Combien le sort des rois est à plaindre: leurs devoirs constituent une lourde charge.—Si cet empereur est intelligent et heureusement doué, l'exercice de la toute-puissance ajoute peu à son bonheur: «Si votre ventre est libre, si vos poumons et vos jambes font leurs offices, toutes les richesses des rois n'accroitront en rien votre bonheur (Horace).» Il reconnaît que tout cela n'est qu'apparence et tromperie. A l'occasion il sera de l'avis de Séleucus qui disait «que celui qui saurait de quel poids est un sceptre, ne daignerait pas le ramasser, s'il en trouvait un à terre», voulant dire par là combien sont grandes et pénibles les charges qui incombent à un roi soucieux de ses devoirs; et certes, ce n'est pas peu de chose que d'avoir à régler les affaires d'autrui, quand nous régler nous-mêmes présente tant de difficultés.—Pour ce qui est du commandement, qui semble offrir tant de charmes, quand je viens à considérer la faiblesse de la raison humaine et combien il est difficile de décider des choses nouvelles sur lesquelles il y a doute, je suis tout à fait de l'avis qu'il est beaucoup plus facile et agréable de suivre que de diriger, et que c'est un grand repos d'esprit de n'avoir qu'à cheminer sur une voie tracée et à ne répondre que de soi: «Il vaut mieux obéir tranquillement, que de prendre le fardeau des affaires publiques (Lucrèce).» Ajoutez à cela que Cyrus déclarait qu'il ne convient à un homme de commander à d'autres, qu'autant qu'il vaut mieux qu'eux.
La satiété leur rend insipides tous les plaisirs.—Le roi Hiéron, d'après Xénophon, allait jusqu'à prétendre que les souverains sont, dans la jouissance des voluptés intimes, dans des conditions pires que les particuliers, parce que l'aisance et facilité qu'ils ont à les satisfaire leur ôtent cette saveur aigre-douce que nous devons à plus de difficulté: «Trop d'amour nous dégoûte, comme l'excès d'un mets agréable affadit l'estomac (Ovide).» Pense-t-on que les enfants de chœur prennent grand plaisir à la musique? la satiété la leur rend plutôt ennuyeuse. Les festins, les danses, les mascarades, les tournois réjouissent ceux qui ne les voient pas souvent et ont désir de les voir; mais pour ceux pour lesquels ce sont des choses ordinaires, cela devient fade et peu réjouissant; de même les femmes ne sont plus un excitant pour celui qui jouit d'elles à satiété; qui passe son temps à boire sans soif, n'éprouve plus de plaisir à boire; les farces des bateleurs nous amusent, mais pour eux ce sont des corvées. Et c'est ce qui fait que les princes aiment à se travestir quelquefois, à descendre vivre de la vie des dernières classes de la société et qu'ils s'en font fête: «Un peu de changement ne déplaît pas aux grands; quelquefois un frugal repas, sans tapis et sans pourpre, sous le toit du pauvre, déride leur front (Horace).»—Il n'y a rien qui soit gênant et nous ôte l'appétit comme l'abondance: quels désirs ne s'apaiseraient chez qui aurait trois cents femmes à sa disposition, comme les a le Grand Seigneur dans son sérail? Quel goût à chasser pouvait avoir celui de ses ancêtres qui n'y allait jamais qu'avec au moins sept mille fauconniers, et quelle physionomie pouvait présenter une pareille chasse?
Ils sont constamment sous les yeux de leurs sujets qui les jugent avec sévérité.—Sans compter que cet éclat qui accompagne la grandeur a, je crois, des inconvénients des plus incommodes quand ils veulent se livrer à la jouissance de plaisirs plus doux; ils sont trop en vue et trop de gens s'occupent d'eux, si bien que je ne comprends pas qu'on leur demande de cacher et dissimuler davantage leurs fautes. A ajouter que ce qui de notre part est indiscrétion, est qualifié chez eux, par le peuple, de tyrannie, de mépris et dédain des lois; et qu'en outre de ce que comme tous autres ils sont enclins à mal faire, il semble que de plus ils se fassent, en pareil cas, un plaisir de violer et de fouler aux pieds les règlements publics. Platon est dans le vrai quand, dans son Gorgias, donnant comme définition du tyran, celui qui, dans une cité, a licence de faire tout ce qui lui plaît, il dit que la vue et la publicité des abus qu'il commet blessent souvent plus que ces abus eux-mêmes. Chacun redoute d'être épié et contrôlé; eux, le sont jusque dans leurs attitudes et leurs pensées, tout le monde estimant que c'est son droit de les juger et qu'il y a intérêt; sans compter que les taches ressortent d'autant plus que la place où elles sont est plus apparente et plus éclairée, qu'un signe ou une verrue au front se remarque davantage qu'une balafre ailleurs. C'est le motif pour lequel les poètes représentent toujours Jupiter, dans ses aventures galantes, sous une forme autre que la sienne, et que, parmi tant de scènes de ce genre qu'ils lui attribuent, il n'en est qu'une seule, ce me semble, où il soit représenté dans toute sa grandeur et sa majesté.
Hiéron, auquel nous revenons, raconte également combien sa royauté lui est incommode en l'empêchant d'aller et de voyager en toute liberté, le retenant en quelque sorte prisonnier, sans pouvoir franchir les limites de son pays et faisant que partout il est constamment entouré d'une foule importune. Il faut convenir que, la plupart du temps, en voyant nos rois tout seuls à table, assiégés de tant de gens inconnus, leur parlant et les regardant, j'ai été souvent pris de pitié plutôt que d'envie. Le roi Alphonse disait à ce propos que le sort des ânes était sous ce rapport préférable au leur; leurs maîtres au moins les laissent paître à leur aise, ce que les rois ne peuvent obtenir de leurs serviteurs. Je n'ai jamais compris que ce pût être de quelque agrément pour un homme raisonnable d'être sous les regards d'une vingtaine de personnes, lorsqu'il est sur sa chaise percée; je n'ai pas davantage saisi qu'il soit, pour un roi, plus commode et mieux porté d'être servi par quelqu'un qui a dix mille livres de rente, ou qui a pris Casal, ou défendu Sienne, que par un bon valet de chambre, connaissant bien son service.—Les avantages des princes ne sont guère qu'imaginaires; chaque échelon social a en quelque sorte ses princes. César appelle des roitelets tous les seigneurs qui, en Gaule, de son temps, avaient droit de rendre la justice.
La vie d'un seigneur retiré dans ses terres, loin de la cour, est bien préférable.—Pour dire vrai, sauf l'appellation de «Sire», on va bien loin aujourd'hui dans l'imitation de la manière d'être et de faire de nos rois; voyez dans les provinces éloignées de la cour, en Bretagne par exemple, un seigneur vivant dans son fief et y résidant: son train de maison, ses rapports avec ses sujets, les officiers qui l'assistent, le genre de vie qu'il mène, le service auquel chacun est astreint autour de lui, le cérémonial dont il s'entoure, sa vie intime au milieu de ses serviteurs, voire même les idées qui le hantent, il n'est rien de plus royal. Il entend parler de son maître une fois l'an, comme du roi de Perse, et ne le distingue que parce qu'il subsiste entre eux quelques liens de parenté, consignés dans ses archives.—De fait, nos lois nous donnent une liberté suffisante; et les obligations auxquelles un gentilhomme est astreint vis-à-vis de son souverain se faisant à peine sentir deux fois dans la vie, une sujétion complète et effective ne s'impose qu'à ceux d'entre nous auxquels elle convient, et l'acceptent en retour de l'honneur et du profit qu'ils en retirent; celui qui, confiné dans ses terres, s'y tient coi et sait diriger ses affaires sans querelles ni procès, est aussi libre que le doge de Venise: «Peu d'hommes sont enchaînés à la servitude, beaucoup s'y enchaînent (Sénèque).»
Les rois ne connaissent pas l'amitié, la confiance; ils n'ont autour d'eux que des flatteurs et des hypocrites.—Mais ce qu'Hiéron place au nombre des plus grands inconvénients de la royauté, c'est la privation des amitiés et relations cordiales qui sont le charme le plus doux, le plus parfait de l'existence de l'homme: «Quelle marque d'affection et de bons sentiments à mon endroit m'est-il possible de recevoir, dit-il, de quelqu'un qui, que ce soit ou non de son fait, me doit d'être vis-à-vis de moi tout ce qu'il a possibilité d'être? Puis-je tenir compte de l'humilité de sa parole, de sa respectueuse courtoisie, alors qu'il ne peut en agir autrement? Les honneurs que nous rendent ceux qui nous craignent, ne nous honorent pas, ils s'adressent à la royauté et non à moi personnellement: «Le plus grand avantage de la royauté, c'est que le peuple est obligé non seulement de souffrir, mais encore de louer les actions du maître (Sénèque).» Ne vois-je pas le mauvais roi comme le bon, celui qu'on hait comme celui qu'on aime, être traités l'un et l'autre de la même façon? on semblait avoir à l'égard de mon prédécesseur la même déférence que pour moi, on le servait avec le même cérémonial, et il en sera de même pour mon successeur. Si mes sujets ne m'offensent pas, ce n'est pas là une preuve indiscutable de sincère affection; je ne puis la considérer comme telle, puisque lors même qu'ils voudraient m'offenser, ils ne le peuvent pas. Nul ne me fréquente parce qu'il a de l'amitié pour moi; ce sentiment ne peut naître quand les relations et les échanges d'idées sont si rares; l'élévation de mon rang me tient à l'écart de toute intimité; entre les autres hommes et moi il y a trop d'inégalité et de disproportion. Ils font partie de ma suite parce que cela a bon air, que c'est la coutume; et encore est-ce plutôt à ma fortune qu'à moi qu'ils sont attachés et dans le but d'augmenter la leur. Tout ce qu'ils me disent et font est entaché de dissimulation, leur liberté étant tenue en bride par la toute-puissance qu'en toutes choses j'exerce sur eux; je ne vois rien à découvert autour de moi, rien qui ne soit masqué.»—Ses courtisans louaient un jour l'empereur Julien de ce qu'il s'efforçait d'être juste: «Je m'enorgueillirais certainement de ces louanges, leur répondit-il, si elles venaient de personnes qui oseraient dénoncer et blâmer mes actes, si je me conduisais autrement.»
Les commodités effectives dont ils jouissent leur sont communes avec les autres hommes.—Toutes les commodités effectives dont jouissent les princes leur sont communes avec les hommes de fortune moyenne (les dieux seuls montent des chevaux ailés et se nourrissent d'ambroisie); ils ne diffèrent pas de nous sous le rapport du sommeil et de l'appétit; l'acier de leur armure n'est pas de meilleure trempe que celui dont sont forgées les nôtres; leur couronne ne les abrite ni du soleil, ni de la pluie.—Dioclétien, porté au plus haut et plus envié degré de la fortune, en descendit pour jouir des satisfactions de la vie d'un simple particulier. Quelque temps après, les nécessités des affaires publiques réclamant qu'il en prît à nouveau la direction, il répondait à ceux qui venaient le prier d'en accepter la charge: «Vous ne chercheriez pas à me persuader, si vous voyiez la belle venue des arbres que j'ai plantés moi-même sur mes terres et les beaux melons que j'y ai semés.»
Gouvernement idéal.—Anacharsis est d'avis que l'état le plus heureux serait celui qui aurait un gouvernement tel, que, toutes autres conditions égales, on y verrait la prééminence donnée à la vertu et le vice relégué au dernier rang.
Une folle ambition les porte souvent à ravager le monde, lorsqu'ils pourraient sans efforts se procurer le repos et les vrais plaisirs.—Quand le roi Pyrrhus méditait de passer en Italie, Cinéas, son sage conseiller, voulant lui faire sentir l'inanité de son ambition, lui dit: «Et dans quel but, Sire, concevez-vous cette grande entreprise?»—«Pour me rendre maître de l'Italie,» répondit le roi.—«Et cela fait?» poursuivit Cinéas.—«Je passerai en Gaule et en Espagne.»—«Et après?»—«J'irai subjuguer l'Afrique; et, quand enfin je serai maître du monde, je me reposerai et vivrai content et tranquille.»—«Pour Dieu! Sire, répliqua alors Cinéas, dites-moi ce qui vous empêche d'en agir de la sorte dès à présent, si telle était votre volonté; pourquoi ne pas jouir sur l'heure de ce repos auquel vous dites aspirer et vous épargner ainsi tant d'embarras, tant de hasards, auxquels de gaîté de cœur vous allez vous exposer, avant d'atteindre ce but que vous avez dès maintenant à votre portée?»—«C'est sans doute parce qu'il ne connaissait pas les bornes que l'on doit mettre à ses désirs, et au delà desquelles prend fin le plaisir véritable (Lucrèce).»
«Chacun est l'artisan de sa fortune (Cornélius Népos)»; cette maxime de l'antiquité, que je trouve si belle et qui est ici d'à propos, servira de conclusion au présent chapitre.
CHAPITRE XLIII. (ORIGINAL LIV. I, CH. XLIII.)
Des lois somptuaires.
Interdire l'usage de l'or et de la soie à certaines classes de la société, dans le but d'enrayer le luxe, c'est aller à l'encontre de ce que l'on se propose.—La manière dont nos lois cherchent à enrayer les dépenses extravagantes et si pleines d'ostentation que nous apportons à la tenue de la table et au costume, semble aller à l'encontre du but qu'elles se proposent. Le vrai moyen d'y atteindre, serait d'inspirer aux hommes le mépris de l'or et de la soie comme choses frivoles et inutiles; au lieu de cela, nous en accroissons la valeur et le prix qu'on y attache, ce qui est une façon bien sotte de les en dégoûter. Dire, ainsi qu'on l'a fait, que les princes seuls pourront manger du turbot et porter du velours et des tissus d'or et l'interdire au peuple, qu'est-ce, sinon donner de l'importance à ces choses et augmenter l'envie de chacun d'en user! Que les rois renoncent hardiment à ces marques de grandeur, ils en ont assez d'autres; de semblables excès sont plus excusables chez des particuliers que chez des princes. Ce qui se passe chez quelques nations, nous montre qu'il y a assez de meilleurs moyens d'établir par des distinctions extérieures les degrés de la hiérarchie sociale (ce que je considère du reste comme une mesure sage dans un gouvernement), sans recourir à un étalage qui développe la corruption et a des inconvénients si évidents.
L'exemple des grands fait loi; c'est pourquoi ils devraient se distinguer par leur simplicité.—Il est vraiment merveilleux de voir combien la coutume, dans des choses comme celles-ci au fond si indifférentes, s'introduit aisément et s'impose avec autorité. Il y avait à peine un an qu'à la cour, pour le deuil du roi Henry II, on portait du drap, que déjà, au sentiment de chacun, la soie était tombée en un tel discrédit, qu'en voyant quelqu'un en être vêtu, on pensait aussitôt que ce devait être quelque bourgeois de la ville; elle était devenue le propre des médecins et des chirurgiens; et, bien que dans toutes les classes de la société tout le monde fût à peu près habillé de même, la distinction naturelle de chacun suffisait pour dénoter celle à laquelle il appartenait. Qu'il faut peu de temps aux armées pour que le pourpoint maculé de chamois et de toile soit en honneur et que les vêtements riches et brillants soient dédaignés, soient même un sujet de reproche pour ceux qui en portent! Que les rois donnent l'exemple de renoncer à ces dépenses: en un mois, sans édit, sans ordonnance, ce sera chose faite; tous, après eux, nous en ferons autant. La loi, au rebours de ce qu'elle prescrit aujourd'hui, devrait porter que les étoffes de couleur éclatante et les joyaux sont interdits à tout le monde, sauf aux bateleurs et aux courtisanes.
C'est ainsi que Zéleucus corrigea les mœurs corrompues des Locriens. Ses ordonnances portaient «que les femmes de condition libre ne pourraient avoir à leur suite plus d'une femme de chambre, hors le cas où elles seraient ivres. Que seules les filles publiques et de mauvaise vie pourraient sortir la nuit hors ville, porter sur leur personne des bijoux en or et des robes enrichies de broderies. Qu'à l'exception de ceux faisant métier de prostituer les femmes et les filles, aucun homme ne devrait avoir de bagues en or, ni de vêtements de tissu délicat, du genre des étoffes fabriquées à Milet». Par ces exceptions qui stigmatisaient ceux auxquels elles s'appliquaient, il détourna ingénieusement ses concitoyens de ces superfluités et de leurs attraits pernicieux; moyen très efficace, en éveillant l'honneur et l'ambition, d'amener les hommes à la pratique de leurs devoirs et à l'obéissance aux lois.
Bizarrerie et incommodités de certaines modes.—Nos rois ont toute facilité pour de semblables réformes dans ces questions de mode; leur goût fait loi: «Tout ce que font les princes, il semble qu'ils le commandent (Quintilien)», et le reste de la France se règle sur ce qui se fait à la cour. Qu'ils abandonnent ce genre de culottes si laid, qui dessinent des parties du corps que d'ordinaire on n'affiche pas; ces pourpoints si amples et si lourds qui nous font une tournure tout autre que celle que nous avons naturellement, qui sont si incommodes quand on veut s'armer; ces longs cheveux qui donnent un air efféminé; cet usage de s'embrasser entre gens qui se connaissent, quand on s'aborde; de baiser les mains de qui l'on salue, ce que l'on ne faisait jadis qu'à l'égard des princes; qu'ils condamnent cette habitude, qu'en un lieu où une attitude respectueuse est de mise, un gentilhomme se tienne sans épée au côté, le vêtement ouvert et flottant comme s'il venait de la garde-robe; et cette autre, contraire à celle de nos pères et au privilège qu'avait la noblesse en France, qui veut aujourd'hui qu'autour de ces mêmes princes, en quelque lieu que ce soit, si loin qu'on se trouve d'eux, on se tienne la tête découverte, et cela, non seulement quand il s'agit d'eux, mais à l'égard de cent autres, tant nous avons de tiers, de quarts de roi, qui ont les mêmes exigences; qu'ils le veuillent, et ces innovations et beaucoup d'autres du même genre et tout aussi regrettables, seront aussitôt décriées et disparaîtront.—Ce sont là des erreurs toutes superficielles, elles n'en sont pas moins de fâcheux pronostics; quand nous voyons les enduits de nos murs et de nos cloisons se fendiller, nous sommes avertis que le gros œuvre du bâtiment se disjoint.
Même dans les modes, les changements sont dangereux pour la jeunesse.—Platon, dans ses Lois, estime qu'il n'y a pas au monde de calamité plus dommageable pour sa cité, que de laisser la jeunesse prendre la liberté d'apporter des changements dans son costume, dans ses manières de faire, ses danses, ses exercices et ses chants, et de leur en substituer d'autres, obéissant en cela tantôt à une impression, tantôt à une autre; recherchant les nouveautés, en honorant les auteurs, ce qui conduit à la corruption des mœurs et fait que * toutes les anciennes institutions en arrivent à être sapées et méprisées. En toutes choses, sauf pour ce qui est mauvais, les changements sont à craindre, qu'ils surviennent dans le cours des saisons, la direction des vents, le mode de nourriture, le cours de nos humeurs. Aucune loi n'a de valeur bien effective, en dehors de celles auxquelles Dieu a donné une durée remontant à une époque si reculée que personne n'en sait l'origine et ne les a jamais connues autres.
CHAPITRE XLIV. (ORIGINAL LIV. I, CH. XLIIII.)
Du sommeil.
Le sage peut commander à ses passions, il ne peut les empêcher d'émouvoir son âme; aussi faut-il regarder comme très extraordinaires ces hommes qui, dans les plus importantes circonstances de leur vie, ont pu se livrer au sommeil.—La raison nous ordonne bien de suivre toujours le même chemin, mais non toutefois d'aller constamment à la même allure; et, quoique le sage ne doive pas permettre à ses passions de dévier de la voie droite, il peut fort bien, sans manquer à son devoir; en tenir compte pour hâter ou retarder sa marche, au lieu de demeurer au milieu d'elles, comme un colosse immobile et impassible. Au courage en personne, le pouls battrait plus fort, je crois, en allant à l'assaut qu'en allant dîner; il y a même des circonstances où il est nécessaire qu'il s'échauffe et s'émeuve. Aussi ai-je remarqué comme une particularité, se produisant rarement il est vrai, que quelquefois les grands personnages, dans les affaires de grande importance et les entreprises de la plus haute gravité, conservent tellement leur assiette habituelle, que leur sommeil n'en est seulement pas écourté.
Le jour de la bataille opiniâtre qu'il livra à Darius, Alexandre le Grand dormit si profondément et si avant dans la matinée, que le temps pressant de marcher au combat, Parménion fut obligé d'entrer dans sa chambre, d'approcher de son lit et, pour l'éveiller, de l'appeler deux ou trois fois par son nom.—L'empereur Othon, la nuit même où il avait résolu de se tuer, après avoir mis ordre à ses affaires domestiques, partagé son argent entre ses serviteurs, affilé le tranchant de l'épée avec laquelle il voulait se donner la mort, n'attendant plus que d'apprendre si tous ses amis étaient parvenus à se mettre en sûreté, s'endormit d'un sommeil si profond, que ses ronflements parvenaient jusqu'à ses valets de chambre.—La mort de cet empereur offre beaucoup de rapprochement avec celle du grand Caton, sur ce point notamment: Caton, prêt à se détruire, attendant qu'on lui apportât la nouvelle que les sénateurs qu'il éloignait de lui, étaient sortis du port d'Utique, se mit à si bien dormir qu'on entendait le bruit de sa respiration de la chambre voisine. La personne qu'il avait envoyée au port l'ayant éveillé pour lui dire que la tempête gênait considérablement les sénateurs pour la manœuvre de la voile, il en envoya une autre, et, se renfonçant dans son lit, reprit son sommeil jusqu'au retour de ce second messager venant lui annoncer que le départ avait pu s'effectuer.—Nous trouvons encore chez Caton une certaine similitude avec ce que nous avons rapporté d'Alexandre. Lors de ce grand et dangereux orage que faillit soulever contre lui la sédition du tribun Métellus qui, à propos de la conjuration de Catilina, voulait publier le décret rappelant dans Rome Pompée et son armée, ce à quoi Caton seul était opposé, de graves paroles, de grandes menaces avaient été échangées au Sénat entre Métellus et lui; et le lendemain, sur le forum, devait avoir lieu cette publication. Les deux adversaires devaient s'y retrouver: Métellus, appuyé par le peuple et par César qui, à ce moment, était favorable à Pompée, devait se présenter accompagné de nombreux esclaves étrangers et de spadassins prêts à toutes les violences; Caton n'ayant pour lui que son indomptable fermeté. Aussi ses parents, ses domestiques et beaucoup de gens de bien étaient-ils en grand souci sur son compte; préoccupés du danger auquel il allait s'exposer, il y en eut qui passèrent la nuit chez lui, mais ne purent ni reposer, ni boire ni manger; sa femme et ses sœurs ne cessaient de pleurer et de se tourmenter. Lui, au contraire, réconfortait tout le monde; après avoir soupé comme à son ordinaire, il alla se coucher et dormit d'un sommeil si profond jusqu'au matin, qu'un de ses collègues au tribunat dut venir le réveiller pour se rendre à l'assemblée où les partis allaient se trouver aux prises. Connaissant, par les actes de sa vie entière, combien était grand son courage, nous pouvons, sans crainte de nous tromper, attribuer ce calme en cette circonstance, à ce que son âme était bien au-dessus de semblables accidents qui, pour lui, n'étaient pas un sujet de plus grande préoccupation que les incidents ordinaires de la vie.
Au combat naval qu'il remporta en Sicile sur Sextus Pompée, Auguste, au moment d'engager l'action, dormait si profondément, qu'il fallut que ses amis l'éveillassent pour qu'il donnât le signal du combat; cela fut cause que, plus tard, M. Antoine lui reprocha de n'avoir pas eu seulement le cœur d'assister aux évolutions de ses vaisseaux et de n'avoir osé se montrer à ses soldats que lorsque Agrippa vint lui annoncer que la victoire était à lui.—Marius le jeune fit pis encore: le jour de son dernier effort contre Sylla, après avoir rangé son armée en bataille, donné le mot d'ordre et le signal de l'engagement, il se coucha à l'ombre, sous un arbre, pour se reposer, et s'endormit si complètement, qu'à peine fut-il réveillé quand ses gens, en fuite, vinrent à passer près de lui; il n'avait rien vu du combat. On attribue le fait à la fatigue excessive produite par un excès de travail et le manque de sommeil, il était à bout de forces.
Le sommeil est-il nécessaire à la vie?—Il appartient aux médecins de nous dire si le sommeil est nécessaire à l'homme au point que notre vie en dépende. A l'appui de cette assertion, nous trouvons bien qu'à Rome on fit mourir, en le privant de sommeil, Persée roi de Macédoine, qui se trouvait être prisonnier; mais, d'autre part, Pline relate d'autres cas de personnes qui ont vécu longtemps sans dormir. Hérodote parle de peuples où l'on dort pendant la moitié de l'année et où l'on veille pendant l'autre moitié; et les biographes d'Épiménide racontent que ce sage demeura endormi pendant cinquante-sept ans consécutifs.
CHAPITRE XLV. (ORIGINAL LIV. I, CH. XLV.)
Sur la bataille de Dreux.
Il importe peu que dans une action de guerre un chef ne fasse pas tout ce que commande le devoir ou la bravoure, pourvu qu'il obtienne la victoire.—La bataille que nous avons livrée à Dreux présente des particularités qui se voient rarement. Ceux qui ne sont pas favorables à M. de Guise, font volontiers ressortir qu'il n'est pas excusable d'avoir arrêté et ralenti la marche des forces qu'il commandait, pendant que l'ennemi accablait M. le Connétable qui était le chef de l'armée et enlevait l'artillerie, et qu'il eût mieux fait, pour éviter les pertes considérables qui en sont résultées, de prendre l'adversaire en flanc, plutôt que d'attendre qu'il fût possible de l'attaquer sur ses derrières. Outre ce que l'issue du combat témoigne à cet égard, celui qui examine la situation sans parti pris, est obligé, à mon avis, de convenir que le but et les efforts non seulement des chefs, mais même de chaque soldat, doivent tendre au succès final, et qu'aucun incident particulier, quelque intéressant qu'il puisse être, ne saurait les en détourner.—Philopœmen, dans une rencontre avec Machanidas, s'était fait précéder, pour engager le combat, d'une forte troupe d'archers et autres gens de trait. L'ennemi, après les avoir repoussés, s'amusa à les poursuivre à toute bride et se trouva ainsi défiler, en lui prêtant le flanc, le long du corps de bataille de Philopœmen. Malgré l'émoi qui en résulta chez ses soldats, Philopœmen ne jugea pas à propos de faire mouvement et de se porter contre cette cavalerie pour venir au secours des siens. Il la laissa les pourchasser et les tailler en pièces sous ses yeux, et lui-même chargea les troupes à pied de l'adversaire quand il les vit hors d'état d'être soutenues par leur cavalerie; et bien qu'il eût affaire à des Lacédémoniens, il en vint aisément à bout, d'autant qu'il les attaqua alors qu'ils croyaient la journée gagnée et commençaient à se débander; puis, cela fait, il se jeta à la poursuite de Machanidas.—C'est là un cas qui a grand rapport avec celui de M. de Guise.
Dans la bataille si vivement disputée que livra Agésilas aux Béotiens, bataille que Xénophon, qui y assistait, déclare la plus acharnée qu'il ait jamais vue, Agésilas ne voulut pas profiter de l'avantage que lui offrait la fortune de laisser défiler le corps principal de l'ennemi et de l'attaquer en queue, bien que la victoire ne fît pas doute pour lui, estimant qu'en agissant ainsi, il eût fait montre de plus d'habileté que de vaillance; et, pour faire preuve de valeur et donner carrière à son courage hors de pair, il préféra l'attaquer de front. Mal lui en prit, il y gagna d'éprouver un sérieux échec et d'être grièvement blessé. Contraint de rallier son monde, il se résolut au parti qu'il avait écarté au début. Il fit ménager un intervalle dans ses troupes, pour livrer passage à la fougue des Béotiens; et, quand ils furent passés, qu'ils marchaient en désordre, comme des gens qui se croient à l'abri de tout danger, il les fit suivre et charger sur leurs flancs; mais il ne parvint ni à les rompre, ni à précipiter leur retraite; ils se retirèrent à petits pas, montrant toujours les dents, jusqu'à ce qu'ils fussent hors d'atteinte.
CHAPITRE XLVI. (ORIGINAL LIV. I, CH. XLVI.)
Des noms.
Il est des noms qui sont pris en mauvaise part; certains sont, par tradition, plus particulièrement usités dans telle ou telle famille de souverains; d'autres sont plus ou moins répandus chez tel ou tel peuple.—Quelque diversité d'herbes qu'il y ait, on les comprend toutes sous la dénomination de salade; je vais faire de même, et, à propos de noms, présenter ici un salmigondis de sujets divers.
Chaque nation a, je ne sais pourquoi, des noms qui se prennent en mauvaise part; tels, chez nous, Jean, Guillaume, Benoît. Il semble aussi que, dans la généalogie des princes, certains noms se reproduisent fatalement; tels sont: les Ptolémées en Égypte; les Henrys en Angleterre; les Charles en France; Baudouins en Flandre; et, dans notre ancienne Aquitaine, les Guillaume, d'où l'on dit qu'est dérivé le nom actuel de Guyenne, par une étymologie assez difficile à admettre, si on n'en trouvait d'aussi peu admissible dans Platon même.
C'est une chose sans importance et cependant digne d'être notée en raison de sa singularité et que rapporte un témoin oculaire, qu'Henry duc de Normandie, fils de Henry second roi d'Angleterre, donna en France un festin où la noblesse qui y prit part fut en nombre si considérable que, par amusement, s'étant répartie en groupes de même nom, on compta dans le plus nombreux, qui fut celui des Guillaume, cent dix chevaliers de ce nom ayant pris place à table, nombre dans lequel n'étaient compris ni les simples gentilshommes ni les gens de service.
Il n'est pas plus singulier de grouper à table les convives d'après leurs noms, que d'y faire servir les mets suivant l'ordre que leur assigne la première lettre de leur nom, comme le fit faire l'empereur Geta; c'est ainsi qu'on servit consécutivement la série de ceux commençant par un m: mouton, marcassin, merluche, marsouin, et ainsi des autres.
Il est avantageux de porter un nom aisé à prononcer et qui se retienne facilement.—On dit communément qu'il y a avantage à avoir bon nom ou bon renom, c'est-à-dire du crédit et de la réputation; il est également vrai qu'il est utile d'avoir un * beau nom, qui soit facile à prononcer et à retenir; les rois et les grands nous reconnaissent plus aisément et nous oublient moins. Nous-mêmes, parmi les gens qui nous servent, nous appelons de préférence et employons ceux dont les noms nous viennent le plus facilement à la bouche. J'ai vu le roi Henry II ne pouvoir arriver à prononcer exactement le nom d'un gentilhomme de cette partie-ci de la Gascogne, et ce même prince être d'avis que l'on désignât l'une des filles d'honneur de la reine du nom de son pays d'origine, trouvant que son nom de famille était trop répandu. Socrate estime que c'est un soin auquel un père doit s'attacher que de donner de beaux noms à ses enfants.
Influence des noms.—On raconte que la fondation de Notre-Dame la Grande, à Poitiers, est due à ce qu'un jeune débauché, qui avait sa demeure sur cet emplacement, ayant rencontré une fille de joie et lui ayant, en l'abordant, demandé son nom, qui était Marie, sentit soudainement se réveiller en lui ses sentiments religieux; et, saisi de respect pour ce très saint nom de la Vierge, mère de notre Sauveur, non seulement il chassa immédiatement la fille, mais s'amenda pour le reste de ses jours. En considération de ce miracle fut bâtie, là même où était la maison de ce jeune homme, une chapelle sous le vocable de Notre-Dame, et par la suite, l'église que nous voyons.—C'est par la voix et l'ouïe que la dévotion, agissant directement sur l'âme, produisit chez ce jeune homme ce revirement. Le fait suivant, de même genre, fut dû à une action immédiate sur les sens: Pythagore se trouvant en compagnie de jeunes gens en fête, s'aperçut que, commençant à s'échauffer, ils méditaient de pénétrer avec violence dans une maison respectable. Il prescrivit alors à l'orchestre de modifier ses airs et d'en jouer de graves qui, sévères et monotones, pénétrant peu à peu les auditeurs de leur rythme, endormirent leur ardeur.
La postérité ne contestera pas que la Réforme qui a éclaté de nos jours, n'ait été délicate et vigilante. Elle s'est appliquée non seulement à combattre les erreurs et les vices, a rempli le monde de dévotion, d'humilité, d'obéissance, de paix, de vertus de toutes sortes, mais elle a été jusqu'à proscrire nos noms de baptême, Charles, Louis, François, pour y substituer ceux de Mathusalem, Ezéchiel, Malachie, beaucoup plus en harmonie avec les dogmes de la foi!—Un gentilhomme de mes voisins, supputant les supériorités des temps passés sur les temps actuels, n'omettait pas de faire entrer en ligne de compte le relief et l'élégance des noms de la noblesse en ces temps-là, Dom Grumedan, Quedragan, Agesilan; rien qu'en les entendant prononcer, on sentait que c'étaient là des gens bien autres que Pierre, Guillot et Michel!
Il serait bon de ne jamais traduire les noms propres et de les laisser tels qu'ils sont écrits et se prononcent dans leur langue d'origine.—Je sais bon gré à Jacques Amyot d'avoir laissé subsister dans un discours écrit en français les noms latins tels qu'ils s'écrivent dans leur langue d'origine, et de ne pas les avoir altérés et modifiés pour leur donner une tournure française; au début, cela semblait un peu extraordinaire, mais déjà sa traduction si répandue de Plutarque y avait préparé. J'ai souvent souhaité que ceux qui écrivent des chroniques en latin, transcrivent les noms propres tels qu'ils sont; en les métamorphosant à la grecque ou à la romaine pour leur donner plus de grâce, en faisant de Vaudemont, «Vallemontanus», nous finissons par ne plus savoir où nous en sommes et nous nous y perdons.
Inconvénient qu'il y a à prendre des noms de terre comme on le fait en France, cela favorise la tendance que beaucoup ont à altérer leur généalogie.—Pour clore cette série de réflexions sur les noms, disons que c'est une mauvaise habitude, qui a de très fâcheuses conséquences, qu'en France nous appelions chacun du nom de sa terre et de sa seigneurie; c'est la chose du monde qui fait le plus que les races se mêlent et ne peuvent plus se distinguer. Un cadet de bonne maison, qui a reçu en apanage une terre dont il a pris le nom, sous lequel il a été connu et honoré, ne peut honnêtement abandonner ce nom. Lui mort, dix ans après sa terre passe à un étranger qui en fait autant; comment est-il possible de s'y reconnaître entre ces deux familles? Il n'est pas besoin du reste, à cet égard, de chercher des exemples en dehors de notre maison royale où il y a autant de surnoms qu'il s'y fait de partages, si bien qu'on ne sait plus aujourd'hui à qui remonte son origine. Chacun en use à un tel degré à sa fantaisie sous ce rapport que, de nos jours, je ne vois personne, porté par la fortune à un rang tant soit peu élevé, auquel on n'ait tout aussitôt découvert des titres généalogiques nouveaux et ignorés de son père, le faisant descendre de quelque illustre lignée; et, par surcroît de chance, ce sont les familles les plus obscures qui prêtent le plus à ces falsifications.
Combien avons-nous de gentilshommes en France qui, d'après leur compte plus que d'après celui des autres, sont de race royale! Cela fut dit un jour, fort spirituellement, par un de mes amis, dans la circonstance suivante: Dans une réunion, un différend s'étant élevé entre deux seigneurs, dont l'un par ses titres et ses alliances avait une prééminence incontestable sur le commun de la noblesse, chacun, dans l'assemblée, cherchant à propos de cette prééminence à s'égaler en lui, en vint à alléguer: qui, son origine; qui, une ressemblance de nom; qui, ses armoiries; qui, un vieux titre de famille; et le moindre se trouvait être arrière-petit-fils de quelque roi d'outre-mer. Lorsqu'on passa dans la salle à manger, mon ami, au lieu de se rendre à sa place, se mit à aller à reculons, se confondant en révérences, suppliant l'assistance d'excuser la témérité qu'il avait eue jusqu'ici de vivre sur un pied d'intimité avec eux; mais venant seulement d'être informé de leurs qualités de si ancienne date, il les priait de consentir que, dès maintenant, il leur rendît les honneurs dus à leur rang, qu'il ne lui appartenait pas de s'asseoir en si nombreuse compagnie de princes; et, terminant sa plaisanterie par des railleries sans fin, il leur dit: «Contentons-nous donc, par Dieu! de ce dont nos pères se sont contentés et de ce que nous sommes; notre rang est suffisant, si nous savons nous y bien tenir; ne désavouons pas la fortune et la condition de nos aïeux. Bannissons ces écarts d'imagination si ridicules, qui ne peuvent manquer de tourner à la confusion de quiconque a l'impudence d'avoir des prétentions qui ne sont pas fondées.»
Les armoiries passent également des uns aux autres; armoiries de Montaigne.—Les armoiries ne prouvent guère plus que les surnoms. Les miennes sont «d'azur semé de trèfles d'or, avec une patte de lion également d'or, armée de gueule et mise de face». Quelle assurance ai-je qu'elles ne sortiront pas de ma maison? Un gendre ne peut-il les transporter dans une autre famille? Quelque acheteur de rien s'en parera peut-être à défaut d'autres. Il n'est rien qui ne donne plus sujet à de plus fréquentes mutations et à plus de confusion.
On se donne bien de la peine pour illustrer un nom qui souvent sera altéré par la postérité; un nom, après nous, n'est en fin de compte qu'un mot et un assemblage de traits sans objet.—Ces réflexions en entraînent une autre d'ordre différent. Pour Dieu, examinons de près et sondons sur quoi reposent cette gloire, cette réputation pour lesquelles nous bouleversons le monde? en quoi consiste cette renommée, qu'à si grand'peine nous cherchons à acquérir? C'est en somme à Pierre ou à Guillaume qu'elle s'applique, ce sont eux qui l'ont en garde, qu'elle intéresse. De quelle puissante faculté vraiment jouit l'espérance qui, chez un simple mortel embrassant l'infini, l'immensité *, l'éternité, substitue, par un effet de mirage, à une indigence absolue la possession illimitée de tout ce qu'il peut imaginer et souhaiter; de quel agréable jouet la nature nous a en cela gratifiés! Mais, en fin de compte, qu'est-ce que Pierre ou Guillaume sinon un son ou encore trois ou quatre traits de plume, qui même sont si peu précis que l'on peut se demander vraiment à qui revient l'honneur de tant de victoires: à Guesquin, à Glesquin ou à Gueaquin? La question sur ce point donnerait vraisemblablement lieu à un débat encore plus épineux que celui que Lucien a imaginé entre les deux lettres grecques sigma (Σ) et tau (T); «le prix, dans le cas actuel, n'est pas de peu de valeur (Virgile)» et la chose est d'importance, puisqu'il s'agit de fixer auquel de ces mots diversement orthographiés sont à attribuer tant de sièges entrepris ou soutenus, de batailles livrées, de blessures reçues, de captivité endurée, de services rendus à la couronne royale par ce connétable fameux.
Parfois, de notre vivant même, ce n'est qu'un pseudonyme.—Nicolas Denisot ne s'est occupé que des lettres dont se compose son nom et il en a changé la contexture pour en faire «le comte d'Alsinois» qu'il a illustré de la gloire que lui ont value ses poésies et sa peinture.—Suétone l'historien affectionnait la signification qu'avait le sien; ne pouvant s'appeler Lénis (doux) qui était le surnom de son père, il a adopté celui de Tranquillus qu'il a fait héritier de la réputation que lui ont acquise ses écrits.—Qui croirait que le capitaine Bayard ne doit qu'aux hauts faits accomplis par Pierre Terrail, une illustration empruntée; et qu'Antoine Escalin s'est, de son propre consentement, laissé dépouiller par le capitaine Paulin et le baron de la Garde du mérite et de l'éclat de tant de voyages nautiques et des hautes charges qu'il a remplies et sur terre et sur mer?
A qui le souvenir que, dans l'histoire, les noms consacrent, s'applique-t-il parmi le grand nombre d'êtres, connus ou inconnus, qui ne sont plus et qui ont porté le même nom?—Outre ces variations qu'ils éprouvent, ces traits de plume sont communs à des milliers de personnes. Combien, dans toute race, y en a-t-il qui ont mêmes noms et mêmes surnoms? Combien, encore parmi des hommes de races différentes en des contrées et des siècles divers? L'histoire a conservé le souvenir de trois Socrate, cinq Platon, huit Aristote, sept Xénophon, vingt Démétrius, vingt Théodore; et combien lui sont demeurés inconnus.—Qu'est-ce qui empêche que mon palefrenier se nomme Pompée le Grand; et qu'est-ce qui s'oppose finalement à ce que ce soit à lui, quand il sera trépassé, au lieu que ce soit à cet homme qui a eu la tête coupée en Égypte, qu'aille la gloire qu'éveille ce nom quand on le prononce, ou l'honneur qu'il rappelle quand on le voit écrit, et auquel des deux profitera-t-il? «Croyez-vous qu'il y ait là de quoi toucher la cendre et les mânes des morts (Virgile)?»
Qu'importe aux grands hommes, quand ils ne sont plus, la gloire de leur nom?—Que peuvent bien éprouver Épaminondas et Scipion l'Africain, ces deux émules par leur valeur qui les élève sous ce rapport au-dessus de tous les hommes: le premier, de ce vers si beau gravé sur le socle de sa statue et qui depuis tant de siècles est dans toutes nos bouches quand il est question de lui: «Sparte, devant sa gloire, abaisse son orgueil (reproduit du grec par Cicéron)»; le second, de ce distique composé à sa louange: «Du levant au couchant il n'est point de guerriers dont le front soit couvert de si nobles lauriers (Cicéron).»
Ces témoignages impressionnent agréablement ceux qui sont sur cette terre, excitent leur envie et leurs désirs; et sans y réfléchir, ils prêtent aux trépassés les sensations qu'ils éprouvent eux-mêmes, en même temps qu'ils se leurrent d'être capables, eux aussi, d'arriver à la célébrité. Dieu seul sait ce qui en sera, il n'en est pas moins vrai que «c'est là le mobile auquel ont obéi les généraux grecs, romains et barbares; c'est là ce qui leur fit affronter mille travaux et mille dangers, tant il est vrai que l'homme est plus altéré de gloire que de vertu (Juvénal)».
CHAPITRE XLVII. (ORIGINAL LIV. I, CH. XLVII.)
Incertitude de notre jugement.
En maintes occasions on peut être incertain sur le parti à prendre.—Par exemple, faut-il poursuivre à outrance un ennemi vaincu?—«A propos de toutes choses, il est aisé de parler soit pour, soit contre», dit Homère avec juste raison. C'est ainsi par exemple que Pétrarque a pu écrire: «Annibal vainquit les Romains, mais ne sut pas profiter de la victoire.»
Celui dont ce serait là la façon de penser et qui regarderait comme une faute, ainsi que le parti catholique est généralement porté à le faire, de n'avoir pas poursuivi le succès que nous avons obtenu à Montcontour, ou qui reprocherait au roi d'Espagne de n'avoir pas mis à profit l'avantage qu'il avait obtenu contre nous à Saint-Quentin, pourrait à l'appui de sa thèse émettre les arguments suivants: De semblables fautes sont le fait d'une âme enivrée d'un premier succès et dont le courage limité, satisfait de ce commencement de bonne fortune, est peu porté à pousser plus en avant, se trouvant déjà embarrassé du résultat obtenu; la coupe est pleine et ne peut en contenir davantage; pareil chef ne mérite pas son heureuse chance, ne sachant pas l'utiliser, puisqu'il donne à son ennemi possibilité de rétablir ses affaires. Peut-on espérer de lui qu'il osera renouveler son attaque contre un adversaire qui s'est rallié et se présente à nouveau en bon ordre, que surexcitent le dépit et le désir de se venger, alors qu'il n'a pas osé ou n'a pas su le poursuivre quand ses rangs étaient rompus et que la frayeur l'envahissait, «alors que la fortune s'était déclarée et que tout cédait à la terreur (Lucain)»? car enfin que peut-il attendre de mieux que ce qu'il a laissé échapper? A la guerre, ce n'est pas comme à l'escrime où celui qui touche le plus souvent gagne; tant que l'ennemi est sur pied, c'est à recommencer de plus belle, il n'y a de victoire que ce qui met fin aux hostilités.—A la suite de cette rencontre près d'Oricum, où César courut les plus grands risques, il reprochait aux soldats de Pompée d'avoir manqué l'occasion, convenant qu'il eût été perdu si leur général avait su vaincre; lui-même leur tint bien autrement l'épée dans les reins, quand son tour vint de les poursuivre.
A l'appui de la thèse contraire, on peut dire que c'est le propre d'un esprit impatient et insatiable, de ne pas savoir borner sa convoitise; que c'est abuser des faveurs divines que de vouloir outrepasser la mesure dans laquelle elles nous sont accordées; que s'exposer à un échec après une victoire, c'est se remettre à nouveau à la merci de la fortune; que l'un des principes les plus sages de l'art militaire, c'est de ne pas pousser son ennemi au désespoir.—Sylla et Marius, pendant la guerre sociale, venaient de battre les Marses; voyant une fraction ennemie qui, poussée par le désespoir, reprenant l'offensive, se ruait sur eux comme des bêtes furieuses, ils ne furent pas d'avis de l'attendre.—Si M. de Foix ne s'était pas laissé emporter par son ardeur à poursuivre avec trop d'acharnement les résultats de sa victoire de Ravenne, il ne l'eût pas gâtée par sa mort. Son exemple encore récent servit du reste de leçon à M. d'Enghien, à Cerisolles, et le préserva de semblable mésaventure.—Il est dangereux d'assaillir un homme auquel on a enlevé toute autre chance de salut que la force des armes, car la nécessité est une violente maîtresse d'école: «Rien de plus aigu que les morsures de la nécessité (Porcius Latro)»; «Qui défie la mort, n'est pas vaincu sans qu'il en coûte au vainqueur (Lucain).»—C'est ce qui fit que Pharax détourna le roi de Lacédémone, qui venait de battre les Mantinéens, de se porter contre un millier d'Argiens qui, encore intacts, avaient échappé au désastre, et lui persuada de les laisser se retirer en toute liberté, pour ne pas en venir aux prises avec des hommes valeureux, stimulés et dépités par le malheur.—Clodomir, roi d'Aquitaine, après sa victoire sur Gondemar, roi de Bourgogne, le poursuivit si activement qu'il l'obligea à faire volte-face; dans l'action qui s'ensuivit, il fut tué et perdit ainsi par son opiniâtreté le fruit de sa victoire.
Faut-il permettre que les soldats soient richement armés?—De même est-il préférable d'avoir des soldats richement et somptueusement armés, ou vaut-il mieux que leurs armures soient simplement telles que le comportent les nécessités du combat?—Sertorius, Philopœmen, Brutus, César et autres sont pour le premier de ces deux modes, arguant que l'honneur et la vanité qu'il en ressent, sont un stimulant pour le soldat; de plus, ayant à sauver ses armes, qui par leur valeur vénale lui constituent en quelque sorte une fortune et lui font l'effet d'un héritage, il n'en est que mieux disposé à déployer plus d'énergie dans le combat. C'est, dit Xénophon, cette considération qui faisait que les peuples d'Asie emmenaient avec eux, à la guerre, leurs femmes et leurs concubines, avec leurs joyaux et ce qu'ils avaient de plus précieux.—Sur le second mode, on peut dire qu'il faut plutôt détourner le soldat de l'idée de sa conservation que de le porter à y songer; par là, on l'amènera à doubler son mépris des dangers. Faire étalage de luxe, c'est en outre exciter chez l'ennemi le désir de vaincre pour s'approprier ces riches dépouilles, cela a été observé à diverses fois; ce fut notamment un puissant mobile chez les Romains contre les Samnites.—Antiochus montrait avec orgueil à Annibal l'armée qu'il menait contre Rome, armée où régnaient le faste et un luxe d'équipages de toute nature, et lui disait: «Pensez-vous que les Romains se contenteront d'une pareille armée?»—«S'ils s'en contenteront, répondit Annibal, oui vraiment, si avares qu'ils soient.»—Lycurgue interdisait à ses concitoyens, non seulement tout luxe dans leurs équipages de guerre, mais encore de dépouiller l'ennemi vaincu, voulant, disait-il, qu'ils s'honorent par leur pauvreté et leur frugalité en même temps que par leur succès.
Faut-il tolérer qu'ils défient l'ennemi?—Dans les sièges et autres circonstances où l'on est à portée de l'ennemi, on autorise volontiers les bravades des soldats qui le défient, l'injurient, l'accablent de reproches de toute espèce; ce procédé semble avoir sa raison d'être. C'est un résultat d'une certaine importance que d'en arriver à ôter à ses propres troupes toute assurance d'être reçu en grâce ou à composition; on y tend, en leur représentant qu'elles n'ont pas à en attendre d'un adversaire qu'elles ont comblé d'outrages et qu'elles n'ont d'autres ressources que de vaincre.—Vitellius en fit l'épreuve mais à ses dépens. Se trouvant en présence d'Othon, dont l'armée se composait de soldats dont la valeur était déprimée, parce que depuis longtemps ils avaient perdu l'habitude de faire la guerre et qu'ils étaient amollis par les délices d'un séjour prolongé à Rome, il les agaça tellement par ses apostrophes piquantes, leur reprochant leur pusillanimité, le regret qu'ils éprouvaient des belles dames et des fêtes dont ils étaient repus à la ville et se trouvaient privés, qu'il leur remit du cœur au ventre et finit par se les attirer sur les bras, ce que n'avaient pu faire toutes les exhortations que leurs chefs leur avaient adressées pour les décider à combattre. De fait des injures qui blessent au vif, peuvent aisément faire que celui qui ne marchait qu'à contre-cœur pour le service de son roi, marche dans un sentiment tout autre si, par surcroît, il a une injure personnelle à venger.
Un général, pendant le combat, doit-il se déguiser pour n'être pas reconnu des ennemis.—A considérer de quelle importance est, pour une armée, la conservation de son chef, importance qui est telle que c'est vers lui, qui dirige et dont dépendent tous les autres, que convergent principalement les efforts de l'ennemi, il semble hors de doute que, pour lui, se travestir et se déguiser au moment de se jeter dans la mêlée ainsi que l'ont fait certains et non des moindres, soit chose avantageuse. Ce mode a cependant l'inconvénient, qui n'est pas moindre que celui que l'on se propose d'éviter en agissant ainsi, que le capitaine qui y a recours ne se distingue plus au milieu des siens; le courage que leur inspirent son exemple et sa présence s'affaiblit d'autant; n'apercevant pas les marques distinctives et les enseignes qui d'habitude le leur signalent, ils s'imaginent qu'il est mort ou que, désespérant du succès, il s'est retiré du champ de bataille.—Pour ce qui est des faits, nous les voyons corroborer tantôt l'une, tantôt l'autre de ces deux manières de faire. Ce qui arriva à Pyrrhus dans la bataille qu'il livra en Italie au consul Levinus, plaide à la fois pour et contre; il s'était rendu méconnaissable en prenant, pour combattre, les armes de Mégacles auquel il avait donné les siennes; cela lui sauva certainement la vie, mais il faillit être victime de l'inconvénient que je signale et perdre la bataille.—Alexandre, César, Lucullus aimaient à marcher au combat avec des costumes et des armes de grande richesse, de couleurs voyantes, décelant qui ils étaient; Agis, Agésilas, le grand Gylippe au contraire allaient à la guerre dans un costume sévère dont rien n'indiquait qu'ils exerçaient le commandement.
Est-il préférable, au combat, de demeurer sur la défensive ou de prendre l'offensive?—Parmi les reproches relatifs à la bataille de Pharsale que l'on fait à Pompée, est celui d'avoir attendu de pied ferme l'attaque de l'adversaire. Voici ce qu'en propres termes Plutarque, qui sait mieux s'exprimer que moi, dit à cet égard: «Outre que cela diminue la violence avec laquelle se portent les premiers coups, quand ils le sont à la suite d'une course qu'on vient de fournir, on se prive de l'élan des combattants qui, lorsqu'ils se lancent les uns contre les autres ainsi que cela se pratique d'ordinaire, par l'impétuosité et la surexcitation qui en résultent, joint aux cris que chacun pousse, accroissent le courage du soldat au moment du choc décisif; tandis qu'on en arrive, en demeurant sur place, à ce qu'au lieu d'être surchauffé, sa chaleur s'éteint et se fige en quelque sorte.»—Mais si telle est l'appréciation à porter dans ce cas, si César eût été défait, n'aurait-on pas dit, tout aussi judicieusement, qu'une position est d'autant plus forte et plus difficile à enlever, qu'on ne se laisse pas aller à l'abandonner dans la chaleur du combat; que celui qui, suspendant sa marche, se concentre et ménage ses forces pour les employer suivant les besoins, a un grand avantage sur qui est obligé à une marche ininterrompue et a déjà fourni une course qui l'a presque mis hors d'haleine? En outre, une armée se compose de tant de fractions diverses, qu'elle ne saurait, si elle a à s'ébranler pour se ruer sur l'adversaire, y apporter, si elle le fait avec tant de furie, une précision suffisante pour que son ordre de bataille n'en soit pas troublé et rompu; et alors, les plus dispos s'engagent avant que leurs compagnons d'armes soient en mesure de leur prêter leur concours.—Dans cette bataille, si contraire aux lois de la morale, où deux frères se disputèrent l'empire des Perses, le Lacédémonien Cléarque, qui commandait les Grecs qui avaient embrassé le parti de Cyrus, les mena tranquillement à la charge, sans se hâter; et, arrivé à cinquante pas de l'ennemi, leur fit prendre la course. En abrégeant ainsi l'espace qu'ils avaient à franchir à une allure rapide, il espérait ménager leurs forces et, tout en leur permettant de conserver leurs rangs, leur donnait l'avantage de l'impétuosité qui augmentait leur puissance de choc et l'effet de leurs armes de jet.—D'autres ont, dans les armées sous leurs ordres, résolu de la manière suivante ce point controversé: «Si l'ennemi vous court sus, attendez-le de pied ferme; s'il vous attend de pied ferme, courez lui sus.»
Vaut-il mieux attendre l'ennemi chez soi ou aller le combattre chez lui?—Lors de l'invasion de l'empereur Charles-Quint en Provence, le roi François Ier eut à décider s'il le devancerait en se portant au-devant de lui en Italie, ou s'il l'attendrait sur ses états. Il se résolut à ce dernier parti, bien qu'il se rendit compte de l'avantage qu'il y a à transporter hors de chez soi le théâtre des hostilités, de telle sorte que le pays conservant ses ressources intactes, puisse continuellement fournir aux besoins en hommes et en argent. En outre, les nécessités de la guerre entraînent de continuels dégâts, auxquels nous ne nous décidons pas de gaîté de cœur à exposer ce qui nous appartient, d'autant que l'habitant s'y résigne moins facilement quand ils proviennent de gens de son parti que du fait de l'ennemi, à tel point, qu'il peut en résulter aisément des séditions et des troubles. Enfin, la licence de dérober et de piller, qui est pour le soldat une grande atténuation aux misères de la guerre, ne peut s'exercer dans son propre pays; et comme, dès lors, il n'a plus d'autre bénéfice à espérer que sa solde, il est difficile de le retenir à son poste quand il est à si courte distance de sa femme et de son chez lui. Ajoutons que celui qui met la nappe en est toujours pour les frais du festin; qu'il est plus agréable d'attaquer que de demeurer sur la défensive; que l'ébranlement résultant de la perte d'une bataille est si violent que, lorsque l'événement se passe sur notre sol, il est difficile que le pays tout entier n'en soit pas atteint, attendu que rien n'est si contagieux que la peur, ne trouve si aisément créance, ne se répand plus rapidement et qu'il est à craindre que les villes, aux portes desquelles l'orage aura éclaté, qui en auront été témoins, qui auront recueilli chefs et soldats encore ahuris et tremblants d'effroi, ne se jettent, sous le coup de l'émotion, dans quelque mauvaise résolution. Ces diverses considérations n'empêchèrent pas le roi de rappeler les forces qu'il avait au delà des Alpes et de se déterminer à voir venir l'ennemi; c'est qu'en effet, des raisons d'un autre ordre militent en sens contraire:—Étant sur son propre territoire, au milieu de populations amies, le roi, dans cette seconde hypothèse, était assuré de trouver en abondance toutes facilités. Les rivières, les moyens de passage étant à son entière disposition, les convois de vivres et d'argent s'effectueraient en toute sécurité sans qu'il soit besoin d'escorte. Ses sujets se montreraient d'autant plus dévoués que le danger serait plus proche. Disposant d'un grand nombre de villes et de points de résistance lui donnant toute sûreté, il demeurerait maître de combattre quand bon lui semblerait et seulement lorsqu'il y trouverait opportunité et avantage. S'il lui convenait de temporiser, il pouvait le faire à l'abri et tout à son aise, laissant son ennemi se morfondre et se désagréger de lui-même, en raison des difficultés qu'il aurait à surmonter sur un territoire où tout serait contre lui; où tout, devant, derrière, sur les flancs, lui serait hostile, où il serait dans l'impossibilité de faire reposer ses troupes, d'étendre ses cantonnements si des maladies survenaient; où il ne trouverait pas à abriter ses blessés; où il ne pourrait se procurer de l'argent et des vivres qu'en recourant à la force, où il n'aurait pas possibilité de se refaire et de reprendre haleine; où, ne connaissant le pays ni dans son ensemble, ni dans ses détails, il ne pourrait se préserver des embûches et des surprises; et où finalement sa situation serait irrémédiablement compromise, s'il venait à perdre une bataille, n'ayant où rallier les débris de son armée. En somme, il ne manquait pas d'exemples qu'il pouvait invoquer à l'appui de ces deux manières de faire.
Scipion estima beaucoup plus avantageux, et bien lui en prit, de transporter la guerre chez son ennemi en Afrique que de défendre son propre territoire et de combattre en Italie cet adversaire qui se trouvait déjà y avoir pris pied. Annibal, au contraire, dans cette même guerre, se perdit pour avoir abandonné ses conquêtes en pays étranger, afin de se porter à la défense du sien.—La fortune fut contraire aux Athéniens qui, laissant l'ennemi sur leur propre territoire, étaient passés en Sicile; elle se montra favorable à Agathocles roi de Syracuse qui, négligeant l'ennemi qu'il avait aux portes de sa capitale, alla l'attaquer en Afrique.
Cette même indécision existe pour toutes les déterminations que nous pouvons avoir à prendre.—Nous avons coutume de dire, et cela avec raison, que les événements et leurs conséquences découlent généralement, et à la guerre en particulier, de la fortune qui ne veut pas s'assujettir aux règles de notre jugement et de notre prudence, ce qu'exprime ainsi un poète latin: «Souvent l'imprévoyance réussit et la prudence nous trompe; la fortune n'est pas toujours avec les plus dignes; toujours inconstante, elle va indistinctement d'un côté puis d'un autre. C'est qu'il est une puissance supérieure qui nous domine et tient sous sa dépendance tout ce qui est mortel (Manilius).» A l'envisager de près, il semble que cette même influence s'exerce sur les conseils que nous tenons, sur les délibérations que nous agitons, et que nos raisonnements eux-mêmes se ressentent du trouble et de l'incertitude de la fortune. «Nous raisonnons au hasard et inconsidérément, dit le Timée de Platon, parce que, comme nous-mêmes, notre raison est, dans une large mesure, le jouet du hasard.»
CHAPITRE XLVIII. (ORIGINAL LIV. I, CH. XLVIII.)
Des chevaux d'armes.
Me voici devenu grammairien, moi qui n'ai jamais appris une langue que par routine et qui ne sais même pas encore ce que c'est qu'un adjectif, un subjonctif et un ablatif.
Chez les Romains, les chevaux avaient différents noms suivant l'emploi auquel ils étaient destinés.—Il me semble avoir ouï dire que les Romains avaient des chevaux qu'ils appelaient soit funales (chevaux d'attelage), soit dexteriores. Ces derniers étaient à deux fins, tenus en dehors des traits et à droite, d'où leur nom; c'étaient des chevaux de relais, qui se montaient au besoin comme des chevaux frais, et de là est venue l'appellation de destriers que nous donnons à nos chevaux de selle; c'est aussi ce qui fait que les auteurs qui écrivent en roman se servent de l'expression adestrer, pour dire accompagner.—Les gentilshommes romains avaient encore des desultiores equos, chevaux dressés de façon que sans bride et sans selle, allant par deux, ils galopaient à l'allure la plus rapide, chacun, de lui-même, joignant constamment l'autre, si bien que lorsque le cavalier monté sur l'un d'eux et le sentant fatigué, voulait changer de monture, s'élançant, il passait de l'un à l'autre sans ralentir l'allure; et cela, alors même qu'il était armé de toutes pièces.—Les guerriers numides agissaient de même; ils avaient un second cheval conduit en main, pour en changer au plus fort de la mêlée: «Comme nos cavaliers qui sautent d'un cheval sur un autre, les Numides avaient coutume de mener deux chevaux à la guerre; et souvent, au fort du combat, ils se jetaient tout armés d'un cheval fatigué sur un cheval frais, tant leur agilité était grande et tant leurs chevaux étaient dociles (Tite-Live).»
Il y a des chevaux dressés à défendre leurs maîtres.—Certains chevaux sont dressés à défendre leur maître, à courir sus à qui leur présente une épée nue, à se précipiter sur ceux qui les attaquent et les affrontent; ils les frappent de leurs pieds et les mordent. Mais il leur advient de nuire de la sorte encore plus souvent aux amis qu'aux ennemis; sans compter que vous ne pouvez les maîtriser comme vous le voulez et qu'une fois qu'ils sont aux prises vous êtes à la merci de ce qui peut leur arriver.—Artibius, qui commandait les Perses contre Onesilus, roi de Salamine, montait un cheval de la sorte; mal lui en prit, ce fut cause de sa mort. Il était engagé dans un combat singulier avec son ennemi et comme son cheval se cabrait contre Onesilus, l'écuyer de ce dernier lui planta une faux entre les deux épaules.—Les Italiens racontent qu'à la bataille de Fornoue, le cheval du roi Charles VIII le dégagea, par ses ruades et ses coups de pied, de nombre d'ennemis qui le pressaient et qui, sans cela, lui eussent fait mauvais parti; si le fait est exact, c'est un bien grand hasard.—Les Mamelouks se vantent d'avoir les chevaux d'armes les plus adroits qui soient; que d'instinct, autant que par habitude, ils sont faits à reconnaître et distinguer un ennemi sur lequel, à un signal de la voix ou autre de leur cavalier, ils se ruent, les accablant de coups de pied et de coups de dents. Ils en arrivent aussi à ramasser avec leur bouche les lances et les dards qui sont à terre autour d'eux et les offrent à leur maître, quand celui-ci le leur commande.
Particularités afférentes aux chevaux d'Alexandre et de César.—On dit de César et aussi du grand Pompée, qu'entre autres talents de premier ordre, ils avaient celui d'être des cavaliers émérites. César, dans sa jeunesse, montait sur un cheval sans selle et sans bride, et, conservant les mains derrière le dos, s'abandonnait à la fougue de l'animal.—La nature, qui de lui et d'Alexandre a fait deux prodiges en art militaire, semble les avoir également dotés de montures extraordinaires. Chacun sait que Bucéphale, le cheval d'Alexandre, avait une tête qui tenait de celle du taureau; qu'il ne se laissait monter par personne autre que son maître, et n'avait pu être dressé que par lui; qu'après sa mort, des honneurs divins lui furent rendus et son nom donné à une ville construite pour perpétuer sa mémoire. César en eut un dont les pieds de devant avaient une conformation se rapprochant de celle du pied de l'homme; ses sabots étaient entaillés et formaient en quelque sorte des doigts; seul, César avait pu le dresser et pouvait le monter; après sa mort, il plaça son image dans un temple dédié à Vénus.
L'exercice du cheval est salutaire.—Quand je suis à cheval, je n'en descends pas volontiers; car c'est le mode de locomotion que je préfère, que je sois bien portant ou malade. Platon en recommande l'exercice comme favorable à la santé, et Pline dit qu'il convient pour l'estomac et qu'il entretient la souplesse des articulations. Mais poursuivons ce sujet, puisque c'est ce dont nous nous occupons.
Xénophon cite une loi qui défendait de voyager à pied à tout homme possédant un cheval.—Trogue-Pompée et Justin rapportent que les Parthes avaient coutume non seulement de combattre à cheval, mais encore d'y demeurer lorsqu'ils traitaient de leurs affaires publiques ou privées, qu'ils faisaient leurs achats, discutaient, causaient ou se promenaient; et que, chez eux, la différence essentielle entre les hommes libres et les serfs consistait en ce que les premiers allaient à cheval et les autres à pied; cette institution remontait au roi Cyrus.
Pour combattre, les Romains faisaient parfois mettre pied à terre à leurs gens à cheval; aux peuples nouvellement conquis ils ôtaient leurs armes et leurs chevaux.—L'histoire romaine nous donne plusieurs exemples, et Suétone le remarque plus particulièrement chez César, de capitaines qui prescrivaient à leurs guerriers à cheval de mettre pied à terre dans les circonstances critiques, autant pour enlever aux soldats toute espérance de fuite qu'en raison des avantages qu'ils espéraient de ce genre de combat, «où, sans conteste, excelle le Romain», dit Tite-Live.—Quoi qu'il en soit, la première précaution qu'ils prenaient pour contenir les révoltes des peuples qu'ils venaient de soumettre, était de leur enlever armes et chevaux; c'est pourquoi nous lisons si souvent dans César: «Il commande qu'on livre les armes, qu'on amène les chevaux, qu'on donne des otages».—Le Grand Seigneur ne permet aujourd'hui, dans toute l'étendue de son empire, à aucun chrétien ou juif de posséder un cheval.
Nos ancêtres combattaient généralement à pied.—Nos ancêtres, notamment à l'époque de la guerre des Anglais, mettaient généralement pied à terre dans les combats de certaine importance et dans les batailles rangées, ne se fiant qu'à leur propre force, à leur courage et à leur vigueur personnels pour défendre des choses aussi précieuses que l'honneur et la vie. Quoi qu'en dise Chrysanthe, dans Xénophon, quand vous combattez à cheval, vous liez votre valeur et votre fortune à celles de votre cheval; les blessures et la mort qui peuvent l'atteindre, peuvent causer votre perte; s'il s'effraie ou s'emporte, vous voilà lâche ou téméraire; que vous soyez impuissant à l'arrêter ou à le pousser en avant, votre honneur en dépend. C'est pourquoi je ne trouve pas étonnant que les combats à pied que se livraient nos ancêtres, aient été plus sérieux et plus opiniâtres que ceux qui se livrent à cheval: «Vainqueurs et vaincus se ruaient, se massacraient; nul ne songeait à fuir (Virgile)»; la victoire était alors bien plus disputée, tandis que maintenant la déroute est immédiate: «Les premiers cris et la première charge décident du succès (Tite-Live).»
Les armes les plus courtes sont les meilleures, une épée vaut mieux qu'une arquebuse.—Dans une question où le hasard a si grande part, il faut mettre le plus de chance de réussite de notre côté; aussi conseillerais-je l'emploi des armes de main le plus courtes possible, comme étant celles dont les effets dépendent le plus de nous. Il est évident que nous sommes bien plus sûrs d'une épée que nous avons en main, que de la balle qui s'échappe de notre arquebuse, laquelle comprend des éléments divers; la poudre, la pierre, le rouet, dont le moindre venant à manquer compromet du même coup votre fortune. On est plus certain du coup qu'on assène soi-même que de celui que l'on envoie à travers les airs: «Les coups dont on abandonne la direction au vent, sont incertains: l'épée est la force du soldat, toutes les nations guerrières combattent avec l'épée (Lucain).»
Aussi faut-il espérer qu'on abandonnera les armes à feu pour en revenir aux armes anciennes.—Ce qu'était la phalarique.—Pour ce qui est des armes à feu de notre époque, j'en parlerai plus en détail quand je comparerai nos armes à celles dont il était fait usage dans l'antiquité. Sauf la détonation qui surprend mais à laquelle on est aujourd'hui habitué, je crois qu'elles sont de peu d'efficacité et espère qu'un jour on renoncera à leur emploi.—L'arme dont les Italiens faisaient jadis usage était autrement redoutable; c'était à la fois une arme de jet et une arme à feu; ils la nommaient phalarica. La phalarique consistait en une sorte de javeline armée à son extrémité d'un fer de trois pieds de long, capable de percer de part en part un homme et son armure; elle se lançait soit à la main en rase campagne, soit avec des engins quand, dans les sièges, on s'en servait pour la défense; la hampe était revêtue d'étoupe enduite de poix et d'huile qui s'enflammait dans sa course; en pénétrant le corps ou le bouclier, elle empêchait tout usage des armes et immobilisait bras et jambes. Toutefois, il semble que lorsqu'on en arrivait au corps à corps, elle était une gêne à la marche de l'assaillant, et que le sol jonché de tronçons en combustion devait, au cours de la mêlée, être également incommode pour tous: «Semblable à la foudre, la phalarique fendait l'air avec un horrible sifflement (Virgile).»
Autres armes des anciens, qui suppléaient à nos armes à feu.—Ils avaient encore d'autres moyens d'action qui, par l'habitude de s'en servir, possédaient une grande puissance à laquelle, dans notre inexpérience, nous ne pouvons croire et qui suppléaient à l'emploi de notre poudre et de nos boulets qui leur étaient inconnus. Ils lançaient leurs javelots avec une telle force, que souvent ils transperçaient d'un seul trait deux boucliers et les deux hommes qui en étaient armés, et les liaient pour ainsi dire l'un à l'autre. Leurs frondes avaient une portée aussi juste et aussi longue que nos armes actuelles: «Exercés à lancer sur la mer les cailloux ronds du rivage, et à tirer avec leurs frondes d'une distance considérable dans des cercles de médiocre grandeur, ils blessaient leurs ennemis, non seulement à la tête, mais à telle partie du visage qu'il leur plaisait (Tite-Live).» Les engins qu'ils employaient pour battre les murailles, avaient même effet et faisaient même tapage que les nôtres: «Au bruit terrible dont retentissaient les murailles sous les coups des assiégeants, le trouble et l'effroi s'emparèrent des assiégés (Tite-Live).»—Les Gaulois d'Asie, qui sont de même origine que nous, dressés à combattre à l'arme de main, ce qui nécessite plus de courage, avaient en horreur ces armes traîtresses atteignant à distance: «La largeur des plaies ne les effraie pas; et même lorsqu'elles sont plus larges que profondes, ils s'en font gloire comme d'une preuve de valeur. Mais si au contraire la pointe d'une flèche ou une balle de plomb lancée avec la fronde, pénètre profondément dans leur chair en ne laissant qu'une trace légère à la surface, alors, furieux de périr d'une piqûre, ils se roulent par terre de rage et de honte (Tite-Live)»; cela ne s'applique-t-il pas presque textuellement à nos arquebuses?—Les Grecs, dans la retraite si longue et si célèbre des Dix-mille, rencontrèrent une nation qui leur fit beaucoup de mal en employant contre eux de très grands arcs, très forts, qui lançaient des flèches de longueur telle que ramassées et rejetées à la main comme on le fait d'un javelot, elles traversaient un bouclier et, du même coup, l'homme qui en était armé.—Les catapultes que Denys inventa à Syracuse pour lancer des traits énormes et des pierres de volume considérable et qui les projetaient au loin avec tant de violence, avaient bien du rapport avec les inventions de notre époque.
Plusieurs peuples ont excellé dans l'art de manier les chevaux.—Notons encore la manière originale dont se tenait sur sa mule un certain maître Pierre Pol, docteur en théologie, que Monstrelet nous dépeint ayant coutume de se promener à travers Paris, assis de côté sur sa monture comme les femmes.—Ce même historien dit, dans un autre passage de ses chroniques, que les Gascons possédaient des chevaux terribles qui, lancés au galop, avaient l'habitude de faire-volte face sans s'arrêter, ce dont étaient émerveillés les Français, les Picards, les Flamands et les Brabançons, «qui n'y étaient pas accoutumés»; ce sont ses propres expressions.—César, parlant des Suèves, dit: «Dans les rencontres à cheval, ils sautent souvent à terre et combattent à pied; leurs chevaux sont habitués à ne pas bouger, en pareil cas, de la place où ils ont mis pied à terre, et, si besoin en est, ils s'y portent promptement et les remontent. Il n'est rien, à leurs yeux, de moins honorable et de si efféminé que de faire usage de selles et de bâts, et ils méprisent ceux qui y ont recours. Grâce à ce mode, ils ne craignent pas, même lorsqu'ils ne sont que quelques-uns, d'attaquer un ennemi supérieur en nombre.»—J'ai fort admiré jadis un cheval dressé de telle sorte que, la bride sur le cou, avec une baguette on lui faisait faire tout ce qu'on voulait. Les Massiliens en agissaient ainsi: «Les Massiliens, montant leurs chevaux à nu et ignorants du frein, les dirigent avec une baguette (Lucain).» «Les Numides conduisent leurs chevaux sans frein (Virgile).» «Dépourvus de frein, leurs chevaux ont l'allure désagréable, le cou raide et la tête portée en avant (Tite-Live).»