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Essais de Montaigne (self-édition) - Volume I
Plutarque dit d'auantage, que de paroistre si excellent en ces
parties moins necessaires, c'est produire contre soy le tesmoignage
d'auoir mal dispencé son loisir, et l'estude, qui deuoit estre employé
à choses plus necessaires et vtiles. De façon que Philippus
Roy de Macedoine, ayant ouy ce grand Alexandre son fils, chanter•
en vn festin, à l'enui des meilleurs musiciens; N'as-tu pas honte,
luy dit-il, de chanter si bien? Et à ce mesme Philippus, vn musicien
contre lequel il debattoit de son art; Ia à Dieu ne plaise Sire, dit-il,
qu'il t'aduienne iamais tant de mal, que tu entendes ces choses là,
mieux que moy. Vn Roy doit pouuoir respondre, comme Iphicrates1
respondit à l'orateur qui le pressoit en son inuectiue de cette maniere:
Et bien qu'es-tu, pour faire tant le braue? es-tu homme
d'armes, es-tu archer, es-tu piquier? Ie ne suis rien de tout cela,
mais ie suis celuy qui sçait commander à tous ceux-là. Et Antisthenes
print pour argument de peu de valeur en Ismenias, dequoy on•
le vantoit d'estre excellent ioüeur de flustes. Ie sçay bien, quand
i'oy quelqu'vn, qui s'arreste au langage des Essais, que i'aimeroye
mieux, qu'il s'en teust. Ce n'est pas tant esleuer les mots, comme
deprimer le sens: d'autant plus picquamment, que plus obliquement.
Si suis-ie trompé si guere d'autres donnent plus à prendre en2
la matiere: et comment que ce soit, mal ou bien, si nul escriuain l'a
semée, ny guere plus materielle, ny au moins plus drue, en son
papier. Pour en ranger d'auantage, ie n'en entasse que les testes.
Que i'y attache leur suitte, ie multiplieray plusieurs fois ce volume.
Et combien y ay-ie espandu d'histoires, qui ne disent mot, lesquelles•
qui voudra esplucher vn peu plus curieusement, en produira
infinis Essais? Ny elles, ny mes allegations, ne seruent pas tousiours
simplement d'exemple, d'authorité ou d'ornement. Ie ne les regarde
pas seulement par l'vsage, que i'en tire. Elles portent souuent,
hors de mon propos, la semence d'vne matiere plus riche et plus3
hardie: et souuent à gauche, vn ton plus delicat, et pour moy, qui
n'en veux en ce lieu exprimer d'auantage, et pour ceux qui rencontreront
mon air. Retournant à la vertu parliere, ie ne trouue pas
grand choix, entre ne sçauoir dire que mal, on ne sçauoir rien que
bien dire. Non est ornamentum virile, concinnitas. Les Sages disent,•
que pour le regard du sçauoir, il n'est que la philosophie, et pour
le regard des effects, que la vertu, qui generalement soit propre à
tous degrez, et à tous ordres. Il y a quelque chose de pareil en
ces autres deux philosophes: car ils promettent aussi eternité aux
lettres qu'ils escriuent à leurs amis. Mais c'est d'autre façon, et
s'accommodans pour vne bonne fin, à la vanité d'autruy. Car ils leur•
mandent, que si le soing de se faire cognoistre aux siecles aduenir,
et de la renommée les arreste encore au maniement des affaires,
et leur fait craindre la solitude et la retraite, où ils les veulent appeller;
qu'ils ne s'en donnent plus de peine: d'autant qu'ils ont
assez de credit auec la posterité, pour leur respondre, que ne fust1
que par les lettres qu'ils leur escriuent, ils rendront leur nom aussi
cogneu et fameux que pourroient faire leurs actions publiques. Et
outre cette difference; encore ne sont-ce pas lettres vuides et descharnées,
qui ne se soustiennent que par vn delicat chois de mots,
entassez et rangez à vne iuste cadence; ains farcies et pleines de•
beaux discours de sapience, par lesquelles on se rend non plus
eloquent, mais plus sage, et qui nous apprennent non à bien dire,
mais à bien faire. Fy de l'eloquence qui nous laisse enuie de soy,
non des choses. Si ce n'est qu'on die que celle de Cicero, estant en
si extreme perfection, se donne corps elle mesme. I'adiousteray2
encore vn compte que nous lisons de luy, à ce propos, pour nous
faire toucher au doigt son naturel. Il auoit à orer en public, et
estoit vn peu pressé du temps, pour se preparer à son aise: Eros,
l'vn de ses serfs, le vint aduertir, que l'audience estoit remise au
lendemain: il en fut si aise, qu'il luy donna liberté pour cette bonne•
nouuelle. Sur ce subiect de lettres, ie veux dire ce mot; que c'est
vn ouurage, auquel mes amis tiennent, que ie puis quelque chose.
Et eusse prins plus volontiers cette forme à publier mes verues, si
i'eusse eu à qui parler. Il me falloit, comme ie l'ay eu autrefois, vn
certain commerce, qui m'attirast, qui me soustinst, et sousleuast.3
Car de negocier au vent, comme d'autres, ie ne sçauroy, que de
songe: ny forger des vains noms à entretenir, en chose serieuse:
ennemy iuré de toute espece de falsification. I'eusse esté plus attentif,
et plus seur, ayant vne addresse forte et amie, que regardant
les diuers visages d'vn peuple: et suis deçeu, s'il ne m'eust mieux•
succedé. I'ay naturellement vn stile comique et priué. Mais c'est d'vne
forme mienne, inepte aux negotiations publiques, comme en toutes
façons est mon langage, trop serré, desordonné, couppé, particulier.
Et ne m'entens pas en lettres ceremonieuses, qui n'ont autre
substance, que d'vne belle enfileure de paroles courtoises. Ie n'ay•
ny la faculté, ny le goust de ces longues offres d'affection et de
seruice. Ie n'en crois pas tant; et me desplaist d'en dire guere,
outre ce que i'en crois. C'est bien loing de l'vsage present: car il
ne fut iamais si abiecte et seruile prostitution de presentations: la
vie, l'ame, deuotion, adoration, serf, esclaue, tous ces mots y courent1
si vulgairement, que quand ils veulent faire sentir vne plus
expresse volonté et plus respectueuse, ils n'ont plus de maniere
pour l'exprimer. Ie hay à mort de sentir au flateur. Qui faict que
ie me iette naturellement à vn parler sec, rond et cru, qui tire à
qui ne me cognoit d'ailleurs, vn peu vers le desdaigneux. I'honnore•
le plus ceux que i'honnore le moins: et où mon ame marche d'vne
grande allegresse, i'oublie les pas de la contenance: et m'offre
maigrement et fierement, à ceux à qui ie suis: et me presente moins,
à qui ie me suis le plus donné. Il me semble qu'ils le doiuent lire
en mon cœur, et que l'expression de mes paroles, fait tort à ma2
conception. A bienuienner, à prendre congé, à remercier, à salüer,
à presenter mon seruice, et tels compliments verbeux des loix ceremonieuses
de nostre ciuilité, ie ne cognois personne si sottement
sterile de langage que moy. Et n'ay iamais esté employé à faire des
lettres de faueur et recommendation, que celuy pour qui c'estoit,•
n'aye trouuées seches et lasches. Ce sont grands imprimeurs de
lettres, que les Italiens, i'en ay, ce crois-ie, cent diuers volumes.
Celles de Annibale Caro me semblent les meilleures. Si tout le papier
que i'ay autresfois barbouillé pour les dames, estoit en nature,
lors que ma main estoit veritablement emportée par ma passion, il3
s'en trouueroit à l'aduenture quelque page digne d'estre communiquée
à la ieunesse oysiue, embabouinée de cette fureur. I'escrits
mes lettres tousiours en poste, et si precipiteusement, que quoy
que ie peigne insupportablement mal, i'ayme mieux escrire de ma
main, que d'y en employer vn' autre, car ie n'en trouue point qui•
me puisse suiure, et ne les transcrits iamais. I'ay accoustumé les
grands, qui me cognoissent, à y supporter des litures et des trasseures,
et vn papier sans plieure et sans marge. Celles qui me coustent
le plus, sont celles qui valent le moins. Depuis que ie les traine,
c'est signe que ie n'y suis pas. Ie commence volontiers sans proiect;
le premier traict produit le second. Les lettres de ce temps, sont•
plus en bordures et prefaces, qu'en matiere. Comme i'ayme mieux
composer deux lettres, que d'en clorre et plier vne; et resigne tousiours
cette commission à quelque autre: de mesme quand la matiere
est acheuée, ie donrois volontiers à quelqu'vn la charge d'y
adiouster ces longues harangues, offres, et prieres, que nous logeons1
sur la fin, et desire que quelque nouuel vsage nous en descharge.
Comme aussi de les inscrire d'vne legende de qualitez et
tiltres, pour ausquels ne broncher, i'ay maintesfois laissé d'escrire,
et notamment à gens de iustice et de finance. Tant d'innouations
d'offices, vne si difficile dispensation et ordonnance de diuers noms•
d'honneur; lesquels estans si cherement achetez, ne peuuent estre
eschangez, ou oubliez sans offence. Ie trouue pareillement de mauuaise
grace, d'en charger le front et inscription des liures, que
nous faisons imprimer.
parties moins necessaires, c'est produire contre soy le tesmoignage
d'auoir mal dispencé son loisir, et l'estude, qui deuoit estre employé
à choses plus necessaires et vtiles. De façon que Philippus
Roy de Macedoine, ayant ouy ce grand Alexandre son fils, chanter•
en vn festin, à l'enui des meilleurs musiciens; N'as-tu pas honte,
luy dit-il, de chanter si bien? Et à ce mesme Philippus, vn musicien
contre lequel il debattoit de son art; Ia à Dieu ne plaise Sire, dit-il,
qu'il t'aduienne iamais tant de mal, que tu entendes ces choses là,
mieux que moy. Vn Roy doit pouuoir respondre, comme Iphicrates1
respondit à l'orateur qui le pressoit en son inuectiue de cette maniere:
Et bien qu'es-tu, pour faire tant le braue? es-tu homme
d'armes, es-tu archer, es-tu piquier? Ie ne suis rien de tout cela,
mais ie suis celuy qui sçait commander à tous ceux-là. Et Antisthenes
print pour argument de peu de valeur en Ismenias, dequoy on•
le vantoit d'estre excellent ioüeur de flustes. Ie sçay bien, quand
i'oy quelqu'vn, qui s'arreste au langage des Essais, que i'aimeroye
mieux, qu'il s'en teust. Ce n'est pas tant esleuer les mots, comme
deprimer le sens: d'autant plus picquamment, que plus obliquement.
Si suis-ie trompé si guere d'autres donnent plus à prendre en2
la matiere: et comment que ce soit, mal ou bien, si nul escriuain l'a
semée, ny guere plus materielle, ny au moins plus drue, en son
papier. Pour en ranger d'auantage, ie n'en entasse que les testes.
Que i'y attache leur suitte, ie multiplieray plusieurs fois ce volume.
Et combien y ay-ie espandu d'histoires, qui ne disent mot, lesquelles•
qui voudra esplucher vn peu plus curieusement, en produira
infinis Essais? Ny elles, ny mes allegations, ne seruent pas tousiours
simplement d'exemple, d'authorité ou d'ornement. Ie ne les regarde
pas seulement par l'vsage, que i'en tire. Elles portent souuent,
hors de mon propos, la semence d'vne matiere plus riche et plus3
hardie: et souuent à gauche, vn ton plus delicat, et pour moy, qui
n'en veux en ce lieu exprimer d'auantage, et pour ceux qui rencontreront
mon air. Retournant à la vertu parliere, ie ne trouue pas
grand choix, entre ne sçauoir dire que mal, on ne sçauoir rien que
bien dire. Non est ornamentum virile, concinnitas. Les Sages disent,•
que pour le regard du sçauoir, il n'est que la philosophie, et pour
le regard des effects, que la vertu, qui generalement soit propre à
tous degrez, et à tous ordres. Il y a quelque chose de pareil en
ces autres deux philosophes: car ils promettent aussi eternité aux
lettres qu'ils escriuent à leurs amis. Mais c'est d'autre façon, et
s'accommodans pour vne bonne fin, à la vanité d'autruy. Car ils leur•
mandent, que si le soing de se faire cognoistre aux siecles aduenir,
et de la renommée les arreste encore au maniement des affaires,
et leur fait craindre la solitude et la retraite, où ils les veulent appeller;
qu'ils ne s'en donnent plus de peine: d'autant qu'ils ont
assez de credit auec la posterité, pour leur respondre, que ne fust1
que par les lettres qu'ils leur escriuent, ils rendront leur nom aussi
cogneu et fameux que pourroient faire leurs actions publiques. Et
outre cette difference; encore ne sont-ce pas lettres vuides et descharnées,
qui ne se soustiennent que par vn delicat chois de mots,
entassez et rangez à vne iuste cadence; ains farcies et pleines de•
beaux discours de sapience, par lesquelles on se rend non plus
eloquent, mais plus sage, et qui nous apprennent non à bien dire,
mais à bien faire. Fy de l'eloquence qui nous laisse enuie de soy,
non des choses. Si ce n'est qu'on die que celle de Cicero, estant en
si extreme perfection, se donne corps elle mesme. I'adiousteray2
encore vn compte que nous lisons de luy, à ce propos, pour nous
faire toucher au doigt son naturel. Il auoit à orer en public, et
estoit vn peu pressé du temps, pour se preparer à son aise: Eros,
l'vn de ses serfs, le vint aduertir, que l'audience estoit remise au
lendemain: il en fut si aise, qu'il luy donna liberté pour cette bonne•
nouuelle. Sur ce subiect de lettres, ie veux dire ce mot; que c'est
vn ouurage, auquel mes amis tiennent, que ie puis quelque chose.
Et eusse prins plus volontiers cette forme à publier mes verues, si
i'eusse eu à qui parler. Il me falloit, comme ie l'ay eu autrefois, vn
certain commerce, qui m'attirast, qui me soustinst, et sousleuast.3
Car de negocier au vent, comme d'autres, ie ne sçauroy, que de
songe: ny forger des vains noms à entretenir, en chose serieuse:
ennemy iuré de toute espece de falsification. I'eusse esté plus attentif,
et plus seur, ayant vne addresse forte et amie, que regardant
les diuers visages d'vn peuple: et suis deçeu, s'il ne m'eust mieux•
succedé. I'ay naturellement vn stile comique et priué. Mais c'est d'vne
forme mienne, inepte aux negotiations publiques, comme en toutes
façons est mon langage, trop serré, desordonné, couppé, particulier.
Et ne m'entens pas en lettres ceremonieuses, qui n'ont autre
substance, que d'vne belle enfileure de paroles courtoises. Ie n'ay•
ny la faculté, ny le goust de ces longues offres d'affection et de
seruice. Ie n'en crois pas tant; et me desplaist d'en dire guere,
outre ce que i'en crois. C'est bien loing de l'vsage present: car il
ne fut iamais si abiecte et seruile prostitution de presentations: la
vie, l'ame, deuotion, adoration, serf, esclaue, tous ces mots y courent1
si vulgairement, que quand ils veulent faire sentir vne plus
expresse volonté et plus respectueuse, ils n'ont plus de maniere
pour l'exprimer. Ie hay à mort de sentir au flateur. Qui faict que
ie me iette naturellement à vn parler sec, rond et cru, qui tire à
qui ne me cognoit d'ailleurs, vn peu vers le desdaigneux. I'honnore•
le plus ceux que i'honnore le moins: et où mon ame marche d'vne
grande allegresse, i'oublie les pas de la contenance: et m'offre
maigrement et fierement, à ceux à qui ie suis: et me presente moins,
à qui ie me suis le plus donné. Il me semble qu'ils le doiuent lire
en mon cœur, et que l'expression de mes paroles, fait tort à ma2
conception. A bienuienner, à prendre congé, à remercier, à salüer,
à presenter mon seruice, et tels compliments verbeux des loix ceremonieuses
de nostre ciuilité, ie ne cognois personne si sottement
sterile de langage que moy. Et n'ay iamais esté employé à faire des
lettres de faueur et recommendation, que celuy pour qui c'estoit,•
n'aye trouuées seches et lasches. Ce sont grands imprimeurs de
lettres, que les Italiens, i'en ay, ce crois-ie, cent diuers volumes.
Celles de Annibale Caro me semblent les meilleures. Si tout le papier
que i'ay autresfois barbouillé pour les dames, estoit en nature,
lors que ma main estoit veritablement emportée par ma passion, il3
s'en trouueroit à l'aduenture quelque page digne d'estre communiquée
à la ieunesse oysiue, embabouinée de cette fureur. I'escrits
mes lettres tousiours en poste, et si precipiteusement, que quoy
que ie peigne insupportablement mal, i'ayme mieux escrire de ma
main, que d'y en employer vn' autre, car ie n'en trouue point qui•
me puisse suiure, et ne les transcrits iamais. I'ay accoustumé les
grands, qui me cognoissent, à y supporter des litures et des trasseures,
et vn papier sans plieure et sans marge. Celles qui me coustent
le plus, sont celles qui valent le moins. Depuis que ie les traine,
c'est signe que ie n'y suis pas. Ie commence volontiers sans proiect;
le premier traict produit le second. Les lettres de ce temps, sont•
plus en bordures et prefaces, qu'en matiere. Comme i'ayme mieux
composer deux lettres, que d'en clorre et plier vne; et resigne tousiours
cette commission à quelque autre: de mesme quand la matiere
est acheuée, ie donrois volontiers à quelqu'vn la charge d'y
adiouster ces longues harangues, offres, et prieres, que nous logeons1
sur la fin, et desire que quelque nouuel vsage nous en descharge.
Comme aussi de les inscrire d'vne legende de qualitez et
tiltres, pour ausquels ne broncher, i'ay maintesfois laissé d'escrire,
et notamment à gens de iustice et de finance. Tant d'innouations
d'offices, vne si difficile dispensation et ordonnance de diuers noms•
d'honneur; lesquels estans si cherement achetez, ne peuuent estre
eschangez, ou oubliez sans offence. Ie trouue pareillement de mauuaise
grace, d'en charger le front et inscription des liures, que
nous faisons imprimer.
CHAPITRE XL. (TRADUCTION LIV. I, CH. XL.)
Que le goust des biens et des maux despend en bonne
partie de l'opinion que nous en auons.
LES hommes, dit vne sentence Grecque ancienne, sont tourmentez2
par les opinions qu'ils ont des choses, non par les choses mesmes.
Il y auroit vn grand poinct gaigné pour le soulagement de nostre
miserable condition humaine, qui pourroit establir cette proposition
vraye tout par tout. Car si les maux n'ont entrée en nous, que par
nostre iugement, il semble qu'il soit en nostre pouuoir de les mespriser•
ou contourner à bien. Si les choses se rendent à nostre mercy,
pourquoy n'en cheuirons nous, ou ne les accommoderons nous à
nostre aduantage? Si ce que nous appellons mal et tourment, n'est
ny mal ny tourment de soy, ains seulement que nostre fantasie luy
donne cette qualité, il est en nous de la changer: et en ayant le choix,3
si nul ne nous force, nous sommes estrangement fols de nous
bander pour le party qui nous est le plus ennuyeux: et de donner
aux maladies, à l'indigence et au mespris vn aigre et mauuais goust,
si nous le leur pouuons donner bon: et si la fortune fournissant
simplement de matiere, c'est à nous de luy donner la forme. Or
que ce que nous appellons mal, ne le soit pas de soy, ou au moins•
tel qu'il soit, qu'il depende de nous de luy donner autre saueur, et
autre visage, car tout reuient à vn, voyons s'il se peut maintenir.
par les opinions qu'ils ont des choses, non par les choses mesmes.
Il y auroit vn grand poinct gaigné pour le soulagement de nostre
miserable condition humaine, qui pourroit establir cette proposition
vraye tout par tout. Car si les maux n'ont entrée en nous, que par
nostre iugement, il semble qu'il soit en nostre pouuoir de les mespriser•
ou contourner à bien. Si les choses se rendent à nostre mercy,
pourquoy n'en cheuirons nous, ou ne les accommoderons nous à
nostre aduantage? Si ce que nous appellons mal et tourment, n'est
ny mal ny tourment de soy, ains seulement que nostre fantasie luy
donne cette qualité, il est en nous de la changer: et en ayant le choix,3
si nul ne nous force, nous sommes estrangement fols de nous
bander pour le party qui nous est le plus ennuyeux: et de donner
aux maladies, à l'indigence et au mespris vn aigre et mauuais goust,
si nous le leur pouuons donner bon: et si la fortune fournissant
simplement de matiere, c'est à nous de luy donner la forme. Or
que ce que nous appellons mal, ne le soit pas de soy, ou au moins•
tel qu'il soit, qu'il depende de nous de luy donner autre saueur, et
autre visage, car tout reuient à vn, voyons s'il se peut maintenir.
Si l'estre originel de ces choses que nous craignons, auoit credit
de se loger en nous de son authorité, il logeroit pareil et semblable
en tous: car les hommes sont tous d'vne espece: et sauf le plus et1
le moins, se trouuent garnis de pareils outils et instruments pour
conceuoir et iuger. Mais la diuersité des opinions, que nous auons
de ces choses là, montre clairement qu'elles n'entrent en nous que
par composition. Tel à l'aduenture les loge chez soy en leur vray
estre, mais mille autres leur donnent vn estre nouueau et contraire•
chez eux. Nous tenons la mort, la pauureté et la douleur pour nos
principales parties. Or cette mort que les vns appellent des choses
horribles la plus horrible, qui ne sçait que d'autres la nomment
l'vnique port des tourmens de cette vie? le souuerain bien de nature?
seul appuy de nostre liberté? et commune et prompte recepte2
à tous maux? Et comme les vns l'attendent tremblans et effrayez,
d'autres la supportent plus aysement que la vie. Celuy-là se plaint
de sa facilité:
Mors, vtinam pauidos vitæ subducere nolles,
Sed virtus te sola daret!•
Or laissons ces glorieux courages: Theodorus respondit à Lysimachus
menaçant de le tuer: Tu feras vn grand coup d'arriuer à
la force d'vne cantharide. La plus part des Philosophes se trouuent
auoir ou preuenu par dessein, ou hasté et secouru leur mort. Combien
voit-on de personnes populaires, conduictes à la mort, et non3
à vne mort simple, mais meslee de honte, et quelquefois de griefs
tourmens, y apporter vne telle asseurance, qui par opiniatreté, qui
par simplesse naturelle, qu'on n'y apperçoit rien de changé de leur
estat ordinaire: establissans leurs affaires domestiques, se recommandans
à leurs amis, chantans, preschans et entretenans le peuple:•
voire y meslans quelquefois des mots pour rire, et beuuans à leurs
cognoissans, aussi bien que Socrates? Vn qu'on menoit au gibet,
disoit que ce ne fust pas par telle ruë, car il y auoit danger qu'vn
marchant luy fist mettre la main sur le collet, à cause d'vn vieux
debte. Vn autre disoit au bourreau qu'il ne le touchast pas à la
gorge, de peur de le faire tressaillir de rire, tant il estoit chatouilleux:•
l'autre respondit à son confesseur, qui luy promettoit qu'il
soupperoit ce iour là auec nostre Seigneur, Allez vous y en vous,
car de ma part ie ieusne. Vn autre ayant demandé à boire, et le
bourreau ayant beu le premier, dit ne vouloir boire apres luy, de
peur de prendre la verolle. Chacun a ouy faire le conte du Picard,1
auquel estant à l'eschelle on presente vne garse, et que, comme
nostre iustice permet quelquefois, s'il la vouloit espouser, on luy
sauueroit la vie: luy l'ayant vn peu contemplee, et apperçeu qu'elle
boittoit: Attache, attache, dit-il, elle cloche. Et on dit de mesmes
qu'en Dannemarc vn homme condamné à auoir la teste tranchee,•
estant sur l'eschaffaut, comme on luy presenta vne pareille condition,
la refusa, par ce que la fille qu'on luy offrit, auoit les iouës
auallees, et le nez trop pointu. Vn valet à Thoulouse accusé d'heresie,
pour toute raison de sa creance, se rapportoit à celle de son
maistre, ieune escolier prisonnier avec luy, et ayma mieux mourir,2
que se laisser persuader que son maistre peust errer. Nous lisons
de ceux de la ville d'Arras, lors que le Roy Loys vnziesme la print,
qu'il s'en trouua bon nombre parmy le peuple qui se laisserent
pendre, plustost que de dire, Viue le Roy. Et de ces viles ames de
bouffons, il s'en est trouué qui n'ont voulu abandonner leur gaudisserie•
en la mort mesme. Celuy à qui le bourreau donnoit le branle,
s'escria, Vogue la gallee, qui estoit son refrain ordinaire. Et l'autre
qu'on auoit couché sur le point de rendre sa vie le long du foier
sur vne paillasse, à qui le medecin demandant où le mal le tenoit;
Entre le banc et le feu, respondit-il. Et le prestre, pour luy donner3
l'extreme onction, cherchant ses pieds, qu'il auoit reserrez et
contraints par la maladie: Vous les trouuerez, dit-il, au bout de mes
iambes. A l'homme qui l'exhortoit de se recommander à Dieu,
Qui y va? demanda-il: et l'autre respondant, Ce sera tantost vous
mesmes, s'il luy plaist: Y fusse-ie bien demain au soir, repliqua-il:•
Recommandez vous seulement à luy, suiuit l'autre, vous y serez
bien tost: Il vaut donc mieux, adiousta-il, que ie luy porte mes recommandations
moy-mesmes. Au Royaume de Narsingue encores
auiourd'huy, les femmes de leurs prestres sont viues enseuelies avec
le corps de leurs maris. Toutes autres femmes sont bruslees aux
funerailles des leurs: non constamment seulement, mais gaïement.
A la mort du Roy, ses femmes et concubines, ses mignons et tous•
ses officiers et seruiteurs, qui sont vn peuple, se presentent si
allegrement au feu où son corps est bruslé, qu'ils montrent prendre
à grand honneur d'y accompaigner leur maistre. Pendant nos dernieres
guerres de Milan, et tant de prises et récousses, le peuple
impatient de si diuers changemens de fortune, print telle resolution1
à la mort, que i'ay ouy dire à mon pere, qu'il y veit tenir comte de
bien vingt et cinq maistres de maison, qui s'estoient deffaits eux-mesmes
en vne sepmaine. Accident approchant à celuy des Xanthiens,
lesquels assiegez par Brutus se precipiterent pesle mesle
hommes, femmes, et enfans à vn si furieux appetit de mourir, qu'on•
ne fait rien pour fuir la mort, que ceux-cy ne fissent pour fuir la
vie: en maniere qu'à peine peut Brutus en sauuer vn bien petit
nombre. Toute opinion est assez forte, pour se faire espouser au
prix de la vie. Le premier article de ce courageux serment, que la
Grece iura, et maintint, en la guerre Medoise, ce fut, que chacun2
changeroit plustost la mort à la vie, que les loix Persiennes aux
leurs. Combien void on de monde en la guerre des Turcs et des
Grecs, accepter plustost la mort tres-aspre, que de se descirconcire
pour se baptizer? Exemple dequoy nulle sorte de religion est incapable.
Les Roys de Castille ayants banni de leur terre, les Iuifs,•
le Roy Iehan de Portugal leur vendit à huict escus pour teste, la
retraicte aux siennes pour vn certain temps: à condition, que iceluy
venu, ils auroient à les vuider: et leur promettoit fournir de vaisseaux
à les traiecter en Afrique. Le iour arriue, lequel passé il
estoit dit, que ceux qui n'auroient obeï, demeureroient esclaues:3
les vaisseaux leur furent fournis escharcement: et ceux qui s'y
embarquerent, rudement et villainement traittez par les passagers:
qui outre plusieurs autres indignitez les amuserent sur mer, tantost
auant, tantost arriere, iusques à ce qu'ils eussent consumé leurs
victuailles, et contreints d'en acheter d'eux si cherement et si longuement,•
qu'on ne les mit à bord, qu'ils ne fussent du tout en
chemise. La nouuelle de cette inhumanité, rapportee à ceux qui
estoient en terre, la plus part se resolurent à la seruitude: aucuns
firent contenance de changer de religion. Emmanuel successeur de
Iehan, venu à la couronne, les meit premierement en liberté, et
changeant d'aduis depuis, leur ordonna de sortir de ses païs, assignant•
trois ports à leur passage. Il esperoit, dit l'Euesque Osorius,
non mesprisable historien Latin, de noz siecles: que la faueur de
la liberté, qu'il leur auoit rendue, aiant failli de les conuertir au
Christianisme, la difficulté de se commettre à la volerie des mariniers,
d'abandonner vn païs, où ils estoient habituez, auec grandes1
richesses, pour s'aller ietter en region incognue et estrangere, les
y rameineroit. Mais se voyant decheu de son esperance, et eux tous
deliberez au passage: il retrancha deux des ports, qu'il leur auoit
promis: affin que la longueur et incommodité du traiect en reduisist
aucuns: ou qu'il eust moien de les amonceller tous à vn lieu, pour•
vne plus grande commodité de l'execution qu'il auoit destinée. Ce
fut, qu'il ordonna qu'on arrachast d'entre les mains des peres et
des meres, tous les enfans au dessous de quatorze ans, pour les
transporter hors de leur veüe et conuersation, en lieu où ils fussent
instruits à nostre religion. Il dit que cet effect produisit vn horrible2
spectacle: la naturelle affection d'entre les peres et enfants, et de
plus, le zele à leur ancienne creance, combattant à l'encontre de
cette violente ordonnance. Il fut veu communement des peres et meres
se deffaisants eux mesmes: et d'vn plus rude exemple encore, precipitants
par amour et compassion, leurs ieunes enfans dans des•
puits, pour fuir à la loy. Au demeurant le terme qu'il leur auoit
prefix expiré, par faute de moiens, ils se remirent en seruitude.
Quelques vns se feirent Chrestiens: de la foy desquels, ou de leur
race, encore auiourd'huy, cent ans apres, peu de Portugais s'asseurent:
quoy que la coustume et la longueur du temps, soient bien3
plus fortes conseilleres à telles mutations, que toute autre contreinte.
En la ville de Castelnau Darry, cinquante Albigeois heretiques, souffrirent
à la fois, d'vn courage determiné, d'estre bruslez vifs en vn
feu, auant desaduouer leurs opinions. Quoties non modò ductores nostri,
dit Cicero, sed vniuersi etiam exercitus, ad non dubiam mortem concurrerunt?•
I'ay veu quelqu'vn de mes intimes amis courre la mort
à force, d'vne vraye affection, et enracinee en son cœur par diuers
visages de discours, que ie ne luy sçeu rabatre: et à la premiere
qui s'offrit coiffee d'vn lustre d'honneur, s'y precipiter hors de
toute apparence, d'vne fin aspre et ardente. Nous auons plusieurs4
exemples en nostre temps de ceux, iusques aux enfans, qui de
craincte de quelque legere incommodité, se sont donnez à la mort.
Et à ce propos, que ne craindrons nous, dit vn ancien, si nous craignons
ce que la couardise mesme a choisi pour sa retraitte? D'enfiler
icy vn grand rolle de ceux de tous sexes et conditions, et de toutes•
sectes, és siecles plus heureux, qui ont ou attendu la mort constamment,
ou recerchee volontairement: et recherchee non seulement
pour fuir les maux de cette vie, mais aucuns pour fuir simplement la
satieté de viure: et d'autres pour l'esperance d'vne meilleure condition
ailleurs, ie n'auroy iamais fait. Et en est le nombre si infini,1
qu'à la verité i'auroy meilleur marché de mettre en compte ceux qui
l'ont crainte. Cecy seulement. Pyrrho le Philosophe se trouuant vn
iour de grande tourmente dans vn batteau, montroit à ceux qu'il
voyoit les plus effrayez autour de luy, et les encourageoit par
l'exemple d'vn pourceau, qui y estoit, nullement soucieux de cet•
orage. Oserons nous donc dire que cet aduantage de la raison, dequoy
nous faisons tant de feste, et pour le respect duquel nous nous
tenons maistre et Empereurs du reste des creatures, ait esté mis en
nous, pour nostre tourment? A quoy faire la cognoissance des
choses, si nous en deuenons plus lasches? si nous en perdons le2
repos et la tranquilité, où nous serions sans cela? et si elle nous
rend de pire condition que le pourceau de Pyrrho? L'intelligence
qui nous a esté donnée pour nostre plus grand bien, l'employerons
nous à nostre ruine; combatans le dessein de nature, et l'vniuersel
ordre des choses, qui porte que chacun vse de ses vtils et moyens•
pour sa commodité? Bien, me dira lon, vostre regle serue à la
mort; mais que direz vous de l'indigence? que direz vous encor de
la douleur, qu'Aristippus, Hieronymus et la pluspart des sages, ont
estimé le dernier mal: et ceux qui le nioient de parole, le confessoient
par effect? Possidonius estant extremement tourmenté d'vne3
maladie aigüe et douloureuse, Pompeius le fut voir, et s'excusa
d'auoir prins heure si importune pour l'ouyr deuiser de la Philosophie:
Ia à Dieu ne plaise, luy dit Possidonius, que la douleur gaigne
tant sur moy, qu'elle m'empesche d'en discourir: et se ietta sur ce
mesme propos du mespris de la douleur. Mais ce pendant elle ioüoit•
son rolle, et le pressoit incessamment. A quoy il s'escrioit: Tu as
beau faire douleur, si ne diray-ie pas, que tu sois mal. Ce comte
qu'ils font tant valoir, que porte-il pour le mespris de la douleur? il
ne debat que du mot. Et ce pendant si ces pointures ne l'esmeuuent,
pourquoy en rompt-il son propos? pourquoy pense-il faire beaucoup•
de ne l'appeller pas mal? Icy tout ne consiste pas en l'imagination.
Nous opinons du reste; c'est icy la certaine science, qui iouë son
rolle, nos sens mesmes en sont iuges:
Qui nisi sunt veri, ratio quoque falsa sit omnis.
Ferons nous accroire à nostre peau, que les coups d'estriuiere la1
chatoüillent? et à nostre goust que l'aloé soit du vin de Graues? Le
pourceau de Pyrrho est icy de nostre escot. Il est bien sans effroy à
la mort: mais si on le bat, il crie et se tourmente. Forcerons nous
la generale loy de nature, qui se voit en tout ce qui est viuant sous
le ciel, de trembler sous la douleur? Les arbres mesmes semblent•
gemir aux offences. La mort ne se sent que par le discours, d'autant
que c'est le mouuement d'vn instant.
Aut fuit, aut veniet; nihil est præsentis in illa.
Morsque minus pœnæ, quàm mora mortis habet.
Mille bestes, mille hommes sont plustost morts, que menassés. Aussi2
ce que nous disons craindre principalement en la mort, c'est la douleur
son auant-coureuse coustumiere. Toutesfois, s'il en faut croire
vn saint pere, malam mortem non facit, nisi quod sequitur mortem.
Et ie diroy encore plus vraysemblablement, que ny ce qui va deuant,
ny ce qui vient apres, n'est des appartenances de la mort. Nous nous•
excusons faussement. Et ie trouue par experience, que c'est plustost
l'impatience de l'imagination de la mort, qui nous rend impatiens
de la douleur: et que nous la sentons doublement grieue, de ce
qu'elle nous menace de mourir. Mais la raison accusant nostre lascheté,
de craindre chose si soudaine, si ineuitable, si insensible,3
nous prenons cet autre pretexte plus excusable. Tous les maux qui
n'ont autre danger que du mal, nous les disons sans danger. Celuy
des dents, ou de la goutte, pour grief qu'il soit, d'autant qu'il n'est
pas homicide, qui le met en conte de maladie? Or bien presupposons
le, qu'en la mort nous regardons principalement la douleur.•
Comme aussi la pauureté n'a rien à craindre, que cela, qu'elle nous
iette entre ses bras par la soif, la faim, le froid, le chaud, les veilles,
qu'elle nous fait souffrir. Ainsi n'ayons affaire qu'à la douleur. Ie
leur donne que ce soit le pire accident de nostre estre: et volontiers.
Car ie suis l'homme du monde qui luy veux autant de mal, et qui
la fuis autant, pour iusques à present n'auoir pas eu, Dieu mercy,
grand commerce auec elle; mais il est en nous, sinon de l'aneantir,
au moins de l'amoindrir par patience: et quand bien le corps s'en
esmouueroit, de maintenir ce neant-moins l'ame et la raison en•
bonne trampe. Et s'il ne l'estoit, qui auroit mis en credit, la vertu,
la vaillance, la force, la magnanimité et la resolution? où iouëroyent
elles leur rolle, s'il n'y a plus de douleur à deffier? Auida est periculi
virtus. S'il ne faut coucher sur la dure, soustenir armé de toutes
pieces la chaleur du midy, se paistre d'vn cheual, et d'vn asne, se1
voir detailler en pieces, et arracher vne balle d'entre les os, se souffrir
recoudre, cauterizer et sonder, par où s'acquerra l'aduantage
que nous voulons auoir sur le vulgaire? C'est bien loing de fuir le
mal et la douleur, ce que disent les Sages, que des actions égallement
bonnes, celle-là est plus souhaitable à faire, où il y a plus de•
peine. Non enim hilaritate, nec lasciuia, nec risu aut ioco comite leuitatis,
sed sæpe etiam tristes firmitate et constantia sunt beati. Et à
cette cause il a esté impossible de persuader à nos peres, que les
conquestes faites par viue force, au hazard de la guerre, ne fussent
plus aduantageuses, que celles qu'on fait en toute seureté par pratiques2
et menees.
Lætius est, quoties magno sibi constat honestum.
de se loger en nous de son authorité, il logeroit pareil et semblable
en tous: car les hommes sont tous d'vne espece: et sauf le plus et1
le moins, se trouuent garnis de pareils outils et instruments pour
conceuoir et iuger. Mais la diuersité des opinions, que nous auons
de ces choses là, montre clairement qu'elles n'entrent en nous que
par composition. Tel à l'aduenture les loge chez soy en leur vray
estre, mais mille autres leur donnent vn estre nouueau et contraire•
chez eux. Nous tenons la mort, la pauureté et la douleur pour nos
principales parties. Or cette mort que les vns appellent des choses
horribles la plus horrible, qui ne sçait que d'autres la nomment
l'vnique port des tourmens de cette vie? le souuerain bien de nature?
seul appuy de nostre liberté? et commune et prompte recepte2
à tous maux? Et comme les vns l'attendent tremblans et effrayez,
d'autres la supportent plus aysement que la vie. Celuy-là se plaint
de sa facilité:
Mors, vtinam pauidos vitæ subducere nolles,
Sed virtus te sola daret!•
Or laissons ces glorieux courages: Theodorus respondit à Lysimachus
menaçant de le tuer: Tu feras vn grand coup d'arriuer à
la force d'vne cantharide. La plus part des Philosophes se trouuent
auoir ou preuenu par dessein, ou hasté et secouru leur mort. Combien
voit-on de personnes populaires, conduictes à la mort, et non3
à vne mort simple, mais meslee de honte, et quelquefois de griefs
tourmens, y apporter vne telle asseurance, qui par opiniatreté, qui
par simplesse naturelle, qu'on n'y apperçoit rien de changé de leur
estat ordinaire: establissans leurs affaires domestiques, se recommandans
à leurs amis, chantans, preschans et entretenans le peuple:•
voire y meslans quelquefois des mots pour rire, et beuuans à leurs
cognoissans, aussi bien que Socrates? Vn qu'on menoit au gibet,
disoit que ce ne fust pas par telle ruë, car il y auoit danger qu'vn
marchant luy fist mettre la main sur le collet, à cause d'vn vieux
debte. Vn autre disoit au bourreau qu'il ne le touchast pas à la
gorge, de peur de le faire tressaillir de rire, tant il estoit chatouilleux:•
l'autre respondit à son confesseur, qui luy promettoit qu'il
soupperoit ce iour là auec nostre Seigneur, Allez vous y en vous,
car de ma part ie ieusne. Vn autre ayant demandé à boire, et le
bourreau ayant beu le premier, dit ne vouloir boire apres luy, de
peur de prendre la verolle. Chacun a ouy faire le conte du Picard,1
auquel estant à l'eschelle on presente vne garse, et que, comme
nostre iustice permet quelquefois, s'il la vouloit espouser, on luy
sauueroit la vie: luy l'ayant vn peu contemplee, et apperçeu qu'elle
boittoit: Attache, attache, dit-il, elle cloche. Et on dit de mesmes
qu'en Dannemarc vn homme condamné à auoir la teste tranchee,•
estant sur l'eschaffaut, comme on luy presenta vne pareille condition,
la refusa, par ce que la fille qu'on luy offrit, auoit les iouës
auallees, et le nez trop pointu. Vn valet à Thoulouse accusé d'heresie,
pour toute raison de sa creance, se rapportoit à celle de son
maistre, ieune escolier prisonnier avec luy, et ayma mieux mourir,2
que se laisser persuader que son maistre peust errer. Nous lisons
de ceux de la ville d'Arras, lors que le Roy Loys vnziesme la print,
qu'il s'en trouua bon nombre parmy le peuple qui se laisserent
pendre, plustost que de dire, Viue le Roy. Et de ces viles ames de
bouffons, il s'en est trouué qui n'ont voulu abandonner leur gaudisserie•
en la mort mesme. Celuy à qui le bourreau donnoit le branle,
s'escria, Vogue la gallee, qui estoit son refrain ordinaire. Et l'autre
qu'on auoit couché sur le point de rendre sa vie le long du foier
sur vne paillasse, à qui le medecin demandant où le mal le tenoit;
Entre le banc et le feu, respondit-il. Et le prestre, pour luy donner3
l'extreme onction, cherchant ses pieds, qu'il auoit reserrez et
contraints par la maladie: Vous les trouuerez, dit-il, au bout de mes
iambes. A l'homme qui l'exhortoit de se recommander à Dieu,
Qui y va? demanda-il: et l'autre respondant, Ce sera tantost vous
mesmes, s'il luy plaist: Y fusse-ie bien demain au soir, repliqua-il:•
Recommandez vous seulement à luy, suiuit l'autre, vous y serez
bien tost: Il vaut donc mieux, adiousta-il, que ie luy porte mes recommandations
moy-mesmes. Au Royaume de Narsingue encores
auiourd'huy, les femmes de leurs prestres sont viues enseuelies avec
le corps de leurs maris. Toutes autres femmes sont bruslees aux
funerailles des leurs: non constamment seulement, mais gaïement.
A la mort du Roy, ses femmes et concubines, ses mignons et tous•
ses officiers et seruiteurs, qui sont vn peuple, se presentent si
allegrement au feu où son corps est bruslé, qu'ils montrent prendre
à grand honneur d'y accompaigner leur maistre. Pendant nos dernieres
guerres de Milan, et tant de prises et récousses, le peuple
impatient de si diuers changemens de fortune, print telle resolution1
à la mort, que i'ay ouy dire à mon pere, qu'il y veit tenir comte de
bien vingt et cinq maistres de maison, qui s'estoient deffaits eux-mesmes
en vne sepmaine. Accident approchant à celuy des Xanthiens,
lesquels assiegez par Brutus se precipiterent pesle mesle
hommes, femmes, et enfans à vn si furieux appetit de mourir, qu'on•
ne fait rien pour fuir la mort, que ceux-cy ne fissent pour fuir la
vie: en maniere qu'à peine peut Brutus en sauuer vn bien petit
nombre. Toute opinion est assez forte, pour se faire espouser au
prix de la vie. Le premier article de ce courageux serment, que la
Grece iura, et maintint, en la guerre Medoise, ce fut, que chacun2
changeroit plustost la mort à la vie, que les loix Persiennes aux
leurs. Combien void on de monde en la guerre des Turcs et des
Grecs, accepter plustost la mort tres-aspre, que de se descirconcire
pour se baptizer? Exemple dequoy nulle sorte de religion est incapable.
Les Roys de Castille ayants banni de leur terre, les Iuifs,•
le Roy Iehan de Portugal leur vendit à huict escus pour teste, la
retraicte aux siennes pour vn certain temps: à condition, que iceluy
venu, ils auroient à les vuider: et leur promettoit fournir de vaisseaux
à les traiecter en Afrique. Le iour arriue, lequel passé il
estoit dit, que ceux qui n'auroient obeï, demeureroient esclaues:3
les vaisseaux leur furent fournis escharcement: et ceux qui s'y
embarquerent, rudement et villainement traittez par les passagers:
qui outre plusieurs autres indignitez les amuserent sur mer, tantost
auant, tantost arriere, iusques à ce qu'ils eussent consumé leurs
victuailles, et contreints d'en acheter d'eux si cherement et si longuement,•
qu'on ne les mit à bord, qu'ils ne fussent du tout en
chemise. La nouuelle de cette inhumanité, rapportee à ceux qui
estoient en terre, la plus part se resolurent à la seruitude: aucuns
firent contenance de changer de religion. Emmanuel successeur de
Iehan, venu à la couronne, les meit premierement en liberté, et
changeant d'aduis depuis, leur ordonna de sortir de ses païs, assignant•
trois ports à leur passage. Il esperoit, dit l'Euesque Osorius,
non mesprisable historien Latin, de noz siecles: que la faueur de
la liberté, qu'il leur auoit rendue, aiant failli de les conuertir au
Christianisme, la difficulté de se commettre à la volerie des mariniers,
d'abandonner vn païs, où ils estoient habituez, auec grandes1
richesses, pour s'aller ietter en region incognue et estrangere, les
y rameineroit. Mais se voyant decheu de son esperance, et eux tous
deliberez au passage: il retrancha deux des ports, qu'il leur auoit
promis: affin que la longueur et incommodité du traiect en reduisist
aucuns: ou qu'il eust moien de les amonceller tous à vn lieu, pour•
vne plus grande commodité de l'execution qu'il auoit destinée. Ce
fut, qu'il ordonna qu'on arrachast d'entre les mains des peres et
des meres, tous les enfans au dessous de quatorze ans, pour les
transporter hors de leur veüe et conuersation, en lieu où ils fussent
instruits à nostre religion. Il dit que cet effect produisit vn horrible2
spectacle: la naturelle affection d'entre les peres et enfants, et de
plus, le zele à leur ancienne creance, combattant à l'encontre de
cette violente ordonnance. Il fut veu communement des peres et meres
se deffaisants eux mesmes: et d'vn plus rude exemple encore, precipitants
par amour et compassion, leurs ieunes enfans dans des•
puits, pour fuir à la loy. Au demeurant le terme qu'il leur auoit
prefix expiré, par faute de moiens, ils se remirent en seruitude.
Quelques vns se feirent Chrestiens: de la foy desquels, ou de leur
race, encore auiourd'huy, cent ans apres, peu de Portugais s'asseurent:
quoy que la coustume et la longueur du temps, soient bien3
plus fortes conseilleres à telles mutations, que toute autre contreinte.
En la ville de Castelnau Darry, cinquante Albigeois heretiques, souffrirent
à la fois, d'vn courage determiné, d'estre bruslez vifs en vn
feu, auant desaduouer leurs opinions. Quoties non modò ductores nostri,
dit Cicero, sed vniuersi etiam exercitus, ad non dubiam mortem concurrerunt?•
I'ay veu quelqu'vn de mes intimes amis courre la mort
à force, d'vne vraye affection, et enracinee en son cœur par diuers
visages de discours, que ie ne luy sçeu rabatre: et à la premiere
qui s'offrit coiffee d'vn lustre d'honneur, s'y precipiter hors de
toute apparence, d'vne fin aspre et ardente. Nous auons plusieurs4
exemples en nostre temps de ceux, iusques aux enfans, qui de
craincte de quelque legere incommodité, se sont donnez à la mort.
Et à ce propos, que ne craindrons nous, dit vn ancien, si nous craignons
ce que la couardise mesme a choisi pour sa retraitte? D'enfiler
icy vn grand rolle de ceux de tous sexes et conditions, et de toutes•
sectes, és siecles plus heureux, qui ont ou attendu la mort constamment,
ou recerchee volontairement: et recherchee non seulement
pour fuir les maux de cette vie, mais aucuns pour fuir simplement la
satieté de viure: et d'autres pour l'esperance d'vne meilleure condition
ailleurs, ie n'auroy iamais fait. Et en est le nombre si infini,1
qu'à la verité i'auroy meilleur marché de mettre en compte ceux qui
l'ont crainte. Cecy seulement. Pyrrho le Philosophe se trouuant vn
iour de grande tourmente dans vn batteau, montroit à ceux qu'il
voyoit les plus effrayez autour de luy, et les encourageoit par
l'exemple d'vn pourceau, qui y estoit, nullement soucieux de cet•
orage. Oserons nous donc dire que cet aduantage de la raison, dequoy
nous faisons tant de feste, et pour le respect duquel nous nous
tenons maistre et Empereurs du reste des creatures, ait esté mis en
nous, pour nostre tourment? A quoy faire la cognoissance des
choses, si nous en deuenons plus lasches? si nous en perdons le2
repos et la tranquilité, où nous serions sans cela? et si elle nous
rend de pire condition que le pourceau de Pyrrho? L'intelligence
qui nous a esté donnée pour nostre plus grand bien, l'employerons
nous à nostre ruine; combatans le dessein de nature, et l'vniuersel
ordre des choses, qui porte que chacun vse de ses vtils et moyens•
pour sa commodité? Bien, me dira lon, vostre regle serue à la
mort; mais que direz vous de l'indigence? que direz vous encor de
la douleur, qu'Aristippus, Hieronymus et la pluspart des sages, ont
estimé le dernier mal: et ceux qui le nioient de parole, le confessoient
par effect? Possidonius estant extremement tourmenté d'vne3
maladie aigüe et douloureuse, Pompeius le fut voir, et s'excusa
d'auoir prins heure si importune pour l'ouyr deuiser de la Philosophie:
Ia à Dieu ne plaise, luy dit Possidonius, que la douleur gaigne
tant sur moy, qu'elle m'empesche d'en discourir: et se ietta sur ce
mesme propos du mespris de la douleur. Mais ce pendant elle ioüoit•
son rolle, et le pressoit incessamment. A quoy il s'escrioit: Tu as
beau faire douleur, si ne diray-ie pas, que tu sois mal. Ce comte
qu'ils font tant valoir, que porte-il pour le mespris de la douleur? il
ne debat que du mot. Et ce pendant si ces pointures ne l'esmeuuent,
pourquoy en rompt-il son propos? pourquoy pense-il faire beaucoup•
de ne l'appeller pas mal? Icy tout ne consiste pas en l'imagination.
Nous opinons du reste; c'est icy la certaine science, qui iouë son
rolle, nos sens mesmes en sont iuges:
Qui nisi sunt veri, ratio quoque falsa sit omnis.
Ferons nous accroire à nostre peau, que les coups d'estriuiere la1
chatoüillent? et à nostre goust que l'aloé soit du vin de Graues? Le
pourceau de Pyrrho est icy de nostre escot. Il est bien sans effroy à
la mort: mais si on le bat, il crie et se tourmente. Forcerons nous
la generale loy de nature, qui se voit en tout ce qui est viuant sous
le ciel, de trembler sous la douleur? Les arbres mesmes semblent•
gemir aux offences. La mort ne se sent que par le discours, d'autant
que c'est le mouuement d'vn instant.
Aut fuit, aut veniet; nihil est præsentis in illa.
Morsque minus pœnæ, quàm mora mortis habet.
Mille bestes, mille hommes sont plustost morts, que menassés. Aussi2
ce que nous disons craindre principalement en la mort, c'est la douleur
son auant-coureuse coustumiere. Toutesfois, s'il en faut croire
vn saint pere, malam mortem non facit, nisi quod sequitur mortem.
Et ie diroy encore plus vraysemblablement, que ny ce qui va deuant,
ny ce qui vient apres, n'est des appartenances de la mort. Nous nous•
excusons faussement. Et ie trouue par experience, que c'est plustost
l'impatience de l'imagination de la mort, qui nous rend impatiens
de la douleur: et que nous la sentons doublement grieue, de ce
qu'elle nous menace de mourir. Mais la raison accusant nostre lascheté,
de craindre chose si soudaine, si ineuitable, si insensible,3
nous prenons cet autre pretexte plus excusable. Tous les maux qui
n'ont autre danger que du mal, nous les disons sans danger. Celuy
des dents, ou de la goutte, pour grief qu'il soit, d'autant qu'il n'est
pas homicide, qui le met en conte de maladie? Or bien presupposons
le, qu'en la mort nous regardons principalement la douleur.•
Comme aussi la pauureté n'a rien à craindre, que cela, qu'elle nous
iette entre ses bras par la soif, la faim, le froid, le chaud, les veilles,
qu'elle nous fait souffrir. Ainsi n'ayons affaire qu'à la douleur. Ie
leur donne que ce soit le pire accident de nostre estre: et volontiers.
Car ie suis l'homme du monde qui luy veux autant de mal, et qui
la fuis autant, pour iusques à present n'auoir pas eu, Dieu mercy,
grand commerce auec elle; mais il est en nous, sinon de l'aneantir,
au moins de l'amoindrir par patience: et quand bien le corps s'en
esmouueroit, de maintenir ce neant-moins l'ame et la raison en•
bonne trampe. Et s'il ne l'estoit, qui auroit mis en credit, la vertu,
la vaillance, la force, la magnanimité et la resolution? où iouëroyent
elles leur rolle, s'il n'y a plus de douleur à deffier? Auida est periculi
virtus. S'il ne faut coucher sur la dure, soustenir armé de toutes
pieces la chaleur du midy, se paistre d'vn cheual, et d'vn asne, se1
voir detailler en pieces, et arracher vne balle d'entre les os, se souffrir
recoudre, cauterizer et sonder, par où s'acquerra l'aduantage
que nous voulons auoir sur le vulgaire? C'est bien loing de fuir le
mal et la douleur, ce que disent les Sages, que des actions égallement
bonnes, celle-là est plus souhaitable à faire, où il y a plus de•
peine. Non enim hilaritate, nec lasciuia, nec risu aut ioco comite leuitatis,
sed sæpe etiam tristes firmitate et constantia sunt beati. Et à
cette cause il a esté impossible de persuader à nos peres, que les
conquestes faites par viue force, au hazard de la guerre, ne fussent
plus aduantageuses, que celles qu'on fait en toute seureté par pratiques2
et menees.
Lætius est, quoties magno sibi constat honestum.
D'auantage cela nous doit consoler, que naturellement, si la douleur
est violente, elle est courte: si elle est longue, elle est legere:
si grauis, breuis: si longus, leuis. Tu ne la sentiras guere long temps,•
si tu la sens trop: elle mettra fin à soy, ou à toy: l'vn et l'autre
reuient à vn. Si tu ne la portes, elle t'emportera. Memineris maximos
morte finiri; paruos multa habere interualla requietis, mediocrium
nos esse dominos: vt si tolerabiles sint, feramus: sin minus,
è vita, quum ea non placeat, tanquàm è theatro exeamus. Ce qui3
nous fait souffrir auec tant d'impatience la douleur, c'est de n'estre
pas accoustumez de prendre nostre principal contentement en l'ame,
de ne nous attendre point assez à elle, qui est seule et souueraine
maistresse de nostre condition. Le corps n'a, sauf le plus et le moins,
qu'vn train et qu'vn pli. Elle est variable en toute sorte de formes,•
et renge à soy, et à son estat, quel qu'il soit, les sentiments du corps,
et tous autres accidents. Pourtant la faut il estudier, et enquerir;
et esueiller en elle ses ressorts tout-puissants. Il n'y a raison, ny
prescription, ny force, qui vaille contre son inclination et son chois.
De tant de milliers de biais, qu'elle a en sa disposition, donnons•
luy en vn, propre à nostre repos et conseruation: nous voyla non
couuerts seulement de toute offense, mais gratifiez mesmes et flattez,
si bon luy semble, des offenses et des maux. Elle faict son
profit indifferemment de tout. L'erreur, les songes, luy seruent vtilement,
comme vne loyale matiere, à nous mettre à garant, et en1
contentement. Il est aisé à voir, que ce qui aiguise en nous la douleur
et la volupté, c'est la pointe de nostre esprit. Les bestes, qui le
tiennent sous boucle, laissent aux corps leurs sentiments libres et
naifs: et par consequent vns, à peu pres, en chasque espece, ainsi
qu'elles montrent par la semblable application de leurs mouuements.•
Si nous ne troublions en noz membres, la iurisdiction qui leur appartient
en cela: il est à croire, que nous en serions mieux, et que
nature leur a donné vn iuste et moderé temperament, enuers la
volupté et enuers la douleur. Et ne peut faillir d'estre iuste, estant
egal et commun. Mais puis que nous nous sommes emancipez de ses2
regles, pour nous abandonner à la vagabonde liberté de noz fantasies:
au moins aydons nous à les plier du costé le plus aggreable.
Platon craint nostre engagement aspre à la douleur et à la volupté,
d'autant qu'il oblige et attache par trop l'ame au corps: moy plustost
au rebours, d'autant qu'il l'en desprent et desclouë. Tout ainsi•
que l'ennemy se rend plus aspre à nostre fuite, aussi s'enorgueillit
la douleur, à nous voir trembler soubs elle. Elle se rendra de bien
meilleure composition, à qui luy fera teste: il se faut opposer et
bander contre. En nous acculant et tirant arriere, nous appellons à
nous et attirons la ruyne, qui nous menasse. Comme le corps est3
plus ferme à la charge en le roidissant: ainsin est l'ame. Mais
venons aux exemples, qui sont proprement du gibier des gens foibles
de reins, comme moy: où nous trouuerons qu'il va de la douleur,
comme des pierres qui prennent couleur, ou plus haute, ou
plus morne, selon la feuille où lon les couche, et qu'elle ne tient•
qu'autant de place en nous, que nous luy en faisons. Tantum doluerunt,
quantum doloribus se inseruerunt. Nous sentons plus vn coup
de rasoir du Chirurgien, que dix coups d'espee en la chaleur du
combat. Les douleurs de l'enfantement, par les Medecins, et par
Dieu mesme estimees grandes, et que nous passons auec tant de4
ceremonies, il y a des nations entieres, qui n'en font nul compte.
Ie laisse à part les femmes Lacedemoniennes: mais aux Souisses
parmi nos gens de pied, quel changement y trouuez vous? sinon
que trottans apres leurs maris, vous leur voyez auiourd'huy porter
au col l'enfant, qu'elles auoient hyer au ventre: et ces Ægyptiennes
contre-faictes ramassées d'entre nous, vont elles mesmes•
lauer les leurs, qui viennent de naistre, et prennent leur baing en
la plus prochaine riuiere. Outre tant de garces qui desrobent tous
les iours leurs enfants en la generation comme en la conception,
cette belle et noble femme de Sabinus Patricien Romain, pour l'interest
d'autruy porta seule et sans secours et sans voix et gemissemens1
l'enfantement de deux iumeaux. Vn simple garçonnet de
Lacedemone, ayant derobé vn renard (car ils craignoient encore
plus la honte de leur sottise au larecin, que nous ne craignons la
peine de nostre malice) et l'ayant mis souz sa cappe, endura plustost
qu'il luy eust rongé le ventre, que de se descouurir. Et vn•
autre, donnant de l'encens à vn sacrifice, se laissa brusler iusques
à l'os, par vn charbon tombé dans sa manche, pour ne troubler le
mystere. Et s'en est veu vn grand nombre pour le seul essay de
vertu, suiuant leur institution, qui ont souffert en l'aage de sept
ans, d'estre foüettez iusques à la mort, sans alterer leur visage. Et2
Cicero les a veuz se battre à trouppes: de poings, de pieds, et de
dents, iusques à s'euanouir auant que d'aduoüer estre vaincus.
Nunquam naturam mos vinceret: est enim ea semper inuicta; sed
nos vmbris, deliciis, otio, languore, desidia, animum infecimus;
opinionibus malóque more delinitum molliuimus. Chacun sçait•
l'histoire de Sceuola, qui s'estant coulé dans le camp ennemy, pour
en tuer le chef, et ayant failly d'attaincte, pour reprendre son effect
d'vne plus estrange inuention, et descharger sa patrie, confessa
à Porsenna, qui estoit le Roy qu'il vouloit tuer, non seulement
son desseing, mais adiousta qu'il auoit en son camp vn3
grand nombre de Romains complices de son entreprise tels que
luy. Et pour montrer quel il estoit, s'estant faict apporter vn brasier,
veit et souffrit griller et rostir son bras, iusques à ce que l'ennemy
mesme en ayant horreur, commanda oster le brasier. Quoy,
celuy qui ne daigna interrompre la lecture de son liure pendant•
qu'on l'incisoit? Et celuy, qui s'obstina à se mocquer et à rire à
l'enuy des maux, qu'on luy faisoit: de façon que la cruauté irritée
des bourreaux qui le tenoyent, et toutes les inuentions des tourmens
redoublez les vns sur les autres luy donnerent gaigné? Mais
c'estoit vn Philosophe. Quoy? vn gladiateur de Cæsar, endura tousiours4
riant qu'on luy sondast et detaillast ses playes. Quis mediocris
gladiator ingemuit? quis vultum mutauit vnquam? Quis non modò
stetit, verùm etiam decubuit turpiter? Quis cùm decubuisset, ferrum
recipere iussus, collum contraxit? Meslons y les femmes. Qui n'a
ouy parler à Paris de celle, qui se fit escorcher pour seulement en
acquerir le teint plus frais d'vne nouuelle peau? y en a qui se sont
fait arracher des dents viues et saines, pour en former la voix•
plus molle, et plus grasse, ou pour les ranger en meilleur ordre.
Combien d'exemples du mespris de la douleur auons nous en ce
genre? Que ne peuuent elles? Que craignent elles, pour peu qu'il
y ait d'agencement à esperer en leur beauté?
Vellere queis cura est albos à stirpe capillos,1
Et faciem dempta pelle referre nouam.
J'en ay veu engloutir du sable, de la cendre, et se trauailler à point
nommé de ruiner leur estomac, pour acquerir les pasles couleurs.
Pour faire vn corps bien espagnolé, quelle gehenne ne souffrent
elles guindées et sanglées, auec de grosses coches sur les costez,•
iusques à la chair viue? ouy quelques fois à en mourir. Il est
ordinaire à beaucoup de nations de nostre temps, de se blesser à
escient, pour donner foy à leur parole: et nostre Roy en recite des
notables exemples, de ce qu'il en a veu en Poloigne, et en l'endroit
de luy mesme. Mais outre ce que ie sçay en auoir esté imité en2
France par aucuns, quand ie veins de ces fameux Estats de Blois,
i'auois veu peu auparauant vne fille en Picardie, pour tesmoigner
l'ardeur de ses promesses, et aussi sa constance, se donner du poinçon,
qu'elle portoit en son poil, quatre ou cinq bons coups dans le
bras, qui luy faisoient craquetter la peau, et la saignoient bien en•
bon escient. Les Turcs se font de grandes escarres pour leurs dames:
et afin que la merque y demeure, ils portent soudain du feu
sur la playe, et l'y tiennent vn temps incroyable, pour arrester le
sang, et former la cicatrice. Gents qui l'ont veu, l'ont escrit, et me
l'ont iuré. Mais pour dix aspres, il se trouue tous les iours entre eux3
qui se donnera vne bien profonde taillade dans le bras, ou dans les
cuisses. Ie suis bien ayse que les tesmoins nous sont plus à main,
où nous en auons plus affaire. Car la chrestienté nous en fournit à
suffisance. Et apres l'exemple de nostre sainct guide, il y en a eu
force, qui par deuotion ont voulu porter la croix. Nous apprenons•
par tesmoing tres-digne de foy, que le Roy S. Loys porta la here
iusques à ce que sur sa vieillesse, son confesseur l'en dispensa; et
que tous les Vendredis, il se faisoit battre les espaules par son
prestre, de cinq chainettes de fer, que pour cet effet on portoit
emmy ses besongnes de nuict. Guillaume nostre dernier Duc de4
Guyenne, pere de cette Alienor, qui transmit ce Duché aux maisons
de France et d'Angleterre, porta les dix ou douze derniers ans de
sa vie, continuellement vn corps de cuirasse, sous vn habit de religieux,
par penitence. Foulques Comte d'Anjou alla iusques en Ierusalem,
pour là se faire foëter à deux de ses valets, la corde au
col, deuant le sepulchre de nostre Seigneur. Mais ne voit-on encore
tous les iours au Vendredy S. en diuers lieux vn grand nombre•
d'hommes et femmes se battre iusques à se déchirer la chair et
percer iusques aux os? Cela ay-ie veu souuent et sans enchantement.
Et disoit-on, car ils vont masquez, qu'il y en auoit, qui pour
de l'argent entreprenoient en cela de garantir la religion d'autruy;
par vn mespris de la douleur, d'autant plus grand, que plus1
peuuent les éguillons de la deuotion, que de l'auarice. Q. Maximus
enterra son fils Consulaire: M. Cato le sien Preteur designé: et
L. Paulus les siens deux en peu de iours, d'vn visage rassis, et ne
portant nul tesmoignage de deuil. Ie disois en mes iours, de quelqu'vn
en gossant, qu'il auoit choué la diuine iustice. Car la mort•
violente de trois grands enfants, luy ayant esté enuoyée en vn iour,
pour vn aspre coup de verge, comme il est à croire: peu s'en fallut
qu'il ne la print à faueur et gratification singuliere du ciel. Ie n'ensuis
pas ces humeurs monstrueuses: mais i'en ay perdu en nourrice,
deux ou trois, sinon sans regret, au moins sans fascherie. Si2
n'est-il guere accident, qui touche plus au vif les hommes. Ie voy
assez d'autres communes occasions d'affliction, qu'à peine sentiroy-ie,
si elles me venoyent. Et en ay mesprisé quand elles me sont
venues, de celles ausquelles le monde donne vne si atroce figure,
que ie n'oserois m'en vanter au peuple sans rougir. Ex quo intelligitur,•
non in natura, sed in opinione esse ægritudinem. L'opinion
est vne puissante partie, hardie, et sans mesure. Qui rechercha
iamais de telle faim la seurté et le repos, qu'Alexandre et Cæsar
ont faict l'inquietude et les difficultez? Terez le pere de Sitalcez
souloit dire que quand il ne faisoit point la guerre, il luy estoit3
aduis qu'il n'y auoit point difference entre luy et son pallefrenier.
Caton Consul, pour s'asseurer d'aucunes villes en Espaigne, ayant
seulement interdict aux habitants d'icelles, de porter les armes:
grand nombre se tuerent: Ferox gens, nullam vitam rati sine armis
esse. Combien en sçauons nous qui ont fuy la douceur d'vne vie•
tranquille, en leurs maisons parmy leurs cognoissans, pour suiure
l'horreur des desers inhabitables; et qui se sont iettez à l'abiection,
vilité, et mespris du monde, et s'y sont pleuz iusques à l'affectation?
Le Cardinal Borrome, qui mourut dernierement à Milan,
au milieu de la desbauche, à quoy le conuioyt et sa noblesse, et ses4
grandes richesses, et l'air de l'Italie, et sa ieunesse, se maintint en
vne forme de vie si austere, que la mesme robbe qui luy seruoit en
esté, luy seruoit en hyuer: n'auoit pour son coucher que la paille:
et les heures qui luy restoyent des occupations de sa charge, il les
passoit estudiant continuellement, planté sur ses genoux, ayant vn
peu d'eau et de pain à costé de son liure: qui estoit toute la prouision•
de ses repas, et tout le temps qu'il y employoit. I'en sçay
qui à leur escient ont tiré et proffit et auancement du cocuage,
dequoy le seul nom effraye tant de gens. Si la veuë n'est le
plus necessaire de nos sens, il est au moins le plus plaisant: mais
les plus plaisans et vtiles de noz membres, semblent estre ceux1
qui seruent à nous engendrer: toutesfois assez de gens les ont pris
en hayne mortelle, pour cella seulement, qu'ils estoient trop aymables;
et les ont reiettez à cause de leur prix. Autant en opina
des yeux, celuy qui se les creua. La plus commune et plus saine
part des hommes, tient à grand heur l'abondance des enfants:•
moy et quelques autres, à pareil heur le defaut. Et quand on demande
à Thales pourquoy il ne se marie point: il respond, qu'il
n'ayme point à laisser lignée de soy. Que nostre opinion donne
prix aux choses; il se void par celles en grand nombre, ausquelles
nous ne regardons pas seulement, pour les estimer: ains à nous.2
Et ne considerons ny leurs qualitez, ny leurs vtilitez, mais seulement
nostre coust à les recouurer: comme si c'estoit quelque piece
de leur substance: et appellons valeur en elles, non ce qu'elles apportent,
mais ce que nous y apportons. Sur quoy ie m'aduise,
que nous sommes grands mesnagers de nostre mise. Selon qu'elle•
poise, elle sert, de ce mesmes qu'elle poise. Nostre opinion ne la
laisse iamais courir à faux fret. L'achat donne tiltre au diamant,
et la difficulté à la vertu, et la douleur à la deuotion, et l'aspreté à
la medecine. Tel pour arriuer à la pauureté ietta ses escus en cette
mesme mer, que tant d'autres fouillent de toutes pars pour y3
pescher des richesses. Epicurus dit que l'estre riche n'est pas
soulagement, mais changement d'affaires. De vray, ce n'est pas la disette,
c'est plustost l'abondance qui produict l'auarice. Ie veux dire
mon experience autour de ce subiect. I'ay vescu en trois sortes
de condition, depuis estre sorty de l'enfance. Le premier temps,
qui a duré pres de vingt années, ie le passay, n'aiant autres•
moyens, que fortuites, et despendant de l'ordonnance et secours
d'autruy, sans estat certain et sans prescription. Ma despence se
faisoit d'autant plus allegrement et auec moins de soing, qu'elle
estoit toute en la temerité de la fortune. Ie ne fu iamais mieux. Il
ne m'est oncques auenu de trouuer la bource de mes amis close:1
m'estant enioint au delà de toute autre necessité, la necessité de
ne faillir au terme que i'auoy prins à m'acquiter, lequel ils m'ont
mille fois alongé, voyant l'effort que ie me faisoy pour leur satisfaire:
en maniere que i'en rendoy vne loyauté mesnagere, et aucunement
piperesse. Ie sens naturellement quelque volupté à payer;•
comme si ie deschargeois mes espaules d'vn ennuyeux poix, et de
cette image de seruitude. Aussi qu'il y a quelque contentement qui
me chatouille à faire vne action iuste, et contenter autruy. I'excepte
les payements où il faut venir à marchander et conter: car
si ie ne trouue à qui en commettre la charge, ie les esloigne honteusement2
et iniurieusement tant que ie puis, de peur de cette altercation,
à laquelle et mon humeur et ma forme de parler est du
tout incompatible. Il n'est rien que ie haysse comme à marchander:
c'est vn pur commerce de trichoterie et d'impudence. Apres
vne heure de debat et de barguignage, l'vn et l'autre abandonne•
sa parolle et ses sermens pour cinq sous d'amendement. Et si
empruntons auec desaduantage. Car n'ayant point le cœur de requerir
en presence, i'en renuoyois le hazard sur le papier, qui ne
fait guere d'effort, et qui preste grandement la main au refuser.
Ie me remettois de la conduite de mon besoing plus gayement3
aux astres, et plus librement que ie n'ay faict depuis à ma prouidence
et à mon sens. La plus part des mesnagers estiment horrible
de viure ainsin en incertitude; et ne s'aduisent pas, premierement,
que la plus part du monde vit ainsi. Combien d'honnestes
hommes ont reietté tout leur certain à l'abandon, et le font tous•
les iours, pour cercher le vent de la faueur des Roys et de la fortune?
Cæsar s'endebta d'vn million d'or outre son vaillant, pour
deuenir Cæsar. Et combien de marchans commencent leur trafique
par la vente de leur metairie, qu'ils enuoyent aux Indes.
Tot per impotentia freta!4
En vne si grande siccité de deuotion, nous auons mille et mille
Colleges, qui la passent commodément, attendans tous les iours
de la liberalité du Ciel, ce qu'il faut à eux disner. Secondement,
ils ne s'aduisent pas, que cette certitude, sur laquelle ils se fondent,
n'est guere moins incertaine et hazardeuse que le hazard
mesme. Ie voy d'aussi pres la misere au delà de deux mille escus
de rente, que si elle estoit tout contre moy. Car outre ce que le
sort a dequoy ouurir cent breches à la pauureté au trauers de nos•
richesses, n'y ayant souuent nul moyen entre la supreme et infime
fortune,
Fortuna vitrea est: tum, quum splendet, frangitur;
et enuoyer cul sur pointe toutes nos deffences et leuées; ie trouue
que par diuerses causes, l'indigence se voit autant ordinairement1
logée chez ceux qui ont des biens, que chez ceux qui n'en ont point:
et qu'à l'auanture est elle aucunement moins incommode, quand
elle est seule, que quand elle se rencontre en compagnie des richesses.
Elles viennent plus de l'ordre, que de la recepte: Faber est suæ
quisque fortunæ. Et me semble plus miserable vn riche malaisé,•
necessiteux, affaireux, que celuy qui est simplement pauure. In
diuitiis inopes, quod genus egestatis grauissimum est. Les plus grands
Princes et plus riches, sont par pauureté et disette poussez ordinairement
à l'extreme necessité. Car en est-il de plus extreme,
que d'en deuenir tyrans, et iniustes vsurpateurs des biens de leurs2
subiets? Ma seconde forme, ç'a esté d'auoir de l'argent. A quoy
m'estant prins, i'en fis bien tost des reserues notables selon ma
condition: n'estimant pas que ce fust auoir, sinon autant qu'on
possede outre sa despence ordinaire: ny qu'on se puisse fier du
bien, qui est encore en esperance de recepte, pour claire qu'elle•
soit. Car quoy, disoy-ie, si i'estois surpris d'vn tel, ou d'vn tel accident?
Et à la suitte de ces vaines et vitieuses imaginations, i'allois
faisant l'ingenieux à prouuoir par cette superflue reserue à
tous inconueniens. Et sçauois encore respondre à celuy qui m'alleguoit
que le nombre des inconueniens estoit trop infiny; que si3
ce n'estoit à tous, c'estoit à aucuns et plusieurs. Cela ne se passoit
pas sans penible sollicitude. I'en faisoy vn secret: et moy, qui ose
tant dire de moy, ne parloy de mon argent, qu'en mensonge:
comme font les autres, qui s'appauurissent riches, s'enrichissent
pauures: et dispensent leur conscience de tesmoigner iamais sincerement•
de ce qu'ils ont. Ridicule et honteuse prudence. Allois-ie
en voyage? il ne me sembloit estre iamais suffisamment pourueu:
et plus ie m'estois chargé de monnoye, plus aussi ie m'estois
chargé de crainte: tantost de la seurté des chemins, tantost de la
fidelité de ceux qui conduisoyent mon bagage: duquel, comme
d'autres que ie cognois, ie ne m'asseurois iamais assez, si ie ne•
l'auois deuant mes yeux. Laissoy-ie ma boyte chez moy? combien
de soupçons et pensements espineux, et qui pis est incommunicables?
I'auois tousiours l'esprit de ce costé. Tout compté, il y a
plus de peine à garder l'argent qu'à l'acquerir. Si ie n'en faisois
du tout tant que i'en dis, au moins il me coustoit à m'empescher1
de le faire. De commodité, i'en tirois peu ou rien. Pour auoir
plus de moyen de despense, elle ne m'en poisoit pas moins. Car,
comme disoit Bion, autant se fache le cheuelu comme le chauue,
qu'on luy arrache le poil. Et depuis que vous estes accoustumé,
et auez planté vostre fantasie sur certain monceau, il n'est plus à•
vostre seruice: vous n'oseriez l'escorner. C'est vn bastiment qui,
comme il vous semble, croullera tout, si vous y touchez: il faut
que la necessité vous prenne à la gorge pour l'entamer. Et au parauant
i'engageois mes hardes, et vendois vn cheual, auec bien
moins de contrainte et moins enuis, que lors ie ne faisois bresche2
à cette bource fauorie, que ie tenois à part. Mais le danger estoit, que
mal aysément peut-on establir bornes certaines à ce desir (elles
sont difficiles à trouuer, és choses qu'on croit bonnes) et arrester
vn poinct à l'espargne: on va tousiours grossissant cet amas, et
l'augmentant d'vn nombre à autre, iusques à se priuer vilainement•
de la iouyssance de ses propres biens: et l'establir toute en la
garde, et n'en vser point. Selon cette espece d'vsage, ce sont les
plus riches gents du monde, ceux qui ont charge de la garde des
portes et murs d'vne bonne ville. Tout homme pecunieux est auaricieux
à mon gré. Platon renge ainsi les biens corporels ou humains:3
la santé, la beauté, la force, la richesse: Et la richesse,
dit-il, n'est pas aueugle, mais tresclair-voyante, quand elle est illuminée
par la prudence. Dionysius le fils, eut bonne grace. On l'aduertit
que l'vn de ses Syracusains auoit caché dans terre vn thresor;
il luy manda de le luy apporter; ce qu'il fit, s'en reseruant à la•
desrobbée quelque partie; auec laquelle il s'en alla en vne autre
ville, où ayant perdu cet appetit de thesaurizer, il se mit à viure
plus liberalement. Ce qu'entendant Dionysius, luy fit rendre le
demeurant de son thresor; disant que puis qu'il auoit appris à
en sçauoir vser, il le luy rendoit volontiers. Ie fus quelques années4
en ce point. Ie ne sçay quel bon dæmon m'en ietta hors
tres-vtilement, comme le Syracusain; et m'enuoya toute cette conserue
à l'abandon: le plaisir de certain voyage de grande despence,
ayant mis au pied cette sotte imagination. Par où ie suis
retombé à vne tierce sorte de vie, ie dis ce que i'en sens, certes plus
plaisante beaucoup et plus reglée. C'est que ie fais courir ma despence
quand et quand ma recepte; tantost l'vne deuance, tantost•
l'autre: mais c'est de peu qu'elles s'abandonnent. Ie vis du iour à
la iournée, et me contente d'auoir dequoy suffire aux besoings presens
et ordinaires: aux extraordinaires toutes les prouisions du
monde n'y sçauroyent suffire. Et est follie de s'attendre que fortune
elle mesmes nous arme iamais suffisamment contre soy. C'est1
de noz armes qu'il la faut combattre. Les fortuites nous trahiront
au bon du faict. Si i'amasse, ce n'est que pour l'esperance de quelque
voisine emploite; et non pour acheter des terres, dequoy ie
n'ay que faire, mais pour acheter du plaisir. Non esse cupidum, pecunia
est; non esse emacem, vectigal est. Ie n'ay ny guere peur que•
bien me faille, ny nul desir qu'il m'augmente. Diuitiarum fructus
est in copia; copiam declarat satietas. Et me gratifie singulierement
que cette correction me soit arriuée en vn aage naturellement
enclin à l'auarice, et que ie me vois desfaict de cette folie si
commune aux vieux, et la plus ridicule de toutes les humaines2
folies. Feraulez, qui auoit passé par les deux fortunes, et trouué
que l'accroist de cheuance, n'estoit pas accroist d'appetit, au boire,
manger, dormir, et embrasser sa femme: et qui d'autre part, sentoit
poiser sur ses espaules l'importunité de l'œconomie, ainsi
qu'elle faict à moy; delibera de contenter vn ieune homme pauure,•
son fidele amy, abboyant apres les richesses; et luy feit present
de toutes les siennes, grandes et excessiues, et de celles encor qu'il
estoit en train d'accumuler tous les iours par la liberalité de Cyrus
son bon maistre, et par la guerre: moyennant qu'il prinst la
charge de l'entretenir et nourrir honnestement, comme son hoste3
et son amy. Ils vescurent ainsi depuis tres-heureusement: et esgalement
contents du changement de leur condition. Voyla vn tour
que i'imiterois de grand courage. Et louë grandement la fortune
d'vn vieil Prelat, que ie voy s'estre si purement demis de sa bourse,
et de sa recepte, et de sa mise, tantost à vn seruiteur choisi, tantost•
à vn autre, qu'il a coulé vn long espace d'années, autant ignorant
cette sorte d'affaires de son mesnage, comme vn estranger.
La fiance de la bonté d'autruy, est un non leger tesmoignage de la
bonté propre: partant la fauorise Dieu volontiers. Et pour son regard,
ie ne voy point d'ordre de maison, ny plus dignement ny
plus constamment conduit que le sien. Heureux, qui ait reglé à si
iuste mesure son besoin, que ses richesses y puissent suffire sans
son soing et empeschement: et sans que leur dispensation ou assemblage,
interrompe d'autres occupations, qu'il suit, plus conuenables,•
plus tranquilles, et selon son cœur. L'aisance donc et
l'indigence despendent de l'opinion d'vn chacun, et non plus la richesse,
que la gloire, que la santé, n'ont qu'autant de beauté et de
plaisir, que leur en preste celuy qui les possede. Chascun est bien
ou mal, selon qu'il s'en trouue. Non de qui on le croid, mais qui1
le croid de soy, est content: et en cella seul la creance se donne
essence et verité. La fortune ne nous fait ny bien ny mal: elle
nous en offre seulement la matiere et la semence: laquelle nostre
ame, plus puissante qu'elle, tourne et applique comme il luy plaist:
seule cause et maistresse de sa condition heureuse ou malheureuse.•
Les accessions externes prennent saueur et couleur de l'interne
constitution: comme les accoustrements nous eschauffent
non de leur chaleur, mais de la nostre, laquelle ils sont propres à
couuer et nourrir: qui en abrieroit vn corps froid, il en tireroit
mesme seruice pour la froideur? ainsi se conserue la neige et la2
glace. Certes tout en la maniere qu'à vn faineant l'estude sert de
tourment, à vn yurongne l'abstinence du vin, la frugalité est supplice
au luxurieux, et l'exercice gehenne à vn homme delicat et
oisif: ainsin en est-il du reste. Les choses ne sont pas si douloureuses,
ny difficiles d'elles mesmes: mais nostre foiblesse et lascheté•
les fait telles. Pour iuger des choses grandes et haultes, il
faut un' ame de mesme, autrement nous leur attribuons le vice,
qui est le nostre. Vn auiron droit semble courbe en l'eau. Il n'importe
pas seulement qu'on voye la chose, mais comment on la voye.
est violente, elle est courte: si elle est longue, elle est legere:
si grauis, breuis: si longus, leuis. Tu ne la sentiras guere long temps,•
si tu la sens trop: elle mettra fin à soy, ou à toy: l'vn et l'autre
reuient à vn. Si tu ne la portes, elle t'emportera. Memineris maximos
morte finiri; paruos multa habere interualla requietis, mediocrium
nos esse dominos: vt si tolerabiles sint, feramus: sin minus,
è vita, quum ea non placeat, tanquàm è theatro exeamus. Ce qui3
nous fait souffrir auec tant d'impatience la douleur, c'est de n'estre
pas accoustumez de prendre nostre principal contentement en l'ame,
de ne nous attendre point assez à elle, qui est seule et souueraine
maistresse de nostre condition. Le corps n'a, sauf le plus et le moins,
qu'vn train et qu'vn pli. Elle est variable en toute sorte de formes,•
et renge à soy, et à son estat, quel qu'il soit, les sentiments du corps,
et tous autres accidents. Pourtant la faut il estudier, et enquerir;
et esueiller en elle ses ressorts tout-puissants. Il n'y a raison, ny
prescription, ny force, qui vaille contre son inclination et son chois.
De tant de milliers de biais, qu'elle a en sa disposition, donnons•
luy en vn, propre à nostre repos et conseruation: nous voyla non
couuerts seulement de toute offense, mais gratifiez mesmes et flattez,
si bon luy semble, des offenses et des maux. Elle faict son
profit indifferemment de tout. L'erreur, les songes, luy seruent vtilement,
comme vne loyale matiere, à nous mettre à garant, et en1
contentement. Il est aisé à voir, que ce qui aiguise en nous la douleur
et la volupté, c'est la pointe de nostre esprit. Les bestes, qui le
tiennent sous boucle, laissent aux corps leurs sentiments libres et
naifs: et par consequent vns, à peu pres, en chasque espece, ainsi
qu'elles montrent par la semblable application de leurs mouuements.•
Si nous ne troublions en noz membres, la iurisdiction qui leur appartient
en cela: il est à croire, que nous en serions mieux, et que
nature leur a donné vn iuste et moderé temperament, enuers la
volupté et enuers la douleur. Et ne peut faillir d'estre iuste, estant
egal et commun. Mais puis que nous nous sommes emancipez de ses2
regles, pour nous abandonner à la vagabonde liberté de noz fantasies:
au moins aydons nous à les plier du costé le plus aggreable.
Platon craint nostre engagement aspre à la douleur et à la volupté,
d'autant qu'il oblige et attache par trop l'ame au corps: moy plustost
au rebours, d'autant qu'il l'en desprent et desclouë. Tout ainsi•
que l'ennemy se rend plus aspre à nostre fuite, aussi s'enorgueillit
la douleur, à nous voir trembler soubs elle. Elle se rendra de bien
meilleure composition, à qui luy fera teste: il se faut opposer et
bander contre. En nous acculant et tirant arriere, nous appellons à
nous et attirons la ruyne, qui nous menasse. Comme le corps est3
plus ferme à la charge en le roidissant: ainsin est l'ame. Mais
venons aux exemples, qui sont proprement du gibier des gens foibles
de reins, comme moy: où nous trouuerons qu'il va de la douleur,
comme des pierres qui prennent couleur, ou plus haute, ou
plus morne, selon la feuille où lon les couche, et qu'elle ne tient•
qu'autant de place en nous, que nous luy en faisons. Tantum doluerunt,
quantum doloribus se inseruerunt. Nous sentons plus vn coup
de rasoir du Chirurgien, que dix coups d'espee en la chaleur du
combat. Les douleurs de l'enfantement, par les Medecins, et par
Dieu mesme estimees grandes, et que nous passons auec tant de4
ceremonies, il y a des nations entieres, qui n'en font nul compte.
Ie laisse à part les femmes Lacedemoniennes: mais aux Souisses
parmi nos gens de pied, quel changement y trouuez vous? sinon
que trottans apres leurs maris, vous leur voyez auiourd'huy porter
au col l'enfant, qu'elles auoient hyer au ventre: et ces Ægyptiennes
contre-faictes ramassées d'entre nous, vont elles mesmes•
lauer les leurs, qui viennent de naistre, et prennent leur baing en
la plus prochaine riuiere. Outre tant de garces qui desrobent tous
les iours leurs enfants en la generation comme en la conception,
cette belle et noble femme de Sabinus Patricien Romain, pour l'interest
d'autruy porta seule et sans secours et sans voix et gemissemens1
l'enfantement de deux iumeaux. Vn simple garçonnet de
Lacedemone, ayant derobé vn renard (car ils craignoient encore
plus la honte de leur sottise au larecin, que nous ne craignons la
peine de nostre malice) et l'ayant mis souz sa cappe, endura plustost
qu'il luy eust rongé le ventre, que de se descouurir. Et vn•
autre, donnant de l'encens à vn sacrifice, se laissa brusler iusques
à l'os, par vn charbon tombé dans sa manche, pour ne troubler le
mystere. Et s'en est veu vn grand nombre pour le seul essay de
vertu, suiuant leur institution, qui ont souffert en l'aage de sept
ans, d'estre foüettez iusques à la mort, sans alterer leur visage. Et2
Cicero les a veuz se battre à trouppes: de poings, de pieds, et de
dents, iusques à s'euanouir auant que d'aduoüer estre vaincus.
Nunquam naturam mos vinceret: est enim ea semper inuicta; sed
nos vmbris, deliciis, otio, languore, desidia, animum infecimus;
opinionibus malóque more delinitum molliuimus. Chacun sçait•
l'histoire de Sceuola, qui s'estant coulé dans le camp ennemy, pour
en tuer le chef, et ayant failly d'attaincte, pour reprendre son effect
d'vne plus estrange inuention, et descharger sa patrie, confessa
à Porsenna, qui estoit le Roy qu'il vouloit tuer, non seulement
son desseing, mais adiousta qu'il auoit en son camp vn3
grand nombre de Romains complices de son entreprise tels que
luy. Et pour montrer quel il estoit, s'estant faict apporter vn brasier,
veit et souffrit griller et rostir son bras, iusques à ce que l'ennemy
mesme en ayant horreur, commanda oster le brasier. Quoy,
celuy qui ne daigna interrompre la lecture de son liure pendant•
qu'on l'incisoit? Et celuy, qui s'obstina à se mocquer et à rire à
l'enuy des maux, qu'on luy faisoit: de façon que la cruauté irritée
des bourreaux qui le tenoyent, et toutes les inuentions des tourmens
redoublez les vns sur les autres luy donnerent gaigné? Mais
c'estoit vn Philosophe. Quoy? vn gladiateur de Cæsar, endura tousiours4
riant qu'on luy sondast et detaillast ses playes. Quis mediocris
gladiator ingemuit? quis vultum mutauit vnquam? Quis non modò
stetit, verùm etiam decubuit turpiter? Quis cùm decubuisset, ferrum
recipere iussus, collum contraxit? Meslons y les femmes. Qui n'a
ouy parler à Paris de celle, qui se fit escorcher pour seulement en
acquerir le teint plus frais d'vne nouuelle peau? y en a qui se sont
fait arracher des dents viues et saines, pour en former la voix•
plus molle, et plus grasse, ou pour les ranger en meilleur ordre.
Combien d'exemples du mespris de la douleur auons nous en ce
genre? Que ne peuuent elles? Que craignent elles, pour peu qu'il
y ait d'agencement à esperer en leur beauté?
Vellere queis cura est albos à stirpe capillos,1
Et faciem dempta pelle referre nouam.
J'en ay veu engloutir du sable, de la cendre, et se trauailler à point
nommé de ruiner leur estomac, pour acquerir les pasles couleurs.
Pour faire vn corps bien espagnolé, quelle gehenne ne souffrent
elles guindées et sanglées, auec de grosses coches sur les costez,•
iusques à la chair viue? ouy quelques fois à en mourir. Il est
ordinaire à beaucoup de nations de nostre temps, de se blesser à
escient, pour donner foy à leur parole: et nostre Roy en recite des
notables exemples, de ce qu'il en a veu en Poloigne, et en l'endroit
de luy mesme. Mais outre ce que ie sçay en auoir esté imité en2
France par aucuns, quand ie veins de ces fameux Estats de Blois,
i'auois veu peu auparauant vne fille en Picardie, pour tesmoigner
l'ardeur de ses promesses, et aussi sa constance, se donner du poinçon,
qu'elle portoit en son poil, quatre ou cinq bons coups dans le
bras, qui luy faisoient craquetter la peau, et la saignoient bien en•
bon escient. Les Turcs se font de grandes escarres pour leurs dames:
et afin que la merque y demeure, ils portent soudain du feu
sur la playe, et l'y tiennent vn temps incroyable, pour arrester le
sang, et former la cicatrice. Gents qui l'ont veu, l'ont escrit, et me
l'ont iuré. Mais pour dix aspres, il se trouue tous les iours entre eux3
qui se donnera vne bien profonde taillade dans le bras, ou dans les
cuisses. Ie suis bien ayse que les tesmoins nous sont plus à main,
où nous en auons plus affaire. Car la chrestienté nous en fournit à
suffisance. Et apres l'exemple de nostre sainct guide, il y en a eu
force, qui par deuotion ont voulu porter la croix. Nous apprenons•
par tesmoing tres-digne de foy, que le Roy S. Loys porta la here
iusques à ce que sur sa vieillesse, son confesseur l'en dispensa; et
que tous les Vendredis, il se faisoit battre les espaules par son
prestre, de cinq chainettes de fer, que pour cet effet on portoit
emmy ses besongnes de nuict. Guillaume nostre dernier Duc de4
Guyenne, pere de cette Alienor, qui transmit ce Duché aux maisons
de France et d'Angleterre, porta les dix ou douze derniers ans de
sa vie, continuellement vn corps de cuirasse, sous vn habit de religieux,
par penitence. Foulques Comte d'Anjou alla iusques en Ierusalem,
pour là se faire foëter à deux de ses valets, la corde au
col, deuant le sepulchre de nostre Seigneur. Mais ne voit-on encore
tous les iours au Vendredy S. en diuers lieux vn grand nombre•
d'hommes et femmes se battre iusques à se déchirer la chair et
percer iusques aux os? Cela ay-ie veu souuent et sans enchantement.
Et disoit-on, car ils vont masquez, qu'il y en auoit, qui pour
de l'argent entreprenoient en cela de garantir la religion d'autruy;
par vn mespris de la douleur, d'autant plus grand, que plus1
peuuent les éguillons de la deuotion, que de l'auarice. Q. Maximus
enterra son fils Consulaire: M. Cato le sien Preteur designé: et
L. Paulus les siens deux en peu de iours, d'vn visage rassis, et ne
portant nul tesmoignage de deuil. Ie disois en mes iours, de quelqu'vn
en gossant, qu'il auoit choué la diuine iustice. Car la mort•
violente de trois grands enfants, luy ayant esté enuoyée en vn iour,
pour vn aspre coup de verge, comme il est à croire: peu s'en fallut
qu'il ne la print à faueur et gratification singuliere du ciel. Ie n'ensuis
pas ces humeurs monstrueuses: mais i'en ay perdu en nourrice,
deux ou trois, sinon sans regret, au moins sans fascherie. Si2
n'est-il guere accident, qui touche plus au vif les hommes. Ie voy
assez d'autres communes occasions d'affliction, qu'à peine sentiroy-ie,
si elles me venoyent. Et en ay mesprisé quand elles me sont
venues, de celles ausquelles le monde donne vne si atroce figure,
que ie n'oserois m'en vanter au peuple sans rougir. Ex quo intelligitur,•
non in natura, sed in opinione esse ægritudinem. L'opinion
est vne puissante partie, hardie, et sans mesure. Qui rechercha
iamais de telle faim la seurté et le repos, qu'Alexandre et Cæsar
ont faict l'inquietude et les difficultez? Terez le pere de Sitalcez
souloit dire que quand il ne faisoit point la guerre, il luy estoit3
aduis qu'il n'y auoit point difference entre luy et son pallefrenier.
Caton Consul, pour s'asseurer d'aucunes villes en Espaigne, ayant
seulement interdict aux habitants d'icelles, de porter les armes:
grand nombre se tuerent: Ferox gens, nullam vitam rati sine armis
esse. Combien en sçauons nous qui ont fuy la douceur d'vne vie•
tranquille, en leurs maisons parmy leurs cognoissans, pour suiure
l'horreur des desers inhabitables; et qui se sont iettez à l'abiection,
vilité, et mespris du monde, et s'y sont pleuz iusques à l'affectation?
Le Cardinal Borrome, qui mourut dernierement à Milan,
au milieu de la desbauche, à quoy le conuioyt et sa noblesse, et ses4
grandes richesses, et l'air de l'Italie, et sa ieunesse, se maintint en
vne forme de vie si austere, que la mesme robbe qui luy seruoit en
esté, luy seruoit en hyuer: n'auoit pour son coucher que la paille:
et les heures qui luy restoyent des occupations de sa charge, il les
passoit estudiant continuellement, planté sur ses genoux, ayant vn
peu d'eau et de pain à costé de son liure: qui estoit toute la prouision•
de ses repas, et tout le temps qu'il y employoit. I'en sçay
qui à leur escient ont tiré et proffit et auancement du cocuage,
dequoy le seul nom effraye tant de gens. Si la veuë n'est le
plus necessaire de nos sens, il est au moins le plus plaisant: mais
les plus plaisans et vtiles de noz membres, semblent estre ceux1
qui seruent à nous engendrer: toutesfois assez de gens les ont pris
en hayne mortelle, pour cella seulement, qu'ils estoient trop aymables;
et les ont reiettez à cause de leur prix. Autant en opina
des yeux, celuy qui se les creua. La plus commune et plus saine
part des hommes, tient à grand heur l'abondance des enfants:•
moy et quelques autres, à pareil heur le defaut. Et quand on demande
à Thales pourquoy il ne se marie point: il respond, qu'il
n'ayme point à laisser lignée de soy. Que nostre opinion donne
prix aux choses; il se void par celles en grand nombre, ausquelles
nous ne regardons pas seulement, pour les estimer: ains à nous.2
Et ne considerons ny leurs qualitez, ny leurs vtilitez, mais seulement
nostre coust à les recouurer: comme si c'estoit quelque piece
de leur substance: et appellons valeur en elles, non ce qu'elles apportent,
mais ce que nous y apportons. Sur quoy ie m'aduise,
que nous sommes grands mesnagers de nostre mise. Selon qu'elle•
poise, elle sert, de ce mesmes qu'elle poise. Nostre opinion ne la
laisse iamais courir à faux fret. L'achat donne tiltre au diamant,
et la difficulté à la vertu, et la douleur à la deuotion, et l'aspreté à
la medecine. Tel pour arriuer à la pauureté ietta ses escus en cette
mesme mer, que tant d'autres fouillent de toutes pars pour y3
pescher des richesses. Epicurus dit que l'estre riche n'est pas
soulagement, mais changement d'affaires. De vray, ce n'est pas la disette,
c'est plustost l'abondance qui produict l'auarice. Ie veux dire
mon experience autour de ce subiect. I'ay vescu en trois sortes
de condition, depuis estre sorty de l'enfance. Le premier temps,
qui a duré pres de vingt années, ie le passay, n'aiant autres•
moyens, que fortuites, et despendant de l'ordonnance et secours
d'autruy, sans estat certain et sans prescription. Ma despence se
faisoit d'autant plus allegrement et auec moins de soing, qu'elle
estoit toute en la temerité de la fortune. Ie ne fu iamais mieux. Il
ne m'est oncques auenu de trouuer la bource de mes amis close:1
m'estant enioint au delà de toute autre necessité, la necessité de
ne faillir au terme que i'auoy prins à m'acquiter, lequel ils m'ont
mille fois alongé, voyant l'effort que ie me faisoy pour leur satisfaire:
en maniere que i'en rendoy vne loyauté mesnagere, et aucunement
piperesse. Ie sens naturellement quelque volupté à payer;•
comme si ie deschargeois mes espaules d'vn ennuyeux poix, et de
cette image de seruitude. Aussi qu'il y a quelque contentement qui
me chatouille à faire vne action iuste, et contenter autruy. I'excepte
les payements où il faut venir à marchander et conter: car
si ie ne trouue à qui en commettre la charge, ie les esloigne honteusement2
et iniurieusement tant que ie puis, de peur de cette altercation,
à laquelle et mon humeur et ma forme de parler est du
tout incompatible. Il n'est rien que ie haysse comme à marchander:
c'est vn pur commerce de trichoterie et d'impudence. Apres
vne heure de debat et de barguignage, l'vn et l'autre abandonne•
sa parolle et ses sermens pour cinq sous d'amendement. Et si
empruntons auec desaduantage. Car n'ayant point le cœur de requerir
en presence, i'en renuoyois le hazard sur le papier, qui ne
fait guere d'effort, et qui preste grandement la main au refuser.
Ie me remettois de la conduite de mon besoing plus gayement3
aux astres, et plus librement que ie n'ay faict depuis à ma prouidence
et à mon sens. La plus part des mesnagers estiment horrible
de viure ainsin en incertitude; et ne s'aduisent pas, premierement,
que la plus part du monde vit ainsi. Combien d'honnestes
hommes ont reietté tout leur certain à l'abandon, et le font tous•
les iours, pour cercher le vent de la faueur des Roys et de la fortune?
Cæsar s'endebta d'vn million d'or outre son vaillant, pour
deuenir Cæsar. Et combien de marchans commencent leur trafique
par la vente de leur metairie, qu'ils enuoyent aux Indes.
Tot per impotentia freta!4
En vne si grande siccité de deuotion, nous auons mille et mille
Colleges, qui la passent commodément, attendans tous les iours
de la liberalité du Ciel, ce qu'il faut à eux disner. Secondement,
ils ne s'aduisent pas, que cette certitude, sur laquelle ils se fondent,
n'est guere moins incertaine et hazardeuse que le hazard
mesme. Ie voy d'aussi pres la misere au delà de deux mille escus
de rente, que si elle estoit tout contre moy. Car outre ce que le
sort a dequoy ouurir cent breches à la pauureté au trauers de nos•
richesses, n'y ayant souuent nul moyen entre la supreme et infime
fortune,
Fortuna vitrea est: tum, quum splendet, frangitur;
et enuoyer cul sur pointe toutes nos deffences et leuées; ie trouue
que par diuerses causes, l'indigence se voit autant ordinairement1
logée chez ceux qui ont des biens, que chez ceux qui n'en ont point:
et qu'à l'auanture est elle aucunement moins incommode, quand
elle est seule, que quand elle se rencontre en compagnie des richesses.
Elles viennent plus de l'ordre, que de la recepte: Faber est suæ
quisque fortunæ. Et me semble plus miserable vn riche malaisé,•
necessiteux, affaireux, que celuy qui est simplement pauure. In
diuitiis inopes, quod genus egestatis grauissimum est. Les plus grands
Princes et plus riches, sont par pauureté et disette poussez ordinairement
à l'extreme necessité. Car en est-il de plus extreme,
que d'en deuenir tyrans, et iniustes vsurpateurs des biens de leurs2
subiets? Ma seconde forme, ç'a esté d'auoir de l'argent. A quoy
m'estant prins, i'en fis bien tost des reserues notables selon ma
condition: n'estimant pas que ce fust auoir, sinon autant qu'on
possede outre sa despence ordinaire: ny qu'on se puisse fier du
bien, qui est encore en esperance de recepte, pour claire qu'elle•
soit. Car quoy, disoy-ie, si i'estois surpris d'vn tel, ou d'vn tel accident?
Et à la suitte de ces vaines et vitieuses imaginations, i'allois
faisant l'ingenieux à prouuoir par cette superflue reserue à
tous inconueniens. Et sçauois encore respondre à celuy qui m'alleguoit
que le nombre des inconueniens estoit trop infiny; que si3
ce n'estoit à tous, c'estoit à aucuns et plusieurs. Cela ne se passoit
pas sans penible sollicitude. I'en faisoy vn secret: et moy, qui ose
tant dire de moy, ne parloy de mon argent, qu'en mensonge:
comme font les autres, qui s'appauurissent riches, s'enrichissent
pauures: et dispensent leur conscience de tesmoigner iamais sincerement•
de ce qu'ils ont. Ridicule et honteuse prudence. Allois-ie
en voyage? il ne me sembloit estre iamais suffisamment pourueu:
et plus ie m'estois chargé de monnoye, plus aussi ie m'estois
chargé de crainte: tantost de la seurté des chemins, tantost de la
fidelité de ceux qui conduisoyent mon bagage: duquel, comme
d'autres que ie cognois, ie ne m'asseurois iamais assez, si ie ne•
l'auois deuant mes yeux. Laissoy-ie ma boyte chez moy? combien
de soupçons et pensements espineux, et qui pis est incommunicables?
I'auois tousiours l'esprit de ce costé. Tout compté, il y a
plus de peine à garder l'argent qu'à l'acquerir. Si ie n'en faisois
du tout tant que i'en dis, au moins il me coustoit à m'empescher1
de le faire. De commodité, i'en tirois peu ou rien. Pour auoir
plus de moyen de despense, elle ne m'en poisoit pas moins. Car,
comme disoit Bion, autant se fache le cheuelu comme le chauue,
qu'on luy arrache le poil. Et depuis que vous estes accoustumé,
et auez planté vostre fantasie sur certain monceau, il n'est plus à•
vostre seruice: vous n'oseriez l'escorner. C'est vn bastiment qui,
comme il vous semble, croullera tout, si vous y touchez: il faut
que la necessité vous prenne à la gorge pour l'entamer. Et au parauant
i'engageois mes hardes, et vendois vn cheual, auec bien
moins de contrainte et moins enuis, que lors ie ne faisois bresche2
à cette bource fauorie, que ie tenois à part. Mais le danger estoit, que
mal aysément peut-on establir bornes certaines à ce desir (elles
sont difficiles à trouuer, és choses qu'on croit bonnes) et arrester
vn poinct à l'espargne: on va tousiours grossissant cet amas, et
l'augmentant d'vn nombre à autre, iusques à se priuer vilainement•
de la iouyssance de ses propres biens: et l'establir toute en la
garde, et n'en vser point. Selon cette espece d'vsage, ce sont les
plus riches gents du monde, ceux qui ont charge de la garde des
portes et murs d'vne bonne ville. Tout homme pecunieux est auaricieux
à mon gré. Platon renge ainsi les biens corporels ou humains:3
la santé, la beauté, la force, la richesse: Et la richesse,
dit-il, n'est pas aueugle, mais tresclair-voyante, quand elle est illuminée
par la prudence. Dionysius le fils, eut bonne grace. On l'aduertit
que l'vn de ses Syracusains auoit caché dans terre vn thresor;
il luy manda de le luy apporter; ce qu'il fit, s'en reseruant à la•
desrobbée quelque partie; auec laquelle il s'en alla en vne autre
ville, où ayant perdu cet appetit de thesaurizer, il se mit à viure
plus liberalement. Ce qu'entendant Dionysius, luy fit rendre le
demeurant de son thresor; disant que puis qu'il auoit appris à
en sçauoir vser, il le luy rendoit volontiers. Ie fus quelques années4
en ce point. Ie ne sçay quel bon dæmon m'en ietta hors
tres-vtilement, comme le Syracusain; et m'enuoya toute cette conserue
à l'abandon: le plaisir de certain voyage de grande despence,
ayant mis au pied cette sotte imagination. Par où ie suis
retombé à vne tierce sorte de vie, ie dis ce que i'en sens, certes plus
plaisante beaucoup et plus reglée. C'est que ie fais courir ma despence
quand et quand ma recepte; tantost l'vne deuance, tantost•
l'autre: mais c'est de peu qu'elles s'abandonnent. Ie vis du iour à
la iournée, et me contente d'auoir dequoy suffire aux besoings presens
et ordinaires: aux extraordinaires toutes les prouisions du
monde n'y sçauroyent suffire. Et est follie de s'attendre que fortune
elle mesmes nous arme iamais suffisamment contre soy. C'est1
de noz armes qu'il la faut combattre. Les fortuites nous trahiront
au bon du faict. Si i'amasse, ce n'est que pour l'esperance de quelque
voisine emploite; et non pour acheter des terres, dequoy ie
n'ay que faire, mais pour acheter du plaisir. Non esse cupidum, pecunia
est; non esse emacem, vectigal est. Ie n'ay ny guere peur que•
bien me faille, ny nul desir qu'il m'augmente. Diuitiarum fructus
est in copia; copiam declarat satietas. Et me gratifie singulierement
que cette correction me soit arriuée en vn aage naturellement
enclin à l'auarice, et que ie me vois desfaict de cette folie si
commune aux vieux, et la plus ridicule de toutes les humaines2
folies. Feraulez, qui auoit passé par les deux fortunes, et trouué
que l'accroist de cheuance, n'estoit pas accroist d'appetit, au boire,
manger, dormir, et embrasser sa femme: et qui d'autre part, sentoit
poiser sur ses espaules l'importunité de l'œconomie, ainsi
qu'elle faict à moy; delibera de contenter vn ieune homme pauure,•
son fidele amy, abboyant apres les richesses; et luy feit present
de toutes les siennes, grandes et excessiues, et de celles encor qu'il
estoit en train d'accumuler tous les iours par la liberalité de Cyrus
son bon maistre, et par la guerre: moyennant qu'il prinst la
charge de l'entretenir et nourrir honnestement, comme son hoste3
et son amy. Ils vescurent ainsi depuis tres-heureusement: et esgalement
contents du changement de leur condition. Voyla vn tour
que i'imiterois de grand courage. Et louë grandement la fortune
d'vn vieil Prelat, que ie voy s'estre si purement demis de sa bourse,
et de sa recepte, et de sa mise, tantost à vn seruiteur choisi, tantost•
à vn autre, qu'il a coulé vn long espace d'années, autant ignorant
cette sorte d'affaires de son mesnage, comme vn estranger.
La fiance de la bonté d'autruy, est un non leger tesmoignage de la
bonté propre: partant la fauorise Dieu volontiers. Et pour son regard,
ie ne voy point d'ordre de maison, ny plus dignement ny
plus constamment conduit que le sien. Heureux, qui ait reglé à si
iuste mesure son besoin, que ses richesses y puissent suffire sans
son soing et empeschement: et sans que leur dispensation ou assemblage,
interrompe d'autres occupations, qu'il suit, plus conuenables,•
plus tranquilles, et selon son cœur. L'aisance donc et
l'indigence despendent de l'opinion d'vn chacun, et non plus la richesse,
que la gloire, que la santé, n'ont qu'autant de beauté et de
plaisir, que leur en preste celuy qui les possede. Chascun est bien
ou mal, selon qu'il s'en trouue. Non de qui on le croid, mais qui1
le croid de soy, est content: et en cella seul la creance se donne
essence et verité. La fortune ne nous fait ny bien ny mal: elle
nous en offre seulement la matiere et la semence: laquelle nostre
ame, plus puissante qu'elle, tourne et applique comme il luy plaist:
seule cause et maistresse de sa condition heureuse ou malheureuse.•
Les accessions externes prennent saueur et couleur de l'interne
constitution: comme les accoustrements nous eschauffent
non de leur chaleur, mais de la nostre, laquelle ils sont propres à
couuer et nourrir: qui en abrieroit vn corps froid, il en tireroit
mesme seruice pour la froideur? ainsi se conserue la neige et la2
glace. Certes tout en la maniere qu'à vn faineant l'estude sert de
tourment, à vn yurongne l'abstinence du vin, la frugalité est supplice
au luxurieux, et l'exercice gehenne à vn homme delicat et
oisif: ainsin en est-il du reste. Les choses ne sont pas si douloureuses,
ny difficiles d'elles mesmes: mais nostre foiblesse et lascheté•
les fait telles. Pour iuger des choses grandes et haultes, il
faut un' ame de mesme, autrement nous leur attribuons le vice,
qui est le nostre. Vn auiron droit semble courbe en l'eau. Il n'importe
pas seulement qu'on voye la chose, mais comment on la voye.