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Essais de Montaigne (self-édition) - Volume I
Ces considerations ne destournent pourtant pas vn homme d'entendement1
de suiure le stile commun. Ains au rebours, il me semble
que toutes façons escartees et particulieres partent plustost de folie,
ou d'affectation ambitieuse, que de vraye raison: et que le sage
doit au dedans retirer son ame de la presse, et la tenir en liberté et
puissance de iuger librement des choses: mais quant au dehors,•
qu'il doit suiure entierement les façons et formes receuës. La societé
publique n'a que faire de nos pensees: mais le demeurant,
comme nos actions, nostre trauail, nos fortunes et nostre vie, il la
faut prester et abandonner à son seruice et aux opinions communes:
comme ce bon et grand Socrates refusa de sauuer sa vie par la desobeissance2
du magistrat, voire d'vn magistrat tres-iniuste et tres-inique.
Car c'est la regle des regles, et generale loy des loix, que
chacun obserue celles du lieu où il est: νομοις ἑπεσθαι τοισιν εγχωριοις
αλον. En voicy d'vne autre cuuee. Il y a grand doute, s'il se
peut trouuer si euident profit au changement d'vne loy receüe telle•
qu'elle soit, qu'il y a de mal à la remuer: d'autant qu'vne police,
c'est comme vn bastiment de diuerses pieces ioinctes ensemble d'vne
telle liaison, qu'il est impossible d'en esbranler vne que tout le corps
ne s'en sente. Le legislateur des Thuriens ordonna, que quiconque
voudroit ou abolir vne des vieilles loix, ou en establir vne nouuelle,3
se presenteroit au peuple la corde au col: afin que si la nouuelleté
n'estoit approuuee d'vn chacun, il fust incontinent estranglé. Et celuy
de Lacedemone employa sa vie pour tirer de ses citoyens vne
promesse asseuree, de n'enfraindre aucune de ses ordonnances.
L'Ephore qui coupa si rudement les deux cordes que Phrinys auoit
adiousté à la musique, ne s'esmoie pas, si elle en vaut mieux, ou si
les accords en sont mieux remplis: il luy suffit pour les condamner,
que ce soit vne alteration de la vieille façon. C'est ce que signifioit
cette espee rouillee de la Iustice de Marseille. Ie suis desgousté•
de la nouuelleté, quelque visage qu'elle porte; et ay raison,
car i'en ay veu des effets tres-dommageables. Celle qui nous presse
depuis tant d'ans, elle n'a pas tout exploicté: mais on peut dire auec
apparence, que par accident, elle a tout produict et engendré; voire
et les maux et ruines, qui se font depuis sans elle, et contre elle:1
c'est à elle à s'en prendre au nez,
Heu patior telis vulnera facta meis!
Ceux qui donnent le branle à vn Estat, sont volontiers les premiers
absorbez en sa ruine. Le fruict du trouble ne demeure guere à celuy
qui l'a esmeu; il bat et brouille l'eaue pour d'autres pescheurs. La•
liaison et contexture de cette monarchie et ce grand bastiment, ayant
esté desmis et dissout, notamment sur ses vieux ans par elle, donne
tant qu'on veut d'ouuerture et d'entree à pareilles iniures. La maiesté
royalle s'auale plus difficilement du sommet au milieu, qu'elle
ne se precipite du milieu à fons. Mais si les inuenteurs sont plus2
dommageables, les imitateurs sont plus vicieux, de se ietter en des
exemples, desquels ils ont senti et puni l'horreur et le mal. Et s'il
y a quelque degré d'honneur, mesmes au mal faire, ceux cy doiuent
aux autres, la gloire de l'inuention, et le courage du premier effort.
Toutes sortes de nouuelle desbauche puysent heureusement en cette•
premiere et fœconde source, les images et patrons à troubler nostre
police. On lit en nos loix mesmes, faictes pour le remede de ce premier
mal, l'apprentissage et l'excuse de toutes sortes de mauuaises
entreprises. Et nous aduient ce que Thucydides dit des guerres ciuiles
de son temps, qu'en faueur des vices publiques, on les battisoit3
de mots nouueaux plus doux pour leur excuse, abastardissant
et amollissant leurs vrais titres. C'est pourtant, pour reformer nos
consciences et nos creances, honesta oratio est. Mais le meilleur
pretexte de nouuelleté est tres-dangereux.
Adeo nihil motum ex antiquo probabile est.•
Si me semble-il, à le dire franchement, qu'il y a grand amour de
soy et presomption, d'estimer ses opinions iusques-là, que pour les
establir, il faille renuerser vne paix publique, et introduire tant de
maux ineuitables, et vne si horrible corruption de mœurs que les
guerres ciuiles apportent, et les mutations d'Estat, en chose de tel•
pois, et les introduire en son pays propre. Est-ce pas mal mesnagé,
d'aduancer tant de vices certains et cognus, pour combattre des erreurs
contestees et debatables? Est-il quelque pire espece de vices,
que ceux qui choquent la propre conscience et naturelle cognoissance?
Le Senat osa donner en payement cette deffaitte, sur le different1
d'entre luy et le peuple, pour le ministere de leur religion:
Ad deos, id magis quàm ad se pertinere, ipsos visuros, ne sacra sua
polluantur: conformément à ce que respondit l'oracle à ceux de
Delphes, en la guerre Medoise, craignans l'inuasion des Perses. Ils
demanderent au Dieu, ce qu'ils auoient à faire des tresors sacrez de•
son temple, ou les cacher, ou les emporter. Il leur respondit, qu'ils
ne bougeassent rien, qu'ils se souciassent d'eux: qu'il estoit suffisant
pour prouuoir à ce qui luy estoit propre. La religion Chrestienne
a toutes les marques d'extreme iustice et vtilité: mais nulle
plus apparente, que l'exacte recommandation de l'obeïssance du magistrat,2
et manutention des polices. Quel merueilleux exemple nous
en a laissé la sapience diuine; qui pour establir le salut du genre
humain, et conduire cette sienne glorieuse victoire contre la mort
et le peché, ne l'a voulu faire qu'à la mercy de nostre ordre politique:
et a soubsmis son progrez et la conduicte d'vn si haut effet•
et si salutaire, à l'aueuglement et iniustice de nos obseruations et
vsances: y laissant courir le sang innocent de tant d'esleuz ses fauoriz,
et souffrant vne longue perte d'années à meurir ce fruict inestimable?
Il y a grand à dire entre la cause de celuy qui suit les
formes et les loix de son pays, et celuy qui entreprend de les regenter3
et changer. Celuy là allegue pour son excuse, la simplicité,
l'obeissance et l'exemple: quoy qu'il face ce ne peut estre malice,
c'est pour le plus malheur. Quis est enim, quem non moueat clarissimis
monimentis testata consignatàque antiquitas? Outre ce que dit
Isocrates, que la defectuosité a plus de part à la moderation, que
n'a l'exces. L'autre est en bien plus rude party. Car qui se mesle de
choisir et de changer, vsurpe l'authorité de iuger: et se doit faire
fort, de voir la faute de ce qu'il chasse, et le bien de ce qu'il introduit.
Cette si vulgaire consideration m'a fermy en mon siege: et•
tenu ma ieunesse mesme, plus temeraire, en bride: de ne charger
mes espaules d'vn si lourd faix, que de me rendre respondant d'vne
science de telle importance. Et oser en cette cy, ce qu'en sain iugement,
ie ne pourroy oser en la plus facile de celles ausquelles on
m'auoit instruit, et ausquelles la temerité de iuger est de nul preiudice.1
Me semblant tres-inique, de vouloir sousmettre les constitutions
et obseruances publiques et immobiles, à l'instabilité d'vne
priuée fantasie (la raison priuée n'a qu'vne iurisdiction priuée) et
entreprendre sur les loix diuines, ce que nulle police ne supporteroit
aux ciuiles. Ausquelles, encore que l'humaine raison aye beaucoup•
plus de commerce, si sont elles souuerainement iuges de leurs
iuges: et l'extreme suffisance sert à expliquer et estendre l'vsage,
qui en est receu, non à le destourner et innouer. Si quelques fois
la prouidence diuine a passé par dessus les regles, ausquelles elle
nous a necessairement astreints: ce n'est pas pour nous en dispenser.2
Ce sont coups de sa main diuine: qu'il nous faut, non pas
imiter, mais admirer: et exemples extraordinaires, marques d'vn
expres et particulier adueu: du genre des miracles, qu'elle nous
offre, pour tesmoignage de sa toute puissance, au dessus de noz
ordres et de noz forces: qu'il est folie et impieté d'essayer à representer:•
et que nous ne deuons pas suiure, mais contempler auec
estonnement. Actes de son personnage, non pas du nostre. Cotta
proteste bien opportunément: Quum de religione agitur, T. Coruncanum,
P. Scipionem, P. Scæuolam, pontifices maximos, non Zenonem,
aut Cleanthem, aut Chrysippum, sequor. Dieu le sçache en nostre3
presente querelle, où il y a cent articles à oster et remettre, grands
et profonds articles, combien ils sont qui se puissent vanter d'auoir
exactement recogneu les raisons et fondements de l'vn et l'autre
party. C'est vn nombre, si c'est nombre, qui n'auroit pas grand
moyen de nous troubler. Mais toute cette autre presse où va elle?•
soubs quelle enseigne se iette elle à quartier? Il aduient de la leur,
comme des autres medecines foibles et mal appliquees: les humeurs
qu'elle vouloit purger en nous, elle les a eschauffées, exasperees et
aigries par le conflit, et si nous est demeurée dans le corps. Elle
n'a sçeu nous purger par sa foiblesse, et nous a cependant affoiblis:
en maniere que nous ne la pouuons vuider non plus, et ne receuons
de son operation que des douleurs longues et intestines. Si est-ce
que la fortune reseruant tousiours son authorité au dessus de•
nos discours, nous presente aucunes-fois la necessité si vrgente,
qu'il est besoin que les loix luy facent quelque place. Et quand on
resiste à l'accroissance d'vne innouation qui vient par violence à
s'introduire, de se tenir en tout et par tout en bride et en regle
contre ceux qui ont la clef des champs, ausquels tout cela est loisible1
qui peut auancer leur dessein, qui n'ont ny loy ny ordre que
de suiure leur aduantage, c'est vne dangereuse obligation et inequalité.
Aditum nocendi perfido præstat fides. D'autant que la discipline
ordinaire d'vn Estat qui est en sa santé, ne pouruoit pas à
ces accidens extraordinaires: elle presuppose vn corps qui se tient•
en ses principaux membres et offices, et vn commun consentement
à son obseruation et obeissance. L'aller legitime, est vn aller froid,
poisant et contraint: et n'est pas pour tenir bon, à vn aller licencieux
et effrené. On sçait qu'il est encore reproché à ces deux
grands personnages, Octauius et Caton, aux guerres ciuiles, l'vn de2
Sylla, l'autre de Cæsar, d'auoir plustost laissé encourir toutes extremitez
à leur patrie, que de la secourir aux despens de ses loix, et
que de rien remuer. Car à la verité en ces dernieres necessitez, où
il n'y a plus que tenir, il seroit à l'auanture plus sagement fait, de
baisser la teste et prester vn peu au coup, que s'ahurtant outre la•
possibilité à ne rien relascher, donner occasion à la violance de
fouler tout aux pieds: et vaudroit mieux faire vouloir aux loix ce
qu'elles peuuent, puis qu'elles ne peuuent ce qu'elles veulent. Ainsi
fit celuy qui ordonna qu'elles dormissent vingt quatre heures: et
celuy qui remua pour cette fois vn iour du calendrier: et cet autre3
qui du mois de Iuin fit le second May. Les Lacedemoniens mesmes,
tant religieux obseruateurs des ordonnances de leur païs, estans
pressez de leur loy, qui deffendoit d'eslire par deux fois Admiral vn
mesme personnage, et de l'autre part leurs affaires requerans de
toute necessité, que Lysander prinst de rechef cette charge, ils firent•
bien vn Aracus Admiral, mais Lysander surintendant de la marine.
Et de mesme subtilité, vn de leurs Ambassadeurs estant enuoyé vers
les Atheniens, pour obtenir le changement de quelque ordonnance,
et Pericles luy alleguant qu'il estoit deffendu d'oster le tableau, où
vne loy estoit vne fois posée, luy conseilla de le tourner seulement,
d'autant que cela n'estoit pas deffendu. C'est ce dequoy Plutarque
loüe Philopœmen, qu'estant né pour commander, il sçauoit non
seulement commander selon les loix, mais aux loix mesmes, quand
la necessité publique le requeroit.•
de suiure le stile commun. Ains au rebours, il me semble
que toutes façons escartees et particulieres partent plustost de folie,
ou d'affectation ambitieuse, que de vraye raison: et que le sage
doit au dedans retirer son ame de la presse, et la tenir en liberté et
puissance de iuger librement des choses: mais quant au dehors,•
qu'il doit suiure entierement les façons et formes receuës. La societé
publique n'a que faire de nos pensees: mais le demeurant,
comme nos actions, nostre trauail, nos fortunes et nostre vie, il la
faut prester et abandonner à son seruice et aux opinions communes:
comme ce bon et grand Socrates refusa de sauuer sa vie par la desobeissance2
du magistrat, voire d'vn magistrat tres-iniuste et tres-inique.
Car c'est la regle des regles, et generale loy des loix, que
chacun obserue celles du lieu où il est: νομοις ἑπεσθαι τοισιν εγχωριοις
αλον. En voicy d'vne autre cuuee. Il y a grand doute, s'il se
peut trouuer si euident profit au changement d'vne loy receüe telle•
qu'elle soit, qu'il y a de mal à la remuer: d'autant qu'vne police,
c'est comme vn bastiment de diuerses pieces ioinctes ensemble d'vne
telle liaison, qu'il est impossible d'en esbranler vne que tout le corps
ne s'en sente. Le legislateur des Thuriens ordonna, que quiconque
voudroit ou abolir vne des vieilles loix, ou en establir vne nouuelle,3
se presenteroit au peuple la corde au col: afin que si la nouuelleté
n'estoit approuuee d'vn chacun, il fust incontinent estranglé. Et celuy
de Lacedemone employa sa vie pour tirer de ses citoyens vne
promesse asseuree, de n'enfraindre aucune de ses ordonnances.
L'Ephore qui coupa si rudement les deux cordes que Phrinys auoit
adiousté à la musique, ne s'esmoie pas, si elle en vaut mieux, ou si
les accords en sont mieux remplis: il luy suffit pour les condamner,
que ce soit vne alteration de la vieille façon. C'est ce que signifioit
cette espee rouillee de la Iustice de Marseille. Ie suis desgousté•
de la nouuelleté, quelque visage qu'elle porte; et ay raison,
car i'en ay veu des effets tres-dommageables. Celle qui nous presse
depuis tant d'ans, elle n'a pas tout exploicté: mais on peut dire auec
apparence, que par accident, elle a tout produict et engendré; voire
et les maux et ruines, qui se font depuis sans elle, et contre elle:1
c'est à elle à s'en prendre au nez,
Heu patior telis vulnera facta meis!
Ceux qui donnent le branle à vn Estat, sont volontiers les premiers
absorbez en sa ruine. Le fruict du trouble ne demeure guere à celuy
qui l'a esmeu; il bat et brouille l'eaue pour d'autres pescheurs. La•
liaison et contexture de cette monarchie et ce grand bastiment, ayant
esté desmis et dissout, notamment sur ses vieux ans par elle, donne
tant qu'on veut d'ouuerture et d'entree à pareilles iniures. La maiesté
royalle s'auale plus difficilement du sommet au milieu, qu'elle
ne se precipite du milieu à fons. Mais si les inuenteurs sont plus2
dommageables, les imitateurs sont plus vicieux, de se ietter en des
exemples, desquels ils ont senti et puni l'horreur et le mal. Et s'il
y a quelque degré d'honneur, mesmes au mal faire, ceux cy doiuent
aux autres, la gloire de l'inuention, et le courage du premier effort.
Toutes sortes de nouuelle desbauche puysent heureusement en cette•
premiere et fœconde source, les images et patrons à troubler nostre
police. On lit en nos loix mesmes, faictes pour le remede de ce premier
mal, l'apprentissage et l'excuse de toutes sortes de mauuaises
entreprises. Et nous aduient ce que Thucydides dit des guerres ciuiles
de son temps, qu'en faueur des vices publiques, on les battisoit3
de mots nouueaux plus doux pour leur excuse, abastardissant
et amollissant leurs vrais titres. C'est pourtant, pour reformer nos
consciences et nos creances, honesta oratio est. Mais le meilleur
pretexte de nouuelleté est tres-dangereux.
Adeo nihil motum ex antiquo probabile est.•
Si me semble-il, à le dire franchement, qu'il y a grand amour de
soy et presomption, d'estimer ses opinions iusques-là, que pour les
establir, il faille renuerser vne paix publique, et introduire tant de
maux ineuitables, et vne si horrible corruption de mœurs que les
guerres ciuiles apportent, et les mutations d'Estat, en chose de tel•
pois, et les introduire en son pays propre. Est-ce pas mal mesnagé,
d'aduancer tant de vices certains et cognus, pour combattre des erreurs
contestees et debatables? Est-il quelque pire espece de vices,
que ceux qui choquent la propre conscience et naturelle cognoissance?
Le Senat osa donner en payement cette deffaitte, sur le different1
d'entre luy et le peuple, pour le ministere de leur religion:
Ad deos, id magis quàm ad se pertinere, ipsos visuros, ne sacra sua
polluantur: conformément à ce que respondit l'oracle à ceux de
Delphes, en la guerre Medoise, craignans l'inuasion des Perses. Ils
demanderent au Dieu, ce qu'ils auoient à faire des tresors sacrez de•
son temple, ou les cacher, ou les emporter. Il leur respondit, qu'ils
ne bougeassent rien, qu'ils se souciassent d'eux: qu'il estoit suffisant
pour prouuoir à ce qui luy estoit propre. La religion Chrestienne
a toutes les marques d'extreme iustice et vtilité: mais nulle
plus apparente, que l'exacte recommandation de l'obeïssance du magistrat,2
et manutention des polices. Quel merueilleux exemple nous
en a laissé la sapience diuine; qui pour establir le salut du genre
humain, et conduire cette sienne glorieuse victoire contre la mort
et le peché, ne l'a voulu faire qu'à la mercy de nostre ordre politique:
et a soubsmis son progrez et la conduicte d'vn si haut effet•
et si salutaire, à l'aueuglement et iniustice de nos obseruations et
vsances: y laissant courir le sang innocent de tant d'esleuz ses fauoriz,
et souffrant vne longue perte d'années à meurir ce fruict inestimable?
Il y a grand à dire entre la cause de celuy qui suit les
formes et les loix de son pays, et celuy qui entreprend de les regenter3
et changer. Celuy là allegue pour son excuse, la simplicité,
l'obeissance et l'exemple: quoy qu'il face ce ne peut estre malice,
c'est pour le plus malheur. Quis est enim, quem non moueat clarissimis
monimentis testata consignatàque antiquitas? Outre ce que dit
Isocrates, que la defectuosité a plus de part à la moderation, que
n'a l'exces. L'autre est en bien plus rude party. Car qui se mesle de
choisir et de changer, vsurpe l'authorité de iuger: et se doit faire
fort, de voir la faute de ce qu'il chasse, et le bien de ce qu'il introduit.
Cette si vulgaire consideration m'a fermy en mon siege: et•
tenu ma ieunesse mesme, plus temeraire, en bride: de ne charger
mes espaules d'vn si lourd faix, que de me rendre respondant d'vne
science de telle importance. Et oser en cette cy, ce qu'en sain iugement,
ie ne pourroy oser en la plus facile de celles ausquelles on
m'auoit instruit, et ausquelles la temerité de iuger est de nul preiudice.1
Me semblant tres-inique, de vouloir sousmettre les constitutions
et obseruances publiques et immobiles, à l'instabilité d'vne
priuée fantasie (la raison priuée n'a qu'vne iurisdiction priuée) et
entreprendre sur les loix diuines, ce que nulle police ne supporteroit
aux ciuiles. Ausquelles, encore que l'humaine raison aye beaucoup•
plus de commerce, si sont elles souuerainement iuges de leurs
iuges: et l'extreme suffisance sert à expliquer et estendre l'vsage,
qui en est receu, non à le destourner et innouer. Si quelques fois
la prouidence diuine a passé par dessus les regles, ausquelles elle
nous a necessairement astreints: ce n'est pas pour nous en dispenser.2
Ce sont coups de sa main diuine: qu'il nous faut, non pas
imiter, mais admirer: et exemples extraordinaires, marques d'vn
expres et particulier adueu: du genre des miracles, qu'elle nous
offre, pour tesmoignage de sa toute puissance, au dessus de noz
ordres et de noz forces: qu'il est folie et impieté d'essayer à representer:•
et que nous ne deuons pas suiure, mais contempler auec
estonnement. Actes de son personnage, non pas du nostre. Cotta
proteste bien opportunément: Quum de religione agitur, T. Coruncanum,
P. Scipionem, P. Scæuolam, pontifices maximos, non Zenonem,
aut Cleanthem, aut Chrysippum, sequor. Dieu le sçache en nostre3
presente querelle, où il y a cent articles à oster et remettre, grands
et profonds articles, combien ils sont qui se puissent vanter d'auoir
exactement recogneu les raisons et fondements de l'vn et l'autre
party. C'est vn nombre, si c'est nombre, qui n'auroit pas grand
moyen de nous troubler. Mais toute cette autre presse où va elle?•
soubs quelle enseigne se iette elle à quartier? Il aduient de la leur,
comme des autres medecines foibles et mal appliquees: les humeurs
qu'elle vouloit purger en nous, elle les a eschauffées, exasperees et
aigries par le conflit, et si nous est demeurée dans le corps. Elle
n'a sçeu nous purger par sa foiblesse, et nous a cependant affoiblis:
en maniere que nous ne la pouuons vuider non plus, et ne receuons
de son operation que des douleurs longues et intestines. Si est-ce
que la fortune reseruant tousiours son authorité au dessus de•
nos discours, nous presente aucunes-fois la necessité si vrgente,
qu'il est besoin que les loix luy facent quelque place. Et quand on
resiste à l'accroissance d'vne innouation qui vient par violence à
s'introduire, de se tenir en tout et par tout en bride et en regle
contre ceux qui ont la clef des champs, ausquels tout cela est loisible1
qui peut auancer leur dessein, qui n'ont ny loy ny ordre que
de suiure leur aduantage, c'est vne dangereuse obligation et inequalité.
Aditum nocendi perfido præstat fides. D'autant que la discipline
ordinaire d'vn Estat qui est en sa santé, ne pouruoit pas à
ces accidens extraordinaires: elle presuppose vn corps qui se tient•
en ses principaux membres et offices, et vn commun consentement
à son obseruation et obeissance. L'aller legitime, est vn aller froid,
poisant et contraint: et n'est pas pour tenir bon, à vn aller licencieux
et effrené. On sçait qu'il est encore reproché à ces deux
grands personnages, Octauius et Caton, aux guerres ciuiles, l'vn de2
Sylla, l'autre de Cæsar, d'auoir plustost laissé encourir toutes extremitez
à leur patrie, que de la secourir aux despens de ses loix, et
que de rien remuer. Car à la verité en ces dernieres necessitez, où
il n'y a plus que tenir, il seroit à l'auanture plus sagement fait, de
baisser la teste et prester vn peu au coup, que s'ahurtant outre la•
possibilité à ne rien relascher, donner occasion à la violance de
fouler tout aux pieds: et vaudroit mieux faire vouloir aux loix ce
qu'elles peuuent, puis qu'elles ne peuuent ce qu'elles veulent. Ainsi
fit celuy qui ordonna qu'elles dormissent vingt quatre heures: et
celuy qui remua pour cette fois vn iour du calendrier: et cet autre3
qui du mois de Iuin fit le second May. Les Lacedemoniens mesmes,
tant religieux obseruateurs des ordonnances de leur païs, estans
pressez de leur loy, qui deffendoit d'eslire par deux fois Admiral vn
mesme personnage, et de l'autre part leurs affaires requerans de
toute necessité, que Lysander prinst de rechef cette charge, ils firent•
bien vn Aracus Admiral, mais Lysander surintendant de la marine.
Et de mesme subtilité, vn de leurs Ambassadeurs estant enuoyé vers
les Atheniens, pour obtenir le changement de quelque ordonnance,
et Pericles luy alleguant qu'il estoit deffendu d'oster le tableau, où
vne loy estoit vne fois posée, luy conseilla de le tourner seulement,
d'autant que cela n'estoit pas deffendu. C'est ce dequoy Plutarque
loüe Philopœmen, qu'estant né pour commander, il sçauoit non
seulement commander selon les loix, mais aux loix mesmes, quand
la necessité publique le requeroit.•
CHAPITRE XXIII. (TRADUCTION LIV. I, CH. XXIII.)
Diuers euenemens de mesme Conseil.
IAQVES Amiot, grand Aumosnier de France, me recita vn iour cette
histoire à l'honneur d'vn Prince des nostres (et nostre estoit-il
à tres-bonnes enseignes, encore que son origine fust estrangere)
que durant nos premiers troubles au siege de Roüan, ce Prince
ayant esté aduerti par la Royne mere du Roy d'vne entreprise qu'on1
faisoit sur sa vie, et instruit particulierement par ses lettres, de
celuy qui la deuoit conduire à chef, qui estoit vn Gentil-homme
Angeuin ou Manceau, frequentant lors ordinairement pour cet effet,
la maison de ce Prince: il ne communiqua à personne cet aduertissement:
mais se promenant l'endemain au mont saincte Catherine,•
d'où se faisoit nostre baterie à Rouan (car c'estoit au temps
que nous la tenions assiegee) ayant à ses costez ledit Seigneur
grand Aumosnier et vn autre Euesque, il apperçeut ce Gentil-homme,
qui luy auoit esté remarqué, et le fit appeller. Comme il
fut en sa presence, il luy dit ainsi le voyant desia pallir et fremir2
des alarmes de sa conscience: Monsieur de tel lieu, vous vous doutez
bien de ce que ie vous veux, et vostre visage le montre: vous n'auez
rien à me cacher: car ie suis instruict de vostre affaire si auant,
que vous ne feriez qu'empirer vostre marché, d'essayer à le couurir.
Vous sçauez bien telle chose et telle (qui estoyent les tenans et aboutissans•
des plus secretes pieces de cette menee) ne faillez sur vostre
vie à me confesser la verité de tout ce dessein. Quand ce pauure
homme se trouua pris et conuaincu, car le tout auoit esté descouuert
à la Royne par l'vn des complices, il n'eut qu'à ioindre les mains
et requerir la grace et misericorde de ce Prince; aux pieds duquel3
il se voulut ietter, mais il l'en garda, suyuant ainsi son propos: Venez
çà, vous ay-ie autre-fois fait desplaisir? ay-ie offencé quelqu'vn des
vostres par haine particuliere? Il n'y a pas trois semaines que ie
vous cognois, quelle raison vous a peu mouuoir à entreprendre ma
mort? Le Gentil-homme respondit à cela d'vne voix tremblante, que•
ce n'estoit aucune occasion particuliere qu'il en eust, mais l'interest
de la cause generale de son party, et qu'aucuns luy auoient persuadé
que ce seroit vne execution pleine de pieté, d'extirper en quelque
maniere que ce fust, vn si puissant ennemy de leur religion. Or,
suiuit ce Prince, ie vous veux montrer, combien la religion que ie
tiens est plus douce, que celle dequoy vous faictes profession. La•
vostre vous a conseillé de me tuer sans m'ouir, n'ayant receu de
moy aucune offence; et la mienne me commande que ie vous pardonne,
tout conuaincu que vous estes de m'auoir voulu tuer sans
raison. Allez vous en, retirez vous, que ie ne vous voye plus icy: et
si vous estes sage, prenez doresnauant en voz entreprises des conseillers1
plus gens de bien que ceux là. L'empereur Auguste estant
en la Gaule, reçeut certain auertissement d'vne coniuration que luy
brassoit L. Cinna: il delibera de s'en venger, et manda pour cet
effect au lendemain le conseil de ses amis: mais la nuict d'entre-deux
il la passa auec grande inquietude, considerant qu'il auoit à•
faire mourir un ieune homme de bonne maison, et neueu du grand
Pompeius: et produisoit en se pleignant plusieurs diuers discours.
Quoy donq, faisoit-il, sera-il dict que ie demeureray en crainte et
en alarme, et que ie lairray mon meurtrier se pourmener cependant
à son ayse? S'en ira-il quitte, ayant assailly ma teste, que i'ay2
sauuée de tant de guerres ciuiles, de tant de batailles, par mer et
par terre? et apres auoir estably la paix vniuerselle du monde,
sera-il absouz, ayant deliberé non de me meurtrir seulement, mais
de me sacrifier? Car la coniuration estoit faicte de le tuer, comme
il feroit quelque sacrifice. Apres cela s'estant tenu coy quelque•
espace de temps, il recommençoit d'vne voix plus forte, et s'en
prenoit à soy-mesme: Pourquoy vis tu, s'il importe à tant de gens
que tu meures? n'y aura-il point de fin à tes vengeances et à tes
cruautez? Ta vie vaut-elle que tant de dommage se face pour la
conseruer? Liuia sa femme le sentant en ces angoisses: Et les conseils3
des femmes y seront-ils receuz, luy dit elle? Fais ce que font
les medecins, quand les receptes accoustumees ne peuuent seruir,
ils en essayent de contraires. Par seuerité tu n'as iusques à cette
heure rien profité: Lepidus a suiuy Sauidienus, Murena Lepidus,
Cæpio Murena, Egnatius Cæpio. Commence à experimenter comment•
te succederont la douceur et la clemence. Cinna est conuaincu, pardonne
luy; de te nuire desormais, il ne pourra, et profitera à ta
gloire. Auguste fut bien ayse d'auoir trouué vn aduocat de son humeur,
et ayant remercié sa femme et contremandé ses amis, qu'il
auoit assignez au Conseil, commanda qu'on fist venir à luy Cinna4
tout seul. Et ayant fait sortir tout le monde de sa chambre, et fait
donner vn siege à Cinna, il luy parla en cette maniere: En premier
lieu ie te demande Cinna, paisible audience: n'interromps pas mon
parler, ie te donray temps et loysir d'y respondre. Tu sçais Cinna
que t'ayant pris au camp de mes ennemis, non seulement t'estant
faict mon ennemy, mais estant né tel, ie te sauuay; ie te mis entre
mains tous tes biens, et t'ay en fin rendu si accommodé et si aysé,•
que les victorieux sont enuieux de la condition du vaincu: l'office
du sacerdoce que tu me demandas, ie te l'ottroiay, l'ayant refusé à
d'autres, desquels les peres auoyent tousiours combatu auec moy:
t'ayant si fort obligé, tu as entrepris de me tuer. A quoy Cinna
s'estant escrié qu'il estoit bien esloigné d'vne si meschante pensee:1
Tu ne me tiens pas Cinna ce que tu m'auois promis, suyuit Auguste:
tu m'auois asseuré que ie ne serois pas interrompu: ouy, tu as entrepris
de me tuer, en tel lieu, tel iour, en telle compagnie, et de telle
façon: et le voyant transi de ces nouuelles, et en silence, non plus
pour tenir le marché de se taire, mais de la presse de sa conscience:•
Pourquoy, adiousta il, le fais tu? Est-ce pour estre Empereur?
Vrayment il va bien mal à la chose publique, s'il n'y a que moy,
qui t'empesche d'arriuer à l'Empire. Tu ne peux pas seulement deffendre
ta maison, et perdis dernierement vn procés par la faueur
d'vn simple libertin. Quoy? n'as tu pas moyen ny pouuoir en autre2
chose qu'à entreprendre Cæsar? Ie le quitte, s'il n'y a que moy qui
empesche tes esperances. Penses-tu, que Paulus, que Fabius, que les
Cosseens et Seruiliens te souffrent? et vne si grande trouppe de
nobles, non seulement nobles de nom, mais qui par leur vertu honnorent
leur noblesse? Apres plusieurs autres propos, car il parla à•
luy plus de deux heures entieres, Or va, luy dit-il, ie te donne,
Cinna, la vie à traistre et à parricide, que ie te donnay autres-fois
à ennemy: que l'amitié commence de ce iourd'huy entre nous:
essayons qui de nous deux de meilleure foy, moy t'aye donné ta vie,
ou tu l'ayes receuë. Et se despartit d'auec luy en cette maniere.3
Quelque temps apres il luy donna le consulat, se pleignant dequoy
il ne le luy auoit osé demander. Il l'eut depuis pour fort amy, et
fut seul faict par luy heritier de ses biens. Or depuis cet accident,
qui aduint à Auguste au quarantiesme an de son aage, il n'y eut
iamais de coniuration ny d'entreprise contre luy, et reçeut vne iuste•
recompense de cette sienne clemence. Mais il n'en aduint pas de
mesmes au nostre: car sa douceur ne le sceut garentir, qu'il ne
cheust depuis aux lacs de pareille trahison. Tant c'est chose vaine
et friuole que l'humaine prudence: et au trauers de tous nos
proiects, de nos conseils et precautions, la fortune maintient tousiours4
la possession des euenemens. Nous appellons les medecins
heureux, quand ils arriuent à quelque bonne fin: comme s'il n'y
auoit que leur art, qui ne se peust maintenir d'elle mesme, et qui
eust les fondemens trop frailes, pour s'appuyer de sa propre force: et
comme s'il n'y auoit qu'elle, qui ayt besoin que la fortune preste la•
main à ses operations. Ie croy d'elle tout le pis ou le mieux qu'on
voudra: car nous n'auons, Dieu mercy, nul commerce ensemble. Ie
suis au rebours des autres: car ie la mesprise bien tousiours, mais
quand ie suis malade, au lieu d'entrer en composition, ie commence
encore à la haïr et à la craindre: et respons à ceux qui me pressent1
de prendre medecine, qu'ils attendent au moins que ie sois
rendu à mes forces et à ma santé, pour auoir plus de moyen de
soustenir l'effort et le hazart de leur breuuage. Ie laisse faire nature,
et presuppose qu'elle se soit pourueue de dents et de griffes,
pour se deffendre des assaux qui luy viennent, et pour maintenir•
cette contexture, dequoy elle fuit la dissolution. Ie crain au lieu de
l'aller secourir, ainsi comme elle est aux prises bien estroites et
bien iointes auec la maladie, qu'on secoure son aduersaire au lieu
d'elle, et qu'on la recharge de nouueaux affaires. Or ie dy que
non en la medecine seulement, mais en plusieurs arts plus certaines,2
la fortune y a bonne part. Les saillies poëtiques, qui emportent
leur autheur, et le rauissent hors de soy, pourquoy ne les attribuerons
nous à son bon heur, puis qu'il confesse luy mesme qu'elles
surpassent sa suffisance et ses forces, et les recognoit venir d'ailleurs
que de soy, et ne les auoir aucunement en sa puissance: non plus•
que les orateurs ne disent auoir en la leur ces mouuemens et agitations
extraordinaires, qui les poussent au delà de leur dessein? Il en
est de mesmes en la peinture, qu'il eschappe par fois des traits de
la main du peintre surpassans sa conception et sa science, qui le
tirent luy mesmes en admiration, et qui l'estonnent. Mais la fortune3
montre bien encores plus euidemment, la part qu'elle a en tous ces
ouurages, par les graces et beautez qui s'y treuuent, non seulement
sans l'intention, mais sans la cognoissance mesme de l'ouurier. Vn
suffisant lecteur descouure souuent és escrits d'autruy, des perfections
autres que celles que l'autheur y a mises et apperceuës, et•
y preste des sens et des visages plus riches. Quant aux entreprises
militaires, chacun void comment la fortune y a bonne part. En nos
conseils mesmes et en nos deliberations, il faut certes qu'il y ayt du
sort et du bonheur meslé parmy: car tout ce que nostre sagesse
peut, ce n'est pas grandchose. Plus elle est aigue et viue, plus elle
trouue en soy de foiblesse, et se deffie d'autant plus d'elle mesme.•
Ie suis de l'aduis de Sylla: et quand ie me prens garde de pres aux
plus glorieux exploicts de la guerre, ie voy, ce me semble, que ceux
qui les conduisent, n'y employent la deliberation et le conseil, que
par acquit; et que la meilleure part de l'entreprinse, ils l'abandonnent
à la fortune; et sur la fiance qu'ils ont à son secours, passent1
à tous les coups au delà des bornes de tout discours. Il suruient
des allegresses fortuites, et des fureurs estrangeres parmy leurs
deliberations, qui les poussent le plus souuent à prendre le party le
moins fondé en apparence, et qui grossissent leur courage au dessus
de la raison. D'où il est aduenu à plusieurs grands Capitaines anciens,•
pour donner credit à ces conseils temeraires, d'alleguer à leurs
gens, qu'ils y estoyent conuiez par quelque inspiration, par quelque
signe et prognostique. Voyla pourquoy en cette incertitude et
perplexité, que nous apporte l'impuissance de voir et choisir ce qui
est le plus commode, pour les difficultez que les diuers accidens et2
circonstances de chaque chose tirent: le plus seur, quand autre
consideration ne nous y conuieroit, est à mon aduis de se reietter
au party, où il y a plus d'honnesteté et de iustice: et puis qu'on est
en doute du plus court chemin, tenir tousiours le droit. Comme en
ces deux exemples, que ie vien de proposer, il n'y a point de doubte,•
qu'il ne fust plus beau et plus genereux à celuy qui auoit receu
l'offence, de la pardonner, que s'il eust fait autrement. S'il en est
mes-aduenu au premier, il ne s'en faut pas prendre à ce sien bon
dessein: et ne sçait on, quand il eust pris le party contraire, s'il
eust eschapé la fin, à laquelle son destin l'appelloit; et si eust perdu3
la gloire d'vne telle humanité. Il se void dans les histoires, force
gens, en cette crainte; d'où la plus part ont suiuy le chemin de
courir au deuant des coniurations, qu'on faisoit contre eux, par
vengeance et par supplices: mais i'en voy fort peu ausquels ce remede
ayt seruy; tesmoing tant d'Empereurs Romains. Celuy qui se•
trouue en ce danger, ne doit pas beaucoup esperer ny de sa force,
ny de sa vigilance. Car combien est-il mal aisé de se garentir d'vn
ennemy, qui est couuert du visage du plus officieux amy que nous
ayons? et de cognoistre les volontez et pensemens interieurs de ceux
qui nous assistent? Il a beau employer des nations estrangeres pour4
sa garde, et estre tousiours ceint d'vne haye d'hommes armez: Quiconque
aura sa vie à mespris, se rendra tousiours maistre de celle
d'autruy. Et puis ce continuel soupçon, qui met le Prince en doute
de tout le monde, luy doit seruir d'vn merueilleux tourment. Pourtant
Dion estant aduerty que Callippus espioit les moyens de le faire
mourir, n'eut iamais le cœur d'en informer, disant qu'il aymoit•
mieux mourir que viure en cette misere, d'auoir à se garder non
de ses ennemys seulement, mais aussi de ses amis. Ce qu'Alexandre
representa bien plus viuement par effect, et plus roidement, quand
ayant eu aduis par vne lettre de Parmenion, que Philippus son plus
cher medecin estoit corrompu par l'argent de Darius pour l'empoisonner;1
en mesme temps qu'il donnoit à lire sa lettre à Philippus,
il auala le bruuage qu'il luy auoit presenté. Fut-ce pas exprimer
cette resolution, que si ses amis le vouloient tuer, il consentoit
qu'ils le peussent faire? Ce Prince est le souuerain patron des
actes hazardeux: mais ie ne sçay s'il y a traict en sa vie,•
qui ayt plus de fermeté que cestui-cy, ny vne beauté illustre
par tant de visages. Ceux qui preschent aux Princes la deffiance
si attentiue, soubs couleur de leur prescher leur seurté,
leur preschent leur ruine et leur honte. Rien de noble ne se
faict sans hazard. I'en sçay vn de courage tres-martial de sa2
complexion et entreprenant, de qui tous les iours on corrompt la
bonne fortune par telles persuasions: Qu'il se resserre entre les
siens, qu'il n'entende à aucune reconciliation de ses anciens ennemys,
se tienne à part, et ne se commette entre mains plus fortes,
quelque promesse qu'on luy face, quelque vtilité qu'il y voye. I'en•
sçay vn autre, qui a inesperément auancé sa fortune, pour auoir
pris conseil tout contraire. La hardiesse dequoy ils cerchent si
auidement la gloire, se represente, quand il est besoin, aussi magnifiquement
en pourpoint qu'en armes: en vn cabinet, qu'en vn
camp: le bras pendant, que le bras leué. La prudence si tendre et3
circonspecte, est mortelle ennemye des hautes executions. Scipion
sceut, pour pratiquer la volonté de Syphax, quittant son armée, et
abandonnant l'Espaigne, douteuse encore sous sa nouuelle conqueste,
passer en Afrique, dans deux simples vaisseaux, pour se
commettre en terre ennemie, à la puissance d'vn Roy barbare, à•
vne foy incogneue, sans obligation, sans hostage, sous la seule
seureté de la grandeur de son propre courage, de son bon heur,
et de la promesse de ses hautes esperances. Habita fides ipsam plerumque
fidem obligat. A vne vie ambitieuse et fameuse, il faut au
rebours, prester peu, et porter la bride courte aux souspeçons. La4
crainte et la deffiance attirent l'offence et la conuient. La plus deffiant
de nos Roys establit ses affaires, principalement pour auoir
volontairement abandonné et commis sa vie, et sa liberté, entre les
mains de ses ennemis: montrant auoir entiere fiance d'eux, afin
qu'ils la prinssent de luy. A ses legions mutinées et armées contre
luy, Cæsar opposoit seulement l'authorité de son visage, et la fierté
de ses paroles; et se fioit tant à soy et à sa fortune, qu'il ne craingnoit•
point de l'abandonner et commettre à vne armée seditieuse
et rebelle;
Stetit aggere fultus
Cespitis, intrepidus vultu, meruitque timeri
Nil metuens.1
histoire à l'honneur d'vn Prince des nostres (et nostre estoit-il
à tres-bonnes enseignes, encore que son origine fust estrangere)
que durant nos premiers troubles au siege de Roüan, ce Prince
ayant esté aduerti par la Royne mere du Roy d'vne entreprise qu'on1
faisoit sur sa vie, et instruit particulierement par ses lettres, de
celuy qui la deuoit conduire à chef, qui estoit vn Gentil-homme
Angeuin ou Manceau, frequentant lors ordinairement pour cet effet,
la maison de ce Prince: il ne communiqua à personne cet aduertissement:
mais se promenant l'endemain au mont saincte Catherine,•
d'où se faisoit nostre baterie à Rouan (car c'estoit au temps
que nous la tenions assiegee) ayant à ses costez ledit Seigneur
grand Aumosnier et vn autre Euesque, il apperçeut ce Gentil-homme,
qui luy auoit esté remarqué, et le fit appeller. Comme il
fut en sa presence, il luy dit ainsi le voyant desia pallir et fremir2
des alarmes de sa conscience: Monsieur de tel lieu, vous vous doutez
bien de ce que ie vous veux, et vostre visage le montre: vous n'auez
rien à me cacher: car ie suis instruict de vostre affaire si auant,
que vous ne feriez qu'empirer vostre marché, d'essayer à le couurir.
Vous sçauez bien telle chose et telle (qui estoyent les tenans et aboutissans•
des plus secretes pieces de cette menee) ne faillez sur vostre
vie à me confesser la verité de tout ce dessein. Quand ce pauure
homme se trouua pris et conuaincu, car le tout auoit esté descouuert
à la Royne par l'vn des complices, il n'eut qu'à ioindre les mains
et requerir la grace et misericorde de ce Prince; aux pieds duquel3
il se voulut ietter, mais il l'en garda, suyuant ainsi son propos: Venez
çà, vous ay-ie autre-fois fait desplaisir? ay-ie offencé quelqu'vn des
vostres par haine particuliere? Il n'y a pas trois semaines que ie
vous cognois, quelle raison vous a peu mouuoir à entreprendre ma
mort? Le Gentil-homme respondit à cela d'vne voix tremblante, que•
ce n'estoit aucune occasion particuliere qu'il en eust, mais l'interest
de la cause generale de son party, et qu'aucuns luy auoient persuadé
que ce seroit vne execution pleine de pieté, d'extirper en quelque
maniere que ce fust, vn si puissant ennemy de leur religion. Or,
suiuit ce Prince, ie vous veux montrer, combien la religion que ie
tiens est plus douce, que celle dequoy vous faictes profession. La•
vostre vous a conseillé de me tuer sans m'ouir, n'ayant receu de
moy aucune offence; et la mienne me commande que ie vous pardonne,
tout conuaincu que vous estes de m'auoir voulu tuer sans
raison. Allez vous en, retirez vous, que ie ne vous voye plus icy: et
si vous estes sage, prenez doresnauant en voz entreprises des conseillers1
plus gens de bien que ceux là. L'empereur Auguste estant
en la Gaule, reçeut certain auertissement d'vne coniuration que luy
brassoit L. Cinna: il delibera de s'en venger, et manda pour cet
effect au lendemain le conseil de ses amis: mais la nuict d'entre-deux
il la passa auec grande inquietude, considerant qu'il auoit à•
faire mourir un ieune homme de bonne maison, et neueu du grand
Pompeius: et produisoit en se pleignant plusieurs diuers discours.
Quoy donq, faisoit-il, sera-il dict que ie demeureray en crainte et
en alarme, et que ie lairray mon meurtrier se pourmener cependant
à son ayse? S'en ira-il quitte, ayant assailly ma teste, que i'ay2
sauuée de tant de guerres ciuiles, de tant de batailles, par mer et
par terre? et apres auoir estably la paix vniuerselle du monde,
sera-il absouz, ayant deliberé non de me meurtrir seulement, mais
de me sacrifier? Car la coniuration estoit faicte de le tuer, comme
il feroit quelque sacrifice. Apres cela s'estant tenu coy quelque•
espace de temps, il recommençoit d'vne voix plus forte, et s'en
prenoit à soy-mesme: Pourquoy vis tu, s'il importe à tant de gens
que tu meures? n'y aura-il point de fin à tes vengeances et à tes
cruautez? Ta vie vaut-elle que tant de dommage se face pour la
conseruer? Liuia sa femme le sentant en ces angoisses: Et les conseils3
des femmes y seront-ils receuz, luy dit elle? Fais ce que font
les medecins, quand les receptes accoustumees ne peuuent seruir,
ils en essayent de contraires. Par seuerité tu n'as iusques à cette
heure rien profité: Lepidus a suiuy Sauidienus, Murena Lepidus,
Cæpio Murena, Egnatius Cæpio. Commence à experimenter comment•
te succederont la douceur et la clemence. Cinna est conuaincu, pardonne
luy; de te nuire desormais, il ne pourra, et profitera à ta
gloire. Auguste fut bien ayse d'auoir trouué vn aduocat de son humeur,
et ayant remercié sa femme et contremandé ses amis, qu'il
auoit assignez au Conseil, commanda qu'on fist venir à luy Cinna4
tout seul. Et ayant fait sortir tout le monde de sa chambre, et fait
donner vn siege à Cinna, il luy parla en cette maniere: En premier
lieu ie te demande Cinna, paisible audience: n'interromps pas mon
parler, ie te donray temps et loysir d'y respondre. Tu sçais Cinna
que t'ayant pris au camp de mes ennemis, non seulement t'estant
faict mon ennemy, mais estant né tel, ie te sauuay; ie te mis entre
mains tous tes biens, et t'ay en fin rendu si accommodé et si aysé,•
que les victorieux sont enuieux de la condition du vaincu: l'office
du sacerdoce que tu me demandas, ie te l'ottroiay, l'ayant refusé à
d'autres, desquels les peres auoyent tousiours combatu auec moy:
t'ayant si fort obligé, tu as entrepris de me tuer. A quoy Cinna
s'estant escrié qu'il estoit bien esloigné d'vne si meschante pensee:1
Tu ne me tiens pas Cinna ce que tu m'auois promis, suyuit Auguste:
tu m'auois asseuré que ie ne serois pas interrompu: ouy, tu as entrepris
de me tuer, en tel lieu, tel iour, en telle compagnie, et de telle
façon: et le voyant transi de ces nouuelles, et en silence, non plus
pour tenir le marché de se taire, mais de la presse de sa conscience:•
Pourquoy, adiousta il, le fais tu? Est-ce pour estre Empereur?
Vrayment il va bien mal à la chose publique, s'il n'y a que moy,
qui t'empesche d'arriuer à l'Empire. Tu ne peux pas seulement deffendre
ta maison, et perdis dernierement vn procés par la faueur
d'vn simple libertin. Quoy? n'as tu pas moyen ny pouuoir en autre2
chose qu'à entreprendre Cæsar? Ie le quitte, s'il n'y a que moy qui
empesche tes esperances. Penses-tu, que Paulus, que Fabius, que les
Cosseens et Seruiliens te souffrent? et vne si grande trouppe de
nobles, non seulement nobles de nom, mais qui par leur vertu honnorent
leur noblesse? Apres plusieurs autres propos, car il parla à•
luy plus de deux heures entieres, Or va, luy dit-il, ie te donne,
Cinna, la vie à traistre et à parricide, que ie te donnay autres-fois
à ennemy: que l'amitié commence de ce iourd'huy entre nous:
essayons qui de nous deux de meilleure foy, moy t'aye donné ta vie,
ou tu l'ayes receuë. Et se despartit d'auec luy en cette maniere.3
Quelque temps apres il luy donna le consulat, se pleignant dequoy
il ne le luy auoit osé demander. Il l'eut depuis pour fort amy, et
fut seul faict par luy heritier de ses biens. Or depuis cet accident,
qui aduint à Auguste au quarantiesme an de son aage, il n'y eut
iamais de coniuration ny d'entreprise contre luy, et reçeut vne iuste•
recompense de cette sienne clemence. Mais il n'en aduint pas de
mesmes au nostre: car sa douceur ne le sceut garentir, qu'il ne
cheust depuis aux lacs de pareille trahison. Tant c'est chose vaine
et friuole que l'humaine prudence: et au trauers de tous nos
proiects, de nos conseils et precautions, la fortune maintient tousiours4
la possession des euenemens. Nous appellons les medecins
heureux, quand ils arriuent à quelque bonne fin: comme s'il n'y
auoit que leur art, qui ne se peust maintenir d'elle mesme, et qui
eust les fondemens trop frailes, pour s'appuyer de sa propre force: et
comme s'il n'y auoit qu'elle, qui ayt besoin que la fortune preste la•
main à ses operations. Ie croy d'elle tout le pis ou le mieux qu'on
voudra: car nous n'auons, Dieu mercy, nul commerce ensemble. Ie
suis au rebours des autres: car ie la mesprise bien tousiours, mais
quand ie suis malade, au lieu d'entrer en composition, ie commence
encore à la haïr et à la craindre: et respons à ceux qui me pressent1
de prendre medecine, qu'ils attendent au moins que ie sois
rendu à mes forces et à ma santé, pour auoir plus de moyen de
soustenir l'effort et le hazart de leur breuuage. Ie laisse faire nature,
et presuppose qu'elle se soit pourueue de dents et de griffes,
pour se deffendre des assaux qui luy viennent, et pour maintenir•
cette contexture, dequoy elle fuit la dissolution. Ie crain au lieu de
l'aller secourir, ainsi comme elle est aux prises bien estroites et
bien iointes auec la maladie, qu'on secoure son aduersaire au lieu
d'elle, et qu'on la recharge de nouueaux affaires. Or ie dy que
non en la medecine seulement, mais en plusieurs arts plus certaines,2
la fortune y a bonne part. Les saillies poëtiques, qui emportent
leur autheur, et le rauissent hors de soy, pourquoy ne les attribuerons
nous à son bon heur, puis qu'il confesse luy mesme qu'elles
surpassent sa suffisance et ses forces, et les recognoit venir d'ailleurs
que de soy, et ne les auoir aucunement en sa puissance: non plus•
que les orateurs ne disent auoir en la leur ces mouuemens et agitations
extraordinaires, qui les poussent au delà de leur dessein? Il en
est de mesmes en la peinture, qu'il eschappe par fois des traits de
la main du peintre surpassans sa conception et sa science, qui le
tirent luy mesmes en admiration, et qui l'estonnent. Mais la fortune3
montre bien encores plus euidemment, la part qu'elle a en tous ces
ouurages, par les graces et beautez qui s'y treuuent, non seulement
sans l'intention, mais sans la cognoissance mesme de l'ouurier. Vn
suffisant lecteur descouure souuent és escrits d'autruy, des perfections
autres que celles que l'autheur y a mises et apperceuës, et•
y preste des sens et des visages plus riches. Quant aux entreprises
militaires, chacun void comment la fortune y a bonne part. En nos
conseils mesmes et en nos deliberations, il faut certes qu'il y ayt du
sort et du bonheur meslé parmy: car tout ce que nostre sagesse
peut, ce n'est pas grandchose. Plus elle est aigue et viue, plus elle
trouue en soy de foiblesse, et se deffie d'autant plus d'elle mesme.•
Ie suis de l'aduis de Sylla: et quand ie me prens garde de pres aux
plus glorieux exploicts de la guerre, ie voy, ce me semble, que ceux
qui les conduisent, n'y employent la deliberation et le conseil, que
par acquit; et que la meilleure part de l'entreprinse, ils l'abandonnent
à la fortune; et sur la fiance qu'ils ont à son secours, passent1
à tous les coups au delà des bornes de tout discours. Il suruient
des allegresses fortuites, et des fureurs estrangeres parmy leurs
deliberations, qui les poussent le plus souuent à prendre le party le
moins fondé en apparence, et qui grossissent leur courage au dessus
de la raison. D'où il est aduenu à plusieurs grands Capitaines anciens,•
pour donner credit à ces conseils temeraires, d'alleguer à leurs
gens, qu'ils y estoyent conuiez par quelque inspiration, par quelque
signe et prognostique. Voyla pourquoy en cette incertitude et
perplexité, que nous apporte l'impuissance de voir et choisir ce qui
est le plus commode, pour les difficultez que les diuers accidens et2
circonstances de chaque chose tirent: le plus seur, quand autre
consideration ne nous y conuieroit, est à mon aduis de se reietter
au party, où il y a plus d'honnesteté et de iustice: et puis qu'on est
en doute du plus court chemin, tenir tousiours le droit. Comme en
ces deux exemples, que ie vien de proposer, il n'y a point de doubte,•
qu'il ne fust plus beau et plus genereux à celuy qui auoit receu
l'offence, de la pardonner, que s'il eust fait autrement. S'il en est
mes-aduenu au premier, il ne s'en faut pas prendre à ce sien bon
dessein: et ne sçait on, quand il eust pris le party contraire, s'il
eust eschapé la fin, à laquelle son destin l'appelloit; et si eust perdu3
la gloire d'vne telle humanité. Il se void dans les histoires, force
gens, en cette crainte; d'où la plus part ont suiuy le chemin de
courir au deuant des coniurations, qu'on faisoit contre eux, par
vengeance et par supplices: mais i'en voy fort peu ausquels ce remede
ayt seruy; tesmoing tant d'Empereurs Romains. Celuy qui se•
trouue en ce danger, ne doit pas beaucoup esperer ny de sa force,
ny de sa vigilance. Car combien est-il mal aisé de se garentir d'vn
ennemy, qui est couuert du visage du plus officieux amy que nous
ayons? et de cognoistre les volontez et pensemens interieurs de ceux
qui nous assistent? Il a beau employer des nations estrangeres pour4
sa garde, et estre tousiours ceint d'vne haye d'hommes armez: Quiconque
aura sa vie à mespris, se rendra tousiours maistre de celle
d'autruy. Et puis ce continuel soupçon, qui met le Prince en doute
de tout le monde, luy doit seruir d'vn merueilleux tourment. Pourtant
Dion estant aduerty que Callippus espioit les moyens de le faire
mourir, n'eut iamais le cœur d'en informer, disant qu'il aymoit•
mieux mourir que viure en cette misere, d'auoir à se garder non
de ses ennemys seulement, mais aussi de ses amis. Ce qu'Alexandre
representa bien plus viuement par effect, et plus roidement, quand
ayant eu aduis par vne lettre de Parmenion, que Philippus son plus
cher medecin estoit corrompu par l'argent de Darius pour l'empoisonner;1
en mesme temps qu'il donnoit à lire sa lettre à Philippus,
il auala le bruuage qu'il luy auoit presenté. Fut-ce pas exprimer
cette resolution, que si ses amis le vouloient tuer, il consentoit
qu'ils le peussent faire? Ce Prince est le souuerain patron des
actes hazardeux: mais ie ne sçay s'il y a traict en sa vie,•
qui ayt plus de fermeté que cestui-cy, ny vne beauté illustre
par tant de visages. Ceux qui preschent aux Princes la deffiance
si attentiue, soubs couleur de leur prescher leur seurté,
leur preschent leur ruine et leur honte. Rien de noble ne se
faict sans hazard. I'en sçay vn de courage tres-martial de sa2
complexion et entreprenant, de qui tous les iours on corrompt la
bonne fortune par telles persuasions: Qu'il se resserre entre les
siens, qu'il n'entende à aucune reconciliation de ses anciens ennemys,
se tienne à part, et ne se commette entre mains plus fortes,
quelque promesse qu'on luy face, quelque vtilité qu'il y voye. I'en•
sçay vn autre, qui a inesperément auancé sa fortune, pour auoir
pris conseil tout contraire. La hardiesse dequoy ils cerchent si
auidement la gloire, se represente, quand il est besoin, aussi magnifiquement
en pourpoint qu'en armes: en vn cabinet, qu'en vn
camp: le bras pendant, que le bras leué. La prudence si tendre et3
circonspecte, est mortelle ennemye des hautes executions. Scipion
sceut, pour pratiquer la volonté de Syphax, quittant son armée, et
abandonnant l'Espaigne, douteuse encore sous sa nouuelle conqueste,
passer en Afrique, dans deux simples vaisseaux, pour se
commettre en terre ennemie, à la puissance d'vn Roy barbare, à•
vne foy incogneue, sans obligation, sans hostage, sous la seule
seureté de la grandeur de son propre courage, de son bon heur,
et de la promesse de ses hautes esperances. Habita fides ipsam plerumque
fidem obligat. A vne vie ambitieuse et fameuse, il faut au
rebours, prester peu, et porter la bride courte aux souspeçons. La4
crainte et la deffiance attirent l'offence et la conuient. La plus deffiant
de nos Roys establit ses affaires, principalement pour auoir
volontairement abandonné et commis sa vie, et sa liberté, entre les
mains de ses ennemis: montrant auoir entiere fiance d'eux, afin
qu'ils la prinssent de luy. A ses legions mutinées et armées contre
luy, Cæsar opposoit seulement l'authorité de son visage, et la fierté
de ses paroles; et se fioit tant à soy et à sa fortune, qu'il ne craingnoit•
point de l'abandonner et commettre à vne armée seditieuse
et rebelle;
Stetit aggere fultus
Cespitis, intrepidus vultu, meruitque timeri
Nil metuens.1
Mais il est bien vray, que cette forte asseurance ne se peut
presenter bien entiere, et naifue, que par ceux ausquels l'imagination
de la mort, et du pis qui peut aduenir apres tout, ne donne
point d'effroy; car de la representer tremblante encore, doubteuse
et incertaine, pour le seruice d'vne importante reconciliation, ce•
n'est rien faire qui vaille. C'est vn excellent moyen de gaigner le
cœur et volonté d'autruy, de s'y aller soubsmettre et fier, pourueu
que ce soit librement, et sans contrainte d'aucune necessité, et que
ce soit en condition, qu'on y porte vne fiance pure et nette; le
front au moins deschargé de tout scrupule. Ie vis en mon enfance,2
vn Gentil-homme commandant à vne grande ville empressé à l'esmotion
d'vn peuple furieux. Pour esteindre ce commencement du
trouble, il print party de sortir d'vn lieu tres-asseuré où il estoit,
et se rendre à cette tourbe mutine: d'où mal luy print, et y fut
miserablement tué. Mais il ne me semble pas que sa faute fust tant•
d'estre sorty, ainsi qu'ordinairement on le reproche à sa memoire,
comme ce fut d'auoir pris vne voye de soubsmission et de mollesse:
et d'auoir voulu endormir cette rage, plustost en suiuant qu'en
guidant, et en requerant plustost qu'en remontrant: et estime que
vne gracieuse seuerité, auec vn commandement militaire, plein de3
securité, et de confiance, conuenable à son rang, et à la dignité de
sa charge, luy eust mieux succedé, au moins auec plus d'honneur,
et de bien-seance. Il n'est rien moins esperable de ce monstre ainsin
agité, que l'humanité et la douceur, il receura bien plustost la reuerance
et la crainte. Ie luy reprocherois aussi, qu'ayant pris vne•
resolution plustost braue à mon gré, que temeraire, de se ietter
foible et en pourpoint, emmy cette mer tempestueuse d'hommes
insensez, il la deuoit aualler toute, et n'abandonner ce personnage.
Là où il luy aduint apres auoir recogneu le danger de pres, de
saigner du nez: et d'alterer encore depuis cette contenance démise4
et flatteuse, qu'il auoit entreprinse, en vne contenance effraiee:
chargeant sa voix et ses yeux d'estonnement et de penitence: cerchant
à conniller et à se desrober, il les enflamma et appella sur
soy. On deliberoit de faire vne montre generalle de diuerses
trouppes en armes, (c'est le lieu des vengeances secrettes, et n'est
point où en plus grande seureté on les puisse exercer) il y auoit
publiques et notoires apparences, qu'il n'y faisoit pas fort bon pour•
aucuns, ausquels touchoit la principalle et necessaire charge de les
recognoistre. Il s'y proposa diuers conseils, comme en chose difficile,
et qui auoit beaucoup de poids et de suitte. Le mien fut, qu'on
euitast sur tout de donner aucun tesmoignage de ce doubte, et
qu'on s'y trouuast et meslast parmy les files, la teste droicte, et le1
visage ouuert, et qu'au lieu d'en retrancher aucune chose, à quoy
les autres opinions visoient le plus, au contraire, l'on sollicitast les
Capitaines d'aduertir les soldats de faire leurs salues belles et gaillardes
en l'honneur des assistans, et n'espargner leur poudre. Cela
seruit de gratification enuers ces trouppes suspectes, et engendra•
dés lors en auant vne mutuelle et vtile confidence. La voye qu'y
tint Iulius Cæsar, ie trouue que c'est la plus belle, qu'on y puisse
prendre. Premierement il essaya par clemence, à se faire aymer de
ses ennemis mesmes, se contentant aux coniurations qui luy estoient
descouuertes, de declarer simplement qu'il en estoit aduerti. Cela2
faict, il print vne tres-noble resolution, d'attendre sans effroy et
sans solicitude, ce qui luy en pourroit aduenir, s'abandonnant et se
remettant à la garde des Dieux et de la fortune. Car certainement
c'est l'estat où il estoit quand il fut tué. Vn estranger ayant dict
et publié par tout qu'il pourroit instruire Dionysius Tyran de Syracuse,•
d'vn moyen de sentir et descouurir en toute certitude, les
parties que ses subiets machineroient contre luy, s'il luy vouloit
donner vne bonne piece d'argent, Dionysius en estant aduerty, le
fit appeller à soy, pour s'esclaircir d'vn art si necessaire à sa conseruation;
cet estranger luy dict, qu'il n'y auoit pas d'autre art,3
sinon qu'il luy fist deliurer vn talent, et se ventast d'auoir apris
de luy vn singulier secret. Dionysius trouua cette inuention bonne,
et luy fit compter six cens escus. Il n'estoit pas vray-semblable,
qu'il eust donné si grande somme à vn homme incogneu, qu'en
recompense d'vn tres-vtile apprentissage, et seruoit cette reputation•
à tenir ses ennemis en crainte. Pourtant les Princes sagement publient
les aduis qu'ils reçoiuent des menées qu'on dresse contre
leur vie; pour faire croire qu'ilz sont bien aduertis, et qu'il ne se
peut rien entreprendre dequoy ils ne sentent le vent. Le Duc
d'Athenes fit plusieurs sottises en l'establissement de sa fresche
tyrannie sur Florence: mais cette-cy la plus notable, qu'ayant
receu le premier aduis des monopoles que ce peuple dressoit contre•
luy, par Mattheo dit Morozo, complice d'icelles, il le fit mourir, pour
supprimer cet aduertissement, et ne faire sentir, qu'aucun en la
ville s'ennuïast de sa domination. Il me souuient auoir leu autrefois
l'histoire de quelque Romain, personnage de dignité, lequel
fuyant la tyrannie du Triumuirat, auoit eschappé mille fois les1
mains de ceux qui le poursuiuoyent, par la subtilité de ses inuentions.
Il aduint vn iour, qu'vne troupe de gens de cheual, qui auoit
charge de le prendre, passa tout ioignant vn halier, où il s'estoit
tapy, et faillit de le descouurir. Mais luy sur ce point là, considerant
la peine et les difficultez, ausquelles il auoit desia si long•
temps duré, pour se sauuer des continuelles et curieuses recherches,
qu'on faisoit de luy par tout, le peu de plaisir qu'il pouuoit
esperer d'vne telle vie, et combien il luy valoit mieux passer vne
fois le pas, que demeurer tousiours en cette transe, luy-mesme les
r'appella, et leur trahit sa cachette, s'abandonnant volontairement2
à leur cruauté, pour oster eux et luy d'vne plus longue peine.
D'appeller les mains ennemies, c'est vn conseil vn peu gaillard: si
croy-ie, qu'encore vaudroit-il mieux le prendre, que de demeurer
en la fieure continuelle d'vn accident, qui n'a point de remede.
Mais puis que les prouisions qu'on y peut apporter sont pleines•
d'inquietude, et d'incertitude, il vaut mieux d'vne belle asseurance
se preparer à tout ce qui en pourra aduenir; et tirer quelque consolation
de ce qu'on n'est pas asseuré qu'il aduienne.
presenter bien entiere, et naifue, que par ceux ausquels l'imagination
de la mort, et du pis qui peut aduenir apres tout, ne donne
point d'effroy; car de la representer tremblante encore, doubteuse
et incertaine, pour le seruice d'vne importante reconciliation, ce•
n'est rien faire qui vaille. C'est vn excellent moyen de gaigner le
cœur et volonté d'autruy, de s'y aller soubsmettre et fier, pourueu
que ce soit librement, et sans contrainte d'aucune necessité, et que
ce soit en condition, qu'on y porte vne fiance pure et nette; le
front au moins deschargé de tout scrupule. Ie vis en mon enfance,2
vn Gentil-homme commandant à vne grande ville empressé à l'esmotion
d'vn peuple furieux. Pour esteindre ce commencement du
trouble, il print party de sortir d'vn lieu tres-asseuré où il estoit,
et se rendre à cette tourbe mutine: d'où mal luy print, et y fut
miserablement tué. Mais il ne me semble pas que sa faute fust tant•
d'estre sorty, ainsi qu'ordinairement on le reproche à sa memoire,
comme ce fut d'auoir pris vne voye de soubsmission et de mollesse:
et d'auoir voulu endormir cette rage, plustost en suiuant qu'en
guidant, et en requerant plustost qu'en remontrant: et estime que
vne gracieuse seuerité, auec vn commandement militaire, plein de3
securité, et de confiance, conuenable à son rang, et à la dignité de
sa charge, luy eust mieux succedé, au moins auec plus d'honneur,
et de bien-seance. Il n'est rien moins esperable de ce monstre ainsin
agité, que l'humanité et la douceur, il receura bien plustost la reuerance
et la crainte. Ie luy reprocherois aussi, qu'ayant pris vne•
resolution plustost braue à mon gré, que temeraire, de se ietter
foible et en pourpoint, emmy cette mer tempestueuse d'hommes
insensez, il la deuoit aualler toute, et n'abandonner ce personnage.
Là où il luy aduint apres auoir recogneu le danger de pres, de
saigner du nez: et d'alterer encore depuis cette contenance démise4
et flatteuse, qu'il auoit entreprinse, en vne contenance effraiee:
chargeant sa voix et ses yeux d'estonnement et de penitence: cerchant
à conniller et à se desrober, il les enflamma et appella sur
soy. On deliberoit de faire vne montre generalle de diuerses
trouppes en armes, (c'est le lieu des vengeances secrettes, et n'est
point où en plus grande seureté on les puisse exercer) il y auoit
publiques et notoires apparences, qu'il n'y faisoit pas fort bon pour•
aucuns, ausquels touchoit la principalle et necessaire charge de les
recognoistre. Il s'y proposa diuers conseils, comme en chose difficile,
et qui auoit beaucoup de poids et de suitte. Le mien fut, qu'on
euitast sur tout de donner aucun tesmoignage de ce doubte, et
qu'on s'y trouuast et meslast parmy les files, la teste droicte, et le1
visage ouuert, et qu'au lieu d'en retrancher aucune chose, à quoy
les autres opinions visoient le plus, au contraire, l'on sollicitast les
Capitaines d'aduertir les soldats de faire leurs salues belles et gaillardes
en l'honneur des assistans, et n'espargner leur poudre. Cela
seruit de gratification enuers ces trouppes suspectes, et engendra•
dés lors en auant vne mutuelle et vtile confidence. La voye qu'y
tint Iulius Cæsar, ie trouue que c'est la plus belle, qu'on y puisse
prendre. Premierement il essaya par clemence, à se faire aymer de
ses ennemis mesmes, se contentant aux coniurations qui luy estoient
descouuertes, de declarer simplement qu'il en estoit aduerti. Cela2
faict, il print vne tres-noble resolution, d'attendre sans effroy et
sans solicitude, ce qui luy en pourroit aduenir, s'abandonnant et se
remettant à la garde des Dieux et de la fortune. Car certainement
c'est l'estat où il estoit quand il fut tué. Vn estranger ayant dict
et publié par tout qu'il pourroit instruire Dionysius Tyran de Syracuse,•
d'vn moyen de sentir et descouurir en toute certitude, les
parties que ses subiets machineroient contre luy, s'il luy vouloit
donner vne bonne piece d'argent, Dionysius en estant aduerty, le
fit appeller à soy, pour s'esclaircir d'vn art si necessaire à sa conseruation;
cet estranger luy dict, qu'il n'y auoit pas d'autre art,3
sinon qu'il luy fist deliurer vn talent, et se ventast d'auoir apris
de luy vn singulier secret. Dionysius trouua cette inuention bonne,
et luy fit compter six cens escus. Il n'estoit pas vray-semblable,
qu'il eust donné si grande somme à vn homme incogneu, qu'en
recompense d'vn tres-vtile apprentissage, et seruoit cette reputation•
à tenir ses ennemis en crainte. Pourtant les Princes sagement publient
les aduis qu'ils reçoiuent des menées qu'on dresse contre
leur vie; pour faire croire qu'ilz sont bien aduertis, et qu'il ne se
peut rien entreprendre dequoy ils ne sentent le vent. Le Duc
d'Athenes fit plusieurs sottises en l'establissement de sa fresche
tyrannie sur Florence: mais cette-cy la plus notable, qu'ayant
receu le premier aduis des monopoles que ce peuple dressoit contre•
luy, par Mattheo dit Morozo, complice d'icelles, il le fit mourir, pour
supprimer cet aduertissement, et ne faire sentir, qu'aucun en la
ville s'ennuïast de sa domination. Il me souuient auoir leu autrefois
l'histoire de quelque Romain, personnage de dignité, lequel
fuyant la tyrannie du Triumuirat, auoit eschappé mille fois les1
mains de ceux qui le poursuiuoyent, par la subtilité de ses inuentions.
Il aduint vn iour, qu'vne troupe de gens de cheual, qui auoit
charge de le prendre, passa tout ioignant vn halier, où il s'estoit
tapy, et faillit de le descouurir. Mais luy sur ce point là, considerant
la peine et les difficultez, ausquelles il auoit desia si long•
temps duré, pour se sauuer des continuelles et curieuses recherches,
qu'on faisoit de luy par tout, le peu de plaisir qu'il pouuoit
esperer d'vne telle vie, et combien il luy valoit mieux passer vne
fois le pas, que demeurer tousiours en cette transe, luy-mesme les
r'appella, et leur trahit sa cachette, s'abandonnant volontairement2
à leur cruauté, pour oster eux et luy d'vne plus longue peine.
D'appeller les mains ennemies, c'est vn conseil vn peu gaillard: si
croy-ie, qu'encore vaudroit-il mieux le prendre, que de demeurer
en la fieure continuelle d'vn accident, qui n'a point de remede.
Mais puis que les prouisions qu'on y peut apporter sont pleines•
d'inquietude, et d'incertitude, il vaut mieux d'vne belle asseurance
se preparer à tout ce qui en pourra aduenir; et tirer quelque consolation
de ce qu'on n'est pas asseuré qu'il aduienne.