Essais de Montaigne (self-édition) - Volume I
IE me suis souuent despité en mon enfance, de voir és comedies
Italiennes, tousiours vn pedante pour badin, et le surnom de3
magister, n'auoir guere plus honorable signification parmi nous.
Car leur estant donné en gouuernement, que pouuois-ie moins faire
que d'estre ialoux de leur reputation? Ie cherchois bien de les excuser
par la disconuenance naturelle qu'il y a entre le vulgaire, et
les personnes rares et excellentes en iugement, et en sçauoir:
d'autant qu'ils vont vn train entierement contraire les vns des
autres. Mais en cecy perdois-ie mon latin: que les plus galans
hommes c'estoient ceux qui les auoyent le plus à mespris, tesmoing
nostre bon du Bellay:

Mais ie hay par sur tout vn sçauoir pedantesque.

Et est cette coustume ancienne: car Plutarque dit que Grec et
Escolier, estoient mots de reproche entre les Romains, et de mespris.
Depuis auec l'aage i'ay trouué qu'on auoit vne grandissime
raison, et que magis magnos clericos non sunt magis magnos sapientes.1
Mais d'où il puisse aduenir qu'vne ame riche de la cognoissance
de tant de choses, n'en deuienne pas plus viue, et plus esueillée;
et qu'vn esprit grossier et vulgaire puisse loger en soy,
sans s'amender, les discours et les iugemens des plus excellens
esprits, que le monde ait porté, i'en suis encore en doute. A receuoir
tant de ceruelles estrangeres, et si fortes, et si grandes, il est
necessaire, me disoit vne fille, la premiere de nos Princesses, parlant
de quelqu'vn, que la sienne se foule, se contraigne et rappetisse,
pour faire place aux autres. Ie dirois volontiers, que comme
les plantes s'estouffent de trop d'humeur, et les lampes de trop2
d'huile, aussi faict l'action de l'esprit par trop d'estude et de matiere:
lequel occupé et embarassé d'vne grande diuersité de choses,
perde le moyen de se demesler. Et que cette charge le tienne courbe
et croupy. Mais il en va autrement; car nostre ame s'eslargit d'autant
plus qu'elle se remplit. Et aux exemples des vieux temps, il se
voit tout au rebours, des suffisans hommes aux maniemens des
choses publiques, des grands Capitaines, et grands conseillers aux
affaires d'Estat, auoir esté ensemble tressçauans.   Et quant aux
Philosophes retirez de toute occupation publique, ils ont esté aussi
quelque fois à la verité mesprisez, par la liberté Comique de leur3
temps, leurs opinions et façons les rendans ridicules. Les voulez
vous faire iuges des droits d'vn procés, des actions d'vn homme?
Ils en sont bien prests! Ils cerchent encore s'il y a vie, s'il y a
mouuement, si l'homme est autre chose qu'vn bœuf: que c'est
qu'agir et souffrir, quelles bestes ce sont, que loix et iustice. Parlent-ils
du magistrat, ou parlent-ils à luy? c'est d'vne liberté irreuerente
et inciuile. Oyent-ils louer vn Prince ou vn Roy? c'est vn
pastre pour eux, oisif comme vn pastre, occupé à pressurer et tondre
ses bestes: mais bien plus rudement. En estimez vous quelqu'vn
plus grand, pour posseder deux mille arpents de terre? eux s'en
moquent, accoustumés d'embrasser tout le monde, comme leur
possession. Vous ventez vous de vostre noblesse, pour compter sept
ayeulx riches? ils vous estiment de peu, ne conceuant l'image
vniuerselle de nature, et combien chascun de nous a eu de predecesseurs,
riches, pauures, Roys, valets, Grecs, Barbares. Et quand
vous seriez cinquantiesme descendant de Hercules, ils vous trouuent
vain, de faire valoir ce present de la fortune. Ainsi les desdeignoit
le vulgaire, comme ignorants les premieres choses et communes, et
comme presomptueux et insolents.   Mais cette peinture Platonique1
est bien esloignée de celle qu'il faut à noz hommes. On enuioit
ceux-là comme estans au dessus de la commune façon, comme
mesprisans les actions publiques, comme ayans dressé vne vie
particuliere et inimitable, reglée à certains discours hautains et
hors d'vsage: ceux-cy on les desdeigne, comme estans au dessoubs
de la commune façon, comme incapables des charges publiques,
comme trainans vne vie et des meurs basses et viles apres le vulgaire.
Odi homines ignaua opera, Philosopha sententia.   Quant à
ces Philosophes, dis-ie, comme ils estoient grands en science, ils
estoient encore plus grands en toute action. Et tout ainsi qu'on dit2
de ce Geometrien de Syracuse, lequel ayant esté destourné de sa
contemplation, pour en mettre quelque chose en pratique, à la
deffence de son païs, qu'il mit soudain en train des engins espouuentables,
et des effects surpassans toute creance humaine; desdaignant
toutefois luy mesme toute cette sienne manufacture, et pensant
en cela auoir corrompu la dignité de son art, de laquelle ses
ouurages n'estoient que l'apprentissage et le iouet. Aussi eux, si
quelquefois on les a mis à la preuue de l'action, on les a veu voler
d'vne aisle si haulte, qu'il paroissoit bien, leur cœur et leur ame
s'estre merueilleusement grossie et enrichie par l'intelligence des3
choses. Mais aucuns voyants la place du gouuernement politique
saisie par hommes incapables, s'en sont reculés. Et celuy qui demanda
à Crates, iusques à quand il faudroit philosopher, en receut
cette responce: Iusques à tant que ce ne soient plus des asniers,
qui conduisent noz armées. Heraclitus resigna la Royauté à son
frere. Et aux Ephesiens, qui luy reprochoient, qu'il passoit son
temps à ioüer auec les enfans deuant le temple: Vaut-il pas mieux
faire cecy, que gouuerner les affaires en vostre compagnie? D'autres
ayans leur imagination logée au dessus de la fortune et du
monde, trouuerent les sieges de la iustice, et les thrones mesmes4
des Roys, bas et viles. Et refusa Empedocles la royauté, que les
Agrigentins luy offrirent. Thales accusant quelquefois le soing du
mesnage et de s'enrichir, on luy reprocha que c'estoit à la mode du
renard, pour n'y pouuoir aduenir. Il luy print enuie par passe-temps
d'en montrer l'experience, et ayant pour ce coup raualé son
sçauoir au seruice du proffit et du gain, dressa vne trafique, qui
dans vn an rapporta telles richesses, qu'à peine en toute leur vie,
les plus experimentez de ce mestier là, en pouuoient faire de pareilles.
Ce qu'Aristote recite d'aucuns, qui appelloyent et celuy là
et Anaxagoras, et leurs semblables, sages et non prudents, pour1
n'auoir assez de soin des choses plus vtiles: outre ce que ie ne
digere pas bien cette difference de mots, cela ne sert point d'excuse
à mes gents, et à voir la basse et necessiteuse fortune, dequoy
ils se payent, nous aurions plustost occasion de prononcer tous les
deux, qu'ils sont, et non sages, et non prudents.   Ie quitte cette
premiere raison, et croy qu'il vaut mieux dire, que ce mal vienne
de leur mauuaise façon de se prendre aux sciences: et qu'à la mode
dequoy nous sommes instruicts, il n'est pas merueille, si ny les
escoliers, ny les maistres n'en deuiennent pas plus habiles, quoy
qu'ils s'y facent plus doctes. De vray le soing et la despence de nos2
peres, ne vise qu'à nous meubler la teste de science: du iugement
et de la vertu, peu de nouuelles. Criez d'vn passant à nostre peuple:
O le sçauant homme! Et d'vn autre, O le bon homme! Il ne faudra
pas à destourner les yeux et son respect vers le premier. Il y faudroit
vn tiers crieur: O les lourdes testes!   Nous nous enquerons
volontiers, Sçait-il du Grec ou du Latin? escrit-il en vers ou en
prose? mais, s'il est deuenu meilleur ou plus aduisé, c'estoit le
principal, et c'est ce qui demeure derriere. Il falloit s'enquerir qui
est mieux sçauant, non qui est plus sçauant.   Nous ne trauaillons
qu'à remplir la memoire, et laissons l'entendement et la conscience3
vuide. Tout ainsi que les oyseaux vont quelquefois à la queste du
grain, et le portent au bec sans le taster, pour en faire bechée à
leurs petits: ainsi nos pedantes vont pillotans la science dans les
liures, et ne la logent qu'au bout de leurs léures, pour la dégorger
seulement, et mettre au vent. C'est merueille combien proprement
la sottise se loge sur mon exemple. Est-ce pas faire de mesme, ce
que ie fay en la plus part de cette composition? Ie m'en vay escornifflant
par-cy par-là, des liures, les sentences qui me plaisent; non
pour les garder, car ie n'ay point de gardoire, mais pour les transporter
en cettuy-cy; où, à vray dire, elles ne sont non plus miennes,
qu'en leur premiere place. Nous ne sommes, ce croy-ie, sçauants,
que de la science presente: non de la passée, aussi peu que de la
future. Mais qui pis est, leurs escoliers et leurs petits ne s'en nourrissent
et alimentent non plus, ains elle passe de main en main,1
pour cette seule fin, d'en faire parade, d'en entretenir autruy, et d'en
faire des comptes, comme vne vaine monnoye inutile à tout autre
vsage et emploite, qu'à compter et ietter. Apud alios loqui didicerunt,
non ipsi secum. Non est loquendum, sed gubernandum. Nature,
pour montrer qu'il n'y a rien de sauuage en ce qu'elle conduit, faict
naistre souuent és nations moins cultiuées par art, des productions
d'esprit, qui luittent les plus artistes productions. Comme sur mon
propos, le prouerbe Gascon tiré d'vne chalemie, est-il delicat, Bouha
prou bouha, mas à remuda lous dits qu'em. Souffler prou souffler,
mais à remuer les doits, nous en sommes là. Nous sçauons dire,2
Cicero dit ainsi, voila les meurs de Platon, ce sont les mots mesmes
d'Aristote: mais nous que disons nous nous mesmes? que faisons
nous? que iugeons nous? Autant en diroit bien vn perroquet.
Cette façon me faict souuenir de ce riche Romain, qui auoit esté
soigneux à fort grande despence, de recouurer des hommes suffisans
en tout genre de science, qu'il tenoit continuellement autour
de luy, affin que quand il escheoit entre ses amis, quelque occasion
de parler d'vne chose ou d'autre, ils suppleassent en sa place, et
fussent tous prests à luy fournir, qui d'vn discours, qui d'vn vers
d'Homere, chacun selon son gibier: et pensoit ce sçauoir estre sien,3
par ce qu'il estoit en la teste de ses gens. Et comme font aussi ceux,
desquels la suffisance loge en leurs somptueuses librairies. I'en
cognoy, à qui quand ie demande ce qu'il sçait, il me demande vn
liure pour le montrer: et n'oseroit me dire, qu'il a le derriere galeux,
s'il ne va sur le champ estudier en son lexicon que c'est que
galeux, et que c'est que derriere.   Nous prenons en garde les opinions
et le sçauoir d'autruy, et puis c'est tout: il les faut faire
nostres. Nous semblons proprement celuy, qui ayant besoing de
feu, en iroit querir chez son voisin, et y en ayant trouué vn beau
et grand, s'arresteroit là à se chauffer, sans plus se souuenir d'en
raporter chez soy. Que nous sert-il d'auoir la panse pleine de viande,
si elle ne se digere, si elle ne se transforme en nous? si elle ne nous
augmente et fortifie? Pensons nous que Lucullus, que les lettres
rendirent et formerent si grand capitaine sans experience, les eust
prises à nostre mode? Nous nous laissons si fort aller sur les bras
d'autruy, que nous aneantissons nos forces. Me veux-ie armer contre1
la crainte de la mort? c'est aux despens de Seneca. Veux-ie tirer de
la consolation pour moy, ou pour vn autre? ie l'emprunte de Cicero:
ie l'eusse prise en moy-mesme, si on m'y eust exercé. Ie
n'ayme point cette suffisance relatiue et mendiée. Quand bien nous
pourrions estre sçauans du sçauoir d'autruy, au moins sages ne
pouuons nous estre que de nostre propre sagesse.

μισω σοφιστην, ὁστις ουχ αυτω σοφος.

Ex quo Ennius: Nequidquam sapere sapientem, qui ipse sibi prodesse
non quiret.

si cupidus, si2
Vanus, et Euganea quantumuis vilior agna.

Non enim paranda nobis solum, sed fruenda sapientia est.   Dionysius
se moquoit des Grammariens, qui ont soin de s'enquerir des
maux d'Vlysses, et ignorent les propres: des musiciens, qui accordent
leurs fleutes, et n'accordent pas leurs mœurs: des orateurs
qui estudient à dire iustice, non à la faire. Si nostre ame n'en va
vn meilleur bransle, si nous n'en auons le iugement plus sain, i'aymerois
aussi cher que mon escolier eut passé le temps à ioüer à la
paume, au moins le corps en seroit plus allegre. Voyez le reuenir
de là, apres quinze ou seize ans employez, il n'est rien si mal propre3
à mettre en besongne, tout ce que vous y recognoissez d'auantage,
c'est que son Latin et son Grec l'ont rendu plus sot et presumptueux
qu'il n'estoit party de la maison. Il en deuoit rapporter
l'ame pleine, il ne l'en rapporte que bouffie: et l'a seulement
enflée, en lieu de la grossir.   Ces maistres icy, comme Platon dit
des Sophistes, leurs germains, sont de tous les hommes, ceux qui
promettent d'estre les plus vtiles aux hommes, et seuls entre tous
les hommes, qui non seulement n'amendent point ce qu'on leur
commet, comme faict vn charpentier et vn masson: mais l'empirent,
et se font payer de l'auoir empiré. Si la loy que Protagoras4
proposoit à ses disciples, estoit suiuie: ou qu'ils le payassent selon
son mot, ou qu'ils iurassent au temple, combien ils estimoient le
profit qu'ils auoient receu de sa discipline, et selon iceluy satisfissent
sa peine: mes pedagogues se trouueroient chouez, s'estans
remis au serment de mon experience. Mon vulgaire Perigordin
appelle fort plaisamment Lettre ferits, ces sçauanteaux, comme si
vous disiez Lettre-ferus, ausquels les lettres ont donné vn coup de
marteau, comme on dit. De vray le plus souuent ils semblent estre
raualez, mesmes du sens commun. Car le païsant et le cordonnier
vous leur voyez aller simplement et naïuement leur train, parlant
de ce qu'ils sçauent: ceux-cy pour se vouloir esleuer et gendarmer
de ce sçauoir, qui nage en la superficie de leur ceruelle, vont
s'embarrassant, et empetrant sans cesse. Il leur eschappe de belles
parolles, mais qu'vn autre les accommode: ils cognoissent bien1
Galien, mais nullement le malade: ils vous ont des-ia rempli la
teste de loix, et si n'ont encore conçeu le neud de la cause: ils
sçauent la Theorique de toutes choses, cherchez qui la mette en
practique   I'ay veu chez moy vn mien amy, par maniere de passetemps,
ayant affaire à vn de ceux-cy, contrefaire vn iargon de
Galimatias, propos sans suitte, tissu de pieces rapportées, sauf qu'il
estoit souuent entrelardé de mots propres à leur dispute, amuser
ainsi tout vn iour ce sot à debattre, pensant tousiours respondre
aux obiections qu'on luy faisoit. Et si estoit homme de lettres et
de reputation, et qui auoit vne belle robbe.2

Vos ô patritius sanguis quos viuere par est
Occipiti cæco, posticæ occurrite sannæ.

Qui regardera de bien pres à ce genre de gens, qui s'estend bien
loing, il trouuera comme moy, que le plus souuent ils ne s'entendent,
ny autruy, et qu'ils ont la souuenance assez pleine, mais le
iugement entierement creux: sinon que leur nature d'elle mesme
le leur ait autrement façonné. Comme i'ay veu Adrianus Turnebus,
qui n'ayant faict autre profession que de lettres, en laquelle c'estoit,
à mon opinion, le plus grand homme, qui fust il y a mil ans,
n'ayant toutesfois rien de pedantesque que le port de sa robbe, et3
quelque façon externe, qui pouuoit n'estre pas ciuilisée à la courtisane:
qui sont choses de neant. Et hay nos gens qui supportent
plus mal-aysement vne robbe qu'vne ame de trauers: et regardent
à sa reuerence, à son maintien et à ses bottes, quel homme il est.
Car au dedans c'estoit l'ame la plus polie du monde. Ie l'ay souuent
à mon escient ietté en propos eslongnez de son vsage, il y voyoit
si cler, d'vne apprehension si prompte, d'vn iugement si sain, qu'il
sembloit, qu'il n'eust iamais faict autre mestier que la guerre, et
affaires d'Estat. Ce sont natures belles et fortes:

queis arte benigna
Et meliore luto finxit præcordia Titan,

qui se maintiennent au trauers d'vne mauuaise institution. Or ce
n'est pas assez que nostre institution ne nous gaste pas, il faut qu'elle
nous change en mieux.   Il y a aucuns de noz Parlemens, quand
ils ont à receuoir des officiers, qui les examinent seulement sur la
science: les autres y adioustent encores l'essay du sens, en leur1
presentant le iugement de quelque cause. Ceux-cy me semblent
auoir vn beaucoup meilleur stile. Et encore que ces deux pieces
soyent necessaires, et qu'il faille qu'elles s'y trouuent toutes deux:
si est-ce qu'à la verité celle du sçauoir est moins prisable, que celle
du iugement; cette-cy se peut passer de l'autre, et non l'autre de
cette cy. Car comme dict ce vers Grec,

ως ουδεν ἡ μαθησις, ην μη νους παρη.

A quoy faire la science, si l'entendement n'y est? Pleust à Dieu que
pour le bien de nostre iustice ces compagnies là se trouuassent aussi
bien fournies d'entendement et de conscience, comme elles sont2
encore de science. Non vitæ, sed scholæ discimus. Or il ne faut pas
attacher le sçauoir à l'ame, il l'y faut incorporer: il ne l'en faut
pas arrouser, il l'en faut teindre; et s'il ne la change, et meliore
son estat imparfaict, certainement il vaut beaucoup mieux le laisser
là. C'est vn dangereux glaiue, et qui empesche et offence son maistre
s'il est en main foible, et qui n'en sçache l'vsage: vt fuerit melius
non didicisse.   A l'aduenture est ce la cause, que et nous, et
la Theologie ne requerons pas beaucoup de science aux femmes, et
que François Duc de Bretaigne filz de Iean V. comme on luy parla
de son mariage auec Isabeau fille d'Escosse, et qu'on luy adiousta3
qu'elle auoit esté nourrie simplement et sans aucune instruction de
lettres, respondit, qu'il l'en aymoit mieux, et qu'vne femme estoit
assez sçauante, quand elle sçauoit mettre difference entre la chemise
et le pourpoint de son mary.   Aussi ce n'est pas si grande merueille,
comme on crie, que nos ancestres n'ayent pas faict grand
estat des lettres, et qu'encores auiourd'huy elles ne se trouuent que
par rencontre aux principaux conseils de nos Roys: et si cette fin
de s'en enrichir, qui seule nous est auiourd'huy proposée par le
moyen de la Iurisprudence, de la Medecine, du pedantisme, et de
la Theologie encore, ne les tenoit en credit, vous les verriez sans
doubte aussi marmiteuses qu'elles furent onques. Quel dommage,
si elles ne nous apprennent ny à bien penser, ny à bien faire?
Postquam docti prodierunt, boni desunt. Toute autre science, est
dommageable à celuy qui n'a la science de la bonté.   Mais la raison
que ie cherchoys tantost, seroit elle point aussi de là, que
nostre estude en France n'ayant quasi autre but que le proufit,1
moins de ceux que nature a faict naistre à plus genereux offices
que lucratifs, s'adonnants aux lettres, ou si courtement (retirez
auant que d'en auoir pris appetit, à vne profession qui n'a rien de
commun auec les liures) il ne reste plus ordinairement, pour s'engager
tout à faict à l'estude, que les gents de basse fortune, qui y
questent des moyens à viure? Et de ces gents-là, les ames estans
et par nature, et par institution domestique et exemple, du plus bas
aloy, rapportent faucement le fruit de la science. Car elle n'est pas
pour donner iour à l'ame qui n'en a point: ny pour faire voir vn
aueugle. Son mestier est, non de luy fournir de veuë, mais de la2
luy dresser, de luy regler ses allures, pourueu qu'elle aye de soy les
pieds, et les iambes droites et capables. C'est vne bonne drogue que
la science, mais nulle drogue n'est assés forte, pour se preseruer
sans alteration et corruption, selon le vice du vase qui l'estuye. Tel
a la veuë claire, qui ne l'a pas droitte: et par consequent void le
bien, et ne le suit pas: et void la science, et ne s'en sert pas. La principale
ordonnance de Platon en sa republique, c'est donner à ses citoyens
selon leur nature, leur charge. Nature peut tout, et fait tout.
Les boiteux sont mal propres aux exercices du corps, et aux exercices
de l'esprit les ames boiteuses. Les bastardes et vulgaires sont indignes3
de la philosophie. Quand nous voyons vn homme mal chaussé,
nous disons que ce n'est pas merueille, s'il est chaussetier. De mesme
il semble, que l'experience nous offre souuent, vn medecin plus mal
medeciné, vn Theologien moins reformé, et coustumierement vn sçauant
moins suffisant qu'vn autre. Aristo Chius auoit anciennement
raison de dire, que les philosophes nuisoient aux auditeurs: d'autant
que la plus part des ames ne se trouuent propres à faire leur profit de
telle instruction: qui, si elle ne se met à bien, se met à mal: ασωτους
ex Aristippi, acerbos ex Zenonis schola exire.   En cette belle
institution que Xenophon preste aux Perses, nous trouuons qu'ils
apprenoient la vertu à leurs enfans, comme les autres nations font
les lettres. Platon dit que le fils aisné en leur succession royale,
estoit ainsi nourry. Apres sa naissance, on le donnoit, non à des
femmes, mais à des eunuches de la premiere authorité autour des
Roys, à cause de leur vertu. Ceux-cy prenoient charge de luy rendre
le corps beau et sain: et apres sept ans le duisoient à monter
à cheual, et aller à la chasse. Quand il estoit arriué au quatorziesme,
ils le deposoient entre les mains de quatre: le plus sage,1
le plus iuste, le plus temperant, le plus vaillant de la nation. Le
premier luy apprenoit la religion: le second, à estre tousiours veritable:
le tiers, à se rendre maistre des cupidités: le quart, à ne
rien craindre.   C'est chose digne de tres-grande consideration,
que en cette excellente police de Lycurgus, et à la verité monstrueuse
par sa perfection, si songneuse pourtant de la nourriture
des enfans, comme de sa principale charge, et au giste mesmes des
Muses, il s'y face si peu de mention de la doctrine: comme si cette
genereuse ieunesse desdaignant tout autre ioug que de la vertu, on
luy aye deu fournir, au lieu de nos maistres de science, seulement2
des maistres de vaillance, prudence et iustice. Exemple que Platon
a suiuy en ses loix. La façon de leur discipline, c'estoit leur faire
des questions sur le iugement des hommes, et de leurs actions: et
s'ils condamnoient et loüoient, ou ce personnage, ou ce faict, il
falloit raisonner leur dire, et par ce moyen ils aiguisoient ensemble
leur entendement, et apprenoient le droit. Astyages en Xenophon,
demande à Cyrus compte de sa derniere leçon; C'est, dit-il, qu'en
nostre escole vn grand garçon ayant vn petit saye, le donna à l'vn
de ses compagnons de plus petite taille, et luy osta son saye qui
estoit plus grand: nostre precepteur m'ayant fait iuge de ce different,3
ie iugeay qu'il falloit laisser les choses en cet estat, et que l'vn
et l'autre sembloit estre mieux accommodé en ce point: sur quoy il
me remontra que i'auois mal fait: car ie m'estois arresté à considerer
la bien seance, et il falloit premierement auoir proueu à la
iustice, qui vouloit que nul ne fust forcé en ce qui luy appartenoit.
Et dit qu'il en fut fouëté, tout ainsi que nous sommes en nos villages,
pour auoir oublié le premier aoriste de τυπτω. Mon regent me
feroit vne belle harangue in genere demonstratiuo, auant qu'il me
persuadast que son escole vaut cette-là.   Ils ont voulu coupper
chemin: et puis qu'il est ainsi que les sciences, lors mesmes qu'on
les prent de droit fil, ne peuuent que nous enseigner la prudence,
la preud'hommie et la resolution, ils ont voulu d'arriuée mettre
leurs enfans au propre des effects, et les instruire non par ouïr dire,
mais par l'essay de l'action, en les formant et moulant vifuement,
non seulement de preceptes et parolles, mais principalement
d'exemples et d'œuures: afin que ce ne fust pas vne science en leur1
ame, mais sa complexion et habitude: que ce ne fust pas vn acquest,
mais vne naturelle possession. A ce propos, on demandoit à Agesilaus
ce qu'il seroit d'aduis, que les enfans apprinsent: Ce qu'ils
doiuent faire estans hommes, respondit-il. Ce n'est pas merueille,
si vne telle institution a produit des effects si admirables.   On
alloit, dit-on, aux autres villes de Grece chercher des Rhetoriciens,
des Peintres, et des Musiciens: mais en Lacedemone des legislateurs,
des magistrats, et Empereurs d'armée: à Athenes on aprenoit
à bien dire, et icy à bien faire: là à se desmesler d'vn argument
sophistique, et à rabattre l'imposture des mots captieusement2
entrelassez; icy à se desmesler des appats de la volupté, et à rabattre
d'vn grand courage les menasses de la fortune et de la
mort: ceux-là s'embesongnoient apres les parolles, ceux-cy apres
les choses: là c'estoit vne continuelle exercitation de la langue,
icy vne continuelle exercitation de l'ame. Parquoy il n'est pas estrange,
si Antipater leur demandant cinquante enfans pour ostages,
ils respondirent tout au rebours de ce que nous ferions, qu'ils aymoient
mieux donner deux fois autant d'hommes faicts; tant ils
estimoient la perte de l'education de leur pays. Quand Agesilaus
conuie Xenophon d'enuoyer nourrir ses enfans à Sparte, ce n'est3
pas pour y apprendre la Rhetorique, ou Dialectique: mais pour
apprendre, ce dit-il, la plus belle science qui soit, asçauoir la
science d'obeir et de commander.   Il est tres-plaisant, de voir Socrates,
à sa mode se moquant de Hippias, qui luy recite, comment
il a gaigné, specialement en certaines petites villettes de la Sicile,
bonne somme d'argent, à regenter: et qu'à Sparte il n'a gaigné
pas vn sol. Que ce sont gents idiots, qui ne sçauent ny mesurer ny
compter: ne font estat ny de Grammaire ny de rythme: s'amusans
seulement à sçauoir la suitte des Roys, establissement et decadence
des Estats, et tels fatras de comptes. Et au bout de cela, Socrates
luy faisant aduouër par le menu, l'excellence de leur forme de gouuernement
publique, l'heur et vertu de leur vie priuée, luy laisse
deuiner la conclusion de l'inutilité de ses arts.   Les exemples nous
apprennent, et en cette martiale police, et en toutes ses semblables,
que l'estude des sciences amollit et effemine les courages, plus
qu'il ne les fermit et aguerrit. Le plus fort Estat, qui paroisse pour1
le present au monde, est celuy des Turcs, peuples egalement duicts
à l'estimation des armes, et mespris des lettres. Ie trouue Rome
plus vaillante auant qu'elle fust sçauante. Les plus belliqueuses
nations en nos iours, sont les plus grossieres et ignorantes. Les
Scythes, les Parthes, Tamburlan, nous seruent à cette preuue. Quand
les Gots rauagerent la Grece, ce qui sauua toutes les librairies d'estre
passées au feu, ce fut vn d'entre eux, qui sema cette opinion,
qu'il failloit laisser ce meuble entier aux ennemis: propre à les
destourner de l'exercice militaire, et amuser à des occupations sedentaires
et oysiues. Quand nostre Roy, Charles huictieme, quasi2
sans tirer l'espee du fourreau, se veid maistre du Royaume de Naples,
et d'vne bonne partie de la Toscane, les Seigneurs de sa suitte,
attribuerent cette inesperee facilité de conqueste, à ce que les Princes
et la noblesse d'Italie s'amusoient plus à se rendre ingenieux et
sçauans, que vigoureux et guerriers.

CHAPITRE XXV.    (TRADUCTION LIV. I, CH. XXV.)
De l'Institution des enfans,
à Madame Diane de Foix, Contesse de Gurson.

IE ne vis iamais pere, pour bossé ou teigneux que fust son fils, qui
laissast de l'aduoüer: non pourtant, s'il n'est du tout enyuré de
cet' affection, qu'il ne s'apperçoiue de sa defaillance: mais tant y
a qu'il est sien. Aussi moy, ie voy mieux que tout autre, que ce ne
sont icy que resueries d'homme, qui n'a gousté des sciences que la
crouste premiere en son enfance, et n'en a retenu qu'vn general et
informe visage: vn peu de chaque chose, et rien du tout, à la Françoise.
Car en somme, ie sçay qu'il y a vne Medecine, vne Iurisprudence,
quatre parties en la Mathematique, et grossierement ce à
quoy elles visent. Et à l'aduenture encore sçay-ie la pretention des1
sciences en general, au seruice de nostre vie: mais d'y enfoncer
plus auant, de m'estre rongé les ongles à l'estude d'Aristote monarque
de la doctrine moderne, ou opiniatré apres quelque science,
ie ne l'ay iamais faict: ny n'est art dequoy ie peusse peindre seulement
les premiers lineaments. Et n'est enfant des classes moyennes,
qui ne se puisse dire plus sçauant que moy: qui n'ay seulement
pas dequoy l'examiner sur sa premiere leçon. Et si l'on m'y force,
ie suis contraint assez ineptement, d'en tirer quelque matiere de
propos vniuersel, sur quoy i'examine son iugement naturel: leçon,
qui leur est autant incognue, comme à moy la leur.   Ie n'ay dressé2
commerce auec aucun liure solide, sinon Plutarche et Seneque, où
ie puyse comme les Danaïdes, remplissant et versant sans cesse.
I'en attache quelque chose à ce papier, à moy, si peu que rien.
L'histoire, c'est mon gibier en matiere de liures, ou la poësie, que
i'ayme d'vne particuliere inclination: car, comme disoit Cleanthes,
tout ainsi que la voix contrainte dans l'étroit canal d'vne trompette
sort plus aigue et plus forte: ainsi me semble il que la sentence
pressee aux pieds nombreux de la poësie, s'eslance bien plus brusquement,
et me fiert d'vne plus viue secousse.   Quant aux facultez
naturelles qui sont en moy, dequoy c'est icy l'essay, ie les sens
flechir sous la charge: mes conceptions et mon iugement ne marche
qu'à tastons, chancelant, bronchant et chopant: et quand ie suis
allé le plus auant que ie puis, si ne me suis-ie aucunement satisfaict.
Ie voy encore du païs au delà: mais d'vne veüe trouble, et en
nuage, que ie ne puis demesler. Et entreprenant de parler indifferemment
de tout ce qui se presente à ma fantasie, et n'y employant1
que mes propres et naturels moyens, s'il m'aduient, comme il faict
souuent, de rencontrer de fortune dans les bons autheurs ces mesmes
lieux, que i'ay entrepris de traiter, comme ie vien de faire chez
Plutarque tout presentement, son discours de la force de l'imagination:
à me recognoistre au prix de ces gens là, si foible et si
chetif, si poisant et si endormy, ie me fay pitié, ou desdain à moy
mesmes. Si me gratifie-ie de cecy, que mes opinions ont cet honneur
de rencontrer souuent aux leurs, et que ie vays au moins de
loing apres, disant que voire. Aussi que i'ay cela, que chacun n'a
pas, de cognoistre l'extreme difference d'entre-eux et moy: et2
laisse ce neant-moins courir mes inuentions ainsi foibles et basses,
comme ie les ay produites, sans en replastrer et recoudre les defaux
que cette comparaison m'y a descouuert.   Il faut auoir les
reins bien fermes pour entreprendre de marcher front à front auec
ces gens là. Les escriuains indiscrets de nostre siecle, qui parmy
leurs ouurages de neant, vont semant des lieux entiers des anciens
autheurs, pour se faire honneur, font le contraire. Car cett' infinie
dissemblance de lustres rend vn visage si pasle, si terni, et si laid
à ce qui est leur, qu'ils y perdent beaucoup plus qu'ils n'y gaignent.
C'estoient deux contraires fantasies. Le Philosophe Chrysippus3
mesloit à ses liures, non les passages seulement, mais des
ouurages entiers d'autres autheurs: et en vn la Medee d'Eurypides:
et disoit Apollodorus, que, qui en retrancheroit ce qu'il y
auoit d'estranger, son papier demeureroit en blanc. Epicurus au
rebours, en trois cents volumes qu'il laissa, n'auoit pas mis vne
seule allegation.   Il m'aduint l'autre iour de tomber sur vn tel
passage: I'auois trainé languissant apres des parolles Françoises,
si exangues, si descharnees, et si vuides de matiere et de sens,
que ce n'estoient voirement que parolles Françoises: au bout d'vn
long et ennuyeux chemin, ie vins à rencontrer vne piece haute,
riche et esleuee iusques aux nües: si i'eusse trouué la pente douce,
et la montee vn peu alongee, cela eust esté excusable: c'estoit vn
precipice si droit et si coupé que des six premieres parolles ie cogneuz
que ie m'enuolois en l'autre monde: de là ie descouuris la
fondriere d'où ie venois, si basse et si profonde, que ie n'eus oncques
puis le cœur de m'y raualer. Si i'estoffois l'vn de mes discours
de ces riches despouilles, il esclaireroit par trop la bestise des autres.1
Reprendre en autruy mes propres fautes, ne me semble non
plus incompatible, que de reprendre, comme ie fay souuent, celles
d'autruy en moy. Il les faut accuser par tout, et leur oster tout
lieu de franchise. Si sçay ie, combien audacieusement i'entreprens
moy-mesmes à tous coups, de m'egaler à mes larrecins, d'aller pair
à pair quand et eux: non sans vne temeraire esperance, que ie
puisse tromper les yeux des iuges à les discerner. Mais c'est autant
par le benefice de mon application, que par le benefice de mon
inuention et de ma force. Et puis, ie ne luitte point en gros ces
vieux champions là, et corps à corps: c'est par reprinses, menues2
et legeres attaintes. Ie ne m'y aheurte pas: ie ne fay que les taster:
et ne vay point tant, comme ie marchande d'aller. Si ie leur
pouuoy tenir palot, ie serois honneste homme: car ie ne les entreprens,
que par où ils sont les plus roides. De faire ce que i'ay
decouuert d'aucuns, se couurir des armes d'autruy, iusques à ne
montrer pas seulement le bout de ses doigts: conduire son dessein
(comme il est aysé aux sçauans en vne matiere commune)
sous les inuentions anciennes, rappiecees par cy par là: à ceux
qui les veulent cacher et faire propres, c'est premierement iniustice
et lascheté, que n'ayans rien en leur vaillant, par où se produire,3
ils cherchent à se presenter par vne valeur purement estrangere:
et puis, grande sottise, se contentant par piperie de s'acquerir
l'ignorante approbation du vulgaire, se descrier enuers les gents
d'entendement, qui hochent du nez cette incrustation empruntee:
desquels seuls la louange a du poids. De ma part il n'est rien que
ie vueille moins faire. Ie ne dis les autres, sinon pour d'autant plus
me dire. Cecy ne touche pas les centons, qui se publient pour centons:
et i'en ay veu de tres-ingenieux en mon temps: entre-autres
vn, sous le nom de Capilupus: outre les anciens. Ce sont des esprits,
qui se font veoir, et par ailleurs, et par là, comme Lipsius en
ce docte et laborieux tissu de ses Politiques.   Quoy qu'il en soit,
veux-ie dire, et quelles que soient ces inepties, ie n'ay pas deliberé
de les cacher, non plus qu'vn mien pourtraict chauue et grisonnant,
où le peintre auroit mis non vn visage parfaict, mais le mien.1
Car aussi ce sont icy mes humeurs et opinions: ie les donne, pour
ce qui est en ma creance, non pour ce qui est à croire. Ie ne vise
icy qu'à decouurir moy-mesmes, qui seray par aduenture autre
demain, si nouuel apprentissage me change. Ie n'ay point l'authorité
d'estre creu, ny ne le desire, me sentant trop mal instruit
pour instruire autruy.   Quelcun doncq' ayant veu l'article precedant,
me disoit chez moy l'autre iour, que ie me deuoys estre vn
petit estendu sur le discours de l'institution des enfans. Or Madame
si i'auoy quelque suffisance en ce subiect, ie ne pourroy la mieux
employer que d'en faire vn present à ce petit homme, qui vous2
menasse de faire tantost vne belle sortie de chez vous (vous estes
trop genereuse pour commencer autrement que par vn masle). Car
ayant eu tant de part à la conduite de vostre mariage, i'ay quelque
droit et interest à la grandeur et prosperité de tout ce qui en
viendra: outre ce que l'ancienne possession que vous auez sur ma
seruitude, m'oblige assez à desirer honneur, bien et aduantage à
tout ce qui vous touche. Mais à la verité ie n'y entens sinon cela,
que la plus grande difficulté et importance de l'humaine science
semble estre en cet endroit, où il se traitte de la nourriture et institution
des enfans. Tout ainsi qu'en l'agriculture, les façons, qui3
vont deuant le planter, sont certaines et aysees, et le planter mesme.
Mais depuis que ce qui est planté, vient à prendre vie: à l'esleuer,
il y a vne grande varieté de façons, et difficulté: pareillement aux
hommes, il y a peu d'industrie à les planter: mais depuis qu'ils
sont naiz, on se charge d'vn soing diuers, plein d'embesoignement
et de crainte, à les dresser et nourrir. La montre de leurs inclinations
est si tendre en ce bas aage, et si obscure, les promesses si
incertaines et fauces, qu'il est mal-aisé d'y establir aucun solide
iugement. Voyez Cimon, voyez Themistocles et mille autres, combien
ils se sont disconuenuz à eux mesmes. Les petits des ours, et
des chiens, montrent leur inclination naturelle; mais les hommes
se iettans incontinent en des accoustumances, en des opinions, en
des loix, se changent ou se deguisent facilement. Si est-il difficile
de forcer les propensions naturelles. D'où il aduient que par faute
d'auoir bien choisi leur route, pour neant se trauaille on souuent,
et employe lon beaucoup d'aage, à dresser des enfans aux choses,
ausquelles ils ne peuuent prendre pied. Toutesfois en cette difficulté1
mon opinion est, de les acheminer tousiours aux meilleures choses
et plus profitables; et qu'on se doit peu appliquer à ces legeres
diuinations et prognostiques, que nous prenons des mouuemens
de leur enfance. Platon en sa republique, me semble leur donner
trop d'autorité.   Madame c'est vn grand ornement que la science,
et vn vtil de merueilleux seruice, notamment aux personnes esleuees
en tel degré de fortune, comme vous estes. A la verité elle n'a
point son vray vsage en mains viles et basses. Elle est bien plus
fiere, de prester ses moyens à conduire vne guerre, à commander
vn peuple, à pratiquer l'amitié d'vn Prince, ou d'vne nation estrangere,2
qu'à dresser vn argument dialectique, ou à plaider vn appel,
ou ordonner vne masse de pillules. Ainsi Madame, par ce que ie
croy que vous n'oublierez pas cette partie en l'institution des vostres,
vous qui en auez sauouré la douceur, et qui estes d'vne race
lettree (car nous auons encore les escrits de ces anciens Comtes
de Foix, d'où Monsieur le Comte vostre mary et vous, estes descendus:
et François Monsieur de Candale, vostre oncle, en faict
naistre tous les iours d'autres, qui estendront la cognoissance de
cette qualité de vostre famille, à plusieurs siecles) ie vous veux dire
là dessus vne seule fantasie, que i'ay contraire au commun vsage.3
C'est tout ce que ie puis conferer à vostre seruice en cela.   La
charge du gouuerneur, que vous luy donrez, du chois duquel depend
tout l'effect de son institution, elle a plusieurs autres grandes
parties, mais ie n'y touche point, pour n'y sçauoir rien apporter
qui vaille: et de cet article, sur lequel ie me mesle de luy donner
aduis, il m'en croira autant qu'il y verra d'apparence. A vn enfant
de maison, qui recherche les lettres, non pour le gaing (car vne
fin si abiecte, est indigne de la grace et faueur des Muses, et puis
elle regarde et depend d'autruy) ny tant pour les commoditez externes,
que pour les sienes propres, et pour s'en enrichir et parer
au dedans, ayant plustost enuie d'en reussir habil'homme, qu'homme
sçauant, ie voudrois aussi qu'on fust soigneux de luy choisir vn
conducteur, qui eust plustost la teste bien faicte, que bien pleine:1
et qu'on y requist tous les deux, mais plus les mœurs et l'entendement
que la science: et qu'il se conduisist en sa charge d'vne
nouuelle maniere.   On ne cesse de criailler à nos oreilles, comme
qui verseroit dans vn antonnoir; et nostre charge ce n'est que redire
ce qu'on nous a dit. Ie voudrois qu'il corrigeast cette partie;
et que de belle arriuee, selon la portee de l'ame, qu'il a en main,
il commençast à la mettre sur la montre, luy faisant gouster les
choses, les choisir, et discerner d'elle mesme. Quelquefois luy ouurant
le chemin, quelquefois le luy laissant ouurir. Ie ne veux pas
qu'il inuente, et parle seul: ie veux qu'il escoute son disciple parler2
à son tour. Socrates, et depuis Arcesilaus, faisoient premierement
parler leurs disciples, et puis ils parloient à eux. Obest plerumque
ijs, qui discere volunt, auctoritas eorum, qui docent. Il est bon qu'il
le face trotter deuant luy, pour iuger de son train: et iuger iusques
à quel point il se doibt raualler, pour s'accommoder à sa
force. A faute de cette proportion, nous gastons tout. Et de la sçauoir
choisir, et s'y conduire bien mesurément, c'est vne des plus ardues
besongnes que ie sache. Et est l'effect d'vne haute ame et bien forte,
sçauoir condescendre à ses allures pueriles, et les guider. Ie marche
plus ferme et plus seur, à mont qu'à val.   Ceux qui, comme3
nostre vsage porte, entreprenent d'vne mesme leçon et pareille
mesure de conduite, regenter plusieurs esprits de si diuerses
mesures et formes: ce n'est pas merueille, si en tout vn peuple
d'enfants, ils en rencontrent à peine deux ou trois, qui rapportent
quelque iuste fruit de leur discipline. Qu'il ne luy demande pas
seulement compte des mots de sa leçon, mais du sens et de la
substance. Et qu'il iuge du profit qu'il aura fait, non par le tesmoignage
de sa memoire, mais de sa vie. Que ce qu'il viendra
d'apprendre, il le luy face mettre en cent visages, et accommoder
à autant de diuers subiets, pour voir s'il l'a encore bien pris et
bien faict sien, prenant l'instruction à son progrez, des paidagogismes
de Platon. C'est tesmoignage de crudité et indigestion que de
regorger la viande comme on l'a auallee: l'estomach n'a pas faict
son operation, s'il n'a faict changer la façon et la forme, à ce1
qu'on luy auoit donné à cuire. Nostre ame ne branle qu'à credit,
liee et contrainte à l'appetit des fantasies d'autruy, serue et captiuee
soubs l'authorité de leur leçon. On nous a tant assubiectis aux
cordes, que nous n'auons plus de franches alleures: nostre vigueur
et liberté est esteinte.

Nunquam tutelæ suæ fiunt.

Ie vy priuément à Pise vn honneste homme, mais si Aristotelicien,
que le plus general de ses dogmes est: Que la touche et regle de
toutes imaginations solides, et de toute verité, c'est la conformité
à la doctrine d'Aristote: que hors de là, ce ne sont que chimeres2
et inanité: qu'il a tout veu et tout dict. Cette sienne proposition,
pour auoir esté vn peu trop largement et iniquement interpretee,
le mit autrefois et tint long temps en grand accessoire à l'inquisition
à Rome.   Qu'il luy face tout passer par l'estamine, et ne
loge rien en sa teste par simple authorité, et à credit. Les principes
d'Aristote ne luy soyent principes, non plus que ceux des
Stoiciens ou Epicuriens. Qu'on luy propose cette diuersité de iugemens,
il choisira s'il peut: sinon il en demeurera en doubte.

Che non men che saper dubbiar m'aggrada.

Car s'il embrasse les opinions de Xenophon et de Platon, par son3
propre discours, ce ne seront plus les leurs, ce seront les siennes.
Qui suit vn autre, il ne suit rien: il ne trouue rien: voire il ne
cerche rien. Non sumus sub rege, sibi quisque se vindicet. Qu'il sache,
qu'il sçait, au moins. Il faut qu'il imboiue leurs humeurs, non qu'il
apprenne leurs preceptes. Et qu'il oublie hardiment s'il veut, d'où
il les tient, mais qu'il se les sache approprier. La verité et la raison
sont communes à vn chacun, et ne sont non plus à qui les a dites
premierement, qu'à qui les dit apres. Ce n'est non plus selon Platon,
que selon moy: puis que luy et moy l'entendons et voyons de
mesme. Les abeilles pillotent deçà delà les fleurs, mais elles en
font apres le miel, qui est tout leur; ce n'est plus thin, ny mariolaine.
Ainsi les pieces empruntees d'autruy, il les transformera et
confondra, pour en faire vn ouurage tout sien: à sçauoir son iugement,
son institution, son trauail et estude ne vise qu'à le former.
Qu'il cele tout ce dequoy il a esté secouru, et ne produise que ce
qu'il en a faict. Les pilleurs, les emprunteurs, mettent en parade1
leurs bastiments, leurs achapts, non pas ce qu'ils tirent d'autruy.
Vous ne voyez pas les espices d'vn homme de parlement: vous
voyez les alliances qu'il a gaignees, et honneurs à ses enfants. Nul
ne met en compte publique sa recette: chacun y met son acquest.