Essais de Montaigne (self-édition) - Volume I
Le Pape Iulle second, ayant enuoyé vn Ambassadeur vers le Roy
d'Angleterre, pour l'animer contre le Roy François, l'Ambassadeur
ayant esté ouy sur sa charge, et le Roy d'Angleterre s'estant arresté
en sa response, aux difficultez qu'il trouuoit à dresser les
preparatifs qu'il faudroit pour combattre vn Roy si puissant, et en
alleguant quelques raisons: l'Ambassadeur repliqua mal à propos,
qu'il les auoit aussi considerées de sa part, et les auoit bien dictes
au Pape. De cette parole si esloignée de sa proposition, qui estoit
de le pousser incontinent à la guerre, le Roy d'Angleterre print le
premier argument de ce qu'il trouua depuis par effect, que cet
Ambassadeur, de son intention particuliere pendoit du costé de
France, et en ayant aduerty son maistre, ses biens furent confisquez,
et ne tint à guere qu'il n'en perdist la vie.

CHAPITRE X.    (TRADUCTION LIV. I, CH. X.)
Du parler prompt ou tardif.

ONC ne furent à tous toutes graces données.

Aussi voyons nous qu'au don d'eloquence, les vns ont la facilité
et la promptitude, et ce qu'on dit, le boutehors si aisé, qu'à chasque1
bout de champ ils sont prests: les autres plus tardifs ne parlent
iamais rien qu'elabouré et premedité.   Comme on donne des regles
aux dames de prendre les ieux et les exercices du corps, selon l'auantage
de ce qu'elles ont le plus beau. Si i'auois à conseiller de
mesmes, en ces deux diuers aduantages de l'eloquence, de laquelle
il semble en nostre siecle, que les Prescheurs et les Aduocats facent
principalle profession, le tardif seroit mieux Prescheur, ce me semble,
et l'autre mieux Aduocat: par ce que la charge de celuy-là luy
donne autant qu'il luy plaist de loisir pour se preparer; et puis sa
carriere se passe d'vn fil et d'vne suite, sans interruption: là où2
les commoditez de l'Aduocat le pressent à toute heure de se mettre
en lice: et les responces improuueuës de sa partie aduerse, le reiettent
de son branle, où il luy faut sur le champ prendre nouueau
party.   Si est-ce qu'à l'entreueuë du Pape Clement et du Roy François
à Marseille, il aduint tout au rebours, que Monsieur Poyet,
homme toute sa vie nourry au barreau, en grande reputation, ayant
charge de faire la harangue au Pape, et l'ayant de longue main
pourpensee, voire, à ce qu'on dict, apportée de Paris toute preste,
le iour mesme qu'elle deuoit estre prononcée, le Pape se craignant
qu'on luy tinst propos qui peust offenser les Ambassadeurs des3
autres Princes qui estoyent autour de luy, manda au Roy l'argument
qui luy sembloit estre le plus propre au temps et au lieu,
mais de fortune, tout autre que celuy, sur lequel Monsieur Poyet
s'estoit trauaillé: de façon que sa harengue demeuroit inutile, et
luy en falloit promptement refaire vne autre. Mais s'en sentant
incapable, il fallut que Monsieur le Cardinal du Bellay en prinst
la charge. La part de l'Aduocat est plus difficile que celle du Prescheur:
et nous trouuons pourtant ce m'est aduis plus de passables
Aduocats que Prescheurs, au moins en France. Il semble que
ce soit plus le propre de l'esprit, d'auoir son operation prompte
et soudaine, et plus le propre du iugement, de l'auoir lente et posée.
Mais qui demeure du tout muet, s'il n'a loisir de se preparer, et1
celuy aussi, à qui le loisir ne donne aduantage de mieux dire, ils
sont en pareil degré d'estrangeté.   On recite de Seuerus Cassius,
qu'il disoit mieux sans y auoir pensé: qu'il deuoit plus à la fortune
qu'à sa diligence; qu'il luy venoit à proufit d'estre troublé
en parlant: et que ses aduersaires craignoyent de le picquer, de
peur que la colere ne luy fist redoubler son eloquence. Ie cognois
par experience cette condition de nature, qui ne peut soustenir
vne vehemente premeditation et laborieuse: si elle ne va gayement
et librement, elle ne va rien qui vaille. Nous disons d'aucuns
ouurages qu'ils puent à l'huyle et à la lampe, pour certaine aspreté2
et rudesse, que le trauail imprime en ceux où il a grande part.
Mais outre cela, la solicitude de bien faire, et cette contention de
l'ame trop bandée et trop tendue à son entreprise, la rompt et
l'empesche, ainsi qu'il aduient à l'eau, qui par force de se presser
de sa violence et abondance, ne peut trouuer yssue en vn goulet
ouuert. En cette condition de nature, dequoy ie parle, il y a
quant et quant aussi cela, qu'elle demande à estre non pas esbranlée
et picquée par ces passions fortes, comme la colere de
Cassius, car ce mouuement seroit trop aspre: elle veut estre non
pas secoüée, mais sollicitée: elle veut estre eschauffée et resueillée3
par les occasions estrangeres, presentes et fortuites. Si elle va toute
seule, elle ne fait que trainer et languir: l'agitation est sa vie et
sa grace.   Ie ne me tiens pas bien en ma possession et disposition:
le hazard y a plus de droit que moy: l'occasion, la compaignie,
le branle mesme de ma voix, tire plus de mon esprit, que ie n'y
trouue lors que ie le sonde et employe à part moy. Ainsi les
paroles en valent mieux que les escrits, s'il y peut auoir chois
où il n'y a point de prix. Cecy m'aduient aussi, que ie ne me
trouue pas où ie me cherche: et me trouue plus par rencontre,
que par l'inquisition de mon iugement. I'auray eslancé quelque
subtilité en escriuant. I'entens bien, mornée pour vn autre, affilée
pour moy. Laissons toutes ces honnestetez. Cela se dit par chacun
selon sa force. Ie l'ay si bien perdue que ie ne sçay ce que i'ay
voulu dire: et l'a l'estranger descouuerte par fois auant moy. Si ie
portoy le rasoir par tout où cela m'aduient, ie me desferoy tout. Le
rencontre m'en offrira le iour quelque autre fois, plus apparent
que celuy du midy: et me fera estonner de ma hesitation.

CHAPITRE XI.    (TRADUCTION LIV. I, CH. XI.)
Des prognostications.

QVANT aux oracles, il est certain que bonne piece auant la venue1
de Iesus Christ, ils auoyent commencé à perdre leur credit: car
nous voyons que Cicero se met en peine de trouuer la cause de
leur defaillance. Et ces mots sont à luy: Cur isto modo iam oracula
Delphis non eduntur, non modò nostra ætate, sed iamdiu, vt nihil
possit esse contemptius? Mais quant aux autres prognostiques, qui se
tiroyent de l'anatomie des bestes aux sacrifices, ausquels Platon attribue
en partie la constitution naturelle des membres internes
d'icelles, du trepignement des poulets, du vol des oyseaux, Aues
quasdam rerum augurandarum causa natas esse putamus, des fouldres,
du tournoyement des riuieres, Multa cernunt aruspices: multa2
augures prouident: multa oraculis declarantur: multa vaticinationibus:
multa somniis: multa portentis, et autres sur lesquels l'ancienneté
appuyoit la pluspart des entreprises, tant publicques que
priuées; nostre Religion les a abolies.   Et encore qu'il reste entre
nous quelques moyens de diuination és astres, és esprits, és figures
du corps, és songes, et ailleurs: notable exemple de la forcenée
curiosité de nostre nature, s'amusant à preoccuper les choses futures,
comme si elle n'auoit pas assez affaire à digerer les presentes:

cur hanc tibi rector Olympi
Sollicitis visum mortalibus addere curam,
Noscant venturas vt dira per omina clades?
Sit subitum quodcunque paras, sit cæca futuri
Mens hominum fati, liceat sperare timenti:
Ne vtile quidem est scire quid futurum sit: Miserum est enim nihil
proficientem angi: si est-ce qu'elle est de beaucoup moindre auctorité.
Voylà pourquoy l'exemple de François Marquis de Sallusse
m'a semblé remerquable: car Lieutenant du Roy François en son
armée delà les monts, infiniment fauorisé de nostre cour, et obligé1
au Roy du Marquisat mesmes, qui auoit esté confisqué de son frere:
au reste ne se presentant occasion de le faire, son affection mesme
y contredisant, se laissa si fort espouuanter, comme il a esté adueré,
aux belles prognostications qu'on faisoit lors courir de tous costez
à l'aduantage de l'Empereur Charles cinquiesme, et à nostre desauantage
(mesmes en Italie, où ces folles propheties auoyent
trouué tant de place, qu'à Rome fut baillée grande somme d'argent
au change, pour cette opinion de nostre ruine) qu'apres s'estre
souuent condolu à ses priuez, des maux qu'il voyoit ineuitablement
preparez à la couronne de France, et aux amis qu'il y auoit, se2
reuolta, et changea de party: à son grand dommage pourtant,
quelque constellation qu'il y eust. Mais il s'y conduisit en homme
combatu de diuerses passions: car ayant et villes et forces en sa
main, l'armee ennemie soubs Antoine de Leue à trois pas de luy, et
nous sans soupçon de son faict, il estoit en luy de faire pis qu'il ne
fit. Car pour sa trahison nous ne perdismes ny homme, ny ville que
Fossan: encore apres l'auoir long temps contestee.

Prudens futuri temporis exitum
Caliginosa nocte premit Deus,
Ridétque si mortalis vltra3
Fas trepidat.
Ille potens sui
Lætúsque deget, cui licet in diem
Dixisse, vixi; cras vel atra
Nube polum pater occupato,
Vel sole puro.

Lætus in præsens animus, quod vltra est,
Oderit curare.
Et ceux qui croyent ce mot au contraire, le croyent à tort. Ista
sic reciprocantur, vt et si diuinatio sit, dij sint: et si dij sint, sit4
diuinatio. Beaucoup plus sagement Pacuuius,

Nam istis qui linguam auium intelligunt,
Plúsque ex alieno iecore sapiunt, quàm ex suo,
Magis audiendum quàm auscultandum censeo.
Cette tant celebree art de deuiner des Toscans nasquit ainsin. Vn
laboureur perçant de son coultre profondement la terre, en veid
sourdre Tages demi-dieu, d'vn visage enfantin, mais de senile prudence.
Chacun y accourut, et furent ses paroles et science recueillie
et conseruee à plusieurs siecles, contenant les principes et moyens
de cette art. Naissance conforme à son progrez. I'aymerois bien
mieux regler mes affaires par le sort des dez que par ces songes.
Et de vray en toutes republiques on a tousiours laissé bonne part
d'auctorité au sort. Platon en la police qu'il forge à discretion, luy
attribue la decision de plusieurs effects d'importance, et veut entre
autres choses, que les mariages se facent par sort entre les bons.
Et donne si grand poids à cette election fortuite, que les enfans qui
en naissent, il ordonne qu'ils soyent nourris au païs: ceux qui naissent
des mauuais, en soyent mis hors: toutesfois si quelqu'vn de
ces bannis venoit par cas d'aduenture à montrer en croissant1
quelque bonne esperance de soy, qu'on le puisse rappeller, et exiler
aussi celuy d'entre les retenus, qui montrera peu d'esperance de son
adolescence.   I'en voy qui estudient et glosent leurs Almanacs, et
nous en alleguent l'authorité aux choses qui se passent. A tant dire,
il faut qu'ils dient et la verité et le mensonge. Quis est enim, qui
totum diem iaculans, non aliquando conlineet? Ie ne les estime de
rien mieux, pour les voir tomber en quelque rencontre. Ce seroit
plus de certitude s'il y auoit regle et verité à mentir tousiours. Ioint
que personne ne tient registre de leurs mescontes, d'autant qu'ils
sont ordinaires et infinis: et fait-on valoir leurs diuinations de ce2
qu'elles sont rares, incroiables, et prodigieuses. Ainsi respondit
Diagoras, qui fut surnommé l'Athee, estant en la Samothrace, à
celuy qui en luy montrant au Temple force vœuz et tableaux de
ceux qui auoyent eschapé le naufrage, luy dit: Et bien vous, qui
pensez que les Dieux mettent à nonchaloir les choses humaines, que
dittes vous de tant d'hommes sauuez par leur grace? Il se fait ainsi,
respondit-il: ceux là ne sont pas peints qui sont demeurez noyez,
en bien plus grand nombre.   Cicero dit, que le seul Xenophanes
Colophonien entre tous les Philosophes, qui ont aduoué les Dieux, a
essayé de desraciner toute sorte de diuination. D'autant est-il moins3
de merueille, si nous auons veu par fois à leur dommage, aucunes
de nos ames principesques s'arrester à ces vanitez. Ie voudrois bien
auoir reconnu de mes yeux ces deux merueilles, du liure de Ioachim
Abbé Calabrois, qui predisoit tous les Papes futurs; leurs
noms et formes; et celuy de Leon l'Empereur qui predisoit les Empereurs
et Patriarches de Grece. Cecy ay-ie reconnu de mes yeux,
qu'és confusions publiques, les hommes estonnez de leur fortune,
se vont reiettant, comme à toute superstition, à rechercher au ciel
les causes et menaces anciennes de leur malheur: et y sont si estrangement
heureux de mon temps, qu'ils m'ont persuadé, qu'ainsi
que c'est vn amusement d'esprits aiguz et oisifs, ceux qui sont
duicts à ceste subtilité de les replier et desnouër, seroyent en tous
escrits capables de trouuer tout ce qu'ils y demandent. Mais sur
tout leur preste beau ieu, le parler obscur, ambigu et fantastique
du iargon prophetique, auquel leurs autheurs ne donnent aucun
sens clair, afin que la posterité y en puisse appliquer de tel qu'il
luy plaira.   Le demon de Socrates estoit à l'aduanture certaine1
impulsion de volonté, qui se presentoit à luy sans le conseil de son
discours. En vne ame bien espuree, comme la sienne, et preparee
par continu exercice de sagesse et de vertu, il est vray-semblable
que ces inclinations, quoy que temeraires et indigestes, estoyent
tousiours importantes et dignes d'estre suiuies. Chacun sent en soy
quelque image de telles agitations d'vne opinion prompte, vehemente
et fortuite. C'est à moy de leur donner quelque authorité,
qui en donne si peu à nostre prudence. Et en ay eu de pareillement
foibles en raison, et violentes en persuasion, ou en dissuasion,
qui estoit plus ordinaire à Socrates, ausquelles ie me2
laissay emporter si vtilement et heureusement, qu'elles pourroyent
estre iugees tenir quelque chose d'inspiration diuine.

CHAPITRE XII.    (TRADUCTION LIV. I, CH. XII.)
De la constance.

LA loy de la resolution et de la constance ne porte pas que nous
ne nous deuions couurir, autant qu'il est en nostre puissance,
des maux et inconueniens qui nous menassent, ny par consequent
d'auoir peur qu'ils nous surpreignent. Au rebours, tous moyens
honnestes de se garentir des maux, sont non seulement permis,
mais louables. Et le ieu de la constance se iouë principalement à
porter de pied ferme, les inconueniens où il n'y a point de remede.
De maniere qu'il n'y a soupplesse de corps, ny mouuement aux armes3
de main, que nous trouuions mauuais, s'il sert à nous garantir du
coup qu'on nous rue.   Plusieurs nations tresbelliqueuses se seruoyent
en leurs faits d'armes, de la fuite, pour aduantage principal,
et montroyent le dos à l'ennemy plus dangereusement que leur
visage. Les Turcs en retiennent quelque chose. Et Socrates en Platon
se mocque de Laches, qui auoit definy la fortitude, se tenir
ferme en son reng contre les ennemis. Quoy, feit-il, seroit ce donc
lascheté de les battre en leur faisant place? Et luy allegue Homere,
qui louë en Æneas la science de fuir. Et par ce que Laches se
r'aduisant, aduouë cet vsage aux Scythes, et en fin generallement
à tous gens de cheual: il luy allegue encore l'exemple des gens de
pied Lacedemoniens (nation sur toutes duitte à combatre de pied1
ferme) qui en la iournee de Platees, ne pouuant ouurir la phalange
Persienne, s'aduiserent de s'escarter et sier arriere: pour, par
l'opinion de leur fuitte, faire rompre et dissoudre cette masse, en
les poursuiuant. Par où ils se donnerent la victoire.   Touchant les
Scythes, on dit d'eux, quand Darius alla pour les subiuger, qu'il
manda à leur Roy force reproches, pour le voir tousiours reculant
deuant luy, et gauchissant la meslee. A quoy Indathyrsez, car
ainsi se nommoit-il, fit responce, que ce n'estoit pour auoir peur de
luy, ny d'homme viuant: mais que c'estoit la façon de marcher
de sa nation: n'ayant ny terre cultiuee, ny ville, ny maison à deffendre,2
et à craindre que l'ennemy en peust faire profit. Mais s'il
auoit si grand faim d'en manger, qu'il approchast pour voir le lieu
de leurs anciennes sepultures, et que là il trouueroit à qui parler
tout son saoul.   Toutes-fois aux canonnades, depuis qu'on leur est
planté en butte, comme les occasions de la guerre portent souuent,
il est messeant de s'esbranler pour la menace du coup: d'autant
que par sa violence et vitesse nous le tenons ineuitable: et en y
a meint vn qui pour auoir ou haussé la main, ou baissé la teste, en
a pour le moins appresté à rire à ses compagnons. Si est-ce qu'au
voyage que l'Empereur Charles cinquiesme fit contre nous en3
Prouence, le Marquis de Guast estant allé recognoistre la ville
d'Arle, et s'estant ietté hors du couuert d'vn moulin à vent, à la
faueur duquel il s'estoit approché, fut apperceu par les Seigneurs
de Bonneual et Seneschal d'Agenois, qui se promenoyent sus le
theatre aux arenes: lesquels l'ayant montré au Seigneur de Villiers
Commissaire de l'artillerie, il braqua si à propos vne couleurine,
que sans ce que ledict Marquis voyant mettre le feu se lança à
quartier, il fut tenu qu'il en auoit dans le corps. Et de mesmes
quelques annees auparavant, Laurent de Medicis, Duc d'Vrbin,
pere de la Royne, mere du Roy, assiegeant Mondolphe, place
d'Italie, aux terres qu'on nomme du Vicariat, voyant mettre le feu
à vne piece qui le regardoit, bien luy seruit de faire la cane: car
autrement le coup, qui ne luy rasa que le dessus de la teste, luy
donnoit sans doute dans l'estomach. Pour en dire le vray, ie ne
croy pas que ces mouuements se fissent auecques discours: car
quel iugement pouuez-vous faire de la mire haute ou basse en
chose si soudaine? et est bien plus aisé à croire, que la fortune
fauorisa leur frayeur: et que ce seroit moyen vne autre fois aussi
bien pour se ietter dans le coup, que pour l'euiter. Ie ne me puis1
deffendre si le bruit esclatant d'vne harquebusade vient à me fraper
les oreilles à l'improuueu, en lieu où ie ne le deusse pas attendre,
que ie n'en tressaille: ce que i'ay veu encores aduenir à d'autres
qui valent mieux que moy.   Ny n'entendent les Stoiciens, que l'ame
de leur sage puisse resister aux premieres visions et fantaisies qui
luy suruiennent: ains comme à vne subiection naturelle consentent
qu'il cede au grand bruit du ciel, ou d'vne ruine, pour exemple,
iusques à la palleur et contraction: ainsin aux autres passions,
pourueu que son opinion demeure sauue et entiere, et que l'assiette
de son discours n'en souffre atteinte ny alteration quelconque, et2
qu'il ne preste nul consentement à son effroy et souffrance. De
celuy, qui n'est pas sage, il en va de mesmes en la premiere
partie, mais tout autrement en la seconde. Car l'impression des
passions ne demeure pas en luy superficielle: ains va penetrant
iusques au siege de sa raison, l'infectant et la corrompant. Il
iuge selon icelles, et s'y conforme. Voyez bien disertement et plainement
l'estat du sage Stoique:

Mens immota manet, lacrymæ voluuntur inanes.

Le sage Peripateticien ne s'exempte pas des perturbations, mais il
les modere.3

CHAPITRE XIII.    (TRADUCTION LIV. I, CH. XIII.)
Ceremonie de l'entreueuë des rois.

IL n'est subiect si vain, qui ne merite vn rang en cette rapsodie.
A nos regles communes, ce seroit vne notable discourtoisie et à
l'endroit d'vn pareil, et plus à l'endroit d'vn grand, de faillir à vous
trouuer chez vous, quand il vous auroit aduerty d'y deuoir venir:
Voire adioustoit la Royne de Nauarre Marguerite à ce propos, que
c'estoit inciuilité à vn Gentil-homme de partir de sa maison, comme
il se faict le plus souuent, pour aller au deuant de celuy qui le vient
trouuer, pour grand qu'il soit: et qu'il est plus respectueux et ciuil
de l'attendre, pour le receuoir, ne fust que de peur de faillir sa
route: et qu'il suffit de l'accompagner à son partement. Pour moy1
i'oublie souuent l'vn et l'autre de ces vains offices: comme ie retranche
en ma maison autant que ie puis de la cerimonie. Quelqu'vn
s'en offence: qu'y ferois-ie? Il vaut mieux que ie l'offence pour vne
fois, que moy tous les iours: ce seroit vne subiection continuelle.
A quoy faire fuit-on la seruitude des cours, si on l'entraine iusques
en sa taniere? C'est aussi vne regle commune en toutes assemblees,
qu'il touche aux moindres de se trouuer les premiers à l'assignation,
d'autant qu'il est mieux deu aux plus apparans de se faire attendre.
   Toutesfois à l'entreueuë qui se dressa du Pape Clement, et
du Roy François à Marseille, le Roy y ayant ordonné les apprests2
necessaires, s'esloigna de la ville, et donna loisir au Pape de deux ou
trois iours pour son entree et refreschissement, auant qu'il le vinst
trouuer. Et de mesmes à l'entree aussi du Pape et de l'Empereur à
Bouloigne, l'Empereur donna moyen au Pape d'y estre le premier et
y suruint apres luy. C'est, disent-ils, vne cerimonie ordinaire aux
abouchemens de tels Princes, que le plus grand soit auant les autres
au lieu assigné, voire auant celuy chez qui se fait l'assemblee:
et le prennent de ce biais, que c'est afin que cette apparence tesmoigne,
que c'est le plus grand que les moindres vont trouuer, et
le recherchent, non pas luy eux.   Non seulement chasque païs,3
mais chasque cité et chasque vacation a sa ciuilité particuliere. I'y
ay esté assez soigneusement dressé en mon enfance, et ay vescu en
assez bonne compaignie, pour n'ignorer pas les loix de la nostre
Françoise: et en tiendrois eschole. I'aime à les ensuiure, mais non
pas si couardement, que ma vie en demeure contraincte. Elles ont
quelques formes penibles, lesquelles pourueu qu'on oublie par discretion,
non par erreur, on n'en a pas moins de grace. I'ay veu
souuent des hommes inciuils par trop de ciuilité, et importuns de
courtoisie.   C'est au demeurant vne tres-vtile science que la
science de l'entregent. Elle est, comme la grace et la beauté, conciliatrice1
des premiers abords de la societé et familiarité: et par
consequent nous ouure la porte à nous instruire par les exemples
d'autruy, et à exploitter et produire nostre exemple, s'il a quelque
chose d'instruisant et communicable.

CHAPITRE XIIII.    (TRADUCTION LIV. I, CH. XIV.)
On est puny pour s'opiniastrer en vne place
sans raison.

LA vaillance a ses limites, comme les autres vertus: lesquels franchis,
on se trouue dans le train du vice: en maniere que par
chez elle on se peut rendre à la temerité, obstination et folie, qui
n'en sçait bien les bornes, malaisez en verité à choisir sur leurs
confins. De cette consideration est nee la coustume que nous auons
aux guerres, de punir, voire de mort, ceux qui s'opiniastrent à defendre2
vne place, qui par les regles militaires ne peut estre soustenue.
Autrement soubs l'esperance de l'impunité il n'y auroit
poullier qui n'arrestast vne armee.   Monsieur le Connestable de
Mommorency au siege de Pauie, ayant esté commis pour passer
le Tesin, et se loger aux fauxbourgs S. Antoine, estant empesché
d'vne tour au bout du pont, qui s'opiniastra iusques à se faire
batre, feit pendre tout ce qui estoit dedans: et encore depuis
accompagnant Monsieur le Dauphin au voyage delà les monts,
ayant prins par force le Chasteau de Villane, et tout ce qui estoit
dedans ayant esté mis en pieces par la furie des soldats, horsmis3
le Capitaine et l'enseigne, il les fit pendre et estrangler pour
cette mesme raison: comme fit aussi le Capitaine Martin du Bellay
lors Gouuerneur de Turin, en cette mesme contree, le Capitaine
de S. Bony: le reste de ses gens ayant esté massacré à la prinse
de la place.   Mais d'autant que le iugement de la valeur et foiblesse
du lieu, se prend par l'estimation et contrepois des forces
qui l'assaillent (car tel s'opiniastreroit iustement contre deux couleurines,
qui feroit l'enragé d'attendre trente canons) ou se met
encore en conte la grandeur du Prince conquerant, sa reputation,
le respect qu'on luy doit: il y a danger qu'on presse vn peu la1
balance de ce costé là. Et en aduient par ces mesmes termes,
que tels ont si grande opinion d'eux et de leurs moyens, que ne
leur semblant raisonnable qu'il y ait rien digne de leur faire teste,
ilz passent le cousteau par tout où ils trouuent resistance, autant
que fortune leur dure: comme il se voit par les formes de sommation
et deffi, que les Princes d'Orient et leurs successeurs, qui
sont encores, ont en vsage, fiere, hautaine et pleine d'vn commandement
barbaresque. Et au quartier par où les Portugaiz escornerent
les Indes, ils trouuerent des estats auec cette loy vniuerselle
et inuiolable, que tout ennemy vaincu par le Roy en presence, ou2
par son Lieutenant est hors de composition de rançon et de mercy.
Ainsi sur tout il se faut garder qui peut, de tomber entre les
mains d'vn Iuge ennemy, victorieux et armé.

CHAPITRE XV.    (TRADUCTION LIV. I, CH. XV.)
De la punition de la couardise.

I'OVY autrefois tenir à vn Prince, et tresgrand Capitaine, que
pour lascheté de cœur vn soldat ne pouuoit estre condamné à
mort: luy estant à table fait recit du proces du Seigneur de Veruins,
qui fut condamné à mort pour auoir rendu Bouloigne. A la
verité c'est raison qu'on face grande difference entre les fautes qui
viennent de nostre foiblesse, et celles qui viennent de nostre malice.
Car en celles icy nous nous sommes bandez à nostre escient
contre les regles de la raison, que nature a empreintes en nous: et
en celles là, il semble que nous puissions appeller à garant cette
mesme nature pour nous auoir laissé en telle imperfection et deffaillance.
De maniere que prou de gens ont pensé qu'on ne se
pouuoit prendre à nous, que de ce que nous faisons contre nostre
conscience: et sur cette regle est en partie fondee l'opinion de
ceux qui condamnent les punitions capitales aux heretiques et mescreans:1
et celle qui establit qu'vn Aduocat et vn Iuge ne puissent
estre tenuz de ce que par ignorance ils ont failly en leur charge.
Mais quant à la coüardise, il est certain que la plus commune
façon est de la chastier par honte et ignominie. Et tient-on que
cette regle a esté premierement mise en vsage par le legislateur
Charondas: et qu'auant luy les loix de Grece punissoyent de mort
ceux qui s'en estoyent fuis d'vne bataille: là où il ordonna seulement
qu'ils fussent par trois iours assis emmy la place publicque,
vestus de robe de femme: esperant encores s'en pouuoir seruir,
leur ayant fait reuenir le courage par cette honte. Suffundere malis2
hominis sanguinem quàm effundere. Il semble aussi que les loix
Romaines punissoyent anciennement de mort, ceux qui auoyent
fuy. Car Ammianus Marcellinus dit que l'Empereur Iulien condemna
dix de ses soldats, qui auoyent tourné le dos à vne charge
contre les Parthes, à estre degradez, et apres à souffrir mort,
suyuant, dit-il, les loix anciennes. Toutes-fois ailleurs pour vne
pareille faute il en condemne d'autres, seulement à se tenir parmy
les prisonniers sous l'enseigne du bagage. L'aspre chastiement du
peuple Romain contre les soldats eschapez de Cannes, et en cette
mesme guerre, contre ceux qui accompaignerent Cn. Fuluius en sa3
deffaitte, ne vint pas à la mort. Si est-il à craindre que la honte les
desespere, et les rende non froids amis seulement, mais ennemis.
Du temps de nos Peres le Seigneur de Franget, iadis Lieutenant
de la compaignie de Monsieur le Mareschal de Chastillon, ayant par
Monsieur le Mareschal de Chabannes esté mis Gouuerneur de Fontarabie
au lieu de Monsieur du Lude, et l'ayant rendue aux Espagnols,
fut condamné à estre degradé de noblesse, et tant luy que
sa posterité declaré roturier, taillable et incapable de porter armes:
et fut cette rude sentence executee à Lyon. Depuis souffrirent
pareille punition tous les Gentils-hommes qui se trouuerent dans4
Guyse, lors que le Comte de Nansau y entra: et autres encore depuis.
Toutesfois quand il y auroit vne si grossiere et apparante ou
ignorance ou couardise, qu'elle surpassast toutes les ordinaires, ce
seroit raison de la prendre pour suffisante preuue de meschanceté
et de malice, et de la chastier pour telle.

CHAPITRE XVI.    (TRADUCTION LIV. I, CH. XVI.)
Vn traict de quelques ambassadeurs.

I'OBSERVE en mes voyages cette practique, pour apprendre tousiours
quelque chose, par la communication d'autruy, qui est vne
des plus belles escholes qui puisse estre, de ramener tousiours ceux,
auec qui ie confere, aux propos des choses qu'ils sçauent le mieux.

Basti al nocchiero ragionar de' venti,
Al bifolco dei tori, et le sue piaghe1
Conti 'l guerrier, conti 'l pastor gli armenti.

Car il aduient le plus souuent au contraire, que chacun choisit
plustost à discourir du mestier d'vn autre que du sien: estimant
que c'est autant de nouuelle reputation acquise: tesmoing le reproche
qu'Archidamus feit à Periander, qu'il quittoit la gloire d'vn
bon Medecin, pour acquerir celle de mauuais Poëte. Voyez combien
Cesar se desploye largement à nous faire entendre ses inuentions à
bastir ponts et engins: et combien au prix il va se serrant, où il
parle des offices de sa profession, de sa vaillance, et conduite de sa
milice. Ses exploicts le verifient assez Capitaine excellent: il se veut2
faire cognoistre excellent Ingenieur; qualité aucunement estrangere.
Le vieil Dionysius estoit tres grand chef de guerre, comme il
conuenoit à sa fortune: mais il se trauailloit à donner principale
recommendation de soy, par la poësie: et si n'y sçauoit guere. Vn
homme de vacation iuridique, mené ces iours passez voir vne
estude fournie de toutes sortes de liures de son mestier, et de tout
autre mestier, n'y trouua nulle occasion de s'entretenir: mais il
s'arresta à gloser rudement et magistralement vne barricade logee
sur la vis de l'estude, que cent Capitaines et soldats recognoissent
tous les iours, sans remerque et sans offense.3

Optat ephippia bos piger, optat arare caballus.

Par ce train vous ne faictes iamais rien qui vaille. Ainsin, il faut
trauailler de reietter tousiours l'architecte, le peintre, le cordonnier,
et ainsi du reste chacun à son gibier.   Et à ce propos, à la lecture
des histoires, qui est le subiet de toutes gens, i'ay accoustumé
de considerer qui en sont les escriuains: si ce sont personnes, qui
ne facent autre profession que de lettres, i'en apren principalement
le stile et le langage: si ce sont Medecins, ie les croy plus volontiers
en ce qu'ils nous disent de la temperature de l'air, de la santé et
complexion des Princes, des blessures et maladies: si Iurisconsultes,
il en faut prendre les controuerses des droicts, les loix,
l'establissement des polices, et choses pareilles: si Theologiens, les
affaires de l'Eglise, censures Ecclesiastiques, dispences et mariages:1
si courtisans, les meurs et les cerimonies: si gens de guerre, ce
qui est de leur charge, et principalement les deductions des exploits
où ils se sont trouuez en personne: si Ambassadeurs, les menees,
intelligences, et praticques, et maniere de les conduire.   A cette
cause, ce que i'eusse passé à vn autre, sans m'y arrester, ie l'ay
poisé et remarqué en l'histoire du Seigneur de Langey, tres entendu
en telles choses. C'est qu'apres auoir conté ces belles remonstrances
de l'Empereur Charles cinquiesme, faictes au consistoire à Rome,
present l'Euesque de Macon, et le Seigneur du Velly nos Ambassadeurs,
où il auoit meslé plusieurs parolles outrageuses contre nous;2
et entre autres, que si ses Capitaines et soldats n'estoient d'autre
fidelité et suffisance en l'art militaire, que ceux du Roy, tout sur
l'heure il s'attacheroit la corde au col, pour luy aller demander misericorde.
Et de cecy il semble qu'il en creust quelque chose: car
deux ou trois fois en sa vie depuis il luy aduint de redire ces mesmes
mots. Aussi qu'il défia le Roy de le combatre en chemise auec l'espee
et le poignard, dans vn batteau. Ledit Seigneur de Langey
suiuant son histoire, adiouste que lesdicts Ambassadeurs faisans vne
despesche au Roy de ces choses, luy en dissimulerent la plus grande
partie, mesmes luy celerent les deux articles precedens. Or i'ay3
trouué bien estrange, qu'il fust en la puissance d'vn Ambassadeur
de dispenser sur les aduertissemens qu'il doit faire à son maistre,
mesme de telle consequence, venant de telle personne, et dits en si
grand'assemblee. Et m'eust semblé l'office du seruiteur estre, de fidelement
representer les choses en leur entier, comme elles sont
aduenuës: afin que la liberté d'ordonner, iuger, et choisir demeurast
au maistre. Car de luy alterer ou cacher la verité, de peur qu'il
ne la preigne autrement qu'il ne doit, et que cela ne le pousse à
quelque mauuais party, et ce pendant le laisser ignorant de ses
affaires, cela m'eust semblé appartenir à celuy, qui donne la loy,
non à celuy qui la reçoit, au curateur et maistre d'eschole, non à
celuy qui se doit penser inferieur, comme en authorité, aussi en
prudence et bon conseil. Quoy qu'il en soit, ie ne voudroy pas estre
seruy de cette façon en mon petit faict.   Nous nous soustrayons
si volontiers du commandement sous quelque pretexte, et vsurpons
sur la maistrise: chascun aspire si naturellement à la liberté et
authorité, qu'au superieur nulle vtilité ne doibt estre si chere, venant1
de ceux qui le seruent, comme luy doit estre chere leur simple
et naifue obeissance. On corrompt l'office du commander, quand
on y obeit par discretion, non par subiection. Et P. Crassus, celuy
que les Romains estimerent cinq fois heureux, lors qu'il estoit en
Asie Consul, ayant mandé à vn Ingenieur Grec, de luy faire mener
le plus grand des deux mas de nauire, qu'il auoit veu à Athenes,
pour quelque engin de batterie, qu'il en vouloit faire: celuy cy
sous titre de sa science, se donna loy de choisir autrement, et mena
le plus petit, et selon la raison de art, le plus commode. Crassus,
ayant patiemment ouy ses raisons, luy feit tres-bien donner le fouet:2
estimant l'interest de la discipline plus que l'interest de l'ouurage.