la prudence que nous écoutons si peu; j'en ai eu de pareilles, ne pouvant raisonnablement se soutenir et cependant agissant si fort en moi, soit pour, soit contre (ce qui était un cas fréquent chez Socrates), que je me laissais entraîner quand même à les suivre; et je m'en suis si bien trouvé, que je pourrais presque les attribuer à quelque chose comme des inspirations divines.
CHAPITRE XII. (ORIGINAL LIV. I, CH. XII.)
De la constance.
En quoi consistent la résolution et la constance.—Avoir de la résolution et de la constance, ne comporte pas que nous ne nous gardions pas, autant que cela nous est possible, des maux et des inconvénients qui peuvent nous menacer, ni par conséquent d'appréhender qu'ils nous arrivent. Bien au contraire, tout moyen honnête de nous garantir d'un mal, non seulement est licite, mais louable. La constance consiste surtout à supporter avec résignation les incommodités auxquelles on ne peut apporter remède; c'est ce qui fait qu'il n'y a pas de mouvement d'agilité corporelle, ou que nous permette notre science en escrime, que nous trouvions mauvais, du moment qu'il sert à nous préserver des coups qu'on nous porte.
Il est parfois utile de céder devant l'ennemi, quand c'est pour le mieux combattre.—Chez plusieurs nations très belliqueuses la fuite était un des principaux procédés de combat, et l'ennemi, auquel elles tournaient le dos, avait alors plus à les redouter que lorsqu'elles lui faisaient face; c'est un peu ce que pratiquent encore les Turcs.—Socrates, d'après Platon, critiquait Lachès, qui définissait le courage: «Tenir ferme à sa place, quand on est aux prises avec l'ennemi.» «Quoi, disait Socrates, y a-t-il donc lâcheté à battre un ennemi, en lui cédant du terrain?» Et, à l'appui de son dire, il citait Homère qui loue dans Enée sa science à simuler une fuite. A Lachès qui, se contredisant, reconnaît que ce procédé est pratiqué par les Scythes, et en général par tous les peuples combattant à cheval, il cite encore les guerriers à pied de Lacédémone, dressés plus que tous autres à combattre de pied ferme; qui, dans la journée de Platée, ne pouvant entamer la phalange des Perses, eurent l'idée de céder et de se reporter en arrière, afin que les croyant en fuite et n'avoir plus qu'à les poursuivre, cette masse se rompît et se désagrégeât d'elle-même, stratagème qui leur procura la victoire.
Pour en revenir aux Scythes, lorsque Darius marcha contre eux avec le dessein de les subjuguer, il manda, dit-on, à leur roi force reproches, de ce qu'il se retirait toujours devant lui, refusant le combat. A quoi Indathyrsès, c'était son nom, répondit: «Que ce n'était pas parce qu'il avait peur de lui, pas plus que de tout autre homme vivant; mais que c'était la façon de combattre de sa nation, n'ayant ni terres cultivées, ni maisons, ni villes à défendre et dont ils pouvaient craindre que l'ennemi ne profitât; toutefois, s'il avait si grande hâte d'en venir aux mains, il n'avait qu'à s'approcher jusqu'au lieu de sépulture de leurs ancêtres; et que là, il trouverait à qui parler, autant qu'il voudrait.»
Chercher à se soustraire à l'effet du canon quand on est à découvert, est bien inutile par suite de la soudaineté du coup.—Devant le canon, quand il est pointé sur nous, ainsi que cela arrive dans diverses circonstances de guerre, il ne convient pas de s'émouvoir par la seule crainte du coup, d'autant que par sa soudaineté et sa vitesse, il est à peu près inévitable; aussi combien ont, pour le moins, prêté à rire à leurs compagnons, pour avoir, en pareille occurrence, levé la main ou baissé la tête pour parer ou éviter le projectile.—Et cependant, lors de l'invasion de la Provence par l'empereur Charles-Quint, le marquis du Guast, en reconnaissance devant la ville d'Arles, s'étant montré en dehors de l'abri que lui constituait un moulin à vent, à la faveur duquel il s'était approché, fut aperçu par le seigneur de Bonneval et le sénéchal d'Agénois, qui se promenaient sur le théâtre des arènes. Ils le signalèrent au sieur de Villiers, commandant de l'artillerie, qui pointa sur lui, avec tant de justesse, une couleuvrine, que si le marquis, y voyant mettre le feu, ne se fût jeté de côté, il était atteint en plein corps.—De même, quelques années auparavant, Laurent de Médicis, duc d'Urbin, père de la reine Catherine, mère de notre roi, assiégeant Mondolphe, place d'Italie située dans la région dite du Vicariat, voyant mettre le feu à une pièce dirigée contre lui, se baissa; et bien lui en prit, autrement le coup, qui lui effleura le sommet de la tête, l'atteignait sûrement à l'estomac. Pour dire vrai, je ne crois pas que ces mouvements aient été raisonnés, car comment apprécier, en chose si soudaine, si l'arme est pointée haut ou bas? Il est bien plus judicieux de croire que le hasard servit leur frayeur, et qu'en une autre circonstance ce serait au contraire aller au-devant du coup, que de chercher à l'éviter.—Je ne puis me défendre de tressaillir, quand le bruit éclatant d'une arquebusade retentit à l'improviste à mon oreille, dans un endroit où il ne me semblait pas devoir se produire; et cette même impression, je l'ai vue également éprouvée par d'autres valant mieux que moi.
Les stoïciens ne dénient pas au sage d'être, sur le premier moment, troublé par un choc inattendu; mais sa conduite ne doit pas en être influencée.—Les stoïciens ne prétendent pas que l'âme du sage tel qu'ils le conçoivent, ne puisse, de prime abord, demeurer insensible aux sensations et aux apparitions qui le surprennent. Ils admettent, comme étant un effet de notre nature, qu'elle soit impressionnée, par exemple, par un bruit considérable pouvant provenir soit du ciel, soit d'une construction qui s'écroulerait; qu'il peut en pâlir, ses traits se contracter, comme sous l'empire de toute autre émotion; mais qu'il doit conserver saine et entière sa lucidité d'esprit, et sa raison ne pas s'en ressentir, ne pas en être, en quoi que ce soit, altérée; de telle sorte qu'il ne cède de son plein consentement ni à l'effroi, ni à la douleur. Celui qui n'est point un sage, se comportera de même sur le premier point, mais bien différemment sur le second. L'impression de l'émotion ne sera pas chez lui seulement superficielle, elle pénétrera jusqu'au siège de la raison, l'infectera, la corrompra; et c'est avec cette faculté ainsi viciée, qu'il jugera ce qui lui arrive et qu'il se conduira. «Il pleure, mais son cœur demeure inébranlable (Virgile)»; tel est bien, dit nettement et en bons termes, l'état d'âme que les stoïciens veulent au sage.—A ce même sage, les Péripatéticiens ne demandent pas de demeurer insensible aux émotions qu'il éprouve, mais de les modérer.
CHAPITRE XIII. (ORIGINAL LIV. I, CH. XIII.)
Cérémonial des entrevues des rois.
Il n'est pas de sujet si futile, qui ne mérite de prendre place dans ces Essais, faits de pièces et de morceaux.
Attendre chez soi un grand personnage dont la visite est annoncée, est plus régulier que d'aller au-devant de lui, ce qui expose à le manquer.—Dans nos usages, ce serait un grave manque de courtoisie vis-à-vis d'un égal, et à plus forte raison vis-à-vis d'un grand, de ne pas nous trouver chez nous, quand il nous a prévenu qu'il doit y venir. Marguerite, reine de Navarre, ajoutait même à ce propos que pour un gentilhomme c'est une atteinte à la politesse, de quitter sa demeure, comme cela se fait le plus souvent, pour aller au-devant de la personne qui vient chez lui, quel que soit le rang de cette personne; qu'il est plus respectueux et plus poli de l'attendre chez soi pour la recevoir, ne fût-ce que par peur de la manquer en chemin et qu'il suffit de l'accompagner seulement quand elle vous quitte. M'affranchissant chez moi, le plus possible, de toute cérémonie, j'oublie souvent l'une et l'autre de ces futiles obligations; il en est qui s'en offensent, qu'y faire? Il vaut mieux que je l'offense, lui, une unique fois, que d'avoir à en souffrir moi-même tous les jours; ce deviendrait une contrainte continue. A quoi servirait d'avoir fui la servitude des cours, si elle vous suit jusque dans votre retraite?—Il est également dans les usages qu'à toute réunion, les personnes de moindre importance soient les premières rendues; comme faire attendre, est du meilleur genre pour les personnages en vue.
Dans les entrevues des souverains, on fait en sorte que celui qui a la prééminence se trouve le premier au lieu désigné.—Toutefois à l'entrevue qui eut lieu à Marseille entre le pape Clément VII et le roi François Ier, le roi, après avoir ordonné les préparatifs nécessaires, s'éloigna de la ville et laissa au pape, avant de le venir voir, deux ou trois jours pour faire son entrée et se reposer.—De même, à l'entrevue, à Bologne, de ce même pape et de l'empereur Charles-Quint, celui-ci fit en sorte que le pape y arrivât le premier, et lui-même n'y vint qu'après lui.—C'est, dit-on, le cérémonial spécial aux entrevues de tels princes, qui veut que le plus élevé en dignité, arrive le premier au lieu assigné comme rendez-vous, avant même celui dans les États duquel ce lieu se trouve situé; moyen détourné de faire que celui auquel appartient la préséance, paraisse recevoir ceux de rang moins élevé qui, de la sorte, ont l'air d'aller à lui, au lieu que ce soit lui qui vienne à eux.
Il est toujours utile de connaître les formes de la civilité, mais il faut se garder de s'en rendre esclave et de les exagérer.—Non seulement chaque pays, mais chaque ville et même chaque profession ont, sous le rapport de la civilité, leurs usages particuliers. J'y ai été assez soigneusement dressé en mon enfance, et ai assez vécu en bonne compagnie, pour ne pas ignorer ceux qui se pratiquent en France; je pourrais les enseigner aux autres. J'aime à les suivre, mais non pas avec une servilité telle que ma vie en soit entravée. Quelques-uns de ces usages sont gênants; et on ne cesse pas de faire montre de bonne éducation si, par discrétion et non par ignorance, on vient à les omettre. J'ai vu souvent des personnes manquer à la politesse, en l'exagérant au point d'en être importunes.
Au demeurant, c'est une très utile science, que celle de savoir se conduire dans le monde. Comme la grâce et la beauté, elle vous ouvre les portes de la société et de l'intimité; elle nous donne, par suite, occasion de nous instruire par ce que nous voyons faire à autrui; et ce que nous faisons nous-mêmes est mis à profit par les autres, quand cela est bon à retenir et qu'ils peuvent se l'assimiler.
CHAPITRE XIV. (ORIGINAL LIV. I, CH. XIIII.)
On est punissable, quand on s'opiniâtre à défendre
une place au delà de ce qui est raisonnable.
La vaillance a ses limites; et qui s'obstine à défendre à outrance une place trop faible, est punissable.—La vaillance a ses limites, comme toute autre vertu; ces limites outrepassées, on peut être entraîné jusqu'au crime. Cela peut devenir de la témérité, de l'obstination, de la folie, chez qui en ignore les bornes, fort malaisées, en vérité, à définir quand on approche de la limite. C'est de cette considération qu'est née, à la guerre, la coutume de punir, même de mort, ceux qui s'opiniâtrent à défendre une place qui, d'après les règles de l'art militaire, ne peut plus être défendue. Autrement, comptant sur l'impunité, il n'y a pas de bicoque qui n'arrêterait une armée.
M. le connétable de Montmorency, au siège de Pavie, ayant reçu mission de passer le Tessin et de s'établir dans le faubourg Saint-Antoine, s'en trouva empêché par une tour, située à l'extrémité du pont, à la défense de laquelle la garnison s'opiniâtra au point qu'il fallut l'enlever d'assaut; le connétable fit pendre tous ceux qui y furent pris.—Plus tard, accompagnant M. le Dauphin en campagne par delà les monts, et s'étant emparé de vive force du château de Villane, tout ce qui était dedans fut tué par les soldats exaspérés, hormis le capitaine et l'enseigne, que pour punir de la résistance qu'ils lui avaient opposée, il fit étrangler et pendre tous deux.—Le capitaine Martin du Bellay en agit de même à l'égard du capitaine de St-Bony, gouverneur de Turin, dont tous les gens avaient été massacrés, au moment même de la prise de la place.
L'appréciation du degré de résistance et de faiblesse d'une place est difficile; et l'assiégeant qui s'en rend maître, est souvent disposé à trouver que la défense a été trop prolongée.—L'appréciation du degré de résistance ou de faiblesse d'une place résulte des forces de l'assaillant et de la comparaison de ses moyens d'action; tel en effet, qui s'opiniâtre avec juste raison à résister contre deux couleuvrines, serait insensé de prétendre lutter contre trente canons; il y a aussi à considérer la grandeur que donnent à un prince, que l'on a pour adversaire, les conquêtes qu'il a déjà faites, sa réputation, le respect qu'on lui doit. Mais il y a danger à tenir par trop compte de ces dernières considérations qui, en ces mêmes termes, peuvent être de valeur bien différente; car il en est qui ont une si grande opinion d'eux-mêmes et des moyens dont ils disposent, qu'ils n'admettent pas qu'on ait la folie de leur tenir tête; et, autant que la fortune leur est favorable, ils égorgent tout ce qui leur fait résistance. Cela apparaît notamment dans les expressions en lesquelles sont conçues les sommations et défis des anciens princes de l'Orient et même de leurs successeurs; dans leur langage fier et hautain, se répètent encore aujourd'hui les injonctions les plus barbares.—Dans la région par laquelle les Portugais entamèrent la conquête des Indes, ils trouvèrent des peuples chez lesquels c'est une loi générale, d'application constante, que tout ennemi vaincu par le roi en personne, ou par son lieutenant, n'est ni admis à payer rançon, ni reçu à merci; autrement dit, est toujours mis à mort.
Comme conclusion: qui en a la possibilité, doit surtout se garder de tomber entre les mains d'un ennemi en armes, qui est victorieux et a pouvoir de décider de votre sort.
CHAPITRE XV. (ORIGINAL LIV. I, CH. XV.)
Punition à infliger aux lâches.
La lâcheté ne devrait pas être punie de mort chez un soldat, à moins qu'elle ne soit le fait de mauvais desseins.—J'ai entendu dire autrefois à un prince, très grand capitaine, qui, à table, vint à nous faire le récit du procès du seigneur de Vervins, qui fut condamné à mort pour avoir rendu Boulogne, qu'un soldat ne devrait pas être puni de mort pour un acte de lâcheté, provenant de sa pusillanimité. Je conviens qu'il est juste qu'on fasse une grande différence entre une faute due à notre faiblesse de caractère et une provenant du fait de nos mauvais sentiments. Ici, nous agissons en pleine connaissance de cause, contre ce que nous dicte la raison que la nature a mise en nous pour diriger nos actions; là, il semble que nous pouvons invoquer en notre faveur cette même nature, de laquelle nous tenons cette imperfection, cause de notre faiblesse. C'est ce raisonnement qui conduit beaucoup de gens à penser qu'on ne peut nous rendre responsable que de ce que nous faisons à l'encontre de notre conscience; c'est même sur lui que se basent en partie les personnes qui prononcent la peine capitale contre les hérétiques et les infidèles; c'est aussi pour cela que juge et avocat ne peuvent être rendus responsables lorsque, par ignorance des faits de la cause, ils ont failli à leur devoir.
Les peuples anciens et modernes ont souvent varié dans leur manière de sévir contre la poltronnerie.—Pour ce qui est de la lâcheté, il est certain que la honte et l'ignominie sont les châtiments qui lui sont le plus ordinairement infligés; le législateur Charondas passe pour avoir été le premier qui les lui ait appliqués. Avant lui, les Grecs punissaient de mort ceux qui, au combat, avaient lâché pied. Charondas se borna à ordonner que, vêtus de robes de femme, ils demeurassent pendant trois jours, exposés au milieu de la place publique; il espérait de la sorte que, cette honte rappelant leur courage, ils pourraient reparaître dans les rangs de l'armée: «Songez plutôt à faire rougir le coupable, qu'à répandre son sang (Tertullien).»—Il semble que les lois romaines punissaient également de mort ceux qui avaient pris la fuite; car Ammien Marcellin cite l'empereur Julien comme ayant condamné dix de ses soldats, qui avaient tourné le dos dans une charge contre les Parthes, à être dégradés, puis mis à mort, conformément, dit-il, aux lois anciennes. Toutefois, en d'autres circonstances, pour semblable faute, il se borna à en condamner d'autres à marcher aux bagages avec les prisonniers.—Le rude châtiment infligé par le peuple romain aux soldats échappés au désastre de Cannes, et, dans cette même guerre, contre ceux qui accompagnaient Cneius Fulvius dans sa défaite, n'alla pas jusqu'à la mort. En pareil cas, il est à craindre que la honte n'engendre le désespoir et que ceux ainsi frappés, non seulement ne se rallient pas à nous de bon cœur, mais nous deviennent même hostiles.
Du temps de nos pères, le seigneur de Franget, alors lieutenant de la compagnie de M. le Maréchal de Châtillon, mis par M. le Maréchal de Chabannes comme gouverneur de Fontarabie, en remplacement de M. du Lude, rendit cette place aux Espagnols. Il fut condamné à être dégradé de sa noblesse, tant lui que sa postérité, et déclaré roturier, taillable (soumis à l'impôt personnel), et incapable de porter les armes; cette sentence rigoureuse reçut son exécution à Lyon.—Plus tard, cette même peine fut infligée à tous les gentilshommes qui se trouvaient dans la ville de Guise, lorsque le comte de Nassau s'en empara; et depuis, à d'autres encore. Cependant, quand la faute dénote une si grossière et évidente ignorance ou lâcheté qu'elle sort de l'ordinaire, il serait rationnel de la considérer comme un acte de perversité, provenant de mauvais sentiments, et de la punir comme telle.
CHAPITRE XVI. (ORIGINAL LIV. I, CH. XVI.)
Façon de faire de quelques ambassadeurs.
Les hommes aiment à faire parade de toute science autre que celle objet de leur spécialité.—Pour toujours apprendre quelque chose dans mes relations avec autrui (ce qui est un des meilleurs moyens de s'instruire), j'ai attention, dans mes voyages, d'amener constamment les personnes avec lesquelles je m'entretiens, sur les sujets qu'elles connaissent le mieux: «Que le pilote se contente de parler des vents, le laboureur de ses taureaux, le guerrier de ses blessures et le berger de ses troupeaux (d'après Properce).» Le plus souvent, c'est le contraire qui a lieu; chacun préfère parler d'un métier autre que le sien, croyant accroître ainsi sa réputation; témoin le reproche adressé par Archidamus à Périandre, d'abandonner la gloire d'être un bon médecin, pour acquérir celle de mauvais poète.—Voyez combien César se dépense largement, pour nous faire admirer son talent à construire des ponts et autres engins de guerre; et combien relativement il s'étend peu, quand il parle de ses faits et gestes comme soldat, de sa vaillance, de la conduite de ses armées. Ses exploits témoignent hautement que c'est un grand capitaine; il veut se révéler comme excellent ingénieur, qualité qu'il possède à un bien moindre degré.—Denys l'Ancien était, à la guerre, un très bon général, ainsi qu'il convenait à sa situation; eh bien, il se tourmentait pour en arriver à ce que l'on prisât surtout en lui son talent pour la poésie, qui était fort médiocre.—Un personnage appartenant à l'ordre judiciaire, auquel ces jours-ci on faisait visiter une bibliothèque abondamment pourvue d'ouvrages, tant de droit, ce qui était sa profession, que sur toutes les autres branches des connaissances humaines, n'y trouva pas matière à conversation; mais il s'arrêta longuement à entrer dans des explications doctorales sur une barricade, * sujet auquel il ne connaissait rien, élevée près de l'entrée de cette bibliothèque, et que cent capitaines et soldats voyaient tous les jours, sans qu'elle donnât lieu à remarque ou à critique de leur part. «Le bœuf pesant voudrait porter la selle, et le cheval tirer la charrue (Horace).» En en agissant ainsi, vous ne faites jamais rien qui vaille; efforçons-nous donc de toujours ramener l'architecte, le peintre, le cordonnier et tous autres, à ce qui est le propre de leur métier.
Pour juger de la valeur d'un historien, il importe de connaître sa profession.—Et à ce propos, quand je lis des chroniques, genre que tant de gens abordent aujourd'hui, j'ai coutume de considérer tout d'abord ce qu'en sont les auteurs. Si ce sont des personnes qui ne s'occupent que de lettres, je m'attache principalement au style et au langage; si ce sont des médecins, je les crois surtout quand ils traitent de la température de l'air, de la santé, de la constitution physique des princes, des blessures et des maladies; des jurisconsultes, je porte particulièrement mon attention sur les discussions afférentes au droit, aux lois, à la confection des règlements et autres sujets analogues; des théologiens, sur les affaires de l'Église, les censures ecclésiastiques, les dispenses et les mariages; si ce sont des courtisans, sur les mœurs et les cérémonies qu'ils dépeignent; des gens de guerre, sur ce qui les touche, et principalement sur les déductions qu'ils tirent des actions auxquelles ils ont assisté; des ambassadeurs, sur les menées, les intelligences et les pratiques du ressort de la diplomatie et la manière de les conduire.
Les ambassadeurs d'un prince ne doivent rien lui cacher.—C'est ce qui m'a porté à remarquer et à lire avec intérêt le passage suivant des chroniques du seigneur de Langey, très entendu en ces sortes de choses et que j'eusse laissé passer sans m'y arrêter, s'il eût été de tout autre. Il conte les fameuses remontrances faites à Rome, par l'empereur Charles-Quint, en plein consistoire, auquel assistaient nos ambassadeurs, l'évêque de Mâcon et le seigneur de Velly. Après quelques paroles offensantes pour nous, qu'il y avait glissées entre autres que si ses capitaines, ses soldats * et ses sujets n'avaient pas plus de fidélité à leurs devoirs, ni plus de connaissances militaires que ceux du roi de France, sur l'heure, il irait, la corde au cou, lui demander miséricorde (et il y a lieu de croire que c'était bien un peu le fond de sa pensée, car depuis, deux ou trois fois dans sa vie, il a tenu le même langage); l'empereur dit aussi qu'il défiait le roi en combat singulier, en chemise, avec l'épée et le poignard, en pleine rivière, sur un bateau et de la sorte dans l'impossibilité de lâcher pied. Le seigneur de Langey termine en disant qu'en rendant compte au roi de cette séance, ses ambassadeurs lui en dissimulèrent la plus grande partie et omirent même les deux particularités qui précèdent. Or, je trouve bien étrange qu'un ambassadeur puisse se dispenser de rapporter de tels propos, dans les comptes rendus qu'il adresse à son souverain; surtout quand ils sont de telle importance, qu'ils émanent d'un personnage comme l'empereur et qu'ils ont été tenus en si grande assemblée. Il me semble que le devoir du serviteur est de reproduire fidèlement toutes choses, comme elles se sont présentées, afin que le maître ait toute liberté d'ordonner, apprécier et choisir. Lui altérer ou lui cacher la vérité, de peur qu'il ne la prenne autrement qu'il ne le doit, et que cela ne l'amène à prendre un mauvais parti, et, pour cette raison, lui laisser ignorer ce qui l'intéresse, c'est, à mon sens, intervertir les rôles; celui qui commande, le peut; celui qui obéit, ne le doit pas. Cela appartient au tuteur et au maître d'école et non à celui qui, dans sa situation *, non seulement est inférieur en autorité, mais doit aussi s'estimer tel, sous le rapport de l'expérience et de la prudence; quoi qu'il en soit, dans ma petite sphère, je ne voudrais pas être servi de cette façon.
Rien de la part des subordonnés n'est apprécié par un supérieur, comme leur obéissance pure et simple.—Nous nous soustrayons si volontiers au commandement, sous n'importe quel prétexte, usurpant les prérogatives de ceux qui ont le pouvoir; chacun aspire si naturellement à avoir les coudées franches et donner des ordres, que rien ne doit être plus utile au supérieur et plus précieux, que de trouver chez ceux qui le servent une obéissance pure et simple. Ne pas obéir entièrement à un ordre donné, le faire avec réticence, c'est manquer au commandement.—Publius Crassus, qualifié cinq fois heureux par les Romains, avait mandé à un ingénieur grec, alors que consul, lui-même était en Asie, de lui faire amener le plus grand de deux mâts de navire qu'il avait remarqués à Athènes et qu'il voulait employer à la construction d'une machine de guerre. Cet ingénieur, de par ses connaissances spéciales, prit sur lui de modifier les instructions qu'il avait reçues et amena le plus petit de ces mâts qui, dit-il, au point de vue technique, convenait mieux. Crassus écouta ses explications sans l'interrompre, puis lui fit donner quand même le fouet, estimant que l'intérêt de la discipline importait plus que le travail exécuté dans des conditions plus ou moins bonnes.
Une certaine latitude doit cependant être laissée à des ambassadeurs.—Il y a lieu toutefois d'observer qu'une semblable obéissance passive n'est à apporter qu'à l'exécution d'ordres précis, portant sur des objets nettement déterminés. Les ambassadeurs ont plus de latitude, et, sur certains points, peuvent en agir entièrement comme bon leur semble; parce que leur mission n'est pas simplement d'exécuter, mais encore d'éclairer et de fixer par leurs conseils la volonté du maître. J'ai vu, en mon temps, des personnes investies du commandement, auxquelles il a été fait reproche d'avoir obéi à la lettre même d'instructions émanant du roi, au lieu de s'inspirer de l'état de choses qu'ils pouvaient constater par eux-mêmes. C'est ainsi que * les hommes de jugement condamnent les errements des rois de Perse, tenant de si court leurs agents et leurs lieutenants, que, pour les moindres choses, il leur fallait recourir à l'autorité royale; ce qui, étant donnée l'immense étendue de leur empire, occasionnait des pertes de temps qui furent souvent, pour les affaires, cause de préjudice sérieux. Quant à Crassus, écrivant à un homme du métier et lui donnant avis de l'usage auquel il destinait le mât qu'il lui demandait, ne l'incitait-il pas à examiner l'affaire avec lui et ne le conviait-il pas à agir suivant ce qu'il croirait convenir?