Essais de Montaigne (self-édition) - Volume I

Du seul fait de l'imagination, les maladies peuvent se guérir ou s'aggraver.—De deux compagnons affligés d'écrouelles, venus ensemble d'Espagne pour en obtenir la guérison, l'un croit aux pratiques qui doivent la produire et laisse son mal en France, l'autre le remporte avec lui; l'imagination, en pareille matière, joue un tel rôle, que c'est pour cela qu'on n'opère que sur des sujets qui témoignent de dispositions à cet effet. Pourquoi les médecins, avant d'agir, s'appliquent-ils à mettre leurs malades en confiance, en leur donnant des assurances auxquelles eux-mêmes ne croient pas, si ce n'est pour que leur imagination supplée à l'inefficacité prévue de leurs remèdes? ils n'ont garde d'oublier ce qu'a écrit un des maîtres dans leur art, que certains malades se sont trouvés délivrés de leur mal, par la seule vue des apprêts de l'opération.—Je trouve confirmation de cet effet de l'imagination, dans ce fait que m'a conté un garçon apothicaire qu'employait feu mon père. Ce garçon, à l'esprit simple, était de nationalité suisse, nation où les gens sont sérieux et peu enclins au mensonge. Il avait, pendant de longues années, eu affaire avec un marchand de Toulouse qui était maladif, atteint de la pierre et avait fréquemment besoin de lavements, pour lesquels il se faisait délivrer par les médecins des ordonnances appropriées à son mal du moment. On les lui apportait avec le cérémonial d'habitude; souvent il s'assurait au préalable qu'ils n'étaient pas trop chauds, puis il se couchait, se mettait sur le côté et on opérait comme il est de règle, sauf que l'injection du liquide n'était pas faite. L'apothicaire se retirait alors et le patient, accommodé comme si le lavement avait été effectivement administré, en ressentait le même effet qu'on éprouve en pareil cas; si le médecin ne trouvait pas cet effet suffisant, on en administrait deux ou trois autres, toujours de la même façon. Mon témoin m'affirmait sur serment que, pour réduire la dépense, car le malade payait ces clystères comme s'il les avait reçus, la femme de ce client avait quelquefois essayé d'y faire mettre simplement de l'eau tiède; mais chaque fois le résultat avait révélé la supercherie, l'effet n'avait pas été tel qu'il était attendu et il avait fallu en revenir à la première manière.

Une femme, croyant, en mangeant du pain, avoir avalé une épingle, criait et se démenait, disant éprouver une douleur insupportable dans le gosier où elle s'imaginait sentir l'épingle arrêtée. Comme il n'y avait ni enflure, ni quoi que ce soit de manifeste au dehors, une personne avisée jugea que c'était un effet d'imagination provenant de ce qu'elle avait dû avoir la gorge éraflée au passage par un morceau de son pain. Elle la fit vomir, et dans ce qu'elle rendit, jeta à la dérobée une épingle tordue. La femme se figurant que c'était son épingle qu'elle avait rendue, la douleur qu'elle ressentait disparut subitement.—Je sais un gentilhomme qui, trois ou quatre jours après avoir traité chez lui bonne compagnie, se vanta, en manière de plaisanterie, de lui avoir fait manger un chat en pâté, ce qui n'était pas. Une demoiselle, qui était du nombre des convives, en conçut une telle horreur, qu'elle en eut la fièvre et un si grand dérangement d'estomac, qu'on ne put la sauver.

Les bêtes elles-mêmes peuvent en ressentir les effets.—Les bêtes elles-mêmes sont, comme nous, sujettes aux effets de l'imagination, témoin les chiens qui se laissent mourir de chagrin, lorsqu'ils perdent leur maître. C'est un effet analogue qui les fait japper et se trémousser sous l'influence d'un songe, pendant leur sommeil; et aussi que, tout en dormant, les chevaux hennissent et se débattent.

Notre imagination est susceptible d'agir même sur d'autres que sur nous.—Tout ce qui précède, peut être attribué à la liaison intime qui règne entre le corps et l'âme et amène entre eux un échange d'impressions. Il n'en est plus ainsi quand notre imagination agit, non plus seulement sur nous-mêmes, mais sur autrui. De même que la maladie d'un corps se transmet à un autre corps, ainsi qu'il arrive dans le cas de la peste, de la vérole, de maux d'yeux où le mal va de l'un à l'autre: «En regardant des yeux malades, les yeux le deviennent eux-mêmes; beaucoup de maux se communiquent ainsi, souvent d'un corps à un autre (Ovide)»; de même l'imagination, vivement excitée, peut produire des émanations ayant action sur un autre être.—L'antiquité nous a transmis le souvenir de femmes de la Scythie qui, animées et courroucées contre quelqu'un, le tuaient par la seule force de leur regard.—Les tortues et les autruches couvent leurs œufs simplement en les regardant, ce qui suppose que leurs yeux possèdent à un certain degré la faculté d'émettre et de propulser un fluide quelconque.—Les sorciers passent pour avoir le mauvais œil: «Je ne sais quel œil fascine mes tendres agneaux (Virgile)»; pour moi, je n'ai aucune croyance dans le pouvoir de ceux qui se disent magiciens.—Quoi qu'il en soit, nous voyons ce fait de femmes enceintes imprimant aux enfants qu'elles portent dans leur sein des marques des écarts de leur imagination ou des fantaisies qu'elles peuvent avoir; témoin celle qui engendra Ludovic le More. Il a été présenté au roi Charles, roi de Bohême et empereur, une fille des environs de Pise, toute velue, aux poils hérissés, ce que sa mère attribuait à ce qu'elle l'avait conçue, ayant sous les yeux, appendue près de son lit, une image de saint Jean-Baptiste.

Il en est de même des animaux, comme nous le voyons par les brebis de Jacob, par les perdrix et les lièvres que, dans les montagnes, la neige fait tourner à la couleur blanche.—On a vu dernièrement chez moi, un chat guettant un oiseau perché au haut d'un arbre; ils se regardèrent fixement avec intensité pendant quelques moments, puis l'oiseau se laissa tomber comme mort, entre les pattes du chat, soit qu'il ait été fasciné par un effet de son imagination, soit qu'il ait cédé à quelque force attractive émanant du chat.

Montaigne cite les faits qui arrivent à sa connaissance, sans se préoccuper de leur exactitude; il se borne à en prendre texte pour ses réflexions.—Ceux qui s'occupent de chasse au faucon, connaissent ce conte d'un fauconnier qui pariait qu'en fixant avec persistance les yeux sur un milan planant dans l'air, il l'amènerait, par la seule puissance de son regard, à abaisser son vol au ras de terre et qui y parvenait, dit-on; car je ne le garantis pas, laissant à ceux auxquels je les emprunte, la responsabilité des histoires que je rapporte. Les réflexions que j'émets sont de moi; elles s'appuient sur la raison, non sur les faits; chacun peut y joindre les exemples qu'il juge à propos; quant à celui qui n'en a pas à ajouter, qu'il se garde de croire que ceux-ci soient les seuls, tant ce qui arrive est en toutes choses nombreux et varié; du reste si je n'appareille pas suffisamment mes exemples, qu'un autre leur en substitue d'autres qui conviennent mieux; quant à moi, * j'estime qu'en procédant comme je le fais, je réponds bien au but que je me propose. C'est ce qui fait que dans l'étude à laquelle je me livre, de nos mœurs et de nos passions, les témoignages les plus extraordinaires, pourvu qu'ils soient possibles, me servent comme s'ils étaient vrais; que ce soit arrivé à Rome ou à Paris, à Jean ou à Pierre, ils nous montrent toujours une façon de ce que peut la nature humaine et cela suffit pour attirer utilement mon attention. J'en ai connaissance, et en fais mon profit, que ce soit fiction ou réalité; et, parmi les divers enseignements que souvent l'on peut tirer d'une même histoire, je retiens, pour m'en servir, celui qui se présente comme le plus rare et le plus remarquable. Il y a des auteurs qui s'appliquent surtout à faire connaître les événements; pour moi, si je pouvais, je viserais plutôt à chercher à en déduire les conséquences qui peuvent en advenir. Il est, avec juste raison, permis dans les écoles; d'admettre la similitude des faits là même où il n'y en a pas; ce n'est pourtant pas ainsi que j'en agis, et plus scrupuleux encore à cet égard que je ne le serais si c'était de l'histoire que j'écrivais, je me suis interdit d'altérer dans les exemples que je donne ici, tirés de ce que j'ai lu, entendu, fait ou dit, jusqu'aux plus petites et plus insignifiantes circonstances; je me suis fait un cas de conscience de ne pas y changer un iota; cela peut arriver du fait de mon ignorance, c'est alors à mon insu.

Le rôle de chroniqueur ne convient guère à un philosophe ni à un théologien; pourquoi lui-même s'est refusé à écrire la chronique de son temps.—A cet égard, je me prends parfois à penser comment un théologien, un philosophe et autres, joignant une conscience scrupuleuse à une grande prudence, peuvent se résoudre au rôle de chroniqueur. Comment peuvent-ils certifier des faits qui ne reposent que sur des rumeurs publiques, répondre des pensées de personnages qui leur sont inconnus et donner leurs conjectures pour argent comptant, alors qu'ils hésiteraient à affirmer sur la foi du serment, devant la justice, des actes auxquels seraient mêlés divers individus, lors même que ces actes se seraient passés en leur présence, et qu'il n'est personne avec qui ils seraient intimement liés, dont ils accepteraient de se porter garants d'une façon absolue. Je considère du reste comme moins hasardeux d'écrire sur le passé que sur le présent, parce que dans le premier cas l'écrivain ne fait que relater des événements de l'authenticité desquels d'autres sont responsables.

Quelques personnes me pressent d'écrire sur les affaires de mon temps, estimant que plus qu'un autre je puis le faire sans passion et que je les connais pour les avoir vues de plus près, ayant approché les chefs des divers partis. Mais elles ignorent que je ne saurais m'en donner la peine, alors que je devrais en retirer autant de gloire que Salluste, étant ennemi juré de tout ce qui est obligation et demande assiduité et constance. Rien n'est si contraire à mon style, qu'une narration suivie et étendue; j'ai l'haleine courte et, pour tout ce que je fais, il faut m'y reprendre à plusieurs fois. Je ne sais ni dresser le plan d'un ouvrage, ni le développer; je suis plus ignorant qu'un enfant des locutions et des expressions afférentes aux choses les plus ordinaires; et cependant je me suis mis à écrire ce que je suis en mesure de dire, mais je le fais à ma manière; si je prenais modèle sur un auteur quelconque, il pourrait arriver que je ne sois pas de taille à l'imiter; et puis, libre comme je le suis par nature, j'eusse certainement porté sur les choses et les personnes des jugements que, moi-même et selon toute raison, j'aurais estimé dépasser les bornes et être punissables.

Plutarque pourrait dire que si les faits qu'il rapporte dans ses ouvrages sont tous et en tous points conformes à la vérité, le mérite en revient à ceux qui les lui ont fournis; mais que s'ils sont utiles à la postérité et présentés de manière à mettre la vertu en relief, c'est à lui-même qu'il le doit. Peu importe qu'un fait remontant à une époque éloignée, soit raconté d'une façon ou d'une autre; c'est moins dangereux qu'une erreur dans une ordonnance médicale.

CHAPITRE XXI.    (ORIGINAL LIV. I, CH. XXI.)
Ce qui est profit pour l'un est dommage pour l'autre.

Dans toute profession, on ne fait bien ses affaires qu'aux dépens d'autrui.—Demades, d'Athènes, prononça une condamnation contre un homme de cette ville qui faisait commerce des choses nécessaires aux enterrements, lui reprochant d'en tirer un trop grand profit, qui ne pouvait se produire sans la mort de beaucoup de gens. Ce jugement ne me semble pas équitable, parce qu'il n'y a profit pour personne, sans que ce ne soit aux dépens d'autrui, et qu'à ce compte, tout gain de toute nature serait condamnable.

Le marchand ne fait bien ses affaires que parce que la jeunesse aime le plaisir; le laboureur, que lorsque le blé est cher; l'architecte, quand les maisons tombent en ruine; tout ce qui tient à la magistrature, vit de nos procès et de nos querelles; les ministres de la religion eux-mêmes tirent honneur et profit de notre mort et de nos faiblesses qu'il nous faut racheter; aucun médecin, ainsi que le dit le comique grec de l'antiquité, ne voit avec satisfaction ses amis eux-mêmes se bien porter; non plus que le soldat, son pays en paix avec les peuples voisins; et ainsi du reste. Et, qui pis est, chacun qui regarde en lui-même, y voit que la plupart des souhaits qu'il fait au plus profond de son cœur, ne se réalisent qu'aux dépens d'autrui qu'ils ont pour point de départ. En y réfléchissant, il me paraît qu'en cela la nature ne se départit pas de son principe essentiel, car les physiciens admettent que toute chose ne naît, ne se développe et croît que par l'altération et la transformation d'une autre: «Dès qu'une chose quelconque change de manière d'être, il en résulte aussitôt la mort de ce qu'elle était auparavant (Lucrèce).»

CHAPITRE XXII.    (ORIGINAL LIV. I, CH. XXII.)
Des coutumes et de la circonspection à apporter dans les modifications à faire subir aux lois en vigueur.

De la force de l'habitude.—Celui-là me paraît avoir très bien apprécié la force de l'habitude auquel est due l'invention de ce conte d'une femme de la campagne qui, ayant coutume de caresser et de porter dans ses bras un veau depuis sa naissance et le faisant chaque jour, en arriva, par habitude, à le porter encore, alors qu'il fut devenu un bœuf de grande taille; car la coutume, en vérité, est une impérieuse et perfide maîtresse d'école. Peu à peu, à la dérobée, elle prend autorité sur nous; ses commencements sont doux et humbles; avec le temps, elle s'implante et s'affermit, et en arrive à nous montrer un visage absolu et tyrannique, vers lequel nous n'osons même plus lever les yeux. Nous la voyons violenter la nature, dans ses accidents comme dans ses règles: «L'usage est le plus sûr guide en toutes choses (Pline).» Je me range à cet égard à l'idée qu'exprime l'antre qu'a imaginé Platon dans sa République et conçois que, bien souvent, les médecins soient amenés à lui subordonner les traitements que leur art leur indique d'ordonner; c'est par elle que le roi Mithridate parvint à faire supporter le poison à son estomac; que la fille citée par Albert en était arrivée à vivre d'araignées; que dans les nouvelles Indes des peuples, d'assez d'importance, ont été trouvés, sous des climats divers, qui les mangent, en font provision, s'en nourrissent, et font de même des sauterelles, fourmis, lézards, chauves-souris, qu'ils font cuire et apprêtent à des sauces variées; un crapaud, en temps de disette, s'y est vendu six écus. Pour d'autres peuplades, nos aliments et nos viandes seraient mortels et vénéneux: «Grande est la force de l'habitude; par elle, le chasseur passe la nuit dans la neige ou se brûle au soleil de la montagne; l'athlète, meurtri du ceste, ne pousse pas même un gémissement (Cicéron).»

Ces exemples que nous trouvons à l'étranger, ne sont pas si étranges qu'ils paraissent, si nous considérons ce que nous sommes à même de constater journellement, combien l'habitude atrophie nos sens. Pas n'est besoin pour cela de citer ce que l'on dit des gens qui habitent près des cataractes du Nil; non plus que la théorie émise par les philosophes sur la musique céleste que produisent, en s'effleurant dans le cours de leurs révolutions, les astres, corps solides et polis, dont le léger frottement des uns contre les autres doit certainement occasionner une merveilleuse harmonie, aux accents et au rythme de laquelle leurs contours et leurs orbites se modifient. De cette musique, si intense qu'elle soit, personne ne s'aperçoit ici-bas, en raison de sa continuité qui fait que notre ouïe y est habituée et ne la perçoit plus, tout comme les Égyptiens qui n'entendent pas le bruit des cataractes, si considérable qu'il soit. Il suffit d'observer les maréchaux ferrants, les meuniers, les armuriers, qui ne résisteraient pas au vacarme qu'ils font continuellement, s'ils le percevaient, comme nous le percevons nous-mêmes.—Mon collet de fleurs flatte mon odorat quand je commence à le porter; mais, au bout de trois jours, ceux qui m'approchent sont seuls à s'apercevoir de la bonne odeur qu'il répand.—Ce qui est plus étonnant encore, c'est que malgré des intervalles et des interruptions de longue durée, l'habitude puisse continuer l'effet des impressions qu'elle a produit sur nos sens, ainsi qu'il arrive à ceux qui habitent près des clochers. Chez moi, je loge dans une tour où, matin et soir, une fort grosse cloche sonne l'Ave Maria. Ce tintamarre va jusqu'à ébranler la tour; dans les premiers jours il m'est insupportable; mais en peu de temps je m'y fais, au point que je l'entends sans qu'il me gêne et que souvent il ne m'éveille même plus.

Les vices prennent pied chez l'enfant dès le bas âge et devraient être combattus dès ce moment.—Platon grondait un enfant qui jouait aux noix; l'enfant lui répondit: «Tu me grondes pour bien peu de chose.» «L'habitude, répliqua Platon, n'est pas une chose de peu.»—J'estime que nos plus grands vices s'implantent en nous dès notre plus jeune enfance, et que la partie principale de notre éducation est entre les mains de nos nourrices. Il est des mères pour lesquelles c'est un passe-temps que de voir leur enfant tordre le cou à un poulet, s'amuser à martyriser un chien ou un chat; et des pères assez sots pour, lorsque leur fils frappe ou injurie un paysan ou un laquais qui ne se défend pas, y voir le signe précurseur d'une âme martiale; ou des dispositions à la gentillesse, en le voyant jouer adroitement, à un camarade, un méchant tour ou quelque malicieuse perfidie. Ce sont pourtant là le point de départ et des indices certains de la cruauté, de la tyrannie et de la trahison; ces vices y sont en germe, se développent graduellement et d'autant plus qu'ils passent dans les habitudes. Il est très dangereux d'excuser ces vilains penchants, en arguant de la jeunesse de l'enfant et du peu d'importance de l'acte; premièrement, parce que c'est la nature qui parle en lui, et elle s'y montre d'autant plus sous son vrai jour, qu'il est plus jeune et que ce sont ses débuts; secondement, parce que la laideur d'une mauvaise action ne dépend pas du dommage causé, de la différence des écus aux épingles, elle est en elle-même. Je ne trouve pas judicieux de dire: «Ce n'est qu'une épingle qu'il a volée; il ne l'eût pas fait, s'il se fût agi d'écus»; ce qu'il faut dire, c'est: «Il a volé une épingle, il est capable de voler des écus.» Apprenons soigneusement aux enfants à haïr les vices auxquels ils sont enclins; faisons-en ressortir à leurs yeux la laideur naturelle et amenons-les, non seulement à éviter de s'y abandonner, mais surtout à les détester du fond du cœur; que l'idée même qui peut leur en venir leur fasse horreur, sous quelque masque qu'ils se présentent.

Je sais bien que pour avoir été, dans mon enfance, élevé à aller toujours droit devant moi, sans me détourner des grands chemins battus et n'avoir jamais été porté à mêler à mes jeux d'enfant de petites intrigues ou de la tromperie (les jeux d'enfant sont-ils des jeux et ne faut-il pas y voir ce qui, chez eux, constitue leurs actes les plus sérieux?), il n'est passe-temps si futile où je n'apporte de moi-même, par le seul effet de ma nature et sans effort, une extrême répugnance à tromper. Quand je manie les cartes, que l'enjeu soit monnaie de cuivre ou monnaie d'or, que je gagne ou que je perde, que je joue contre ma femme et ma fille, peu m'importe, ma manière de jouer est la même que si c'était pour de bon. En tout et partout, mes propres yeux suffisent à me tenir en garde contre moi-même; il n'y en a pas qui me surveillent de si près, ni que je redoute davantage de scandaliser.

Habileté à laquelle on peut atteindre par l'habitude.—Je viens de voir chez moi un homme de petite taille, né à Nantes, venu au monde sans bras, qui a si bien exercé ses pieds à faire ce que d'autres font avec les mains, qu'ils en ont presque oublié leur office naturel. Au demeurant, il les appelle ses mains et en use pour tailler, charger un pistolet et le faire partir, enfiler une aiguille, coudre, écrire, ôter son bonnet, se peigner, jouer aux cartes et aux dés qu'il mêle et agite avec autant de dextérité que pas un. L'argent que je lui ai donné * (car il gagne sa vie à se faire voir), il l'a pris avec son pied, comme nous avec la main.—J'en ai vu un autre, encore enfant, qui, n'ayant pas de mains, maniait avec un repli de son cou une épée à deux mains, une hallebarde, les jetant en l'air, les rattrapant; lançait une dague et faisait claquer un fouet, aussi bien que n'importe quel charretier de France.

Puissance de la coutume sur les opinions, elle est cause de la diversité des institutions humaines.—Mais où l'on juge bien mieux des effets de l'habitude, c'est par les étranges impressions qu'elle produit sur nos âmes, où elle trouve moins de résistance. Quelle action n'est-elle pas susceptible d'exercer sur nos jugements et nos croyances. Laissons de côté la question religieuse à laquelle se trouvent mêlées tant d'impostures dont tant de grandes nations et tant d'hommes capables ont été imbus, question tellement en dehors de notre pauvre raison humaine, qu'on est bien excusable de s'y perdre, si, par faveur divine, on n'a pas été tout particulièrement éclairé; sur toute autre question, y a-t-il une opinion, si bizarre soit-elle, que l'habitude n'ait introduite et fait sanctionner par les lois, partout où elle l'a jugé à propos; et combien est juste cette exclamation, que nous trouvons dans un auteur latin: «Quelle honte pour un physicien, qui doit poursuivre sans relâche les secrets de la nature, d'alléguer la coutume, pour preuve de la vérité (Cicéron).»

Coutumes bizarres de certains peuples.—Il ne vient à l'imagination humaine aucune fantaisie si dépourvue de sens, dont on ne trouve des exemples dans quelque usage passé dans les mœurs d'un pays ou d'un autre et que par suite notre raison n'admette et n'explique.—Il est des peuples où on tourne le dos à qui l'on salue et où on ne regarde jamais qui l'on veut honorer.—Il en est où quand le roi crache, la dame de la cour la plus en faveur tend la main; chez un autre, ce sont en pareil cas les plus haut placés de son entourage qui se baissent et, avec un linge, ramassent sur le sol ce qui l'a souillé.—A ce propos, une anecdote:

Un gentilhomme français, réputé pour ses reparties, se mouchait toujours avec les doigts, chose fort contraire à nos usages. Défendant sa manière de faire, il me demanda pour quel motif ce sale produit de nos humeurs était à ce point privilégié, que nous préparons un beau linge bien fin pour le recevoir; et pourquoi, ce qui est pis, nous l'empaquetons ensuite et le serrons si précieusement sur nous; qu'il y avait là de quoi donner mal au cœur, beaucoup plus que de voir s'en débarrasser n'importe où, comme nous agissons de toute chose malpropre. Je trouvai que son observation n'était pas complétement déraisonnable; l'habitude m'avait empêché jusqu'alors de m'apercevoir de cette étrangeté, qui nous répugnerait profondément, si elle nous était présentée comme pratiquée dans un pays autre que le nôtre.—Les miracles résultent de notre ignorance des lois de la nature et ne vont pas à l'encontre; mais l'habitude enlève à notre jugement la saine appréciation des choses. Les Barbares ne sont pas pour nous un sujet d'étonnement plus grand que nous ne le sommes pour eux, ni en moins d'occasions; chacun en conviendrait si, après avoir réfléchi à tous ces exemples que nous présentent les temps passés et les pays lointains, il savait méditer sur ceux qu'il trouve dans son propre milieu et en raisonner judicieusement. La raison humaine est un mélange confus, où toutes les opinions, toutes les coutumes, de quelque nature qu'elles soient, trouvent également place; elle embrasse une infinité de matières, sous un nombre infini de formes diverses.—Je reviens maintenant à mon sujet.

Il est des peuples où, sauf sa femme et ses enfants, personne ne parle au roi que par intermédiaires.—Chez une nation, les vierges montrent à découvert les parties du corps que la pudeur commande de dérober à la vue; tandis que là même, les femmes mariées les couvrent et les cachent avec soin.—Ailleurs, on a la coutume, qui n'est pas sans rapport avec la précédente, de ne considérer la chasteté comme obligatoire que dans le mariage. Les filles peuvent se donner à leur gré; se faire avorter au moyen de drogues spéciales, si elles deviennent enceintes, et cela au vu et au su de tout le monde.—Ailleurs, lorsqu'un marchand se marie, tous les marchands invités à la noce, couchent avec la mariée, avant le mari; et, plus il y en a, plus il en résulte pour elle d'honneur et de considération pour son courage et son endurance. Il en est de même, si c'est un officier qui se marie, si c'est un noble, et ainsi des autres; toutefois, si c'est un laboureur ou quelqu'un du bas peuple, c'est au seigneur qu'il appartient de coucher avec elle; et ce faisant, chacun l'exhorte, à qui mieux mieux, à garder fidélité à son mari.—Dans certains pays, on trouve des maisons publiques de débauche où les hommes remplacent les femmes et où se pratiquent des mariages.—On en voit où les femmes vont à la guerre en même temps que leurs maris, et non seulement prennent part au combat, mais encore à l'exercice du commandement;—où on ne porte pas seulement des bagues au nez, aux lèvres, aux joues, aux orteils des pieds, mais aussi des tiges d'or, parfois assez lourdes, qui se portent transperçant les extrémités des seins et les fesses;—où, en mangeant, on s'essuie les doigts aux cuisses, aux bourses des organes génitaux, à la plante des pieds.—Il en existe où les enfants n'héritent pas, ce sont les frères et les neveux; ailleurs, ce sont les neveux seulement, sauf lorsqu'il s'agit de la succession du prince.—Nous voyons, dans d'autres pays, les biens être en commun; et des magistrats, dont les actes sont sans appel, être préposés à la culture des terres, sur toute l'étendue du territoire, et à la répartition des produits, suivant les besoins de chacun;—les enfants qui meurent, être pleurés, et la mort des vieillards être fêtée par des réjouissances;—les hommes et les femmes coucher pêle-mêle, par dix ou douze, dans un même lit;—les femmes qui ont perdu leur mari de mort violente, pouvoir se remarier; les autres ne le pouvoir pas;—être fait si peu de cas de la femme, qu'on tue à leur naissance les enfants du sexe féminin, sauf à aller acheter des femmes dans les pays voisins, quand besoin en est;—les maris avoir possibilité de répudier leurs femmes, sans qu'ils aient à donner de raison; et cette possibilité refusée aux femmes, quels que soient les motifs qu'elles pourraient avoir à alléguer;—les maris être en droit de les vendre, si elles sont stériles.—Il en est où, quand une personne meurt, on fait cuire son corps, puis on le pile jusqu'à ce qu'il soit réduit en bouillie; et cette bouillie, on la mêle au vin et on la boit.—La sépulture la plus enviée est, chez certains, d'être mangé par des chiens; chez d'autres, par des oiseaux.—On croit ailleurs que les âmes qui, après la mort, ont mérité d'être heureuses, demeurent en pleine liberté, dans des lieux pleins de délices, où elles jouissent de tout ce qui peut être agréable; et que, lorsque résonne un écho, ce sont elles que nous entendons.—Il y a des peuples qui combattent dans l'eau, et qui, tout en nageant, se servent avec adresse de leur arc.—Chez certains, hausser les épaules et baisser la tête sont le signe de la sujétion; et en entrant dans la demeure du roi, on ôte sa chaussure.—Il en est où des eunuques sont chargés de la garde des femmes vouées à la vie religieuse; et pour empêcher qu'elles ne conçoivent de l'amour pour eux, on mutile à leurs gardiens le nez et les lèvres; chez les mêmes les prêtres se crèvent les yeux, pour avoir plus de facilité d'approcher les démons et recueillir leurs oracles;—où chacun fait un dieu de ce qui lui plaît: le chasseur, d'un lion ou d'un renard; le pêcheur, de certains poissons; où des idoles sont élevées à toute action ou passion humaine, et où le soleil, la lune, la terre sont les divinités principales; le serment y consiste à toucher la terre, en regardant le soleil; la viande et le poisson s'y mangent crus;—où les serments les plus solennels se prêtent en jurant par le nom de quelque personne trépassée, dont la mémoire est en vénération, et posant la main sur sa tombe;—où * chaque année, comme cadeau de nouvel an, le roi envoie du feu aux princes, ses vassaux; quand ce feu est apporté, tout autre qui se trouve être allumé * dans la maison est éteint; et, sous peine de se rendre coupable de lèse-majesté, les serfs de chacun de ces princes, doivent venir s'en procurer à nouveau chez lui;—où quand le roi, pour se consacrer aux pratiques religieuses, abdique, ce qui arrive souvent, son héritier immédiat est également obligé d'abdiquer et le pouvoir passe à celui qui venait en troisième ligne;—où on change de forme de gouvernement aussi fréquemment que les affaires * le comportent; on y dépose le roi quand cela semble à propos; et en son lieu et place, on confie le pouvoir à quelques anciens ou on le laisse au peuple;—où hommes et femmes sont circoncis, et les uns et les autres baptisés;—où le soldat qui, en un ou plusieurs combats, est arrivé à présenter au roi sept têtes d'ennemis tués par lui, est fait noble;—où, chose rare et peu conforme aux principes sociaux, on n'admet pas l'immortalité de l'âme;—où les femmes accouchent sans appréhension et sans se plaindre;—où elles font usage de jambières de cuivre qu'elles portent à chaque jambe; dans ces mêmes contrées, mordues par un pou, il est bienséant qu'elles le détruisent avec les dents; et, elles n'oseraient se marier, sans avoir au préalable offert au roi leur pucelage;—où on salue en touchant la terre du doigt, l'élevant ensuite vers le ciel;—où les hommes, transportant des fardeaux, les portent sur la tête; les femmes sur les épaules; là encore les femmes pissent debout et les hommes accroupis;—où en signe d'amitié, on envoie de son sang aux personnes que l'on affectionne; et les hommes que l'on veut honorer, y sont encensés, comme cela se pratique vis-à-vis des dieux;—où les mariages ne peuvent se contracter, non seulement entre parents au quatrième degré, mais ne sont pas admis, quel que soit le degré de parenté, si éloigné qu'il soit;—où les enfants sont laissés en nourrice jusqu'à quatre ans, et même jusqu'à douze; et chez les mêmes, on considère comme pouvant entraîner la mort de l'enfant qui vient de naître, de lui donner à téter avant un jour révolu;—où les pères ont charge de châtier les individus du sexe masculin, et les mères, en dehors de tout regard indiscret, les personnes de leur sexe, et où existe ce châtiment de pendre le patient par les pieds et l'enfumer;—où on circoncit les femmes;—où toute herbe est utilisée pour la consommation, sauf celles exhalant une mauvaise odeur;—où rien n'est clos; les habitations si belles et si riches qu'elles soient, n'y ont ni porte, ni fenêtre; il n'y a pas de coffres qui ferment et les voleurs y sont punis beaucoup plus sévèrement qu'ailleurs;—où on tue les poux avec les dents, comme font les singes, et trouve dégoûtant de les écraser avec les ongles;—où dans tout le cours de la vie, on ne se coupe jamais ni les cheveux, ni la barbe, ni les ongles.—Il en est où on ne coupe que les ongles de la main droite, conservant intacts par coquetterie ceux de la main gauche;—où on laisse croître les cheveux et la barbe du côté droit, quelle que soit la longueur qu'ils peuvent atteindre, et rase ceux de l'autre côté.—Dans des pays voisins les uns des autres: ici, c'est par devant qu'on laisse croître les cheveux tandis qu'on rase ceux de derrière; là, c'est l'inverse.—Il s'en trouve où les pères prêtent pour en jouir, moyennant paiement, leurs enfants à leurs hôtes; les maris leur prêtent leurs femmes;—où il n'est pas deshonnête de faire des enfants à sa mère; pas plus que les pères s'unir à leurs filles et caresser leurs fils;—où dans les réunions qui accompagnent les festins, on use des enfants, et, sans distinction de parenté, on se les repasse les uns aux autres.—Il est des pays où on mange de la chair humaine.—Ici, c'est un devoir de piété de tuer son père arrivé à un certain âge; ailleurs le père décide du sort des enfants encore dans le sein de leur mère, désignant ceux qu'il veut conserver et élever, et ceux qu'il voue à l'abandon et à la mort.—Dans des contrées, les maris qui sont vieux, prêtent, pour en user, leurs femmes à de plus jeunes; dans d'autres, les femmes sont en commun, et cela sans que la moindre réprobation y soit attachée; il en est même, où les femmes se font honneur d'orner le bord de leurs robes de belles touffes de laine ou de soie, dont le nombre marque celui des hommes qui les ont possédées.—N'est-ce pas par un effet de l'habitude que s'est constitué un état uniquement composé de femmes qui s'exercent au maniement des armes, s'organisent en armées et livrent bataille?—N'est-ce pas elle qui, par le fait même des choses, apprend aux gens des dernières classes de la société ce dont les plus sages, avec toute leur philosophie, n'arrivent pas à se persuader? nous savons en effet que des peuples ont existé, où non seulement tous avaient le dédain de la mort, mais qui fêtaient sa venue; où les enfants, dès l'âge de sept ans, supportaient d'être fouettés jusqu'à en mourir, sans que leur visage reflétât la douleur qu'ils pouvaient ressentir; où la richesse était à tel point méprisée, que le plus misérable habitant de la ville n'eût pas daigné se baisser pour ramasser une bourse pleine d'écus.—Nous connaissons des pays très fertiles, offrant toutes ressources pour faire bonne chère, où le pain, le cresson et l'eau étaient les mets les plus délicats dont il était fait ordinairement usage.—N'est-ce pas encore un fait d'habitude que ce miracle que, dans l'île de Chio, en sept cents ans, on ne cite pas une femme ou fille dont l'honneur ait été entaché?

En somme, j'estime qu'il n'est rien que la coutume ne fasse ou qu'elle ne puisse faire; et c'est avec raison que Pindare, m'a-t-on dit, l'appelle «la reine et l'impératrice du monde».—Un quidam, rencontré battant son père, répondait que c'était la coutume de sa maison; que son père avait de même battu son aïeul; son aïeul son bisaïeul; et, montrant son fils, il ajoutait: «Celui-ci me battra à mon tour, quand il sera arrivé à mon âge.»—Ce père, que son fils tiraillait et houspillait tout le long du chemin, arrivé à une certaine porte, lui intima de cesser, car, disait-il, lui-même n'avait traîné son père que jusque-là; c'était la limite où prenaient fin les mauvais traitements dont, par tradition, les fils, dans la famille, usaient à l'égard des pères.—C'est aussi souvent par habitude, dit Aristote, que du fait qu'elles sont malades, des femmes s'arrachent les cheveux, rongent leurs ongles, mangent du charbon et de la terre; et plus par coutume que par penchant naturel, que les mâles se mêlent aux mâles.

Les lois de la conscience dérivent plus des coutumes que de la nature; notre attachement au gouvernement, au pays, est notamment un fait d'habitude.—Les lois de la conscience que nous disons relever de la nature, ont leur origine dans les coutumes. Chacun respecte en son for intérieur les opinions et les mœurs pratiquées et admises autour de lui; il ne peut s'en affranchir sans remords; leur application lui vaut l'approbation générale; quand, aux temps passés, les Crétois voulaient du mal à quelqu'un, ils priaient les dieux de lui faire contracter quelque mauvaise habitude. Son principal effet, qui constitue sa force, c'est de nous circonvenir et de s'emparer de nous, au point que nous pouvons à peine nous ressaisir et rentrer en nous-mêmes pour réfléchir et raisonner les actes auxquels elle nous entraîne. En vérité, parce que, dès notre naissance, nous humons avec notre premier lait ce qui est habitudes et coutumes et que le monde nous apparaît d'une certaine façon quand nous le voyons pour la première fois, il semble que nous ne sommes nés que sous condition de nous y soumettre à notre tour et que les idées, en cours autour de nous, que nos pères nous ont infusées en nous donnant la vie, soient absolues et édictées par la nature. Il en résulte qu'on s'imagine que ce qui est en dehors des coutumes, est en dehors de la raison, et Dieu sait combien, à cet égard, nous sommes le plus souvent dans l'erreur.

Si comme nous, qui nous étudions, avons appris à le faire, chacun qui entend émettre une judicieuse sentence, s'en faisait aussitôt application en ce qui peut le toucher, il verrait que ce n'est pas tant un bon mot, qu'un coup de fouet cinglant violemment la bêtise ordinaire de son jugement. Mais les avertissements et les préceptes émanant de la vérité, nous les considérons toujours comme s'adressant aux autres et jamais à nous; et, au lieu de les mettre à profit pour améliorer nos mœurs, nous nous bornons à les classer très sottement et très inutilement dans notre mémoire.—Continuons maintenant à nous occuper de l'empire que la coutume exerce sur nous.

Les peuples, faits à la liberté, habitués à se gouverner eux-mêmes, tiennent toute autre forme de gouvernement pour monstrueuse et contraire à la nature; ceux qui sont accoutumés à la monarchie, pensent de même. Ces derniers, quelle que soit la possibilité d'en changer que leur offre la fortune, alors même qu'ils ont eu de grandes difficultés à se débarrasser d'un maître qui ne leur convenait pas, ne pouvant se résoudre à prendre en haine d'en avoir un, se hâtent de s'en donner un nouveau, avec lequel ils éprouvent les mêmes difficultés.—C'est par un effet de l'habitude, que chacun est satisfait du lieu où la nature l'a placé; les populations sauvages de l'Écosse n'ont que faire de la Touraine, pas plus que les Scythes de la Thessalie.—Darius demandait à des Grecs s'ils se sentaient portés à faire comme dans l'Inde, où il est dans les coutumes de manger les parents qui viennent à mourir, dans l'idée qui y règne qu'on ne saurait leur donner plus honorable sépulture que son propre corps; à quoi les Grecs répondirent que pour rien au monde, ils ne se plieraient à cet usage. S'étant aussi de même adressé aux Indiens, pour tenter de leur persuader l'abandon de cette coutume et l'adoption de celle des Grecs qui brûlaient les corps de leurs pères, ce prince vit sa proposition soulever une plus grande horreur encore. Chacun en agit ainsi, d'autant que l'habitude fait que nous ne voyons pas les choses sous leur vrai jour: «Il n'est rien de si grand, de si admirable au premier abord que, peu à peu, on ne regarde avec moins d'admiration (Lucrèce).»

L'habitude est aussi la source de grands abus, entre autres la vénalité et l'administration de la justice et en fait de choses de moindre importance, le grotesque des vêtements de notre époque; difficulté d'aller à l'encontre.—Autrefois, ayant eu à justifier un des usages que nous pratiquons, admis avec une autorité incontestée chez nous et assez au loin, et ne voulant pas, comme il se fait souvent, me borner à l'appuyer de ce qu'il est écrit dans nos lois et à en citer des exemples, j'essayai de remonter à son origine. La cause première à laquelle je fus ainsi amené, prêtait tellement à la controverse, qu'à peine je pouvais l'admettre, moi qui avais charge d'en convaincre les autres.—Reste le moyen auquel Platon avait recours et qu'il tenait comme souverain et de premier ordre, pour faire cesser les amours hors nature et à contre-sens qui se pratiquaient de son temps. Il s'appliquait à les faire condamner par l'opinion publique, et incitait les poètes et chacun à les combattre par des récits les flétrissant. C'est par là qu'il espérait en arriver à ce que, si belle qu'elle fût, une fille n'éveillât plus l'amour chez son père; et que les sœurs ne recherchassent pas les caresses de leurs frères, plus faits encore, par leur beauté, pour les séduire; agissant ainsi à l'instar des fables de Thyeste, d'Œdipe, de Macaréus qui, chantées aux jeunes enfants, en même temps qu'elles les amusaient, gravaient dans leur esprit d'utiles leçons de morale.—Certes la pudeur est une belle vertu et son utilité n'est pas contestée; cependant il est aussi malaisé de la régenter et de chercher dans la nature des raisons en sa faveur, qu'il est facile de faire valoir à l'appui l'usage, les lois et les préceptes.—Les causes premières qui ont fait adopter par tous telle manière de faire, sont difficiles à découvrir, si minutieuses que soient les recherches et ceux qui s'y livrent, passent sans s'y arrêter, n'osant même pas essayer de les élucider; ils se rejettent tout d'abord sur ce que telle est la coutume; ils s'étendent à perte de vue sur ce thème et, de la sorte, triomphent à bon compte. Ceux qui ne veulent pas se soustraire à cette recherche des causes premières, errent encore davantage et en arrivent à des conclusions extravagantes; témoin Chrysippe qui, en maints endroits dans ses écrits, laisse entendre le peu d'importance qu'il attache aux unions incestueuses, quelles qu'elles soient.

Qui voudra détruire le préjudice excessif qui résulte de certaines coutumes, en trouvera qui, indubitablement, sont susceptibles d'être abandonnées et ne reposent que sur l'antiquité atteinte de décrépitude à laquelle elles remontent. Cela mis à part, les examinant au seul point de vue de la vérité et de la raison, ce qu'il découvrira l'étonnera, au point qu'il se demandera s'il est bien dans son bon sens, alors que jamais il ne lui aura moins fait défaut.—Que peut-il, par exemple, y avoir de plus extraordinaire qu'un peuple soumis à des lois dont il n'a jamais entendu parler; astreint dans les questions relatives à ses affaires privées, mariages, donations, testaments, ventes et achats, à des règles qu'il ne peut connaître, parce qu'elles ne sont ni écrites, ni publiées en sa langue, et dont il ne peut se procurer qu'à prix d'argent la traduction et des renseignements sur leur mode d'application; non dans les conditions où le proposait si ingénieusement Isocrates, qui conseillait à son roi de rendre libres et dégrevés de tous droits, tous trafics et négoces auxquels se livraient ses sujets, de manière à ce qu'ils soient suffisamment rémunérateurs, et de leur rendre au contraire très onéreux les querelles et les procès, en les grevant de frais énormes; mais dans les conditions incroyables qui nous régissent; où tout se vend, même les conseils, et où le recours aux lois se paie à l'égal d'une marchandise. Je rends grâce à la fortune de ce qu'au dire de nos historiens, ce fut un gentilhomme gascon, de mon pays, qui, le premier, protesta, quand Charlemagne voulut étendre à la Gaule les lois qui régissaient l'empire romain.

Qu'y a-t-il de plus contraire aux conditions naturelles de la société que de voir, une nation où il est dans les coutumes et sanctionné par la loi que l'office de juge soit vénal, que les jugements rendus soient payés en beaux derniers comptants; où il est légal que celui qui ne peut la payer, ne puisse s'adresser à la justice et que cette marchandise soit en si grand crédit, que les gens chargés d'instruire et de régler les procès, constituent dans l'État un quatrième ordre s'ajoutant aux trois autres déjà existants, le clergé, la noblesse et le peuple? Ce quatrième ordre ayant charge des lois et autorité souveraine sur nos biens et nos vies, et formant une classe distincte de la noblesse, il en résulte une législation double comprenant: l'une, les lois qui régissent les questions d'honneur; l'autre, celles relatives à l'administration de la justice, dans certains cas en opposition les unes avec les autres. Les premières condamnent aussi sévèrement celui qui souffre un démenti, que les secondes punissent celui qui en châtie l'auteur; le devoir militaire veut que celui qui ne demande pas réparation d'une injure reçue, soit dégradé et déchu de ses titres de noblesse; le devoir civil le menace de la peine capitale, s'il s'en venge; qui s'adresse aux lois pour obtenir raison d'une offense faite à son honneur, se déshonore; qui se fait justice lui-même, est atteint et frappé par la loi.—Que penser de ces deux parties d'un même tout et pourtant si différentes: ceux-là ont charge de la paix, ceux-ci de la guerre; ceux-là ont le gain en partage, ceux-ci l'honneur; ceux-là la science, ceux-ci la vertu; ceux-là la parole, ceux-ci l'action; ceux-là la justice, ceux-ci la vaillance; ceux-là la raison, ceux-ci la force; ceux-là portent la robe longue, ceux-ci sont gens de robe courte.

Quant aux choses de moindre importance, les vêtements par exemple, à qui voudra les ramener à leur objet essentiel, qui est d'être utiles et commodes et de s'adapter aux formes du corps, ce qui seul leur donne de la grâce et satisfait aux convenances qui ont été leur raison d'être, je signalerai entre autres, comme atteignant, selon moi, la limite du grotesque, nos bonnets carrés; cette longue queue de velours plissé avec ajustements de toutes formes et de toutes couleurs qui, chez les femmes, se porte de la tête aux pieds; et aussi nos culottes qui si sottement et si inutilement moulent un membre que nous ne pouvons seulement pas honnêtement nommer, et que de la sorte nous montrons en faisant parade en public.

Il n'en faut pas moins se conformer aux usages et, sauf le cas d'absolue nécessité, se garder de toute innovation dans toutes les institutions publiques; ébranlement causé en France par l'introduction de la Réforme.—Ces considérations ne doivent cependant pas détourner un homme de jugement d'en agir comme tout le monde; bien au contraire, avoir des façons à soi et s'écartant de l'ordinaire, témoigneraient à mon sens de la folie ou de l'affectation de se faire remarquer, plutôt que du bon sens; le sage qui doit se recueillir en lui-même et laisser à son esprit toute liberté et faculté de porter tels jugements que ce qu'il voit peut lui suggérer, n'en doit au dehors rien laisser paraître, et ses faits et gestes être, en tous points, conformes à ce qui est généralement admis.—La société n'a que faire de ce que nous pouvons penser; ce qui importe, c'est que nous lui apportions le concours de nos actions, de notre travail, de notre fortune, de notre vie * même, et qu'elle puisse en user, suivant les idées prédominantes en elle.—C'est pour obéir à ce principe que Socrate, si bon et si grand, refusa de sauver sa vie par la fuite; c'eût été désobéir aux magistrats qui l'avaient condamné; il ne le voulut pas, bien que la sentence fût souverainement injuste et inique. Observer les lois du pays où l'on est, est la première de toutes les règles, c'est une loi qui prime toutes les autres: «Il est beau d'obéir aux lois de son pays (maxime tirée des tragiques grecs, d'après Grotius).»

Envisageons la question à un autre point de vue. Il est bien douteux que l'avantage qu'il peut y avoir à modifier une loi quelle qu'elle soit, qui est passée dans les mœurs, l'emporte incontestablement sur le mal qui résulterait de ce changement; d'autant que les us et coutumes d'un peuple sont comme un bâtiment formé de pièces diverses, assemblées de telle sorte qu'il est impossible d'en ébranler une, sans que l'ébranlement ne se communique à l'ensemble.—Le législateur des Thuriens avait ordonné que quiconque voudrait proposer l'abolition d'une loi existante ou l'établissement d'une loi nouvelle, se présentât devant le peuple, la corde au cou, afin que si son innovation n'était pas approuvée de tous, il fût étranglé séance tenante.—Celui de Lacédemone sacrifia sa vie pour obtenir de ses concitoyens la promesse de ne modifier aucune de ses ordonnances.—L'éphore qui coupa si brutalement les deux cordes que Phrynis avait ajoutées à la cythare, ne se mit pas en peine de savoir si l'instrument en valait mieux ou non, si les accords qu'il rendait en étaient plus ou moins parfaits; il lui suffit, pour les condamner, que cela constituât une modification à ce qui était depuis longtemps déjà. C'est la même signification qu'avait l'épée, rongée par la rouille, qui, à Marseille, figurait dans les attributs de la justice.

La nouveauté, sous quelque forme qu'elle se présente, me dégoûte profondément, parce que j'en ai vu des effets éminemment désastreux. Celle qui, en France, nous agite depuis tant d'années, la Réforme, n'a pas encore produit toutes ses conséquences; et cependant on peut dire, suivant toute apparence, que directement ou indirectement elle a touché à tout et est la cause première de bien des malheurs; les maux et les ruines qui s'accumulent depuis son apparition, qu'elle y semble étrangère et même qu'elle en pâtisse, sont son œuvre; c'est à elle, à elle seule qu'elle doit s'en prendre: «Ah! c'est de moi que vient tout le mal que j'endure (Ovide).» Ceux qui mettent le trouble dans un état, en sont d'ordinaire les premières victimes: rarement celui qui a levé l'étendard en profite; il agite et trouble l'eau, d'autres pêcheurs prennent le poisson.—La Réforme a ébranlé et disjoint les vieilles institutions de notre monarchie et par elle ce grand bâtiment a perdu son aplomb et s'entr'ouvre, sur ses vieux ans, donnant accès, par les fissures qui se produisent, à toutes les calamités qui l'assaillent; la majesté royale offre au début, * dit un ancien, plus de résistance que lorsque déjà elle est ébranlée et sa chute alors va s'accélérant.—Si le dommage est surtout imputable aux Huguenots, qui ont eu l'initiative du mouvement, les partisans de la Ligue qui les imitent sont plus criminels encore, se livrant aux mêmes actes dont ils ont pu apprécier l'horreur et le mal et à la répression desquels ils ont même prêté leur concours. Si, comme l'honneur, le mal a ses degrés, les premiers ont sur les autres le mérite de l'invention et d'avoir eu tout d'abord le courage d'entrer en lice. Les fauteurs de troubles, qui veulent porter le désordre dans l'état, peuvent facilement choisir un modèle chez les uns comme chez les autres; ils leur en offrent de toutes sortes; nos lois elles-mêmes, faites en vue de remédier au mal initial, leur fournissent moyens et excuses pour se livrer à leurs mauvais desseins quels qu'ils soient. Il nous advient aujourd'hui ce que Thucydide dit des guerres civiles de son temps; on se sert d'euphémismes pour qualifier les pires passions politiques, pour les présenter sous un jour favorable, faire excuser leurs agissements, dénaturer et atténuer les idées qu'elles eussent éveillées, si on se fût servi du nom qui leur est propre; et tout cela, soi-disant pour réformer nos consciences et nos croyances, «le prétexte est honnête (Térence)».

Mais, si excellent qu'il puisse être, tout prétexte invoqué pour introduire une nouveauté est essentiellement dangereux, «à ce point, que nous ne devrions jamais rien changer aux institutions de nos pères (Tite Live)»; et à dire franchement, il me semble que c'est avoir un extrême amour-propre et beaucoup de présomption que d'estimer ses opinions, au point d'aller, pour les faire triompher, jusqu'à, dans son propre pays, renverser la paix publique, donner accès à tant de maux inévitables, à la corruption des mœurs si profonde qu'entraînent les guerres civiles, sans préjudice des bouleversements d'importance capitale que cela peut amener dans les pouvoirs publics. N'est-ce pas mal calculer, que de s'exposer à tant de malheurs certains et connus, pour combattre des erreurs contestées et discutables; et de tous les attentats dont nous pouvons être victimes, en est-il de pire que ceux qui vont à l'encontre de nos consciences et d'un ordre de choses établi et reconnu?—Le sénat romain, en discussion avec le peuple, sur le point de savoir à qui appartiendrait l'exercice du culte, n'hésita pas à tourner la difficulté, en répondant «que cela intéressait les dieux plus qu'eux-mêmes, et qu'ils sauraient bien en empêcher toute profanation (Tite Live)»: réponse analogue à celle que l'oracle de Delphes, à l'époque des guerres médiques, lorsqu'on craignait l'invasion des Perses, fit à ceux qui demandaient au dieu ce qu'il fallait faire du trésor sacré de son temple, le cacher ou l'emporter, et auxquels il répondit de laisser les choses en l'état, de ne songer qu'à eux-mêmes, qu'il était suffisamment capable de pourvoir lui-même à ses propres affaires.

L'obéissance aux lois est un principe de la religion chrétienne; quant aux dogmes mêmes de celle-ci, ils sont hors de toute discussion.—La religion chrétienne est conçue dans un esprit éminemment juste et utilitaire; elle ne recommande rien d'une manière plus expresse qu'une entière obéissance aux magistrats et de veiller à la conservation des pouvoirs publics. Quel merveilleux exemple nous donne là la sagesse divine qui, pour assurer le salut du genre humain et parfaire sa victoire si glorieuse et qui est si bien sienne, sur la mort et le péché, a voulu qu'elle ne s'accomplît que par l'intermédiaire de l'ordre politique qui nous régit, et n'a pas voulu soustraire ses progrès et la réalisation du but si élevé, si salutaire qu'elle poursuit, aux effets de l'aveuglement et de l'injustice de nos institutions et de nos usages, bien qu'il dût en résulter de voir répandre à flots le sang des meilleurs de ses élus et de longues années de retard pour le triomphe de son inestimable doctrine!—Il y a beaucoup à dire, si on veut comparer celui qui respecte les lois et la forme de gouvernement de son pays et celui qui entreprend de les assujettir à ses vues et de les modifier. Le premier a pour lui, que sa ligne de conduite est simple; il n'a qu'à obéir et à faire ce que tout le monde fait; quoi qu'il fasse, il n'agira pas méchamment; le pire qu'il puisse en éprouver, c'est qu'à lui personnellement il arrive malheur: «Qui pourrait en effet ne pas respecter une antiquité qui nous a été conservée et transmise par les plus éclatants témoignages (Cicéron)?» Quant au second, il est en situation bien plus difficile; outre que, comme dit Isocrate, ceux qui ne donnent pas dans les excès, sont plus modérés que ceux qui s'y adonnent, celui qui se mêle de changer ce qui est et d'y substituer ses préférences, usurpe une autorité qu'il n'a pas et se doit de faire ressortir ce que présente de défectueux ce qu'il élimine, et en quoi est préférable ce qu'il introduit.

Cette considération si simple m'a retenu, même en ma jeunesse, âge où l'on est cependant plus téméraire, et m'a affermi dans ma résolution de ne pas me charger d'un fardeau aussi lourd que de me faire le défenseur d'une science d'une telle importance, et d'oser à son égard ce que raisonnablement je ne pourrais même pas faire pour la plus facile de celles qui m'ont été enseignées et sur lesquelles on peut se prononcer sans qu'il en résulte de graves conséquences.—J'estime en effet souverainement inique de vouloir subordonner les constitutions et les coutumes publiques, lesquelles sont fixes, aux conceptions variables de chacun de nous (la raison d'un seul ne saurait avoir qu'une action limitée), et d'entreprendre contre les lois divines ce que nul gouvernement ne tolérerait contre ses lois civiles. Bien que la raison humaine ait sur ces dernières beaucoup plus d'action, celles-ci n'en régissent pas moins ceux-là mêmes qui prétendent les juger; et notre intelligence, si grande qu'elle puisse être, ne saurait servir qu'à les expliquer, à en étendre l'usage déjà existant, et non à les dénaturer et à innover. Si parfois la Providence passe outre aux règles auxquelles elle nous a astreints, sans que nous puissions nous y soustraire, ce n'est pas pour nous en affranchir; ce sont des effets de la volonté divine, que nous devons admirer, sans chercher à les imiter; et les exemples extraordinaires, empreints de marques particulières et manifestes qui les font tenir du miracle, qu'elle nous donne en témoignage de sa toute-puissance, sont si fort au-dessus de tout ce que nous pouvons faire et ordonner, qu'il y a folie et impiété à essayer de les reproduire; nous ne devons pas le tenter et seulement nous borner à les contempler avec l'étonnement qu'ils provoquent en nous; ce sont des actes de son ressort et non du nôtre, et Cotta parle avec une grande sagesse, quand il dit: «En matière de religion, j'écoute T. Coruncanus, P. Scipion, P. Scevola qui sont souverains pontifes, et non Zénon, Cleanthe ou Chrysippe (Cicéron).»

En ce qui fait le sujet de la grande querelle qui nous divise actuellement, cent articles y figurent dont on poursuit la disparition ou que l'on veut introduire et tous sur des points de première importance; et cependant, Dieu sait combien, parmi ceux qui se mêlent de la question, s'en trouvent qui peuvent se vanter d'avoir étudié les raisons essentielles que chaque parti fait valoir pour et contre; le nombre de ces gens scrupuleux est limité, si seulement il y en a, et n'est pas fait pour nous troubler. Mais en dehors d'eux, toute cette foule où va-t-elle et de quel côté se range-t-elle? La Réforme produit l'effet de toute médecine de peu d'efficacité et mal appliquée; les humeurs dont elle veut nous débarrasser, n'ont été que mises en mouvement, surchauffées, aigries par les discussions, et demeurent en nous; impuissante, elle n'a pu produire l'effet attendu, mais elle nous a affaiblis; nous ne pouvons davantage nous en débarrasser et nous ne retirons de son action que d'éprouver des douleurs internes sans fin.

Quoi qu'il en soit, la fortune pouvant toujours déjouer notre jugement, nous met parfois en présence de nécessités si absolues qu'il faut que les lois en tiennent compte; et résister à admettre une innovation qui parvient à s'imposer par la violence, est une obligation dangereuse pour celui qui veut en tout et pour tout s'en tenir à son devoir et demeurer dans la règle; elle le place dans une situation désavantageuse vis-à-vis de qui se donne toute liberté d'action, considère comme permis tout ce qui peut servir ses desseins, ne connaît pas de frein et n'a de loi que de faire ce qu'il croit avantageux. «Se fier à un perfide, c'est lui donner les moyens de nuire (Sénèque)», d'autant que les lois ordinaires d'un gouvernement à l'état normal, ne prévoient pas ces accidents extraordinaires; faites pour un corps dont chacun des membres principaux satisfait à ses devoirs, elles supposent que tous, d'un commun accord, sont disposés à les respecter et à leur obéir; leur fonctionnement naturel s'applique à un ordre de choses calme, grave, où chacun s'observe; il est impuissant là où une licence et une violence effrénées se donnent carrière.

Cas où l'absolue nécessité semble imposer des modifications a l'ordre de choses existant.—On reproche encore maintenant à ces deux grands personnages de Rome, Octavius et Caton, d'avoir, lors des guerres civiles suscitées, l'une par Sylla, l'autre par César, exposé leur patrie à en arriver aux dernières extrémités, plutôt que de la secourir aux dépens de ses lois et de n'avoir rien changé à leur cours ordinaire. Dans ces cas d'absolue nécessité, où on ne peut que se maintenir, il serait en effet souvent plus sage de courber la tête et de céder un peu aux circonstances, plutôt que de s'obstiner à ne faire aucune concession; en les déclarant toutes impossibles, on donne occasion à la violence de tout fouler aux pieds; quand les lois ne peuvent ce qu'elles sont en droit d'exiger, mieux vaut qu'elles n'exigent que ce qu'elles sont en mesure d'obtenir.—C'est ce qu'ont fait celui qui ordonna qu'elles dormissent vingt-quatre heures; cet autre qui prescrivit que pour cette fois, tel jour du calendrier serait considéré comme non avenu; et aussi celui qui, du mois de juin, fit un second mois de mai.—Les Lacédémoniens eux-mêmes, pourtant si fidèles observateurs des lois de leur pays, gênés de ce qu'elles leur défendaient d'élire par deux fois, pour amiral, un même personnage, et la situation nécessitant que Lysandre fût maintenu dans cette charge, élurent amiral un certain Aracus, mais firent Lysandre surintendant, de la marine.—Usant d'une subtilité semblable, un de leurs ambassadeurs, envoyé à Athènes, pour obtenir qu'une ordonnance fût modifiée et auquel Periclès objectait qu'il était interdit d'ôter, après inscription faite, le tableau promulguant une loi, lui conseilla alors de simplement le retourner, observant que cela n'était pas défendu.—C'est une chose dont Plutarque loue Philopœmen; né pour commander, il savait non seulement commander selon les lois, mais aux lois elles-mêmes, quand le salut public en faisait une nécessité.

CHAPITRE XXIII.    (ORIGINAL LIV. I, CH. XXIII.)
Une même ligne de conduite peut aboutir à des résultats dissemblables.

Magnanimité du duc de Guise à l'égard de qui méditait de l'assassiner.—Jacques Amyot, grand aumônier de France, me contait un jour le fait suivant, tout à l'honneur d'un de nos princes d'entre les plus hauts en dignité, bien que d'origine étrangère. Au commencement de nos troubles, au siège de Rouen, il fut averti par la reine, mère du roi, d'un complot formé contre sa vie. Les lettres de la reine mentionnaient spécialement celui qui en était le chef, un gentilhomme angevin ou manceau qui, en ce moment et pour en arriver à ses fins, fréquentait d'une façon assez suivie la maison du Prince. Celui-ci ne communiqua à personne cet avis; le lendemain, se promenant au mont Sainte-Catherine, où étaient établis les canons qui battaient la ville qu'alors nous assiégions, ayant près de lui le grand aumônier de qui je tiens le fait et un autre évêque, il aperçut le gentilhomme qui lui avait été signalé et le fit appeler. Quand celui-ci fut en sa présence, le voyant pâlir et trembler parce qu'il n'avait pas la conscience tranquille, il lui dit: «Monsieur un tel, vous vous doutez bien de ce que je vous veux, votre visage l'indique. N'essayez pas de me rien cacher; je suis complètement au courant de vos intentions; vous ne feriez qu'empirer votre cas, en cherchant à le pallier. Vous connaissez ceci, cela (c'était la teneur même des pièces les plus secrètes ayant trait au complot); sur votre vie, confessez-moi donc tout, sans réticence aucune.» Quand le pauvre homme se vit pris et convaincu (car tout avait été révélé à la reine par un de ses complices), il n'eut plus qu'à joindre les mains et à demander grâce et miséricorde au prince, aux pieds duquel il voulut se jeter. Le prince l'en empêcha et continuant: «Voyons, vous ai-je autrefois, en quelque occasion, causé quelque déplaisir? ai-je offensé quelqu'un des vôtres par haine personnelle? Il n'y a pas trois semaines que je vous connais, quelle raison vous a déterminé à vouloir m'assassiner?» Le gentilhomme répondit d'une voix tremblante que ce n'était pas par animosité particulière contre lui, mais pour servir l'intérêt général de son parti; qu'on lui avait persuadé que ce serait œuvre pie que de se débarrasser, de quelque manière que ce fût, d'un aussi puissant ennemi de la religion réformée. «Hé bien, poursuivit le prince, je veux vous montrer combien ma religion est plus tolérante que celle que vous pratiquez; la vôtre vous a poussé à me tuer, sans m'entendre, alors que je ne vous ai point offensé; la mienne me commande de vous pardonner, alors que vous êtes convaincu d'avoir voulu, sans raison, attenter à ma vie. Allez-vous en, retirez-vous, que je ne vous voie plus ici; ce sera sage à vous de ne prendre dorénavant pour conseil, en vos entreprises, que des gens qui soient plus hommes de bien que ceux auxquels vous vous êtes adressé en cette circonstance.

Clémence d'Auguste envers Cinna en semblable circonstance.—L'empereur Auguste, étant en Gaule, averti d'une conjuration que tramait contre lui L. Cinna, résolut de sévir et convoqua à cet effet ses amis en conseil pour le lendemain. Dans la nuit, en proie à une grande agitation, songeant qu'il lui fallait punir de mort un jeune homme de bonne famille, neveu du grand Pompée, les perplexités qu'il en ressentait, se reflétaient dans l'expression des pensées de toutes sortes qui l'occupaient: «Hé quoi, faisait-il, sera-t-il dit que je vivrai constamment dans la crainte et dans de continuelles alarmes, tandis que mon meurtrier sera libre d'aller et de venir à son gré? Le laisserai-je indemne, lui qui a attenté à mes jours qui si souvent ont échappé aux périls de tant de guerres civiles, de tant de batailles livrées et sur terre et sur mer, alors que je suis parvenu à doter le monde de la paix universelle? Puis-je l'absoudre, quand il a voulu non seulement m'assassiner, mais me sacrifier (les conjurés avaient projeté de le tuer pendant un sacrifice qu'il devait accomplir)?» Puis s'étant tu quelques instants, il reprit à haute voix, s'en prenant cette fois à lui-même: «Pourquoi vis-tu, se disait-il, puisque tant de gens ont intérêt à ta mort? Tes vengeances et tes cruautés n'auront-elles donc pas de fin? Ta vie vaut-elle tant de rigueurs pour la défendre?» Livie, sa femme, voyant ses angoisses, lui dit: «Accepteras-tu les conseils d'une femme? Que ne fais-tu comme les médecins; quand les remèdes dont ils usent d'habitude sont sans effet, ils essaient ceux qui produisent des effets contraires. Jusqu'ici la sévérité n'a donné aucun résultat; les conjurations ont succédé les unes aux autres: Lépidus a suivi Savidianus; Muréna; Lépidus; Cæpio, Muréna; Egnatius, Cæpio; essaie ce que produiront la douceur et la clémence. La culpabilité de Cinna est prouvée, pardonne-lui, il sera mis de la sorte dans l'impossibilité de te nuire et cela ajoutera à ta gloire.» Auguste, satisfait d'avoir trouvé en sa femme un écho des sentiments que lui-même éprouvait, la remercia, contremanda le conseil auquel il avait convoqué ses amis et ordonna qu'on fît venir Cinna et qu'il vînt seul. Quand celui-ci se présenta, Auguste fit sortir tout le monde de sa chambre, lui fit prendre un siège et lui parla en ces termes: «Tout d'abord, Cinna, je te demande de demeurer tranquille; écoute-moi sans m'interrompre, je te donnerai ensuite tout le temps et le loisir de me répondre. Tu le sais, Cinna, tu as été pris dans le camp de mes ennemis et je t'ai épargné alors que non seulement tu avais embrassé leur cause, mais encore quand, par le fait de ta naissance, tu étais des leurs; je te remis en possession de tous tes biens et t'ai en somme si bien traité, si haut placé, que les vainqueurs envient le sort du vaincu. La charge du sacerdoce que tu m'as demandée, je te l'ai accordée, alors que je l'avais refusée à d'autres dont les pères ont toujours combattu pour moi; et, m'ayant de telles obligations, tu as formé le projet de m'assassiner.» Sur quoi Cinna s'étant récrié qu'il était bien éloigné d'avoir de si méchantes pensées, Auguste poursuivit: «Tu ne me tiens pas, Cinna, la promesse que tu m'as faite; tu t'étais engagé à ne pas m'interrompre. Oui, tu as entrepris de me tuer en tel lieu, tel jour, en telle compagnie et de telle façon.» Et, le voyant atterré par ces renseignements donnés d'une façon si précise, gardant le silence, non plus parce qu'il l'avait promis, mais sous l'effet des reproches de sa conscience: «A quel mobile obéis-tu donc? continua Auguste. Est-ce pour être empereur? Ce serait vraiment par trop malheureux pour les affaires publiques, qu'il n'y eût que moi pour être un empêchement à ton accession à l'empire; tu ne parviens pas seulement à défendre ta propre maison, et dernièrement encore tu as perdu un procès engagé contre un simple affranchi! Devenir César, est-ce donc là tout ce que tu sais faire, tout ce dont tu es capable? s'il n'y a que moi qui fasse obstacle à la réalisation de tes espérances, je suis prêt à abdiquer. Mais penses-tu que Paulus, que Fabius, que les Cosséens et les Serviliens t'acceptent, eux et tous ces nobles en si grand nombre, nobles par leurs noms et aussi par leurs vertus qui rehaussent leur noblesse?» Après plusieurs autres propos se rapportant à la situation (car il l'entretint pendant plus de deux heures): «Va, Cinna, lui dit-il, je te donne à nouveau la vie que, comme traître et parricide, tu mérites de perdre; je te la donne comme autrefois je te la donnai, alors qu'étant mon ennemi, elle était entre mes mains. A dater de ce jour, soyons amis et voyons qui de nous deux sera de meilleure foi, de moi qui te fais grâce, ou de toi qui la reçois.» Sur ces mots, il le congédia. Quelque temps après, il lui donna le consulat, lui reprochant de n'avoir pas osé le lui demander. Auguste reçut la juste récompense de sa clémence en cette occasion; Cinna lui demeura depuis profondément attaché, et, à sa mort, le fit le seul héritier de tous ses biens; à partir de cet événement qui arriva dans sa quarantième année, aucune conjuration, aucun complot ne se formèrent plus contre lui.—Il n'en fut pas de même de celui de nos princes dont il a été question plus haut; sa magnanimité ne l'a pas empêché de succomber depuis, à un attentat pareil à celui auquel il avait échappé une première fois, tant la prudence humaine est chose vaine et sur laquelle il est difficile de faire fond! Quels que soient nos projets, les conseils auxquels nous recourons, les précautions que nous prenons, la fortune est toujours là qui tient en ses mains les événements.

La médecine n'est pas le seul art où la fortune ait une large part dans le succès; les beaux-arts, les lettres, les entreprises militaires sont dans le même cas.—Nous disons des médecins qu'ils sont heureux, quand ils obtiennent un bon résultat, comme s'il n'y avait que leur art qui ne puisse se suffire à lui-même, qu'il soit le seul dont les bases sur lesquelles il repose soient si faibles qu'elles ne puissent le soutenir; comme si enfin il n'y avait que lui qui ne puisse atteindre au succès sans l'assistance de la fortune. Sur la médecine, je crois à tout le bien et à tout le mal qu'on en peut dire, car, Dieu merci, je n'en use pas. J'en agis avec elle au rebours des autres; en tous temps je n'en fais aucun cas; mais quand je suis malade, au lieu de compter sur elle, je la prends en grippe et la redoute; à ceux qui me pressent d'avoir recours à ses drogues, je réponds d'attendre au moins que mes forces soient revenues et que je sois rétabli, afin d'être plus à même d'en supporter l'effet et les chances que j'en vais courir. Je préfère laisser agir la nature, pensant bien qu'elle a bec et ongles pour se défendre contre les assauts auxquels elle est en butte, et protéger notre organisme des atteintes dont elle a charge de nous garantir. Je crains qu'en voulant lui porter secours, alors qu'elle est aux prises immédiates avec la maladie, qu'elle fait corps avec elle, je ne vienne en aide à celle-ci, au lieu de lui venir en aide à elle-même, et de lui mettre ainsi de nouvelles affaires sur les bras.

Or, je prétends que la part de la fortune est grande, non seulement dans le cas de la médecine, mais dans celui de nombre de branches des connaissances humaines qui semblent en être plus indépendantes. Les inspirations poétiques par exemple, qui s'emparent d'un auteur, le ravissent hors de lui; pourquoi ne pas les attribuer à sa bonne chance? Lui-même confesse qu'elles dépassent ce dont il est capable, qu'elles ne viennent pas de lui, qu'il ne saurait atteindre à pareille hauteur; ainsi du reste que les orateurs, lorsqu'ils ont de ces mouvements, de ces envolées extraordinaires qui les emportent au delà de tout ce qu'ils avaient conçu. De même dans la peinture, le peintre n'arrive-t-il pas parfois à des effets bien supérieurs à ce que son imagination et son talent lui faisaient concevoir, qui le transportent d'imagination et l'étonnent lui-même. Mais la part qu'a la fortune en toutes choses, qui se manifeste déjà par la grâce et la beauté que présentent certaines œuvres sans que l'auteur ait visé semblable effet, apparaît d'une façon bien plus évidente encore quand ces mêmes qualités se rencontrent à son insu. Certains lecteurs, particulièrement doués, ne découvrent-ils pas souvent dans un ouvrage, des beautés qui leur semblent atteindre la perfection, que l'auteur n'a pas conscience d'y avoir mises, qu'il n'y a pas aperçues? ces lecteurs, du fait de leur imagination, ajoutent à la forme et au sens, qui leur apparaissent ainsi beaucoup plus riches.

Quant aux entreprises militaires, chacun sait combien la fortune y a large part; même en dehors de l'exécution, dans les conseils que nous tenons et les résolutions que nous prenons, la chance et la malchance y ont place, et ce que peut notre habileté est peu de chose; plus elle est perspicace et vive, plus elle est faible et a sujet de se défier d'elle-même. Je suis de l'avis de Sylla; quand j'examine attentivement les faits de guerre les plus glorieux, il m'apparaît, ce me semble, que ceux qui les ont accomplis, n'ont pris conseil et délibéré sur la conduite à tenir que par acquit de conscience, et qu'en engageant l'affaire, ils se sont surtout abandonnés à leur bonne fortune; confiants qu'elle leur viendrait en aide, ils se sont, en maintes circonstances, laissé entraîner au delà des bornes de la raison. Leur résolution présente parfois l'empreinte d'une confiance excessive ou d'un désespoir inexplicable qui les poussent le plus souvent à prendre le parti le moins rationnel en apparence et grandit leur courage à un degré surnaturel. C'est ce qui a conduit plusieurs grands capitaines de l'antiquité, pour faire accepter par leurs soldats leurs résolutions téméraires, à répandre la croyance qu'elles leur étaient inspirées par un génie familier, et le succès prédit par des signes précurseurs.

Parti à prendre lorsque ce qui peut s'ensuivre donne lieu à incertitude.—Voilà pourquoi dans l'incertitude et la perplexité où nous met l'impuissance dans laquelle nous sommes de discerner et de choisir ce qui convient le mieux, en raison des difficultés et accidents inhérents à chaque chose, le plus sûr, quand d'autres considérations ne nous y amèneraient pas, est, à mon avis, de se rejeter sur le parti qui se présente comme le plus honnête et le plus juste; et, puisqu'on est en doute sur le plus court chemin, de toujours suivre la voie droite. C'est ainsi que dans les deux exemples que j'ai donnés plus haut, il n'y a pas de doute que pardonner l'offense reçue, était plus beau et plus généreux que d'en agir différemment. Si cela n'a pas réussi au premier, il ne faut pas en accuser la noble conduite qu'il a tenue; peut-on savoir, s'il s'était arrêté au parti contraire, s'il eût échappé à la mort que le destin lui réservait? en tout cas, il eut perdu la gloire que lui a value son acte * de bonté si remarquable.