Essais de Montaigne (self-édition) - Volume I
IL y eut tout plein de rares accidens en nostre battaille de Dreux:
mais ceux qui ne fauorisent pas fort la reputation de M. de Guyse,
mettent volontiers en auant, qu'il ne se peut excuser d'auoir faict
alte, et temporisé auec les forces qu'il commandoit, cependant qu'on
enfonçoit Monsieur le Connestable chef de l'armée, auecques l'artillerie:
et qu'il valoit mieux se hazarder, prenant l'ennemy par flanc,3
qu'attendant l'aduantage de le voir en queuë, souffrir vne si lourde
perte. Mais outre ce, que l'issuë en tesmoigna, qui en debattra sans
passion, me confessera aisément, à mon aduis, que le but et la
visée, non seulement d'vn Capitaine, mais de chasque soldat, doit
regarder la victoire en gros; et que nulles occurrences particulieres,
quelque interest qu'il y ayt, ne le doiuent diuertir de ce point
là. Philopœmen en vne rencontre de Machanidas, ayant enuoyé deuant
pour attaquer l'escarmouche, bonne trouppe d'archers et gens
de traict: et l'ennemy apres les auoir renuersez, s'amusant à les
poursuiure à toute bride, et coulant apres sa victoire le long de la
battaille où estoit Philopœmen, quoy que ses soldats s'en esmeussent,
il ne fut d'aduis de bouger de sa place, ny de se presenter à
l'ennemy, pour secourir ses gens: ains les ayant laissé chasser et1
mettre en pieces à sa veue, commença la charge sur les ennemis
au battaillon de leurs gens de pied, lorsqu'il les vid tout à fait abandonnez
de leurs gens de cheual: et bien que ce fussent Lacedemoniens,
d'autant qu'il les prit à l'heure, que pour tenir tout gaigné,
ils commençoient à se desordonner, il en vint aisément à bout, et
cela fait se mit à poursuiure Machanidas. Ce cas est germain à celuy
de Monsieur de Guise.   En cette aspre battaille d'Agesilaus
contre les Bœotiens, que Xenophon qui y estoit, dit estre la plus
rude qu'il eust oncques veu, Agesilaus refusa l'auantage que fortune
luy presentoit, de laisser passer le bataillon des Bœotiens, et les2
charger en queuë, quelque certaine victoire qu'il en preuist, estimant
qu'il y auoit plus d'art que de vaillance; et pour montrer sa
prouësse d'vne merueilleuse ardeur de courage, choisit plustost de
leur donner en teste: mais aussi fut-il bien battu et blessé, et contraint
en fin de se demesler, et prendre le party qu'il auoit refusé
au commencement, faisant ouurir ses gens, pour donner passage à
ce torrent de Bœotiens: puis quand ils furent passez, prenant garde
qu'ils marcheoyent en desordre, comme ceux qui cuidoyent bien
estre hors de tout danger, il les fit suiure, et charger par les flancs:
mais pour cela ne les peut-il tourner en fuitte à val de route; ains3
se retirerent le petit pas, montrants tousiours les dents, iusques à
ce qu'ils se furent rendus à sauueté.

CHAPITRE XLVI.    (TRADUCTION LIV. I, CH. XLVI.)
Des noms.

QVELQVE diuersité d'herbes qu'il y ait, tout s'enueloppe sous le nom
de salade. De mesme, sous la consideration des noms, ie m'en
voy faire icy vne galimafrée de diuers articles.   Chaque nation a
quelques noms qui se prennent, ie ne sçay comment, en mauuaise
part: et à nous Iehan, Guillaume, Benoist. Item, il semble y auoir
en la genealogie des Princes, certains noms fatalement affectez:
comme des Ptolomées à ceux d'Ægypte, des Henrys en Angleterre,
Charles en France, Baudoins en Flandres, et en nostre ancienne
Aquitaine des Guillaumes, d'où lon dit que le nom de Guienne est
venu: par vn froid rencontre, s'il n'en y auoit d'aussi cruds dans1
Platon mesme.   Item, c'est vne chose legere, mais toutefois digne
de memoire pour son estrangeté, et escripte par tesmoin oculaire,
que Henry Duc de Normandie, fils de Henry second Roy d'Angleterre,
faisant vn festin en France, l'assemblée de la Noblesse y fut
si grande, que pour passe-temps, s'estant diuisée en bandes par la
ressemblance des noms: en la premiere troupe qui fut des Guillaumes,
il se trouua cent dix Cheualiers assis à table portans ce
nom, sans mettre en comte les simples Gentils-hommes et seruiteurs.
    Il est autant plaisant de distribuer les tables par les noms
des assistans, comme il estoit à l'Empereur Geta, de faire distribuer2
le seruice de ses mets, par la consideration des premieres lettres
du nom des viandes: on seruoit celles qui se commençoient
par m: mouton, marcassin, merlus, marsoin, ainsi des autres.
Item, il se dit qu'il fait bon auoir bon nom, c'est à dire credit
et reputation: mais encore à la verité est-il commode, d'auoir vn
nom qui aisément se puisse prononcer et mettre en memoire: car
les Roys et les grands nous en cognoissent plus aisément, et oublient
plus mal volontiers; et de ceux mesmes qui nous seruent,
nous commandons plus ordinairement et employons ceux, desquels
les noms se presentent le plus facilement à la langue. I'ay veu le3
Roy Henry second, ne pouuoir nommer à droit vn Gentil-homme
de ce quartier de Gascongne; et à vne fille de la Royne, il fut luy
mesme d'aduis de donner le nom general de la race, par ce que
celuy de la maison paternelle luy sembla trop diuers. Et Socrates
estime digne du soing paternel, de donner vn beau nom aux enfants.
   Item, on dit que la fondation de nostre Dame la grand' à
Poitiers, prit origine de ce qu'vn ieune homme desbauché, logé en
cet endroit, ayant recouuré vne garce, et luy ayant d'arriuée demandé
son nom, qui estoit Marie, se sentit si viuement espris de
religion et de respect de ce nom sacrosainct de la Vierge mere de
nostre Sauueur, que non seulement il la chassa soudain, mais en1
amanda tout le reste de sa vie: et qu'en consideration de ce miracle,
il fut basty en la place, où estoit la maison de ce ieune
homme, vne chapelle au nom de nostre Dame, et depuis l'eglise que
nous y voyons. Cette correction voyelle et auriculaire, deuotieuse,
tira droit à l'ame: cette autre suiuante, de mesme genre, s'insinüa
par les sens corporels. Pythagoras estant en compagnie de ieunes
hommes, lesquels il sentit complotter, eschauffez de la feste, d'aller
violer vne maison pudique, commanda à la menestriere, de changer
de ton: et par vne musique poisante, seuere, et spondaïque, enchanta
tout doucement leur ardeur, et l'endormit.   Item, ne dira2
pas la posterité, que nostre reformation d'auiourd'huy ait esté delicate
et exacte, de n'auoir pas seulement combattu les erreurs, et
les vices, et rempli le monde de deuotion, d'humilité, d'obeissance,
de paix, et de toute espece de vertu; mais d'auoir passé iusques à
combattre ces anciens noms de nos baptesmes, Charles, Loys, François,
pour peupler le monde de Mathusalem, Ezechiel, Malachie,
beaucoup mieux sentans de la foy? Vn Gentil-homme mien voisin,
estimant les commoditez du vieux temps au prix du notre, n'oublioit
pas de mettre en compte, la fierté et magnificence des noms de la
Noblesse de ce temps là, Dom Grumedan, Quedragan, Agesilan,3
et qu'à les ouïr seulement sonner, il se sentoit qu'ils auoyent esté
bien autres gens, que Pierre, Guillot, et Michel.   Item, ie sçay
bon gré à Iacques Amiot d'auoir laissé dans le cours d'vn' oraison
Françoise, les noms Latins tous entiers, sans les bigarrer et changer,
pour leur donner vne cadence Françoise. Cela sembloit vn peu
rude au commencement: mais des-ja l'vsage par le credit de son
Plutarque, nous en a osté toute l'estrangeté. I'ay souhaité souuent,
que ceux qui escriuent les histoires en Latin, nous laissassent nos
noms tous tels qu'ils sont: car en faisant de Vaudemont, Vallemontanus,
et les metamorphosant, pour les garber à la Grecque ou4
à la Romaine, nous ne sçauons où nous en sommes, et en perdons
la cognoissance.   Pour clorre nostre compte; c'est vn vilain vsage
et de tres-mauuaise consequence en nostre France, d'appeller chacun
par le nom de sa terre et Seigneurie, et la chose du monde,
qui faict plus mesler et mescognoistre les races. Vn cadet de bonne
maison, ayant eu pour son appanage vne terre, sous le nom de laquelle
il a esté cognu et honnoré, ne peut honnestement l'abandonner:
dix ans apres sa mort, la terre s'en va à vn estranger, qui en
fait de mesmes: deuinez où nous sommes, de la cognoissance de
ces hommes. Il ne faut pas aller querir d'autres exemples, que de1
nostre maison Royalle, où autant de partages, autant de surnoms:
cependant l'originel de la tige nous est eschappé. Il y a tant de liberté
en ces mutations, que de mon temps ie n'ay veu personne
esleué par la fortune à quelque grandeur extraordinaire, à qui on
n'ait attaché incontinent des tiltres genealogiques, nouueaux et
ignorez à son pere, et qu'on n'ait anté en quelque illustre tige. Et
de bonne fortune les plus obscures familles, sont plus idoynes à
falsification.   Combien auons nous de Gentils-hommes en France,
qui sont de Royalle race selon leurs comptes? plus ce crois-ie que
d'autres. Fut-il pas dict de bonne grace par vn de mes amis? Ils2
estoyent plusieurs assemblez pour la querelle d'vn Seigneur, contre
vn autre; lequel autre, auoit à la verité quelque prerogatiue de
tiltres et d'alliances, esleuées au dessus de la commune Noblesse.
Sur le propos de cette prerogatiue, chacun cherchant à s'esgaler à
luy, alleguoit, qui vn' origine, qui vn' autre, qui la ressemblance du
nom, qui des armes, qui vne vieille pancharte domestique: et le
moindre se trouuoit arriere-fils de quelque Roy d'outremer. Comme
ce fut à disner, cettuy-cy, au lieu de prendre sa place, se recula en
profondes reuerences, suppliant l'assistance de l'excuser, de ce que
par temerité il auoit iusques lors vescu auec eux en compagnon:3
mais qu'ayant esté nouuellement informé de leurs vieilles qualitez,
il commençoit à les honnorer selon leurs degrez, et qu'il ne luy appartenoit
pas de se soir parmy tant de Princes. Apres sa farce, il
leur dit mille iniures: Contentez vous de par Dieu, de ce dequoy
nos peres se sont contentez: et de ce que nous sommes; nous sommes
assez si nous le sçauons bien maintenir: ne desaduouons pas
la fortune et condition de noz ayeulx, et ostons ces sottes imaginations,
qui ne peuuent faillir à quiconque a l'impudence de les alleguer.
   Les armoiries n'ont de seurté, non plus que les surnoms.
Ie porte d'azur semé de trefles d'or, à vne pate de lyon de mesme,
armée de gueules, mise en face. Quel priuilege a cette figure, pour
demeurer particulierement en ma maison? vn gendre la transportera
en vne autre famille; quelque chetif acheteur en fera ses premieres
armes: il n'est chose où il se rencontre plus de mutation et
de confusion.   Mais cette consideration me tire par force à vn
autre champ. Sondons vn peu de pres, et pour Dieu regardons, à
quel fondement nous attachons cette gloire et reputation, pour laquelle1
se boulleuerse le monde: où asseons nous cette renommée,
que nous allons questant auec si grand'peine? C'est en somme Pierre
ou Guillaume, qui la porte, prend en garde, et à qui elle touche. O
la courageuse faculté que l'esperance: qui en vn subiect mortel,
et en vn moment, va vsurpant l'infinité, l'immensité, et remplissant
l'indigence de son maistre, de la possession de toutes les choses
qu'il peut imaginer et desirer, autant qu'elle veut! Nature nous a
là donné, vn plaisant iouët. Et ce Pierre ou Guillaume, qu'est-ce
qu'vne voix pour tous potages? ou trois ou quatre traicts de plume,
premierement si aisez à varier, que ie demanderois volontiers à qui2
touche l'honneur de tant de victoires, à Guesquin, à Glesquin, ou à
Gueaquin? Il y auroit bien plus d'apparence icy, qu'en Lucien que
Σ. mit T. en procez, car

Non leuia aut ludicra petuntur
Præmia:

Il y va de bon; il est question laquelle de ces lettres doit estre
payée de tant de sieges, battailles, blessures, prisons et seruices
faits à la couronne de France, par ce sien fameux Connestable.
Nicolas Denisot n'a eu soing que des lettres de son nom, et en a
changé toute la contexture, pour en bastir le Conte d'Alsinois qu'il3
a estrené de la gloire de sa poësie et peinture. Et l'historien Suetone
n'a aymé que le sens du sien, et en ayant priué Lénis, qui
estoit le surnom de son pere, a laissé Tranquillus successeur de la
reputation de ses escrits. Qui croiroit que le Capitaine Bayard
n'eust honneur, que celuy qu'il a emprunté des faicts de Pierre
Terrail? et qu'Antoine Escalin se laisse voler à sa veuë tant de nauigations
et charges par mer et par terre au Capitaine Poulin, et
au Baron de la Garde?   Secondement ce sont traits de plume communs
à mill'hommes. Combien y a-il en toutes les races, de personnes
de mesme nom et surnom? Et en diuerses races, siecles et
païs, combien? L'histoire a cognu trois Socrates, cinq Platons, huict
Aristotes, sept Xenophons, vingt Demetrius, vingt Theodores: et
pensez combien elle n'en a pas cognu. Qui empesche mon palefrenier
de s'appeller Pompée le grand? Mais apres tout, quels moyens,
quels ressors y a il qui attachent à mon palefrenier trespassé, ou à
cet autre homme qui eut la teste tranchée en Ægypte, et qui ioignent
à eux, cette voix glorifiée, et ces traits de plume, ainsin honnorez,1
affin qu'ils s'en aduantagent?

Id cinerem et manes credis curare sepultos?
Quel ressentiment ont les deux compagnons en principale valeur
entre les hommes: Epaminondas de ce glorieux vers, qui court
tant de siecles pour luy en nos bouches,

Consiliis nostris laus est attrita Laconum;

et Africanus de cet autre,

A sole exoriente, supra Mæotis paludes
Nemo est, qui factis me æquiparare queat?
Les suruiuants se chatouillent de la douceur de ces voix: et par2
icelles solicitez de ialousie et desir, transmettent inconsiderément
par fantasie aux trespassez cettuy leur propre ressentiment: et
d'vne pipeuse esperance se donnent à croire d'en estre capables à
leur tour. Dieu le sçait.
Toutesfois,

ad hæc se.
Romanus Graiúsque et Barbarus Induperator.
Erexit; causas discriminis atque laboris.
Inde habuit, tanto maior famæ sitis est, quàm.
Virtutis.3

CHAPITRE XLVII.    (TRADUCTION LIV. I, CH. XLVII.)
De l'incertitude de nostre iugement.

C'EST bien ce que dit ce vers,

Επεων δε πολυς νομος ενθα και ενθα.

il y a prou de loy de parler par tout, et pour et contre.
Pour exemple:

Vince Hannibal, et non seppe vsar' poi
Ben la vittoriosa sua ventura.
Qui voudra estre de ce party, et faire valoir auecques nos gens,
la faute de n'auoir dernierement poursuiuy nostre pointe à Moncontour;
ou qui voudra accuser le Roy d'Espaigne, de n'auoir sçeu
se seruir de l'aduantage qu'il eut contre nous à Sainct Quentin;1
il pourra dire cette faute partir d'vne ame enyurée de sa bonne
fortune, et d'vn courage, lequel plein et gorgé de ce commencement
de bon heur, perd le goust de l'accroistre, des-ja par trop empesché
à digerer ce qu'il en a: il en a sa brassée toute comble, il
n'en peut saisir dauantage: indigne que la fortune luy aye mis vn
tel bien entre mains: car quel profit en sent-il, si neantmoins il
donne à son ennemy moyen de se remettre sus? Quell' esperance
peut-on auoir qu'il ose vn' autre fois attaquer ceux-cy ralliez et
remis, et de nouueau armez de despit et de vengeance, qui ne les a
osé ou sçeu poursuiure tous rompus et effrayez?2

Dum fortuna calet, dum conficit omnia terror?

Mais en fin, que peut-il attendre de mieux, que ce qu'il vient de
perdre? Ce n'est pas comme à l'escrime, où le nombre des touches
donne gain: tant que l'ennemy est en pieds, c'est à recommencer
de plus belle: ce n'est pas victoire, si elle ne met fin à la guerre.
En cette escarmouche où Cæsar eut du pire pres la ville d'Oricum,
il reprochoit aux soldats de Pompeius, qu'il eust esté perdu, si leur
Capitaine eust sçeu vaincre: et luy chaussa bien autrement les esperons,
quand ce fut à son tour.   Mais pourquoy ne dira-on aussi
au contraire? que c'est l'effect d'vn esprit precipiteux et insatiable,3
de ne sçauoir mettre fin à sa conuoitise: que c'est abuser des faueurs
de Dieu, de leur vouloir faire perdre la mesure qu'il leur a
prescripte: et que de se reietter au danger apres la victoire, c'est
la remettre encore vn coup à la mercy de la fortune: que l'vne des
plus grandes sagesses en l'art militaire, c'est de ne pousser son
ennemy au desespoir. Sylla et Marius en la guerre sociale ayans
défaict les Marses, en voyans encore vne trouppe de reste, qui par
desespoir se reuenoient ietter à eux, comme bestes furieuses, ne
furent pas d'aduis de les attendre. Si l'ardeur de Monsieur de Foix
ne l'eust emporté à poursuiure trop asprement les restes de la
victoire de Rauenne, il ne l'eust pas souillée de sa mort. Toutesfois
encore seruit la recente memoire de son exemple, à conseruer Monsieur
d'Anguien de pareil inconuenient, à Serisoles. Il fait dangereux
assaillir vn homme, à qui vous auez osté tout autre moyen
d'eschapper que par les armes: car c'est vne violente maistresse
d'escole que la necessité: grauissimi sunt morsus irritatæ necessitatis.1

Vincitur haud gratis, iugulo qui prouocat hostem.

Voyla pourquoy Pharax empescha le Roy de Lacedemone, qui venoit
de gaigner la iournée contre les Mantineens, de n'aller affronter
mille Argiens, qui estoient eschappez entiers, de la desconfiture:
ains les laisser couler en liberté, pour ne venir à essayer la vertu
picquée et despittée par le malheur. Clodomire Roy d'Aquitaine,
apres sa victoire, poursuiuant Gondemar Roy de Bourgongne vaincu
et fuyant, le força de tourner teste, mais son opiniastreté luy osta
le fruict de sa victoire, car il y mourut.   Pareillement qui auroit2
à choisir ou de tenir ses soldats richement et somptueusement
armez, ou armez seulement pour la necessité: il se presenteroit en
faueur du premier party, duquel estoit Sertorius, Philopœmen, Brutus,
Cæsar, et autres, que c'est tousiours vn éguillon d'honneur et
de gloire au soldat de se voir paré, et vn' occasion de se rendre plus
obstiné au combat, ayant à sauuer ses armes, comme ses biens et
heritages. Raison, dit Xenophon, pourquoy les Asiatiques menoyent
en leurs guerres, femmes, concubines, auec leurs ioyaux et richesses
plus cheres. Mais il s'offriroit aussi de l'autre part, qu'on doit plustost
oster au soldat le soing de se conseruer, que de le luy accroistre:3
qu'il craindra par ce moyen doublement à se hazarder: ioint
que c'est augmenter à l'ennemy l'enuie de la victoire, par ces riches
despouilles: et a lon remarqué que d'autres fois cela encouragea
merueilleusement les Romains à l'encontre des Samnites. Antiochus
montrant à Hannibal l'armée qu'il preparoit contr' eux
pompeuse et magnifique en toute sorte d'equippage, et luy demandant.
Les Romains se contenteront-ils de cette armée? S'ils s'en
contenteront? respondit-il, vrayement ouy, pour auares qu'ils
soyent. Lycurgus deffendoit aux siens non seulement la sumptuosité
en leur equippage, mais encore de despouiller leurs ennemis
vaincus, voulant, disoit-il, que la pauureté et frugalité reluisist
auec le reste de la battaille.   Aux sieges et ailleurs, où l'occasion
nous approche de l'ennemy, nous donnons volontiers licence aux
soldats de le brauer, desdaigner, et iniurier de toutes façons de
reproches: et non sans apparence de raison. Car ce n'est pas faire
peu, de leur oster toute esperance de grace et de composition, en
leur representant qu'il n'y a plus ordre de l'attendre de celuy,
qu'ils ont si fort outragé, et qu'il ne reste remede que de la victoire.
Si est-ce qu'il en mesprit à Vitellius: car ayant affaire à Othon,1
plus foible en valeur de soldats, des-accoustumez de longue main
du faict de la guerre, et amollis par les délices de la ville, il les
agassa tant en fin, par ses paroles picquantes, leur reprochant leur
pusillanimité, et le regret des Dames et festes, qu'ils venoient de
laisser à Rome, qu'il leur remit par ce moyen le cœur au ventre,
ce que nuls enhortemens n'auoient sçeu faire: et les attira luy-mesme
sur ses bras, où lon ne les pouuoit pousser. Et de vray,
quand ce sont iniures qui touchent au vif, elles peuuent faire aisément,
que celuy qui alloit laschement à la besongne pour la querelle
de son Roy, y aille d'vne autre affection pour la sienne propre.2
A considerer de combien d'importance est la conseruation d'vn
chef en vn' armée, et que la visée de l'ennemy regarde principalement
cette teste, à laquelle tiennent toutes les autres, et en dependent:
il semble qu'on ne puisse mettre en doubte ce conseil, que
nous voyons auoir esté pris par plusieurs grands chefs, de se trauestir
et desguiser sur le point de la meslée. Toutesfois l'inconuenient
qu'on encourt par ce moyen, n'est pas moindre que celuy
qu'on pense fuir: car le Capitaine venant à estre mescognu des
siens, le courage qu'ils prennent de son exemple et de sa presence,
vient aussi quant et quant à leur faillir; et perdant la veuë de ses3
marques et enseignes accoustumées, ils le iugent ou mort, ou s'estre
desrobé desesperant de l'affaire. Et quant à l'experience, nous
luy voyons fauoriser tantost l'vn tantost l'autre party. L'accident
de Pyrrhus en la battaille qu'il eut contre le consul Leuinus en
Italie, nous sert à l'vn et l'autre visage: car pour s'estre voulu cacher
sous les armes de Demogacles, et luy auoir donné les siennes,
il sauua bien sans doute sa vie, mais aussi il en cuida encourir l'autre
inconuenient de perdre la iournée. Alexandre, Cæsar, Lucullus,
aimoient à se marquer au combat par des accoustremens et armes
riches, de couleur reluisante et particuliere: Agis, Agesilaus, et
ce grand Gilippus au rebours, alloyent à la guerre obscurement
couuerts, et sans attour imperial.   A la battaille de Pharsale entre
autres reproches qu'on donne à Pompeius, c'est d'auoir arresté son
armée pied coy attendant l'ennemy: pour autant que cela (ie desroberay
icy les mots mesmes de Plutarque, qui valent mieux que
les miens) affoiblit la violence, que le courir donne aux premiers
coups, et quant et quant oste l'eslancement des combattans les vns1
contre les autres, qui a accoustumé de les remplir d'impetuosité, et
de fureur, plus qu'autre chose, quand ils viennent à s'entrechocquer
de roideur, leur augmentant le courage par le cry et la course:
et rend la chaleur des soldats en maniere de dire refroidie et figée.
Voyla ce qu'il dit pour ce rolle. Mais si Cæsar eust perdu, qui n'eust
peu aussi bien dire, qu'au contraire, la plus forte et roide assiette,
est celle en laquelle on se tient planté sans bouger, et que qui est
en sa marche arresté, resserrant et espargnant pour le besoing, sa
force en soy-mesmes, a grand aduantage contre celuy qui est esbranlé,
et qui a desia consommé à la course la moitié de son haleine?2
outre ce que l'armée estant vn corps de tant de diuerses pieces,
il est impossible qu'elle s'esmeuue en cette furie, d'vn mouuement
si iuste, qu'elle n'en altere ou rompe son ordonnance: et que le
plus dispost ne soit aux prises, auant que son compagnon le secoure.
En cette villaine battaille des deux freres Perses, Clearchus,
Lacedemonien, qui commandoit les Grecs du party de Cyrus, les
mena tout bellement à la charge, sans se haster: mais à cinquante
pas pres, il les mit à la course: esperant par la brieueté de l'espace,
mesnager et leur ordre, et leur haleine: leur donnant cependant
l'auantage de l'impetuosité, pour leurs personnes, et pour leurs3
armes à trait. D'autres ont reglé ce doubte en leur armée de cette
maniere: Si les ennemis vous courent sus, attendez les de pied
coy: s'ils vous attendent de pied coy, courez leur sus.   Au passage
que l'Empereur Charles cinquiesme fit en Prouence, le Roy François
fut au propre d'eslire, ou de luy aller au deuant en Italie, ou
de l'attendre en ses terres: et bien qu'il considerast combien c'est
d'auantage, de conseruer sa maison pure et nette des troubles de
la guerre, afin qu'entiere en ses forces, elle puisse continuellement
fournir deniers, et secours au besoing: que la necessité des guerres
porte à tous les coups, de faire le gast, ce qui ne se peut faire
bonnement en nos biens propres, et si le païsant ne porte pas si
doucement ce rauage de ceux de son party, que de l'ennemy, en
maniere qu'il s'en peut aysément allumer des seditions, et des troubles
parmy nous: que la licence de desrober et piller, qui ne peut1
estre permise en son païs, est vn grand support aux ennuis de la
guerre: et qui n'a autre esperance de gain que sa solde, il est mal
aisé qu'il soit tenu en office, estant à deux pas de sa femme et de
sa retraicte: que celuy qui met la nappe, tombe tousiours des despens:
qu'il y a plus d'allegresse à assaillir qu'à deffendre: et que
la secousse de la perte d'vne battaille dans nos entrailles, est si
violente, qu'il est malaisé qu'elle ne croulle tout le corps, attendu
qu'il n'est passion contagieuse, comme celle de la peur, ny qui se
prenne si aisément à credit, et qui s'espande plus brusquement: et
que les villes qui auront ouy l'esclat de cette tempeste à leurs2
portes, qui auront recueilly leurs Capitaines et soldats tremblans
encore, et hors d'haleine, il est dangereux sur la chaude, qu'ils ne
se iettent à quelque mauuais party: Si est-ce qu'il choisit de r'appeller
les forces qu'il auoit delà les monts, et de voir venir l'ennemy.
Car il peut imaginer au contraire, qu'estant chez luy et entre ses
amis, il ne pouuoit faillir d'auoir planté de toutes commoditez, les
riuieres, les passages à sa deuotion, luy conduiroient et viures et
deniers, en toute seureté et sans besoing d'escorte: qu'il auroit ses
subiects d'autant plus affectionnez, qu'ils auroient le danger plus
pres: qu'ayant tant de villes et de barrieres pour sa seureté, ce3
seroit à luy de donner loy au combat, selon son opportunité et
aduantage: et s'il luy plaisoit de temporiser, qu'à l'abry et à son
aise, il pourroit voir morfondre son ennemy, et se deffaire soy
mesme, par les difficultez qui le combattroyent engagé en vne terre
contraire, où il n'auroit deuant ny derriere luy, ny à costé, rien
qui ne luy fist guerre: nul moyen de rafraichir ou d'eslargir son
armée, si les maladies s'y mettoient, ny de loger à couuert ses
blessez; nuls deniers, nuls viures, qu'à pointe de lance; nul loisir
de se reposer et prendre haleine; nulle science de lieux, ny de pays,
qui le sçeust deffendre d'embusches et surprises: et s'il venoit à la
perte d'vne bataille, aucun moyen d'en sauuer les reliques. Et n'auoit
pas faute d'exemples pour l'vn et pour l'autre party.   Scipion
trouua bien meilleur d'aller assaillir les terres de son ennemy en
Afrique, que de deffendre les siennes, et le combatre en Italie où il
estoit; d'où bien luy print. Mais au rebours Hannibal en cette
mesme guerre, se ruina, d'auoir abandonné la conqueste d'vn pays
estranger, pour aller deffendre le sien. Les Atheniens ayans laissé
l'ennemy en leurs terres, pour passer en la Sicile, eurent la fortune1
contraire: mais Agathocles Roy de Syracuse l'eut fauorable, ayant
passé en Afrique, et laissé la guerre chez soy.   Ainsi nous auons
bien accoustumé de dire auec raison, que les euenemens et issuës
dependent, notamment en la guerre, pour la plus part, de la fortune:
laquelle ne se veut pas renger et assuiettir à nostre discours
et prudence, comme disent ces vers.

Et malè consultis pretium est prudentia fallax;
Nec fortuna probat causas sequitúrque merentes,
Sed vaga per cunctos nullo descrimine fertur.
Scilicet est aliud quod nos cogátque regátque2
Maius, et in proprias ducat mortalia leges.

Mais à le bien prendre, il semble que nos conseils et deliberations
en despendent bien autant; et que la fortune engage en son trouble
et incertitude, aussi nos discours. Nous raisonnons hazardeusement
et temerairement, dit Timæus en Platon, par ce que, comme nous,
noz discours ont grande participation à la temerité du hazard.

CHAPITRE XLVIII.    (TRADUCTION LIV. I, CH. XLVIII.)
Des Destriers.

ME voicy deuenu grammairien, moy qui n'apprins iamais langue,
que par routine; et qui ne sçay encore que c'est d'adiectif, coniunctif,
et d'ablatif.   Il me semble auoir ouy dire que les Romains
auoient des cheuaux qu'ils appelloient funales ou dextrarios, qui se
menoient à dextre ou à relais, pour les prendre tous fraiz au besoin:
et de là vient que nous appellons destriers les cheuaux de
seruice. Et noz romans disent ordinairement, adestrer, pour accompagner.
Ils appelloyent aussi desultorios equos, des cheuaux qui
estoient dressez de façon que courans de toute leur roideur, accouplez
coste à coste l'vn de l'autre, sans bride, sans selle, les Gentils-hommes
Romains, voire tous armez, au milieu de la course se
iettoient et reiettoient de l'vn à l'autre. Les Numides gendarmes menoient
en main vn second cheual, pour changer au plus chaud de la1
meslée: quibus, desultorum in modum, binos trahentibus equos, inter
acerrimam sæpe pugnam, in recentem equum, ex fesso, armatis transsultare
mos erat. Tanta velocitas ipsis, támque docile equorum genus!
Il se trouue plusieurs cheuaux dressez à secourir leur maistre,
courir sus à qui leur presente vne espée nue; se ietter des pieds et
des dents sur ceux qui les attaquent et affrontent: mais il leur aduient
plus souuent de nuire aux amis, qu'aux ennemis. Ioint que
vous ne les desprenez pas à vostre poste quand ils se sont vne fois
harpez; et demeurez à la misericorde de leur combat. Il mesprint
lourdement à Artibius general de l'armée de Perse combattant contre2
Onesilus Roy de Salamine, de personne à personne; d'estre
monté sur vn cheual façonné en cette escole: car il fut cause de sa
mort, le coustillier d'Onesilus l'ayant accueilly d'vne faulx, entre
les deux espaules, comme il s'estoit cabré sur son maistre. Et ce
que les Italiens disent, qu'en la battaille de Fornuoue, le cheual du
Roy Charles se deschargea à ruades et pennades des ennemis qui
le pressoyent, qu'il estoit perdu sans cela: ce fut vn grand coup
de hazard, s'il est vray. Les Mammelus se vantent, d'auoir les plus
adroits cheuaux, de gensdarmes du monde. Que par nature, et par
coustume, ils sont faits à cognoistre et distinguer l'ennemy, sur qui3
il faut qu'ils se ruent de dents et de pieds, selon la voix ou signe
qu'on leur fait. Et pareillement, à releuer de la bouche les lances
et dards emmy la place, et les offrir au maistre, selon qu'il le commande.
   On dit de Cæsar, et aussi du grand Pompeius, que parmy
leurs autres excellentes qualitez, ils estoient fort bons hommes de
cheual: et de Cæsar, qu'en sa ieunesse monté à dos sur vn cheual,
et sans bride, il luy faisoit prendre carriere les mains tournées derriere
le dos. Comme nature a voulu faire de ce personnage et
d'Alexandre deux miracles en l'art militaire, vous diriez qu'elle s'est
aussi efforcée à les armer extraordinairement: car chacun sçait,
du cheual d'Alexandre Bucefal, qu'il auoit la teste retirant à celle
d'vn toreau, qu'il ne se souffroit monter à personne qu'à son maistre,
ne peut estre dressé que par luy mesme, fut honoré apres sa
mort, et vne ville bastie en son nom. Cæsar en auoit aussi vn autre
qui auoit les pieds de deuant comme vn homme, ayant l'ongle coupée1
en forme de doigts, lequel ne peut estre monté ny dressé que
par Cæsar, qui dedia son image apres sa mort à la deesse Venus.