Essais de Montaigne (self-édition) - Volume I

Il n'est pas avantageux de s'attacher à prévenir les conjurations par la rigueur.—L'histoire mentionne force gens en proie à la crainte d'attentats ourdis contre eux, et la plupart se sont appliqués à les déjouer en les prévenant et recourant aux supplices; j'en vois fort peu auxquels ce système ait réussi, témoin tant d'empereurs romains. Celui que menace un semblable danger, ne doit compter beaucoup ni sur sa puissance, ni sur sa vigilance, car il est bien malaisé de se garantir d'un ennemi qui se dissimule, en feignant d'être de nos meilleurs amis et de connaître les desseins et pensées intimes de ceux qui nous approchent. Il aura beau se constituer une garde recrutée à l'étranger et s'entourer constamment d'hommes armés, quiconque ne tient pas à la vie, sera toujours maître de celle d'autrui; et puis, cette suspicion continuelle qui le met en doute contre tout le monde, doit être un tourment excessif.—Dion, averti que Calipsus guettait une occasion de le frapper, n'eut pas le courage d'éclaircir le fait, préférant mourir, dit-il, que d'être dans la triste obligation d'avoir à se garder non seulement de ses ennemis, mais aussi de ses amis.—Cette même idée, Alexandre le Grand la traduisit en fait, d'une façon bien plus nette et plus énergique: avisé par une lettre de Parménion que Philippe, son médecin préféré, avait été corrompu à prix d'argent par Darius pour l'empoisonner, en même temps qu'il donnait la lettre à lire à Philippe, il avalait le breuvage que celui-ci venait de lui présenter. Voulut-il par là montrer que si ses amis voulaient attenter à ses jours, il renonçait à sa défendre contre eux? Personne ne s'est plus confié à la fortune que ce prince, mais je ne sais rien de sa vie qui témoigne plus de fermeté que cet acte, ni qui soit si beau, sous quelque aspect qu'on l'envisage.

Triste état d'un prince en proie à la défiance.—Ceux qui prêchent aux princes d'être constamment en défiance, sous prétexte d'assurer leur sûreté, les poussent à leur perte et à leur honte; car rien de noble ne se fait sans risques à courir. J'en connais un, très brave et entreprenant par nature, auquel on a fait perdre toutes les belles occasions de s'illustrer, en lui répétant sans cesse: «Qu'il demeure à l'abri au milieu des siens; ne se prête à aucune réconciliation avec ses anciens ennemis; se tienne à part, sans se confier à plus puissant que lui, quelques promesses qui lui soient faites, quelques avantages que cela semble présenter.» J'en sais au contraire un autre qui, en suivant le conseil opposé, a avancé sa fortune d'une manière inespérée.

La hardiesse permet seule de réaliser de grandes choses.—De la hardiesse qui procure la gloire dont les princes sont si avides, on peut aussi magnifiquement faire preuve, qu'on soit en pourpoint ou armé de pied en cap, dans un cabinet que dans les camps, que l'on reste calme ou que l'on soit menaçant; la prudence, si pleine d'attention, si circonspecte, est l'ennemie mortelle des grandes choses. Scipion, pour gagner la bonne volonté de Syphax, n'hésita pas à quitter son armée, abandonnant l'Espagne nouvellement conquise et dont la soumission pouvait encore être douteuse, pour passer en Afrique, avec simplement deux navires, se remettant, en pays ennemi, au pouvoir d'un roi barbare, sur la bonne foi duquel il n'était pas fixé, sans garantie, sans otages, se confiant seulement à son grand courage, à sa bonne fortune et dans la pensée de voir se réaliser les hautes espérances qu'il avait conçues: «La confiance que nous accordons à un autre, nous gagne souvent la sienne (Tite Live).»—Qui a de l'ambition et vise à la célébrité doit, au contraire, se garder d'une prudence exagérée, ne pas prêter aux soupçons, non plus que s'y laisser trop entraîner soi-même; la crainte et la défiance font naître l'offense et la provoquent. Le plus défiant de nos rois rétablit ses affaires, surtout en se confiant de son propre mouvement à ses ennemis, au risque de sa vie et de sa liberté, montrant par là la pleine confiance qu'il avait en eux, afin de les amener à en avoir en lui.—A ses légions mutinées, César opposa uniquement l'attitude qui convient à qui exerce l'autorité et un langage élevé; il avait une telle confiance en lui-même et en sa fortune, qu'il ne craignit pas de s'abandonner et de s'exposer à une armée séditieuse et rebelle: «Il parut sur un tertre de gazon, debout, le visage impassible; sans crainte pour lui-même, il sut l'inspirer aux autres (Lucain).»

Conduite à tenir en cas d'émeute; la confiance qu'on montre doit, pour porter fruit, être ou paraître exempte de crainte.—Mais il est certain qu'une semblable assurance qui procure un si grand ascendant, n'est naturelle et ne peut avoir tout son effet que chez ceux auxquels la perspective de la mort et de ce qui peut arriver de pire sous tous rapports, ne cause pas d'effroi; une attitude quelque peu tremblante, qui semble douter et être incertaine du résultat, chez celui qui poursuit l'apaisement, ne peut aboutir à rien qui vaille, pour peu que la situation soit grave. C'est un excellent moyen de gagner les cœurs et la bonne volonté des gens, que de se présenter à eux fier et confiant, sous condition que ce soit de son propre mouvement, sans y être contraint par la nécessité et que le sentiment qui nous anime soit sincère et franc, ou tout au moins qu'on ne semble pas avoir d'inquiétude.—J'ai vu dans mon enfance un gentilhomme, commandant d'une ville importante, aux prises avec un violent mouvement d'effervescence populaire. Pour apaiser ces troubles à leur début, il prit le parti de sortir du lieu où il se trouvait et était en parfaite sûreté et d'aller aux mutins; mal lui en prit, ils le massacrèrent. Sa faute en cette circonstance ne fut pas tant, à mon avis, de sortir, comme on en fait d'ordinaire reproche à sa mémoire, que d'être entré dans la voie des concessions et d'avoir manqué d'énergie; d'avoir cherché à calmer ces forcenés, plutôt en se mettant à leur remorque qu'en les éclairant sur leur faute; de les avoir priés, au lieu de les réprimander; j'estime qu'une sévérité mitigée, unie à un commandement sûr de lui-même appuyé des troupes sous ses ordres, convenait davantage à son rang et aux devoirs de sa charge, lui eût mieux réussi, ou tout au moins lui eût fait plus d'honneur et eût été plus digne. Contre les fureurs populaires, il n'y a rien à espérer de l'emploi de l'humanité et de la douceur; ce qui inspire le respect et la crainte a plus de chances de réussite. Je ferai également reproche à ce gentilhomme, qu'ayant pris une résolution que j'estime brave plutôt que téméraire en allant, sans armure et sans escorte suffisante, se jeter au milieu de cette mer, démontée par la tempête, d'hommes atteints de folie, il ne l'ait pas suivie jusqu'au bout. Au lieu de cela, s'apercevant du danger, il faiblit; et sa contenance, de pacifique et conciliatrice qu'elle était déjà, se ressentit de la frayeur qui s'empara de lui; sa voix s'altéra, en son regard se peignirent l'effroi et le regret de s'être aussi inconsidérément avancé; il chercha à s'esquiver et à disparaître; ce spectacle n'en surexcita que davantage la foule en delire, qui en vint aux pires excès avec lui.

J'assistais à une délibération relative à une grande parade de troupes de toute nature, que l'on projetait (occasion souvent choisie par ceux qui méditent de mauvais coups, parce que c'est là qu'ils peuvent s'exécuter avec le moins de danger). Il y avait de fortes apparences, d'après les bruits publics, pour ceux auxquels leurs fonctions imposaient le maintien de l'ordre, que des tentatives de cette nature pourraient bien s'y produire. Divers conseils furent émis à ce sujet, comme il arrive dans les cas difficiles, et, dans le nombre, quelques-uns très sensés et méritant d'être pris en considération. J'opinai, quant à moi, pour qu'on évitât tout ce qui pourrait témoigner de la crainte où l'on était; pour qu'on s'y rendit, qu'on se mêlât à la troupe la tête haute, le visage ne reflétant aucune appréhension; et, qu'au lieu de la restreindre (comme les autres le proposaient), on donnât, au contraire, à cette prise d'armes, tout le développement dont elle était susceptible, recommandant aux capitaines d'avertir leurs soldats de faire, bien nourries et avec ensemble, les salves de mousqueterie tirées à titre d'honneurs rendus au personnage qui les passait en revue et de ne pas épargner la poudre. Ainsi fut fait; ces troupes, dont la fidélité était suspecte, en reçurent un encouragement qui amena, pour l'avenir, une mutuelle et utile confiance.

Confiance de César en sa fortune.—La conduite de Jules César, dans les circonstances de cette nature, me paraît belle, au point de ne pouvoir être surpassée. Par sa clémence * et sa douceur, il chercha tout d'abord à gagner l'affection de ses ennemis eux-mêmes, se contentant, quand des conjurations lui étaient dénoncées, de déclarer simplement qu'il en était averti; puis, par un sentiment plein de noblesse, il attendait sans effroi et sans s'en préoccuper davantage, ce qui pourrait advenir, s'abandonnant et s'en remettant à la garde des dieux et à sa fortune; il était certainement dans cet état d'âme, lorsqu'il fut tué.

Conseil donné à un tyran, pour se mettre à couvert des complots qu'on pouvait former contre lui.—Un étranger ayant dit et répandu partout qu'il était à même, moyennant une forte somme d'argent, d'indiquer à Denys, tyran de Syracuse, un moyen infaillible de pressentir et de découvrir à coup sûr les complots que ses sujets pouvaient organiser contre lui, Denys, auquel le propos fut rapporté, le fit appeler pour se renseigner sur ce procédé qui pouvait être si utile à sa sûreté. L'étranger lui dit qu'il n'était autre que de lui faire donner un talent, et de se vanter d'avoir appris de lui ce singulier secret. Denys trouva l'idée bonne et lui fit compter six cents écus. Aux yeux de tous, il n'était pas vraisemblable que le tyran eût gratifié un inconnu d'une aussi forte somme, si ce n'était en récompense d'un important service rendu; et cette croyance contribua à rendre ses ennemis circonspects. C'est qu'en effet, les princes qui ébruitent les avis qu'ils reçoivent des attentats médités contre eux, agissent sagement; ils font croire que leur police est bien faite et que rien ne peut être entrepris contre eux, dont ils n'aient vent.—Le duc d'Athènes commit plusieurs maladresses au début de sa récente domination sur Florence; la plus grande fut que, prévenu de conciliabules tenus contre lui par les mécontents, il fit mourir Matteo di Morozo, qui était l'un des leurs et le premier les lui avait dénoncés, dans la pensée que personne ne connaîtrait ces réunions et ne serait ainsi porté à croire que sa domination fût impatiemment supportée par quelques-uns.

Mourir vaut mieux parfois que d'être sous la menace continue d'une fin tragique.—Je me souviens avoir lu autrefois l'histoire d'un haut personnage Romain qui, proscrit par les triumvirs, avait été assez habile pour échapper nombre de fois à ceux lancés à sa poursuite. Un jour, une troupe de cavaliers envoyés pour s'emparer de lui, passa, sans le découvrir, près d'un épais buisson où il était caché. Mais lui, en ce moment, songeant à la peine et aux difficultés qu'il avait, depuis si longtemps, pour se dérober aux recherches continues et minutieuses dont il était partout l'objet, au peu de plaisir qu'il pouvait espérer d'une pareille vie, se prit à penser qu'il était préférable d'en finir une bonne fois, que de demeurer toujours dans ces transes; et sortant de sa cachette, lui-même rappela les cavaliers qui le cherchaient et se livra volontairement à leur merci, pour se débarrasser, eux et lui, de plus longs tracas. Se livrer soi-même à ses ennemis, est un parti un peu excessif; je crois cependant qu'il vaut encore mieux en agir ainsi, que de demeurer constamment sous l'appréhension fiévreuse d'un accident inévitable. Toutefois, l'inquiétude et l'incertitude étant au fond de toutes les précautions que l'on peut prendre, le mieux encore est de se préparer courageusement à tout ce qui peut arriver et de tirer quelque consolation de ce que l'on n'est pas certain que cela arrivera.

CHAPITRE XXIV.    (ORIGINAL LIV. I, CH. XXIIII.)
Du pédantisme.

Les pédants sont et ont été de tous temps méprisés et ridiculisés malgré leur savoir.—J'ai souvent souffert, en mon enfance, de toujours voir le pédant qui instruit la jeunesse, jouer dans les comédies italiennes un rôle grotesque, et le surnom de Magister ne pas avoir une signification beaucoup plus honorable chez nous; du moment que nous leur sommes confiés, je ne pouvais moins faire que d'être affligé d'une telle réputation. Je cherchais bien à me l'expliquer par l'inégalité naturelle qui existe entre le vulgaire et les personnes, en petit nombre, se distinguant par le jugement et le savoir, d'autant que le genre de vie des uns et des autres est tout à fait différent; mais ce qui me déconcertait, c'est que les hommes les plus éclairés sont précisément ceux qui les ont le moins en estime; témoin notre bon du Bellay: «Mais, par-dessus tout, dit-il, je hais un savoir pédantesque.» Et cela remonte fort loin, car Plutarque indique que chez les Romains, grec et écolier étaient des termes de mépris, dont on usait pour faire reproche. Depuis, en avançant en âge, j'ai trouvé que ce sentiment public est on ne peut plus justifié, et que «les plus grands clercs ne sont pas les plus fins (Rabelais)».—Mais comment peut-il se faire qu'une âme, riche de tant de connaissances, n'en devienne pas plus vive et plus éveillée; et qu'un esprit grossier et vulgaire puisse retenir, sans s'en améliorer, les œuvres et les jugements émanant des meilleurs esprits que le monde ait produits; c'est ce dont je m'étonne encore.—Pour recevoir les conceptions si grandes et si fortes de tant de cerveaux étrangers, il est nécessaire, me disait en parlant de quelqu'un une demoiselle qui occupait le premier rang parmi nos princesses, que le sien se foule, se resserre, se comprime pour faire place à ce qu'il reçoit des autres; je penserais volontiers, ajoutait-elle, que ce qui arrive pour les plantes qui s'étouffent parce qu'elles ont trop de sève, ou les lampes qui s'éteignent quand on y met trop d'huile, se produit également pour l'esprit bourré de trop d'étude et de science; occupé et embarrassé de trop de choses diverses, il devient hors d'état de les démêler, et sous ce faix ploie et croupit.—M'est avis que la raison est autre, car plus notre âme s'emplit, plus elle se distend; et les temps anciens nous montrent des exemples où, tout au contraire, on voit des hommes aptes à la conduite des affaires publiques, de grands capitaines et de grands hommes d'État, avoir été aussi de très grands savants.

Les philosophes de l'antiquité étaient au contraire estimés, parce que sous leur originalité existait une science profonde, ce qui constitue une grande différence avec les pédants de nos jours.—Les philosophes qui se désintéressaient de toutes fonctions publiques, ont été aussi autrefois, à la vérité, très ridiculisés par les auteurs comiques de leur temps qui avaient toute liberté; leurs opinions et leurs façons s'y prêtaient souvent. «Voulez-vous les faire juges soit du bon droit dans un procès, soit des actes de quelqu'un? comptez donc sur eux! Ils sont encore occupés à chercher si la vie, le mouvement existent réellement; si l'homme et le bœuf ne sont pas même chose; ce que c'est qu'agir; ce que c'est que souffrir; quelles sortes de bêtes sont les lois et la justice. Parlent-ils d'un magistrat ou s'entretiennent-ils avec lui? c'est avec une liberté de langage irrévérencieuse et incivile. Entendent-ils louer * leur prince ou un roi? pour eux, ce n'est qu'un pâtre, oisif comme sont les pâtres, son occupation est comme la leur de pressurer et de tondre, leur troupeau, mais avec des ménagements bien moindres que n'en prennent les pâtres. Vous faites cas d'un tel, parce qu'il possède deux mille arpents de terre? ils s'en moquent, eux qui sont habitués à considérer le monde entier comme leur appartenant. Vous vous enorgueillissez de votre noblesse, de ce que vous avez sept de vos aïeux qui se sont distingués; c'est à leurs yeux vous prévaloir de peu, parce qu'eux, ne s'occupant de ce qui existe que pris dans son ensemble, supputent par combien de riches et de pauvres, de rois et de valets, de Grecs et de Barbares, tous tant que nous sommes avons été précédés ici-bas; seriez-vous le cinquantième descendant d'Hercule, ils trouveraient que c'est de votre part acte de vanité que de faire valoir cette faveur de la fortune.» Aussi le vulgaire les dédaignait-il, comme ignorant les choses essentielles de la vie que tout le monde connaît et les taxait-il de présomption et d'insolence.

Cette peinture, tirée de Platon, est bien loin d'être applicable aux pédants. Les philosophes, on les enviait parce qu'ils étaient au-dessus du commun des mortels, en raison du dédain en lequel ils avaient les affaires publiques, de la vie spéciale qu'ils s'étaient imposée qui n'était pas à la portée de tout le monde et avait pour règle des principes supérieurs qui ne sont pas habituellement ceux que l'on applique; tandis que les pédants, on les considère comme au-dessous du commun, incapables des charges publiques, menant une vie misérable, de mœurs basses et viles qui les relèguent au dernier rang: «Je hais ces hommes incapables d'agir, dont la philosophie est toute en paroles (Pacuvius).»

Les philosophes, eux, grands par leur savoir, étaient plus grands encore quand ils en venaient à l'action; c'est ainsi qu'on cite ce géomètre de Syracuse qui, distrait de la vie contemplative pour employer son génie inventif à la défense de son pays, imagina immédiatement des engins formidables qui produisaient des effets dépassant tout ce que pouvait concevoir l'esprit humain; inventions qui, grâce à sa science, n'étaient pour lui qu'un jeu tout au plus digne d'un débutant, et dont personnellement il faisait peu de cas, regrettant d'avoir, pour elles, dérogé à ce que ses études ont de noble tant qu'elles restent dans le domaine spéculatif. Aussi chaque fois qu'ils ont été mis en demeure de passer de la théorie à la pratique, ils se sont élevés si haut, qu'il était évident que leur cœur et leur âme s'étaient prodigieusement développés et enrichis par l'étude de toutes choses. Il en est qui, voyant la direction de leur pays en des mains incapables, s'en sont mis à l'écart, témoin cette réponse que fit Cratès à quelqu'un qui lui demandait jusqu'à quel moment il fallait s'adonner à la philosophie: «Jusqu'à ce que ce ne soit plus des âniers qui soient à la tête de nos armées.»—Héraclite abdiqua la royauté en faveur de son frère; et aux Ephésiens qui lui reprochaient de passer son temps à jouer avec les enfants, devant le temple, il répondait: «Ne vaut-il pas mieux en agir ainsi, que de gérer les affaires publiques en votre compagnie?»—D'autres, comme Empédocle qui refusa la royauté que les Agrigentins lui offraient, planant en imagination au-dessus de la fortune et du monde, trouvaient les sièges des magistrats, les trônes mêmes des rois, bien bas et bien vils.—Thalès blâmant parfois ses concitoyens de trop se préoccuper de leurs intérêts personnels et de trop chercher à s'enrichir, ils lui répondirent, en lui reprochant d'agir comme le renard de la fable et de ne parler de la sorte que parce que lui-même était incapable d'en faire autant; là-dessus, il eut l'idée, en manière de passe-temps, de tenter l'aventure. Pour ce faire, humiliant son savoir en le mettant au service d'intérêts matériels qui devaient lui procurer gains et profits, il prit un métier qui, dans une seule année, lui rapporta tant, qu'à peine en toute leur vie les plus experts en la partie pouvaient-ils gagner autant.—Aristote conte que certains disaient de ce Thalès, d'Anaxagoras et de leurs semblables, qu'ils étaient sages mais n'étaient pas prudents, parce qu'ils ne se préoccupaient pas suffisamment des choses utiles; outre que je ne saisis pas bien la différence entre ces deux mots, ceux qui parlaient ainsi n'étaient pas dans le vrai; et à voir la fortune si péniblement acquise et si modique dont ces critiques se contentaient, nous serions plutôt fondés à dire, en employant les mêmes expressions que celles dont ils se servaient eux-mêmes, qu'ils n'étaient, eux, ni sages ni prudents.

Ceux-ci ne s'occupent que de meubler leur mémoire et d'en faire parade, sans faire bénéficier de ce qu'ils apprennent ni leur jugement, ni leur conscience.—Laissons donc là cette raison du peu de considération qu'on accorde aux pédants; je crois qu'il est plus juste de l'attribuer à la façon défectueuse dont ils en agissent vis-à-vis de la science. Avec la manière dont nous est donnée l'instruction, il n'est pas étonnant que maîtres et écoliers n'en acquièrent pas plus de valeur, quoique acquérant plus de connaissances. Nos pères ne s'appliquent en vérité qu'à nous mettre science en tête; de cela, ils se mettent en frais; mais de jugement, de vertu, il n'en est pas question. Indiquez un passant aux gens du peuple, en criant: «Oh! ce savant!» indiquez-leur-en un autre, en vous écriant: «Oh! cet homme de bien!» tous ces gens ne manqueront pas de porter leurs regards sur le premier et de lui témoigner du respect. Ne mériteraient-ils pas que, les montrant du doigt à leur tour, quelqu'un criât: «Oh! ces lourdauds!» Nous nous enquérons volontiers de quelqu'un «s'il sait le grec et le latin; s'il écrit en vers ou en prose»; mais de savoir s'il est devenu meilleur ou si son esprit s'est développé, ce qui est le principal, c'est la dernière chose dont on s'inquiète. Il faut s'enquérir de qui fait le meilleur usage de la science, et non de celui qui en a le plus.

Nous ne nous appliquons qu'à garnir la mémoire, et laissons dégarnis le jugement et la conscience. Les oiseaux se mettent parfois en quête de graines qu'ils emportent dans leur bec, sans plus y goûter autrement, pour les donner en becquée à leurs petits; ainsi font nos pédants; ils vont pillant çà et là la science dans les livres et la conservent uniquement sur le bord de leurs lèvres, pour simplement la restituer en la jetant à tous vents. C'est merveilleux combien sot est l'exemple que je choisis; car n'est-ce pas là précisément ce que je fais moi-même, en majeure partie, pour la composition du présent ouvrage? Je m'en vais grappillant de ci de là dans les livres les idées qui me plaisent; non pour les garder, mon esprit n'en est pas capable, mais pour les transporter des livres des autres dans le mien, où, à vrai dire, elles ne sont pas plus de mon cru qu'à la place où je les ai prises.—Notre science, je crois, se réduit à celle du moment; celle du passé nous est aussi étrangère que l'est celle de l'avenir; mais ce qu'il y a de pire, c'est que les écoliers et aussi ceux auxquels ils enseigneront à leur tour, reçoivent de ces maîtres, sans se l'assimiler davantage, la science qui passe ainsi de main en main, à seule fin d'en faire parade, d'en entretenir les autres et d'en user tout comme on fait d'une monnaie qui n'a plus cours et qui n'est bonne qu'à servir de jetons pour calculer: «Ils ont appris à parler aux autres, mais non à eux-mêmes (Cicéron).» «Il ne s'agit pas de pérorer, mais de diriger le navire (Sénèque).»—La nature, pour montrer qu'il n'y a rien de barbare dans son œuvre, permet souvent que surgissent chez les nations où les arts sont le moins avancés, des productions de l'esprit qui défient les plus remarquables en leur genre. Le proverbe gascon, qui se dit des joueurs de cornemuse, et se trouve dans une de ces chansons qu'ils répètent en s'accompagnant de leur instrument: «Souffle peu ou beaucoup, qu'importe; pourvu que tu remues les doigts, tout est là!» s'applique parfaitement à ma thèse. Nous savons dire: «Cicéron parle ainsi»: «Platon avait coutume»: «Ce sont les propres termes qu'emploie Aristote»; mais nous, que disons-nous nous-mêmes? que pensons-nous? que faisons-nous? Un perroquet suffirait très bien à tenir notre place.

Exemple de ce Romain qui se croyait savant, parce qu'il avait des savants à ses gages.—Cette façon de faire me rappelle ce Romain, possesseur d'une grande fortune, qui s'était appliqué à recruter, et cela lui avait coûté fort cher, des personnes expertes en toutes les branches de la science; il les avait continuellement près de lui; et lorsque, se trouvant avec ses amis, il avait occasion de parler d'une chose ou d'une autre, ils suppléaient à ce qui lui faisait défaut, et étaient constamment prêts à lui fournir, l'un, une réplique, un autre, un vers d'Horace, chacun suivant sa spécialité. Il en était venu à croire que leur savoir était le sien, parce qu'il le tirait de gens à lui, comme font aussi ceux dont tout ce qu'ils savent est dans les bibliothèques somptueuses qu'ils possèdent.—Je connais quelqu'un qui, lorsque je lui demande quelque chose qu'il est réputé savoir, va immédiatement quérir un livre, pour me l'y montrer, et qui n'oserait me dire qu'il a le derrière galeux, si, sur-le-champ, il n'allait chercher au préalable, dans son dictionnaire, ce que c'est que galeux, et ce que c'est que derrière.

La science n'est utile qu'autant qu'elle nous devient propre.—Nous prenons en garde les opinions et le savoir d'autrui, mais c'est tout; il faudrait en plus les faire nôtres. En cela, nous ressemblons exactement à qui, ayant besoin de feu, en irait chercher chez son voisin et qui, y trouvant un beau et grand brasier, demeurerait là à se chauffer, sans se souvenir d'en rapporter chez lui. Que nous sert-il d'avoir l'estomac plein d'aliments, s'il ne les digère pas et ne les transforme, pour que notre corps se développe et se fortifie? Pense-t-on que Lucullus, qui dut aux lettres de s'être formé et d'être devenu un si grand capitaine avant d'avoir exercé un commandement effectif, avait étudié à notre façon? Nous nous abandonnons tellement au bras d'autrui, que nous y perdons toutes nos forces. Ai-je le désir de me fortifier contre la crainte de la mort, j'ai recours à Sénèque! Ai-je l'intention de rechercher des consolations pour moi, ou pour un autre, je m'adresse à Cicéron! J'aurais tiré tout cela de moi-même, si on m'y eût exercé. Je n'aime pas cette instruction toute relative et que nous allons mendier; quand bien même nous pourrions être savants par le savoir d'autrui, nous ne pouvons être sages que du fait de notre sagesse: «Je hais le sage qui n'est pas sage par lui-même (Euripide).» Ennius a dit dans le même sens: «La sagesse est vaine, si elle n'est utile au sage»; «s'il est avare, vantard, efféminé comme l'agneau qui vient de naître (Juvénal)». «Il ne suffit pas d'acquérir la sagesse, il faut en user (Cicéron)».

Diogène se moquait des grammairiens qui ont souci de connaître les maux d'Ulysse et ignorent les leurs, des musiciens qui accordent leurs instruments et n'accordent pas leurs mœurs avec la morale, des orateurs qui étudient pour discuter de la justice et ne la pratiquent pas. Si son âme n'en devient pas meilleure et son jugement plus sain, j'aimerais autant que l'écolier eût passé son temps à jouer à la paume; son corps au moins en serait devenu plus souple. Voyez-le de retour de chez son maître où il est demeuré quinze à seize ans, on ne peut être moins bon à quoi que ce soit; mais il saute aux yeux que son latin et son grec l'ont rendu plus sot et plus fat qu'il n'était au départ de la maison paternelle; il devait y revenir l'âme pleine, elle n'est que bouffie; elle est gonflée, mais vide.

Caractères distinctifs des vrais et des faux savants.—Ces maîtres qui enseignent la jeunesse sont, comme le dit Platon des sophistes leurs proches parents, ceux qui, de tous les hommes, semblent devoir être les plus utiles à l'humanité; et seuls, entre tous, non seulement ils n'améliorent pas la matière première qui leur est confiée comme font le charpentier et le maçon, mais ils la rendent pire qu'elle n'était et se font payer pour l'avoir gâtée. Si, selon la convention que proposait Protagoras à ses disciples: «de le payer ce qu'il leur demandait ou de se rendre au temple où ils jureraient à combien ils estiment le profit qu'ils ont retiré de ses leçons et de le payer en conséquence de sa peine», mes pédagogues s'en remettaient à ce même serment, combien se trouveraient déçus, si je jurais d'après l'expérience que j'en ai actuellement.—Dans notre patois périgourdin, on appelle en plaisantant ces savants de pacotille du nom de Lettres-férits, c'est comme qui dirait qu'ils sont «Lettres-férus»; c'est-à-dire gens auxquels les lettres ont donné un coup de marteau, dont elles ont dérangé le cerveau, suivant une expression usitée. Et de fait, le plus souvent ils semblent être descendus si bas, qu'ils n'ont même plus le sens commun; le paysan, le cordonnier vont tout simplement, tout naïvement leur train, ne parlant que de ce qu'ils savent; eux, constamment préoccupés de se grandir, de se targuer de leur savoir qui, tout superficiel, n'a pas pénétré dans leur cervelle, vont s'embarrassant et s'empêtrant sans cesse. Il leur échappe de belles paroles, mais il faut que ce soit un autre qui en fasse une judicieuse application; ils connaissent bien Galien, mais pas du tout le malade; ils vous ont déjà abasourdi, en vous citant force textes de loi, alors qu'ils n'ont pas encore saisi ce qui est en cause; ils savent toutes choses en théorie, trouvez-en un en état de les mettre en pratique.

Chez moi, j'ai vu un de mes amis, ayant affaire à un individu de cette espèce, lui débiter, par manière de passe-temps, en un jargon plein de galimatias, un tas de propos faits de citations rapportées, sans suite aucune, sauf qu'ils étaient entremêlés de mots ayant rapport à la question; et s'amuser à tenir de la sorte, toute une journée, ce sot qui avait pris la chose au sérieux et se battait les flancs pour trouver quoi répondre aux objections qui lui étaient faites; et cependant, cet individu était un homme de lettres, jouissant d'une certaine réputation et portant une belle robe: «Nobles patriciens, qui n'avez pas le don de voir ce qui se passe derrière vous, prenez garde que ceux auxquels vous tournez le dos, ne rient à vos dépens (Perse).»—Qui regardera de très près cette sorte de gens qui se trouve un peu partout, trouvera, comme moi, que le plus souvent eux-mêmes ne se comprennent pas, pas plus qu'ils ne comprennent les autres; ils ont le souvenir assez bien garni, mais le jugement absolument creux, sauf quand, par les qualités qu'ils ont reçues de la nature, ils font exception.—Au nombre de ces derniers, je mettrai Adrien Turnebus, que j'ai connu; il n'avait jamais exercé d'autre profession que celle d'homme de lettres, parmi lesquels, depuis mille ans, aucun, à mon sens, n'a mieux mérité que lui le premier rang; et cependant il n'avait rien de pédantesque, en dehors de la manière dont il portait sa robe et de certaines façons d'être en société qui n'avaient pas le raffinement de celles qu'on pratique à la cour, chose sans importance, détestant, pour ma part, de voir qu'une robe portée de travers produise plus mauvais effet qu'un esprit mal équilibré, aux yeux de la foule qui juge un homme à sa manière de saluer, à son attitude, à la coupe de ses vêtements. Adrien Turnebus avait en lui l'âme la plus honnête qui se puisse voir; je l'ai souvent, avec intention, mis sur des sujets absolument étrangers à ceux qu'il traitait d'habitude; il y voyait si clair, les saisissait si vite, les appréciait si judicieusement, qu'on eût cru qu'il ne s'était jamais occupé que de guerre et d'affaires d'état. Ce sont de belles et fortes natures «que, par grâce particulière, Prométhée a formées d'un meilleur limon et douées d'un plus heureux génie (Juvénal)», que celles qui se maintiennent quand même, au milieu d'institutions défectueuses. Or, il ne suffit pas que nos institutions ne rendent pas plus mauvais, il faut qu'elles nous rendent meilleurs.

La science, sans le jugement, ne saurait porter fruit; peut-être est-ce là le motif pour lequel nous la tenons comme une superfétation chez la femme.—Quelques-uns de nos parlements, quand ils ont à pourvoir aux offices de leur ressort, n'examinent ceux qui s'y présentent, que sous le rapport de la science qu'ils possèdent. Les autres les examinent en outre sur le bon sens dont ils peuvent être doués, en leur donnant des affaires à apprécier. Ces derniers me paraissent en agir beaucoup mieux; le savoir et le jugement sont deux qualités nécessaires, et il faut que celui qui sollicite une charge au parlement, les possède toutes deux; mais le savoir est certainement de moindre prix que le jugement, lequel suffit à défaut de savoir, tandis que l'inverse n'est pas ainsi que l'exprime ce vers grec: «A quoi sert la science, si le jugement fait défaut (d'après Stobée)?»—Plût à Dieu, pour le bien de la justice, que nos parlements soient aussi riches sous le rapport du bon sens et de la conscience, qu'ils le sont sous celui de la science; malheureusement: «Nous n'apprenons pas à vivre, mais à discuter (Sénèque)». Le savoir ne doit pas se juxtaposer à l'âme, il faut l'y incorporer; il ne faut pas l'en arroser, il faut l'en imprégner; s'il n'en modifie, n'en améliore pas l'état imparfait, il est certainement préférable de ne pas l'acquérir. C'est une arme dangereuse qui gêne et peut blesser celui qui la manie si elle est en main faible qui n'en connaisse pas l'usage, «si bien que mieux vaudrait n'avoir rien appris (Cicéron)».

Peut-être est-ce là le motif pour lequel, nous, et avec nous la théologie, ne demandons pas aux femmes d'avoir une grande science; et que François, duc de Bretagne, fils de Jean V, quand il fut question de son mariage avec Isabeau, fille de la maison royale d'Écosse, répondait à qui lui disait qu'elle avait été élevée simplement et n'avait aucune notion des belles-lettres: qu'il préférait qu'il en fût ainsi, une femme en sachant toujours assez, quand elle sait faire la différence entre la chemise et le pourpoint de son mari.

Nos pères n'en faisaient pas grand cas; et chez ceux auxquels les dispositions naturelles pour en bénéficier font défaut, elle est plus dangereuse qu'utile; la plupart des pédants de notre époque sont dans ce cas, ne s'étant adonnés à la science que pour en tirer des moyens d'existence.—Aussi, n'est-il pas si extraordinaire qu'on va le répétant sans cesse, que nos ancêtres n'aient pas fait grand cas des lettres, et qu'aujourd'hui encore on ne les trouve qu'exceptionnellement cultivées même par ceux qui siègent aux principaux conseils de nos rois. Si elles n'étaient en faveur par la jurisprudence, la médecine, la pédagogie et même la théologie qui nous mettent à même de nous enrichir, ce qui, en ces temps-ci, est la seule fin que nous nous proposions, nous les verrions indubitablement aussi délaissées que jadis. Quel dommage y aurait-il à ce qu'il en soit ainsi, si elles ne nous apprennent ni à bien penser, ni à bien agir? «Depuis que l'on voit tant de savants, il n'y a plus de gens de bien (Sénèque).» A qui n'a pas la science de la bonté, toute autre science est préjudiciable.

Cette raison que je cherchais plus haut, ne proviendrait-elle pas également de ce qu'en France, l'étude telle que nous la pratiquons, n'ayant guère d'autre but que le profit que nous comptons en retirer, si nous défalquons ceux qui, par tempérament, préférant les charges honorifiques aux charges lucratives, s'adonnent aux lettres, et ceux qui les abandonnent au bout de peu de temps, y renonçant avant d'y avoir pris goût, pour exercer une profession qui n'a rien de commun avec les livres, il ne reste pour ainsi dire plus alors, pour se livrer uniquement à ces études, que les gens sans fortune, qui y cherchent des moyens d'existence? Ces gens, tant par leur nature que par leur éducation première et les exemples qu'ils ont eus, ont l'âme du plus bas aloi et font mauvais usage de la science, laquelle ne peut ni éclairer une âme qui n'en est pas susceptible ni rendre la vue à celle qui n'y voit pas. Son objet n'est pas de se substituer à elle, mais de la dresser, de régler ses allures, et cela ne peut se faire que si elle est d'aplomb sur ses pieds et sur ses jambes et qu'ils soient capables de la porter.—La science est une drogue qui est bonne; mais il n'est pas de drogue à même de résister à l'altération et à la corruption, si le vase qui la renferme est contaminé. Celui qui moralement a la vue claire, mais qui louche, voit le bien, mais passe à côté; il voit la science et n'en use pas.—L'ordonnance la plus importante de Platon, dans sa République, est de «répartir les charges entre les citoyens, à chacun suivant sa nature». La nature peut tout et ce qu'elle fait est de tous genres. Les boiteux sont impropres aux exercices du corps; les âmes boiteuses, à ceux de l'esprit; la philosophie est inaccessible aux âmes bâtardes et vulgaires. Quand nous voyons un homme mal chaussé, si c'est un cordonnier, nous disons que ce n'est pas étonnant; il semble que de même nous voyons fréquemment des médecins qui, malades, suivent des traitements qui ne conviennent pas; des théologiens n'être pas de mœurs irréprochables; et, ce qui est à l'état d'habitude, des savants plus ignorants que le commun des mortels.—Ariston de Chio avait raison quand, anciennement, il disait que les philosophes sont nuisibles à ceux qui les écoutent, parce que la plupart des âmes ne sont pas susceptibles de tirer profit de semblables leçons qui, si elles ne font pas de bien, font du mal: «de l'école d'Aristippe, disait-il, il sort des débauchés; de celle de Zénon, des sauvages (Cicéron)».

Les Perses s'appliquaient à apprendre la vertu à leurs enfants; les Lacédémoniens, à les mettre en présence de la réalité, les instruisant par l'exemple de ce qu'ils auraient à faire quand ils seraient devenus des hommes.—Dans le mode d'éducation si remarquable que Xénophon prête aux Perses, nous trouvons qu'ils apprenaient la vertu à leurs enfants, comme chez les autres nations on leur apprend les lettres. Platon dit que le fils aîné du roi, héritier du pouvoir, y était élevé de la manière suivante: Dès sa naissance, on le remettait, non entre les mains des femmes, mais à des eunuques occupant, à la cour, les premières situations en raison de leur vertu; ils avaient charge de développer en lui les qualités physiques propres à le rendre beau et de vigoureuse constitution. A sept ans révolus, ils lui apprenaient à monter à cheval et à chasser. A quatorze ans, on le confiait à quatre personnages choisis: le plus sage, le plus juste, le plus tempérant et le plus vaillant de la nation; le premier lui enseignait la religion; le second, à être toujours sincère; le troisième, à dominer ses passions; le quatrième, à ne rien craindre.

Il est très remarquable que dans le gouvernement si excellent, fondé par Lycurgue, si étonnant par sa perfection, particulièrement attentif à l'éducation des enfants qu'il considère comme devant primer tout, dans la patrie même des Muses, on s'occupe si peu de l'érudition. On dirait qu'à cette jeunesse, aux sentiments généreux, qui dédaignait tout autre joug que celui de la vertu, on a dû ne donner, au lieu de maîtres lui enseignant la science comme cela a lieu chez nous, que des maîtres lui enseignant la vaillance, la prudence et la justice; exemple que Platon a suivi en ses Lois. Leur enseignement consistait comme chez les Perses à demander aux enfants d'émettre des appréciations sur les hommes et sur leurs actions; et qu'ils blâmassent ou qu'ils louassent tel personnage, ou tel acte, il leur fallait justifier leur manière de voir; de la sorte ils exerçaient leur jugement, et en même temps apprenaient le droit.

Astyages, dans Xénophon, demande à Cyrus de lui rendre compte de sa dernière leçon: «Elle a consisté, dit Cyrus, en ce qu'à l'école, un grand garçon, qui avait un manteau trop court, l'a donné à un de ses camarades plus petit que lui et a pris le sien qui était plus long. Le maître m'a fait juge du différend. J'ai apprécié qu'il y avait lieu de laisser les choses en l'état, chacun semblant se trouver mieux d'avoir un manteau à sa taille. Mon maître m'a alors montré qu'en prononçant ainsi, j'avais mal jugé parce que je m'étais arrêté à ne consulter que la convenance et qu'il eût fallu tenir compte en premier lieu de la question de justice, qui veut que nul ne soit violenté dans la possession de ce qui lui appartient»; et Cyrus ajoute que pour cette faute de jugement, il fut fouetté, tout comme en France, dans nos villages, il nous arrive à nous-mêmes, quand nous nous trompons sur un des temps d'un verbe grec. Mon régent me ferait un bien beau discours du genre démonstratif, avant de pouvoir me persuader que son école vaut celle-là.

Les Lacédémoniens ont voulu aller au plus court; et puisque les sciences, lors même qu'on les étudie sérieusement, ne peuvent que nous donner des théories sur la prudence, la sagesse dans la conduite et l'esprit de décision, sans nous les faire pratiquer, ils ont voulu mettre d'emblée leurs enfants en présence de la réalité et les instruire, non par ce qu'ils entendent dire, mais par les faits eux-mêmes; les formant et les imprégnant fortement, non seulement de préceptes et de paroles, mais surtout d'exemples et d'actions, afin que ce ne soit pas une science qui prenne simplement place en leur âme, mais que cette science s'y incorpore d'une façon intime et devienne chez eux une habitude, qu'elle ne soit pas une acquisition faite après coup, mais que dès le début ils en aient la pleine possession comme s'ils la tenaient de la nature.—On demandait à Agésilas ce qu'il était d'avis que les enfants apprissent: «Ce qu'ils devront faire quand ce seront des hommes, répondit-il.» Il n'est pas étonnant qu'une pareille éducation ait produit de si admirables effets.

Différence entre l'instruction que recevaient les Spartiates et celle que recevaient les Athéniens.—On allait, dit-on, dans les autres villes de la Grèce, quand on voulait se procurer des rhétoriciens, des peintres et des musiciens; mais on allait à Lacédémone, quand on voulait avoir des législateurs, des magistrats, des généraux d'armée. A Athènes on apprenait à bien dire, ici à bien faire; là à discuter dans des controverses de sophistes et à pénétrer le véritable sens de phrases artificieusement construites, ici à se défendre des tentations de la volupté et à envisager avec courage les revers de fortune ou la mort qui nous menacent; discourir était la principale occupation de ceux-là, ceux-ci se préoccupaient d'agir; là c'était un exercice continu de la langue, ici c'était l'âme qu'on exerçait sans relâche. Aussi, n'est-ce pas étrange d'entendre les Lacédémoniens, auxquels Antipater demandait cinquante enfants en otage, lui répondre, au rebours de ce que nous ferions nous-mêmes, qu'ils préféraient lui donner des hommes faits en nombre double, tant ils attachaient de prix à l'éducation telle qu'ils la donnaient chez eux.—Quand Agésilas convie Xénophon à envoyer ses enfants à Sparte pour y être élevés, ce n'est pas pour y apprendre la rhétorique ou la dialectique, mais «pour qu'ils y apprennent, dit-il, la plus belle de toutes les sciences, celle de savoir obéir et savoir commander».

Comment Socrate se joue d'un sophiste se plaignant de n'avoir rien gagné à Sparte.—Il est très plaisant de voir Socrate se moquer, à sa manière, d'Hippias qui lui raconte comment, en enseignant, il a gagné, particulièrement dans certaines petites bourgades de la Sicile, une bonne somme d'argent, tandis qu'à Sparte il n'a pas récolté un sou. «Ces Spartiates, dit Hippias, sont des idiots qui ne savent ni faire des vers, ni compter; ils ne sont à même d'apprécier à leur valeur, ni la grammaire, ni le rythme, ne s'intéressant qu'à l'ordre de succession des rois, au développement et à la décadence des États et à un tas de sornettes pareilles.» Quand il eut achevé, Socrate l'amena peu à peu à convenir de l'excellence de la forme de leur gouvernement, de leurs vertus domestiques et du bonheur de leur vie privée; lui laissant deviner, comme conclusion, l'inutilité des arts qu'il enseignait.

Les sciences amollissent et efféminent les courages.—De nombreux exemples nous apprennent, par ce qui se produisit dans ce gouvernement si bien organisé pour la guerre, comme dans tous autres établis sur le même principe, que l'étude des sciences amollit et effémine les courages, plutôt qu'elle ne les affermit et les aguerrit.—L'État le plus puissant du monde en ce moment, semble être celui des Turcs qui, eux aussi, sont dressés à priser fort la carrière des armes et à mépriser les lettres. Rome était plus vaillante avant d'être devenue savante. Les nations les plus belliqueuses de nos jours, sont les plus grossières et les plus ignorantes; comme preuve, je citerai les Scythes, les Parthes, Tamerlan.—Quand les Goths ravagèrent la Grèce, ce qui sauva les bibliothèques d'être livrées au feu, ce fut que l'un des leurs émit l'avis de les laisser intactes à leurs ennemis, qui pour se distraire y trouveraient des occupations sédentaires et oisives qui les détourneraient des exercices militaires.—Quand notre roi Charles VIII se fut emparé, sans presque avoir à tirer l'épée du fourreau, du royaume de Naples et d'une bonne partie de la Toscane, les seigneurs de sa suite attribuèrent cette conquête, faite avec une facilité inespérée, à ce que les princes et la noblesse d'Italie passaient leur temps dans les travaux de l'esprit et l'étude de la science, plutôt qu'ils ne s'appliquaient à devenir vigoureux et guerriers.

CHAPITRE XXV.    (ORIGINAL LIV. I, CH. XXV.)
De l'éducation des enfants.
A Madame Diane de Foix, comtesse de Gurson.

Montaigne déclare n'avoir que des données assez vagues sur les sciences; néanmoins, tout en traitant des sujets sur lesquels il n'a que des connaissances superficielles, il se gardera d'imiter ces trop nombreux écrivains qui empruntent dans une large mesure aux auteurs anciens, croyant en imposer ainsi à leurs lecteurs.—Je n'ai jamais vu un père, pour si bossu ou teigneux que soit son fils, qui se laissât aller à en convenir; non que, sauf le cas où son affection l'aveugle complètement, il ne s'en aperçoive pas, mais parce que son fils provient de lui. Je suis de même; je vois mieux que tout autre que les idées que j'émets dans mon ouvrage, ne sont que les rêveries d'un homme qui, dans son enfance, n'a goûté qu'à la première enveloppe des sciences, et n'en a retenu qu'une conception générale et non encore formée, un peu de chaque chose, ou même rien du tout, comme cela se passe en France. En somme, je sais que la médecine, la jurisprudence existent, que les mathématiques se divisent en quatre branches, et sais assez superficiellement ce dont elles traitent. Par hasard, je sais encore que, d'une façon générale, les sciences prétendent améliorer les conditions de notre existence; mais je n'ai jamais été plus avant et ne me suis jamais mis martel en tête pour approfondir Aristote, ce roi de la doctrine moderne; je n'ai pâli sur l'étude d'aucune science, et n'ai aucune idée qui me permette d'en exposer seulement les notions les plus élémentaires. Il n'est pas un enfant des classes moyennes qui ne puisse se dire plus savant que moi, qui ne suis seulement pas à même de le questionner, serait-ce sur la première leçon * du moins de cette nature. S'il est absolument nécessaire que je l'interroge, je suis dans l'obligation, assez honteuse pour moi, de m'en tenir à quelques questions d'ordre général, qui me permettent d'apprécier son bon sens naturel; et ce que je lui demande, il l'ignore au même degré que ce qu'il sait m'est étranger à moi-même.

Aucun ouvrage sérieux ne m'est familier, sauf Plutarque et Sénèque, où, à l'instar des Danaïdes, je puise sans cesse, déversant immédiatement ce que j'en retire; mon ouvrage en retient quelques bribes, et moi si peu que rien. En fait de livres, l'histoire a * davantage mes préférences; j'ai aussi un goût particulier pour la poésie. Cléanthe disait que la voix, resserrée dans l'étroit tuyau d'une trompette, en sort plus aiguë et avec plus de portée; il semble que de même la pensée, soumise dans son expression aux exigences de la poésie, en sorte plus nette et frappe plus vivement.

Mes facultés naturelles qu'en écrivant je mets ici à l'épreuve, me semblent fléchir sous la charge que je leur impose; aussi ne vais-je qu'à tâtons dans les idées que je conçois et les jugements que je porte. Ma marche est chancelante; à chaque instant je me heurte ou fais un faux pas; et quand de la sorte je suis parvenu aussi loin que je le puis, je n'en suis pas plus satisfait, parce qu'au delà m'apparaissent encore, à travers la brume, des horizons que le trouble de ma vue ne me permet pas de démêler.—En entreprenant de parler indifféremment de tout ce dont il me prend fantaisie, en n'y employant que les moyens qui me sont propres et tels que je les reçus de la nature, si ma bonne fortune veut, comme cela arrive souvent, que je rencontre déjà traités par de bons auteurs ces mêmes sujets que j'entreprends de traiter moi aussi, je me trouve, ainsi que cela s'est produit tout récemment, en lisant dans Plutarque un passage de son ouvrage relatif à la puissance de l'imagination, si faible et si chétif, si lourd et si endormi vis-à-vis de ces maîtres, que je me fais pitié à moi-même et me prends à dédain. Pourtant, je suis assez heureux pour constater que souvent ma manière de voir a le mérite de se rencontrer avec la leur, et que, bien que demeurant fort en arrière, je marche cependant sur leurs traces. Je me concède aussi cet avantage que tout le monde n'a pas, de connaître l'extrême différence qu'il y a entre eux et moi; et nonobstant, je laisse subsister les productions de mon imagination, telles qu'elles sont sorties de ma tête, si faibles, si inférieures soient-elles, sans en masquer ni en corriger les défauts que ce rapprochement avec les mêmes sujets, traités par ces auteurs, a pu me révéler.

Il faut être bien sûr de soi, pour marcher de pair avec ces gens-là. Les écrivains de nos jours qui, sans scrupule, insèrent dans leurs ouvrages sans valeur, des passages entiers de ces auteurs anciens pour se faire honneur, arrivent à un résultat tout opposé; l'éclat de leurs emprunts établit une telle différence avec ce qui leur est propre qui en devient si pâle, si terne et si laid, qu'ils y perdent beaucoup plus qu'ils n'y gagnent. Chez les anciens, ces deux manières de faire, si opposées l'une à l'autre, tout tirer de son propre fond ou exploiter celui d'autrui, se pratiquaient déjà: Chrysippe le philosophe intercalait dans ses livres non seulement des fragments, mais des ouvrages entiers d'autres auteurs; dans l'un entre autres, se trouve reproduite in extenso la Médée d'Euripide; si bien qu'Apollodore disait de lui que si on retranchait de ses œuvres ce qui ne lui appartenait pas, il ne resterait que du papier blanc. Épicure, au contraire, dans les trois cents volumes qu'il a laissés, n'a pas inséré une seule citation.

L'autre jour, je suis tombé sur un passage d'un de nos écrivains, ainsi emprunté à l'un des meilleurs auteurs de l'antiquité; j'avais eu de la peine à aller jusqu'au bout d'une prose écrite en un style si dépourvu de vigueur, si sec, si vide d'esprit et de sens qu'il témoignait sans conteste de sa facture française, lorsque après cette lecture longue et ennuyeuse j'arrivai à un passage tout autre, de style élevé, atteignant aux nues par la profondeur du sujet et la richesse d'expressions. Si je fusse passé de l'un à l'autre graduellement et à un certain intervalle de temps, la transition eût pu demeurer inaperçue; mais elle était si brusque, semblable à une falaise abrupte se dressant à pic, que, dès les premiers mots, je fus comme ravi dans l'autre monde; et que de là, mesurant la profondeur de la fondrière si fangeuse d'où je sortais, je n'eus plus le courage de redescendre m'y ravaler. Si je rehaussais pareillement ce que j'écris des dépouilles d'autrui, leur richesse ferait par trop ressortir la pauvreté de ce qui n'est que de moi; toutefois relever chez les autres les fautes que je commets moi-même, ne me semble pas plus inconséquent que de signaler, comme je le fais souvent, les erreurs commises par autrui qui se retrouvent en moi; tout ce qui prête à la critique, n'importe où cela soit, doit être dénoncé et ne trouver asile nulle part.—Bien que je me rende compte combien il est audacieux de mettre constamment ce qui provient de mon cru en parallèle avec ce que je dérobe aux autres, et prétendre que l'un et l'autre s'équivalent, avec la téméraire espérance que je pourrais tromper des juges aptes à faire la distinction, j'en agis cependant ainsi, autant pour le profit que je retire de semblables confrontations, que par ce qui peut en résulter d'avantageux pour les idées que je prône et la force que cela me donne pour arriver à les mettre en relief. Et puis, je ne cherche pas à l'emporter de haute lutte avec d'aussi sérieux champions; je ne m'attaque pas à eux corps à corps, je m'y prends à diverses reprises, m'engageant chaque fois à peine; je ne les heurte pas, je ne fais que les effleurer et ne vais jamais aussi loin que je me l'étais proposé. Si je pouvais marcher de pair avec eux, je demeurerais honnête, car jamais je ne les entreprends que du côté où ils sont le moins accessibles. Mais je ne ferais jamais ce que j'ai constaté chez certains, qui se couvrent de l'armure d'autrui, au point de ne rien laisser apercevoir d'eux-mêmes; dont l'œuvre n'est que la reproduction d'anciens travaux qu'ils ont cherché à rendre méconnaissables en les transformant plus ou moins, ce qui, étant donnée la multiplicité des documents existants sur un même sujet, est chose aisée pour des savants. Ceux qui veulent dissimuler ces rapts et les faire passer comme émanant d'eux, commettent une injustice et une lâcheté, puisque, incapables de rien produire de leur cru, ils cherchent à se faire valoir en se parant de ce qui ne leur appartient pas. Ils font en second lieu une grande sottise; car s'ils parviennent, par leur fourberie, à capter l'approbation de la foule des ignorants, ils se décrient auprès de ceux qui savent, les seuls dont l'éloge ait du prix, et qui haussent les épaules en voyant leur travail, véritable mosaïque de pièces et de morceaux empruntés. Loin de moi l'intention d'en agir de même; je ne cite les autres que pour donner plus de force à ce que je dis.—Ces observations, bien entendu, ne s'appliquent pas aux centons qui se publient comme tels; outre ceux d'époque ancienne, j'en ai vu de très ingénieux datant de mon temps, un entre autres paru sous le nom de Capilupus; ce sont des productions d'auteurs dont l'esprit se montre non seulement là, mais encore ailleurs, comme il en est de Lipsius, auquel nous devons ce gros et savant recueil qui constitue ses Politiques.

Quoi qu'il en soit, et si énormes que puissent être les inepties qui me passent par la tête, je les dirai; n'ayant pas plus dessein de les cacher, que je ne cacherais mon portrait qui, au lieu de me peindre jeune et beau, me représenterait chauve et grisonnant, tel que je suis réellement. J'expose ici mes sentiments et mes opinions, je les donne tels que je les conçois et non tels que d'autres peuvent en juger; mon seul but est de m'analyser moi-même, et le résultat de cette analyse peut, demain, être tout autre qu'aujourd'hui, si mon caractère vient à se modifier. Je n'ai pas une autorité suffisante pour imposer ma manière de voir, je ne le désire même pas, me reconnaissant trop mal instruit pour prétendre instruire les autres.

L'éducation de l'enfant doit commencer dès le bas âge; il est difficile de préjuger par ses premières inclinations de ce qu'il sera un jour; aussi faut-il ne pas y attacher trop d'importance.—Je commence donc. Quelqu'un, ayant vu mon précédent chapitre sur le pédantisme, me disait chez moi, l'autre jour, que je devais avoir des idées faites sur l'éducation des enfants. Si, Madame, j'avais quelque qualité pour traiter un pareil sujet, je ne pourrais mieux en user que d'en faire présent à ce cher petit homme qui va prochainement naître heureusement de vous (car c'est un fils que vous aurez tout d'abord, vous êtes trop généreuse pour commencer autrement). J'ai pris tant de part aux négociations qui ont amené votre mariage, que j'ai quelque droit à m'intéresser à la grandeur et à la prospérité de tout ce qui peut en advenir; sans compter que mon attachement pour vous, qui date de si loin, me fait vous souhaiter honneur, bien et prospérité, à vous et à tout ce qui vous touche. Mais, à vrai dire, je suis peu expert en pareille matière; je n'ai guère d'autre idée sur ce point que celle-ci: c'est que l'élevage et l'éducation de l'enfant constituent tout à la fois la plus difficile et la plus importante des sciences humaines.—En agriculture, la préparation du terrain sur lequel on veut planter et la plantation elle-même sont choses aisées et sur lesquelles on est absolument fixé; mais, une fois la plantation effectuée, quand le sujet commence à prendre racine et à se développer, les procédés à employer sont variés et les difficultés nombreuses. Il en est de même de l'homme, sa plantation ne demande pas grand art; mais, après sa naissance, le soin de l'élever et de l'éduquer nous crée une tâche laborieuse et pleine de soucis de toutes sortes. Dans le bas âge, il manifeste si faiblement les dispositions qu'il peut avoir, il est si difficile de s'en rendre compte, ce qu'il semble promettre est si incertain et trompeur, qu'il est malaisé d'en porter un jugement ferme. Voyez Cimon, voyez Thémistocles et mille autres; combien n'ont-ils pas été différents de ce qu'ils semblaient devoir être. Les petits de l'ours, ceux du chien suivent leurs penchants naturels; mais la nature de l'homme se modifie si aisément par les habitudes, les courants d'opinion, les lois dont il a dès le premier moment à subir l'influence, qu'il est bien difficile de discerner et de redresser en lui ses propensions naturelles. Il en résulte que faute de l'avoir engagé sur la route qui lui convient, on a souvent travaillé pour rien et que beaucoup de temps peut avoir été employé à lui apprendre des choses auxquelles il ne peut atteindre.—Malgré de telles difficultés, je suis d'avis qu'il faut toujours diriger l'enfant vers ce qui est le meilleur et le plus utile, et qu'il n'y a pas à tenir grand compte de ces légères indications, de ces pressentiments que semblent nous révéler les préférences que, dans son enfance, il peut manifester et auxquelles Platon, en sa République, me paraît attacher trop d'importance.

La science convient surtout aux personnes de haut rang; non celle qui apprend à argumenter, mais celle qui rend habile au commandement des armées, au gouvernement des peuples, etc.—La science, Madame, est un bel ornement et un outil d'une merveilleuse utilité, notamment pour les personnes qui, comme vous, sont d'un rang élevé. Ce n'est pas entre les mains de gens de condition servile et de classe inférieure qu'elle peut avoir sa réelle utilité; plus fière, elle sert surtout à ceux qui peuvent être appelés au commandement des armées, au gouvernement d'un peuple, à siéger dans les conseils des princes, à ménager nos bons rapports avec une nation étrangère, beaucoup plus qu'à ceux qui n'ont qu'à discourir, plaider une cause ou doser des pilules. C'est pourquoi, Madame, je me permets de vous exposer les idées, contraires à celles généralement en cours, que j'ai sur ce point; là se borne ce qu'à cet égard, je puis faire pour vous; et je le fais, parce que je suis convaincu que vous n'exclurez pas la science dans l'éducation de vos enfants, vous qui en avez savouré les douceurs et qui êtes d'une race de lettrés, car déjà nous avons les écrits des anciens comtes de Foix d'où vous descendez, vous et M. le comte votre mari; et M. François de Candale, votre oncle, en produit tous les jours qui, pendant des siècles, assureront à votre famille une large place dans le monde savant.

Le succès d'une éducation dépend essentiellement du gouverneur qui y préside. Ce gouverneur doit avoir du jugement, des mœurs plutôt que de la science, s'appliquer à aider son élève à trouver de lui-même sa voie et l'amener à exposer ses idées, au lieu de commencer par lui suggérer les siennes.—A votre fils vous donnerez un gouverneur dont le choix aura une importance capitale sur son éducation. Cette charge comporte plusieurs points de grande importance; je ne m'occuperai que d'un seul, parce que des autres je ne saurais dire rien qui vaille; et même sur ce point que je retiens, ce gouverneur sera libre de m'en croire ou non, suivant ce qui lui semblera rationnel.—Pour un enfant de bonne maison qui s'adonne aux lettres, elles n'ont pour but ni le gain (une fin aussi peu relevée est indigne des Muses et ne mérite pas qu'elles nous concèdent leur faveur, sans compter que le résultat ne dépend pas de nous), ni les succès dans le monde qu'elles peuvent nous procurer. Elles tendent surtout à notre satisfaction intime, en faisant de nous des hommes à l'esprit cultivé, convenant à toutes situations, plutôt que des savants. C'est pourquoi je voudrais, pour la diriger, qu'on s'appliquât à trouver quelqu'un qui ait bonne tête, plutôt que tête bien garnie; il faut des deux, mais la morale et l'entendement importent plus encore que la science; je voudrais en second lieu que celui qui aura été choisi, en agisse dans sa charge autrement qu'on ne le fait d'ordinaire.

Pour nous instruire, on ne cesse de nous criailler aux oreilles comme si, avec un entonnoir, on nous versait ce qu'on veut nous apprendre; et ce qu'on nous demande ensuite, se borne à répéter ce qu'on nous a dit. Je voudrais voir modifier ce procédé, et que, dès le début, suivant l'intelligence de l'enfant, on la fît travailler, lui faisant apprécier les choses, puis la laissant choisir et faire d'elle-même la différence, la mettant quelquefois sur la voie, quelquefois la lui laissant trouver; je ne veux pas que le maître enseigne et parle seul, je veux qu'il écoute l'élève parler à son tour. Socrate, et après lui Arcesilaus, faisaient d'abord parler leurs disciples, ils parlaient ensuite: «L'autorité de ceux qui enseignent, nuit souvent à ceux qui veulent apprendre (Cicéron).» Il est bon de faire trotter cette intelligence devant soi, pour juger du train dont elle va et à quel point il faut modérer sa propre allure pour se mettre à la sienne; faute de régler notre marche de la sorte, nous gâtons tout. C'est un des points les plus délicats qui soit, que de savoir se mettre à la portée de l'enfant et de garder une juste mesure; un esprit élevé et bien maître de lui, peut seul condescendre à faire siennes, pour les guider, les pensées enfantines qui germent dans cette âme qui lui est confiée. La marche s'effectue d'un pas plus sûr et plus ferme en montant qu'en descendant.

Chaque enfant est à instruire suivant le tempérament qui lui est propre; appliquer à tous même méthode ne peut donner pour le plus grand nombre que de mauvais résultats.—Il en est, et c'est l'usage chez nous, qui, chargés d'instruire plusieurs enfants, naturellement très différents les uns des autres par leur intelligence et leur caractère, leur donnent à tous la même leçon et ont vis-à-vis d'eux même manière de faire. Avec un pareil système, il n'est pas étonnant si, dans l'ensemble même de tous nos enfants, on en rencontre à peine deux ou trois dont l'instruction soit à peu près en rapport avec le temps passé à l'école. A celui dont nous nous occupons spécialement ici, son maître ne demandera pas seulement compte des mots de sa leçon, mais encore de leur signification, ainsi que de la morale à tirer du sujet étudié; il jugera du profit qu'il en retire, non par les preuves qu'il donnera de sa mémoire, mais par sa façon d'être dans le courant de la vie. Ce qu'il vient de lui apprendre, il le lui fera envisager sous cent aspects divers et en faire l'application à autant de cas différents, pour voir s'il a bien compris et se l'est bien assimilé, employant, pour s'en rendre compte, des interrogations telles que, d'après Platon, Socrate en usait dans ses procédés pédagogiques. C'est un indice d'aigreur et d'indigestion que de rendre la viande telle qu'on l'a avalée; et l'estomac n'a pas satisfait à ses fonctions, s'il n'a pas transformé et changé la nature de ce qu'on lui a donné à triturer.—Notre intelligence, dans le système que je condamne, n'entre en action que sur la foi d'autrui; elle est comme liée et contrainte d'accepter ce qu'il plaît à d'autres de lui enseigner; les leçons qu'elle en reçoit ont sur elle une autorité à laquelle elle ne peut se soustraire, et nous avons été tellement tenus en lisière, que nos allures ont cessé d'être franches, que notre vigueur et notre liberté sont éteintes: «Ils sont toujours en tutelle (Sénèque).»

J'ai connu particulièrement, à Pise, un homme de bien partisan d'Aristote au point qu'il érigeait à hauteur d'un dogme: «Que la pierre de touche, la règle de conduite de tout jugement sain et de toute vérité, sont qu'il soit conforme à sa doctrine; que hors de là, tout n'est que néant et chimères; que ce maître a tout vu, et tout dit». Cette proposition, interprétée un peu trop largement et méchamment, a compromis autrefois, pendant longtemps et très sérieusement, son auteur auprès de l'inquisition de Rome.

L'élève ne doit pas adopter servilement les opinions des autres et n'en charger que sa mémoire; il faut qu'il se les approprie, et les rende siennes.—On soumettra tout à l'examen de l'enfant, on ne lui mettra rien en tête, d'autorité ou en lui demandant de croire sur parole. L'enfant ne tiendra de prime abord aucuns principes comme tels, pas plus ceux d'Aristote que ceux des Stoïciens ou des Épicuriens; on les lui expliquera tous, il les jugera et choisira s'il le peut; s'il ne peut choisir, il demeurera dans l'indécision, * car il n'y a que les fous qui soient sûrs d'eux-mêmes et ne soient jamais hésitants: «Aussi bien que savoir, douter a son mérite (Dante)»; et alors, si par un effet de sa raison il vient à embrasser les opinions de Xénophon et de Platon, elles cesseront d'être les leurs et deviendront siennes. Qui s'en rapporte à un autre, ne s'attache à rien, ne trouve rien, ne cherche même pas. «Nous n'avons pas de roi, que chacun se conduise par lui-même (Sénèque)»; ayons au moins conscience que nous savons. Il ne s'agit pas pour l'enfant d'apprendre leurs préceptes, mais de se pénétrer de leurs opinions; il peut sans inconvénient oublier d'où il les tient, pourvu qu'il ait su se les approprier. La vérité et la raison sont du domaine de tous; elles ne sont pas plus le propre de celui qui le premier les a dites, que de ceux qui les ont répétées après lui; ce n'est pas plus d'après Platon que d'après moi, que telle chose est énoncée, du moment que lui et moi la comprenons et la voyons de la même façon. Les abeilles vont butinant les fleurs de côté et d'autre, puis elles confectionnent leur miel, et ce miel n'est plus ni thym, ni marjolaine; c'est du miel qui vient exclusivement d'elles. Il en sera de même des emprunts faits à autrui; l'enfant les pétrira, les transformera, pour en faire une œuvre bien à lui, c'est-à-dire pour en former son jugement, dont la formation est le but unique de son éducation, de son travail et de ses études. Tout ce qui a concouru à cette formation doit disparaître, on ne doit voir que le résultat qu'il en a obtenu. Ceux qui pillent le prochain, qui empruntent, étalent les constructions qu'ils ont élevées ou achetées et non ce qu'ils ont tiré d'autrui; vous ne voyez pas les honoraires reçus par ceux qui rendent la justice, mais seulement les alliances qu'ils contractent, les belles positions qu'ils donnent à leurs enfants; nul ne livre à la connaissance du public le détail de ses revenus; tout le monde montre au grand jour les acquisitions qu'il fait.

Le bénéfice de l'étude est de rendre meilleur; ce qu'il faut, c'est développer l'intelligence; savoir par cœur, n'est pas savoir; tout ce qui se présente aux yeux doit être sujet d'observations.—Le bénéfice que nous retirons de l'étude, c'est de devenir meilleur et plus raisonnable. C'est, disait Epicharme, l'entendement qui voit et qui entend; c'est par l'entendement que nous mettons tout à profit, c'est lui qui organise, qui agit, qui domine et qui règne; toutes nos autres facultés sont aveugles, sourdes et sans âme. Nous le rendons servile et craintif, en ne lui laissant pas la liberté de faire quoi que ce soit de lui-même. Quel maître a jamais demandé à son disciple ce qu'il pense de la rhétorique et de la grammaire, ou de telle ou telle maxime de Cicéron? On nous les plaque, toutes parées, dans la mémoire; on nous les donne comme des oracles, auxquels on ne saurait changer ni une lettre, ni une syllabe. Savoir par cœur, n'est pas savoir; c'est retenir ce qui a été donné en garde à la mémoire. Ce qu'on sait effectivement, on en dispose, sans consulter le maître du regard, sans avoir besoin de jeter les yeux sur son livre. Triste science que celle qui est tout entière tirée des livres; elle peut servir à nous faire briller, mais n'est d'aucune solidité; Platon nous le dit: «La fermeté, la foi, la sincérité constituent la vraie philosophie; toute science autre, qui a d'autres visées, n'est que fard tout au plus propre à donner un éclat trompeur.» Je voudrais voir ce qu'obtiendraient Le Paluel et Pompée, ces beaux danseurs de notre époque, s'ils nous enseignaient à faire des cabrioles, rien qu'en en exécutant devant nous qui ne bougerions pas de nos places; ceux qui veulent développer notre intelligence sans la mettre en mouvement, en agissent de même; peut-on nous enseigner à manier un cheval, une pique, un luth, et même la voix, sans nous y exercer à l'instar de ceux-ci qui prétendent nous apprendre à bien juger et à bien parler, sans nous faire ni juger ni parler! Pour exercer l'intelligence, tout ce qui s'offre à nos yeux, suffit à nous servir de livre: la malice d'un page, la sottise d'un valet, un propos de table sont autant de sujets d'enseignement se renouvelant sans cesse.

Les voyages bien dirigés sont particulièrement utiles; il faut les commencer de bonne heure.—A cela, la fréquentation des hommes, les voyages en pays étrangers conviennent merveilleusement; non pour en rapporter, comme le font nos gentilshommes français, des notes sur les dimensions de Santa Rotonda ou la richesse des dessous de jupes de la signora Livia; ou comme d'autres, qui relèvent de combien le profil de Néron, d'après quelque vieille ruine de là-bas, est plus long et plus large que sur certaines médailles le représentant; mais pour observer principalement les mœurs et les coutumes de ces nations, et pour affiner notre cerveau par le frottement avec d'autres. Je voudrais qu'on fît voyager l'enfant dès ses premiers ans, pour cela et aussi pour lui apprendre les langues étrangères, faisant ainsi d'une pierre deux coups, et commençant par les nations voisines dont la langue diffère le plus de la nôtre, parce que, si on ne s'y met pas de bonne heure, notre organe n'a plus la souplesse nécessaire.

L'enfant gagne à être élevé loin des siens; il faut l'habituer aux fatigues et endurcir son corps, en même temps que fortifier son âme.—Il n'est pas raisonnable d'élever l'enfant dans la famille, c'est là un point généralement admis. Les parents, même les plus sages, se laissent trop attendrir par leur affection et leur fermeté s'en ressent; ils ne sont plus capables de le punir de ses fautes; ils ne peuvent admettre qu'il soit élevé durement comme il convient, et préparé à tous les hasards de la vie; ils ne pourraient souffrir le voir revenir d'un exercice, en sueur et couvert de poussière; boire chaud, boire froid; monter un cheval difficile; faire de l'escrime avec un tireur un peu rude, ou manier pour la première fois une arquebuse. Et cependant, on ne saurait faire autrement; pour en faire un homme de valeur, il faut ne pas le ménager dans sa jeunesse et souvent enfreindre les règles que nous tracent les médecins: «Qu'il vive en plein air et au milieu des périls (Horace).» Il ne suffit pas de fortifier l'âme, il faut aussi développer les muscles; l'âme a une tâche trop lourde, si elle n'est secondée; elle a trop à faire si, à elle seule, elle doit fournir double service. Je sais combien peine la mienne en la compagnie d'un corps débile et trop délicat qui s'en remet par trop sur elle; et je m'aperçois souvent, dans mes lectures, que nos maîtres, dans leurs écrits, citent comme exemples de magnanimité et de grand courage, des faits qui dénotent plutôt une grande force physique, de bons muscles et des os solides.

J'ai vu des hommes, des femmes, des enfants ainsi faits, qu'une bastonnade leur fait moins qu'à moi une chiquenaude, qui ne se plaignent ni ne tressaillent sous les coups qu'on leur donne. Les athlètes, qui semblent rivaliser de patience avec les philosophes, la doivent plutôt à la résistance de leurs nerfs qu'à celle de leur âme. L'habitude du travail corporel accoutume à supporter la douleur: «le travail endurcit à la douleur (Cicéron)». Il faut rompre l'enfant à la peine et à la rudesse des exercices, pour le dresser aux fatigues et à ce qu'ont de pénible les douleurs physiques, les entorses, la colique, les cautères, voire même la prison et la torture, auxquelles il peut être aussi exposé, car, suivant les temps, les bons comme les méchants en courent risque, nous en faisons actuellement l'épreuve; * plus on est homme de bien, plus on est menacé du fouet et de la corde par quiconque combat les lois.—En outre, la présence des parents nuit à l'autorité, qui doit être souveraine, du gouverneur sur l'enfant, l'interrompt et la paralyse; le respect que lui témoignent les gens de sa maison, la connaissance qu'il a du rang et de l'influence de sa famille sont, de plus, à mon avis, de sérieux inconvénients à cet âge.

En société, l'enfant s'appliquera plus à connaître les autres qu'à vouloir paraître; et, dans tous ses propos, il se montrera réservé et modeste.—Dans cette école qu'est la fréquentation des hommes j'ai souvent remarqué un mal, c'est qu'au lieu de chercher à nous pénétrer de la connaissance d'autrui, nous travaillons à nous faire connaître à lui, et que nous nous mettons plus en peine de faire étalage de notre marchandise que d'en acquérir d'autre; le silence et la modestie sont des qualités très avantageuses dans la conversation. On dressera l'enfant à être parcimonieux et économe de son savoir quand il en aura acquis; à ne se formaliser ni des sottises, ni des fables qui se diront devant lui, car c'est une impolitesse, autant qu'une maladresse, de se froisser de tout ce qui n'est pas de notre goût. Qu'il se contente de se corriger lui-même et n'ait pas l'air de reprocher aux autres de faire ce que lui-même ne croirait pas devoir faire, qu'il ne paraisse pas davantage censurer les mœurs publiques: «On peut être sage sans ostentation, sans orgueil (Sénèque).» Qu'il évite ces allures blessantes de gens qui semblent vouloir imposer leur manière de voir, cette puérile prétention de vouloir paraître plus fin qu'il n'est, et qu'il ne cherche pas, ce qui offre si peu de difficulté, par ses critiques et ses bizarreries à se faire la réputation de quelqu'un de valeur. Les licences poétiques ne sont permises qu'aux grands poètes; de même les âmes supérieures et illustres ont seules le privilège de se mettre au-dessus des coutumes admises: «Si Socrate et Aristippe n'ont pas toujours respecté les mœurs et les coutumes de leur pays, c'est une erreur de croire qu'on peut les imiter; leur mérite transcendant et presque divin autorisait chez eux cette licence (Cicéron).»—On lui apprendra à ne discourir et à ne discuter que lorsqu'il se trouvera en face de quelqu'un de force à lui répondre; et, même dans ce cas, il ne mettra pas en jeu tous les moyens dont il dispose, mais seulement ceux les plus appropriés à son sujet. Qu'on le rende délicat sur le choix et le triage des arguments qu'il emploie; qu'il recherche ce qui s'applique exactement au sujet qu'il traite, par conséquent qu'il soit bref.—Qu'on l'instruise surtout à céder et à cesser la discussion dès que la vérité lui apparaît, soit qu'elle résulte des arguments de son adversaire, soit qu'elle se forme par un retour sur sa propre argumentation, car il n'est pas un prédicateur monté en chaire pour défendre une thèse qui lui est imposée; s'il défend une cause, c'est qu'il l'approuve; il ne fait pas le métier de ceux qui, vendant leur liberté à beaux deniers comptants, ont perdu le droit de reconnaître qu'ils font erreur et d'en convenir: «Aucune nécessité ne l'oblige à défendre ce qu'on voudrait impérieusement lui prescrire (Cicéron).»