Essais de Montaigne (self-édition) - Volume I

CHAPITRE XXVI.    (ORIGINAL LIV. I, CH. XXVI.)
C'est folie de juger du vrai et du faux avec notre seule raison.

L'ignorance et la simplicité se laissent facilement persuader; mais si l'on est plus instruit, on ne veut croire à rien de ce qui paraît sortir de l'ordre naturel des choses.—Ce n'est peut-être pas sans motif que la simplicité et l'ignorance nous paraissent naturellement portées à plus de facilité à croire et à se laisser persuader, car il me semble avoir appris jadis que croire est pour ainsi dire le résultat d'une sorte d'impression faite sur notre âme, qui reçoit d'autant mieux ces empreintes qu'elle est plus tendre et de moindre résistance. «Comme le poids fait nécessairement pencher la balance, ainsi l'évidence entraîne l'esprit (Cicéron)»; plus l'âme est vide et n'a rien encore qui fasse contrepoids, plus elle cède aisément sous le faix des premières impressions; voilà pourquoi les enfants, le vulgaire, les femmes, les malades sont plus sujets à être menés par les oreilles. Par contre, c'est une sotte présomption que de dédaigner et de condamner comme faux tout ce qui ne nous semble pas vraisemblable, défaut ordinaire de ceux qui s'estiment avoir plus de raison que le commun des mortels. Ce défaut, je l'avais autrefois; si je venais à entendre parler d'esprits qui reviennent, de présages, d'enchantements, de sorcelleries ou raconter quelque autre chose que je ne pouvais admettre: «Songes, visions magiques, miracles, sorcières, apparitions nocturnes et autres prodiges de Thessalie (Horace)», je prenais en pitié ce pauvre peuple dont on abusait par ces folies.

Et cependant autour de nous tout est prodige, et l'habitude seule nous empêche de tout admirer.—A présent, je trouve que j'étais moi-même tout aussi à plaindre; non que, depuis, quoi que ce soit soit venu ajouter à ce que j'ai cru autrefois, bien que je ne me sois pas fait faute de chercher à vérifier les croyances que je repoussais, mais ma raison m'a conduit à reconnaître que condamner d'une façon absolue une chose comme fausse et impossible, c'est prétendre être à même de juger des bornes et des limites que peuvent atteindre la volonté de Dieu et la puissance de la nature notre mère; et que la plus grande marque de folie qu'il puisse y avoir au monde, c'est de ramener cette volonté et cette puissance à la mesure de notre capacité et de notre raison.—Si nous appelons monstres ou miracles tout ce que nous ne pouvons expliquer, combien ne s'en présente-t-il pas continuellement à notre vue? Considérons au travers de quels nuages, par quels tâtonnements, on parvient à nous amener à la connaissance de ce que nous avons constamment sous les yeux, et nous arriverons à reconnaître que c'est plutôt l'habitude que la science qui fait que cela cesse de nous paraître étrange: «Fatigués, rassasiés du spectacle des cieux, nous ne daignons plus lever nos regards vers ces temples de lumière (Lucrèce)»; et ces mêmes choses, si elles nous étaient présentées à nouveau, nous les trouverions autant et plus incroyables qu'aucunes autres: «Si maintenant, par une apparition soudaine, ces merveilles s'offraient pour la première fois à nous, que trouverions-nous à leur comparer? nous n'aurions rien su imaginer de semblable avant de les avoir vues (Lucrèce).» Celui qui n'avait jamais vu de rivière, à la première qu'il rencontra, crut que c'était l'Océan; les choses d'entre celles que nous connaissons qui sont les plus grandes, nous les estimons les plus grandes de la nature en leur genre: «Un fleuve qui n'est pas de grande étendue, paraît immense à qui n'en a pas vu de plus grand; ainsi d'un arbre, ainsi d'un homme et de tout autre objet quand on n'a rien vu de plus grand dans la même espèce (Lucrèce)»; «familiarisés avec les choses qui, tous les jours, frappent notre vue, nous ne les admirons plus et ne songeons pas à en rechercher les causes (Cicéron).» La nouveauté d'une chose, plus que sa grandeur, nous incite à en chercher l'origine. L'infinie puissance de la nature est à juger avec plus de déférence et en tenant compte davantage de notre ignorance et de notre faiblesse.—Combien de choses peu vraisemblables sont affirmées par des gens dignes de foi; si leurs témoignages ne suffisent pas pour emporter notre conviction, réservons au moins notre jugement; car, les déclarer impossibles, c'est se faire fort d'être à même de savoir jusqu'où va la possibilité, ce qui est d'une bien téméraire présomption. Si l'on saisissait bien la différence entre une chose impossible et une chose inusitée, entre ce qui est contre l'ordre de la nature et ce qui est simplement en dehors de ce que nous admettons communément, entre ne pas croire aveuglément et ne pas douter trop facilement d'une chose, on observerait la règle du «Rien de trop», que Chilon nous recommande si fort.

S'il est des choses que l'on peut rejeter parce qu'elles ne sont pas avancées par des hommes qui peuvent faire autorité, il en est de très étonnantes qu'il faut au moins respecter, lorsqu'elles ont pour témoins des personnes dignes de notre confiance.—Quand on trouve, dans Froissart, que le comte de Foix, étant dans le Béarn, apprit la défaite à Juberoth du roi Jean de Castille le lendemain de l'événement et qu'on voit les explications qu'il en donne, on peut s'en moquer. Il peut en être de même quand on lit dans nos «Annales» que le jour même où le roi Philippe-Auguste mourut à Mantes, le pape Honorius lui fit faire des funérailles publiques et donna l'ordre d'en faire autant dans toute l'Italie; ces témoignages n'ont peut-être pas une autorité suffisante pour nous convaincre. Mais, par contre, si, entre plusieurs exemples qu'il cite chez les anciens, Plutarque dit savoir de source certaine que, du temps de Domitien, la nouvelle de la bataille perdue en Allemagne par Antonius, à plusieurs journées de Rome, y fut publiée et répandue dans le monde entier le jour même où l'action avait lieu; si César admet qu'il est souvent arrivé que la nouvelle d'un événement en a devancé le fait, nous ne dirons pas d'eux que ce sont des simples d'esprit, qui se sont laissé tromper comme le vulgaire et ne sont pas aussi clairvoyants que nous.—Peut-on exprimer une opinion avec plus de délicatesse, de netteté, de piquant que le fait Pline, quand il lui convient d'en émettre? impossible de porter des jugements mieux fondés; sur ces deux points, nous ne saurions le surpasser; et je ne parle pas ici de son savoir si étendu, dont pourtant je fais moins de cas; pourtant, il n'est pas si pauvre petit écolier qui ne le taxe d'inexactitude et ne prétende lui en remontrer sur le progrès des œuvres de la nature.

Lorsque nous lisons, dans Bouchet, les miracles opérés par les reliques de saint Hilaire, passe encore; on peut être incrédule, l'auteur n'a pas assez d'autorité pour que nous ne soyons pas admis à le contredire; mais condamner du même coup tous les faits semblables qu'on nous rapporte, me semble d'une singulière présomption.—Saint Augustin, ce grand docteur de notre Église, témoigne avoir vu à Milan un enfant aveugle recouvrer la vue par l'attouchement des reliques de saint Gervais et de saint Protais; une femme, à Carthage, guérie d'un cancer par un signe de croix qui lui est fait par une femme nouvellement baptisée; Hespérius, un de ses familiers, chasser les esprits qui hantaient sa maison, avec un peu de terre rapportée du sépulcre de Notre-Seigneur; et plus tard cette terre, transportée à l'église, avoir rendu subitement l'usage de ses membres à un paralytique; une femme, pendant une procession, ayant touché avec un bouquet la châsse de saint Étienne, et porté ce bouquet à ses yeux, avoir recouvré la vue perdue depuis longtemps déjà, et cite encore plusieurs autres miracles, auxquels il déclare avoir lui-même assisté. Que dirons-nous de lui qui les affirme et des deux saints évêques Aurélius et Maximius, dont il invoque les témoignages? Dirons-nous que ce sont des ignorants, des simples d'esprit, des gens de facile composition, ou des gens pervers et des imposteurs? Y a-t-il, dans notre siècle, quelqu'un assez impudent pour oser se comparer à lui, soit sous le rapport de la vertu et de la piété, soit sous celui du jugement et de la capacité? «Quand ils n'apporteraient aucune raison, ils me persuaderaient par leur seule autorité (Cicéron).»—C'est une audace dangereuse et qui peut avoir de sérieuses conséquences, en dehors même de ce qu'elle a de téméraire et d'absurde, que de mépriser ce que nous ne comprenons pas. Qu'après avoir posé avec votre impeccable jugement la démarcation entre le vrai et le faux il survienne, ainsi que cela est inévitable, des faits que vous ne puissiez nier, dépassant encore plus en surnaturel ceux que vous récusez déjà, vous voilà, par cela même, obligés de vous déjuger.

En matière de religion, ce n'est pas à nous à décider ce que l'on peut ou non concéder aux ennemis de la foi.—M'est avis que ce qui apporte tant de désordres dans nos consciences, en ces temps de troubles religieux que nous traversons, c'est la distinction que les catholiques établissent entre les divers articles de foi. Ils imaginent faire acte de modération et de discernement, en concédant à leurs adversaires certains points en litige; ils ne voient pas quel avantage ils leur donnent en commençant par leur céder et battre en retraite, et combien leur désistement les excite à poursuivre dans la voie où ils sont entrés. Les points sur lesquels ils cèdent, leur semblent de moindre importance; il peut se faire qu'ils en aient une très grande. Ou il faut, en tout, se soumettre à l'autorité des pouvoirs ecclésiastiques que nous reconnaissons, ou les récuser en tout; ce n'est pas à nous à déterminer ce sur quoi nous leur devons, ou non, obéissance.—Bien plus, et je puis le dire parce que je l'ai éprouvé, ayant autrefois usé de cette liberté de trier et de faire choix de certaines pratiques, à l'égard desquelles je jugeais à propos de ne pas observer les obligations que nous impose l'Église, parce que je les trouvais ou par trop inutiles, ou par trop singulières, et étant venu à m'en entretenir avec des hommes possédant à fond la science théologique, il m'a été démontré que ces pratiques reposent sur des raisons de premier ordre et très sérieuses, et que c'est uniquement par bêtise et ignorance que nous les traitons avec moins de déférence que le reste. Que ne nous souvenons-nous en combien de contradictions est tombé notre jugement! Combien de choses nous tenions hier pour articles de foi et que nous considérons aujourd'hui comme des fables! La gloire et la curiosité sont * les deux fléaux de notre âme: celle-ci nous amène à mettre notre nez partout; celle-là nous porte à ne rien laisser d'irrésolu et d'indécis.

CHAPITRE XXVII.    (ORIGINAL LIV. I, CH. XXVII.)
De l'amitié.

Le discours de La Boétie sur la servitude volontaire a été le point de départ de l'amitié qui l'unit si étroitement à Montaigne.—Contemplant le travail d'un peintre que j'employais chez moi, il me prit envie de regarder comment il procédait. Il fit d'abord choix du plus bel endroit, au centre de chaque paroi de mur, pour y peindre un sujet avec toute l'habileté dont il était capable; puis il remplit les vides d'alentour d'arabesques, peintures toutes fantaisistes qui ne plaisent que par leur variété et leur singularité. Il en est de même ici: mon livre ne se compose que de sujets bizarres, en dehors de ce qu'on voit d'ordinaire, formés de morceaux rapportés, sans caractère défini, sans ordre, sans suite, ne s'adaptant que par hasard les uns aux autres: «C'est le corps d'une belle femme, avec une queue de poisson (Horace).» Sur le second point, j'ai donc fait comme mon peintre; mais sur l'autre partie du travail, la meilleure, je demeure court; mon talent ne peut me permettre d'oser entreprendre un tableau riche, élégant, confectionné dans toutes les règles de l'art; c'est pourquoi je me suis avisé d'en emprunter un d'Étienne de La Boétie, qui fera à mon ouvrage plus d'honneur que tout le reste.—C'est un discours qu'il a nommé «La Servitude volontaire», mais que d'autres, qui ignoraient ce titre, ont depuis, avec juste raison, baptisé à nouveau: «Le Contre un». La Boétie l'écrivit pour s'essayer, dans sa première jeunesse, en l'honneur de la liberté et contre la tyrannie. Depuis longtemps déjà ce discours circule parmi les gens sérieux, chez lesquels il est en grande réputation très justement méritée, car il est plein de noblesse et d'une argumentation aussi serrée que possible. Ce n'est pas que l'auteur n'eût pu faire mieux encore; et si, à l'âge plus avancé où j'ai lié connaissance avec lui, il eût, comme moi, conçu le dessein d'écrire ses pensées, il nous eût laissé des choses bien remarquables, qui eussent approché de bien près celles dont l'antiquité s'honore le plus; car, sous ce rapport en particulier, il était doué au point que je ne connais personne qui puisse lui être comparé. Ce discours, qu'il n'a jamais revu, je crois, depuis qu'il l'a composé, est la seule chose qui demeure de lui, encore est-ce par le fait du hasard, avec quelques mémoires sur cet édit de janvier si fameux dans l'histoire de nos guerres civiles, mémoires qui trouveront peut-être leur place ailleurs. C'est tout ce qu'en dehors du catalogue des ouvrages qu'il possédait et que j'ai publié, j'ai pu recueillir de ce qu'il a laissé, moi à qui, par une si affectueuse attention, sur le point de rendre le dernier soupir, il a légué sa bibliothèque et ses papiers; aussi je tiens particulièrement à cette pièce, d'autant qu'elle a été le point de départ de nos relations. Elle m'avait été communiquée longtemps avant que j'en aie vu l'auteur, et pour la première fois me fit connaître son nom, préparant ainsi l'amitié qui nous a unis et qui a duré autant que Dieu l'a permis, entière et complète, au point que certainement il y en a eu peu de semblables dans les temps passés et qu'il n'y en a pas trace de pareille parmi les hommes de notre époque. Tant de circonstances sont nécessaires pour que ce sentiment en arrive à ce degré, que c'est beaucoup si, en trois siècles, cela se produit seulement une fois.

L'amitié vraie est le sentiment le plus élevé de la société; il est essentiellement différent des affections qui s'y rencontrent d'une façon courante et en ont l'apparence.—La nature semble s'être tout particulièrement appliquée à implanter en nous le besoin de société, et Aristote prétend que les bons législateurs se sont encore plus préoccupés de l'amitié que de la justice. Il est de fait que l'amitié marque, dans la société, le plus haut degré de perfection. D'une façon générale, toutes les affections auxquelles nous donnons ce nom, nées de la satisfaction de nos plaisirs, des avantages que nous en retirons, ou d'associations formées en vue de nos intérêts publics ou privés, sont moins belles, moins généreuses et tiennent d'autant moins de l'amitié, qu'elles ont d'autres causes, d'autres buts, et tendent à des résultats autres que celle-ci. Ces affections qu'on classait jadis en quatre catégories, suivant qu'elles étaient dictées par la nature, la société, l'hospitalité ou le besoin des sens, ni dans leur ensemble, ni prises isolément, ne réalisent cet idéal.

Toute contrainte exclut l'amitié; c'est pourquoi les rapports entre les pères et les enfants revêtent un autre caractère. De même entre frères que divisent souvent des questions d'intérêt.—Dans les rapports des enfants avec leurs pères, c'est plutôt le respect qui domine. L'amitié a besoin d'un échange continu de pensées qui ne peut régner entre eux, en raison de la trop grande différence qui existe à tous égards; cet échange pourrait parfois choquer les devoirs réciproques que la nature leur a imposés, car toutes les pensées intimes des pères ne se peuvent communiquer aux enfants, il pourrait en résulter des familiarités déplacées; davantage, les enfants ne peuvent ni donner des avis ni reprendre leurs pères, ce qui est des premières obligations de l'amitié. Chez certaines nations, il était d'usage que les enfants tuent leurs pères; chez d'autres, c'étaient les pères qui tuaient leurs enfants, pour éviter, ainsi qu'il arrive quelquefois, qu'ils ne se fassent réciproquement obstacle; du reste, du fait même de la nature, la mort de l'un n'est-elle pas la complète émancipation de l'autre?—Il s'est trouvé des philosophes qui ont affecté de ne tenir aucun compte des liens du sang: Aristippe, par exemple, à qui l'on parlait de l'affection qu'il devait à ses enfants, issus de lui, se mit à cracher en disant que cela aussi était issu de lui; le même disait encore que, si nous engendrons nos enfants, nous engendrons aussi des poux et des vers; un autre, que Plutarque cherchait à mettre d'accord avec son frère, lui répondait: «Ce n'est pas parce qu'il est sorti du même trou que moi, que j'en fais plus grand cas.»—Je conviens que c'est un beau nom, témoignage d'une grande affection, que celui de «frère»; et c'est pour cela que La Boétie et moi en fîmes usage, l'un à l'égard de l'autre, quand nous fûmes liés; mais, dans la réalité, la communauté des intérêts, les partages de bien, la pauvreté de l'un conséquence de la richesse de l'autre, détrempent considérablement l'union fraternelle; des frères devant, pour faire leur chemin en ce monde, suivre la même voie, marcher du même pas, il est inévitable qu'ils se heurtent et se choquent souvent. Bien plus, c'est la conformité de goûts et de relations qui engendre ces véritables et parfaites amitiés, or il n'y a pas de raison pour qu'elle se rencontre ici; père et fils peuvent être de goûts absolument différents, des frères également: c'est mon fils, c'est mon parent, ce n'en est pas moins un homme peu sociable, un méchant, un sot. Dans les amitiés dues à la loi, à des obligations naturelles, notre volonté ne s'est pas exercée librement; elles ne résultent pas d'un choix de notre part; et, de tout ce qui naît de notre libre arbitre, rien n'en dépend plus exclusivement que l'affection et l'amitié. Ce n'est pas que je n'aie été à même, sous ce rapport, de juger tout ce qui peut en être, car mon père a été le meilleur des pères qui fut jamais, le plus indulgent et est demeuré tel jusque dans son extrême vieillesse; notre famille était réputée par l'excellence des rapports qui ont toujours existé entre père et fils, et la concorde entre frères y était exemplaire: «Connu moi-même pour mon affection paternelle pour mes frères (Horace).»

Entre hommes et femmes, dans le mariage comme en dehors, un autre sentiment prédomine et l'amitié ne saurait trouver place.—Notre affection pour les femmes, bien qu'issue de notre choix, ne saurait être comparée à l'amitié ni en tenir la place. Dans ses élans, je le confesse: «Car je ne suis pas inconnu à la déesse qui mêle une douce amertume aux peines de l'amour (Catulle)», elle est plus active, plus aiguë, plus âpre; mais c'est un feu téméraire et volage, ondoyant et varié; feu de fièvre qui a ses accès, qui tombe, et ne nous tient que dans une partie de nous-mêmes. La chaleur de l'amitié s'étend à tout notre être, elle est universelle mais tempérée et toujours égale; c'est une chaleur constante et paisible, souverainement douce et délicate, qui n'a rien d'âpre, rien d'excessif. L'amour, c'est par-dessus tout un désir violent de ce qui nous fuit: «Tel le chasseur poursuivant un lièvre par la chaleur et par le froid, à travers montagnes et vallées; il le désire tant qu'il fuit; l'a-t-il atteint, il le dédaigne (l'Arioste).» Quand l'amour revêt les formes de l'amitié, ce qui se produit lorsque l'accord des volontés s'est établi, il faiblit et tombe en langueur; la jouissance l'éteint parce que son but est charnel et que la satiété l'apaise. L'amitié, au contraire, s'accentue avec le désir qu'on en a; elle s'élève, se développe et s'accroît par la jouissance, parce qu'elle est d'essence spirituelle et que l'usage affine l'âme. Concurremment avec cette parfaite amitié, j'ai autrefois connu ces affections passagères, sur lesquelles je n'insisterai pas pour la raison que dépeignent trop bien les vers que je viens de citer; ces deux passions je les ai éprouvées, simultanément, à la connaissance l'une de l'autre, mais sans jamais qu'elles entrent en parallèle: la première pleine de noblesse, se maintenant toujours dans les régions élevées, dédaigneuse de l'autre qui passait presque inaperçue loin, bien loin au-dessous d'elle.

Quant au mariage, outre que c'est un marché dont l'entrée seule est libre et dépendante de notre volonté, tandis que sa durée indéfinie nous est imposée, il se conclut généralement en vue de fins tout autres et mille incidents étrangers, qui éclatent à l'improviste, s'y mêlent et suffisent pour y troubler le cours de la plus vive affection et rompre le fil auquel elle tient; tandis que lorsqu'il s'agit d'amitié, rien autre n'intervient, il n'est question que d'elle, d'elle seule. A quoi s'ajoute que les femmes ne sont vraiment pas, d'ordinaire, à même de prendre part aux discussions et échanges d'idées, pour ainsi dire nécessaires à l'entretien de ces relations d'ordre si élevé que crée l'amitié; leur âme semble manquer de la fermeté indispensable pour soutenir l'étreinte de ce sentiment dont la durée est sans limite et qui nous unit si fort. Sans cela, s'il pouvait se former avec une femme, librement et de notre plein gré, une semblable liaison dans laquelle non seulement l'âme éprouverait cette pleine jouissance mais où le corps trouverait lui aussi satisfaction, où chacun serait de la sorte engagé tout entier, corps et âme, il est certain que l'amitié y aurait au plus haut degré son plein effet; mais il n'est pas d'exemple que la femme soit capable d'en arriver là; et, * d'un commun accord, toutes les écoles philosophiques de l'antiquité ont conclu que cela ne se pouvait pas.

Les unions contre nature, admises chez les Grecs, y tendaient parfois.—Cet autre genre de débauche contre nature qui était admis chez les Grecs, mais que nos mœurs réprouvent avec juste raison, nécessitant chez ceux qui s'y livraient une certaine différence d'âge et des rôles différents, ne répondait pas davantage par cela même à l'entente parfaite et à la conformité de sentiments que réclame l'amitié: «Qu'est-ce, en effet, que cet amour dans l'amitié? d'où vient qu'il ne s'attache ni à un jeune homme laid, ni à un beau vieillard (Cicéron)?»—Ici, les philosophes de l'Académie ne me désavoueront pas, car je leur emprunte la description même qu'ils en ont faite: Ce délire, disaient-ils, inspiré par le fils de Vénus qui, de prime abord, s'empare de l'amant et fait qu'il se livre, sur la fleur de jeunesse à laquelle il s'est attaché, aux actes les plus extravagants et les plus passionnés auxquels peut entraîner une ardeur immodérée, était simplement provoqué par la beauté des formes extérieures et une fausse similitude avec l'acte de génération; ce n'était pas par son esprit que l'adolescent, objet de cette passion, pouvait l'inspirer; il n'était pas à même d'en montrer, étant encore trop jeune et en voie de développement. Si ces transports s'adressaient à un être de sentiments vulgaires, l'argent, les cadeaux, les dignités et toutes faveurs autres aussi peu recommandables et que condamnaient du reste ces philosophes, étaient les moyens mis en œuvre pour vaincre sa résistance et se l'attacher. Si le sujet était d'un caractère plus relevé, les moyens étaient eux-mêmes plus honorables; c'était alors par des enseignements philosophiques, en prônant le respect de la religion, l'obéissance aux lois, le dévouement au pays pouvant aller jusqu'au sacrifice de la vie, en lui donnant l'exemple de la vaillance, de la prudence, de la justice, par les grâces de son esprit, l'élévation de son âme compensant sa beauté physique déjà étiolée, que l'amant s'appliquait à se faire accepter de celui auquel il proposait une sorte d'association mentale, espérant que le marché en serait plus sérieux et plus durable. La liaison une fois contractée, il arrivait un moment où l'esprit s'éveillait en l'être aimé sous l'influence des qualités morales qui se révélaient chez l'amant. Ce résultat n'était pas immédiat; car si nos philosophes n'imposaient à celui-ci aucune limite de temps et lui laissaient toute latitude pour en arriver à ses fins, ils admettaient que ces mêmes conditions avaient bien davantage encore leur raison d'être chez l'objet de son affection, d'autant que découvrir chez celui avec lequel il était lié ces qualités qui lui constituaient une beauté que rien ne révélait à l'extérieur et arriver à en être captivé, était pour lui chose longue et difficile. C'était là pour ces philosophes le point capital de ces liaisons, que sous l'influence de cette beauté spirituelle qu'il constatait chez son amant, naquît en l'aimé le désir de participer à cette supériorité intellectuelle et morale, sans tenir compte chez son conjoint de la beauté du corps, chose en lui accidentelle et toute secondaire; chez l'amant, c'était tout le contraire qui se produisait, et c'est pourquoi ces philosophes donnaient la préférence au rôle de l'aimé et s'évertuaient à prouver que les dieux pensaient de même. C'est cette façon de voir qui leur faisait faire si grand reproche au poète Eschyle d'avoir, dans les amours d'Achille et de Patrocle, interverti les rôles, en donnant celui d'amant à Achille qui, imberbe et dans la première floraison de la jeunesse, était le plus beau des Grecs.—Cette mise en commun de tout leur être, au moral comme au physique, complètement réalisée, l'affection qui en naissait et en était l'élément essentiel et avouable produisait, disaient-ils, par son action et la prédominance qu'elle acquérait, des résultats des plus profitables pour les intéressés et pour le bien public; elle concourait au premier chef à la force du pays où cela était admis, exerçant parfois une influence décisive dans la défense de la justice et de la liberté, témoin les amours d'Harmodius et d'Aristogiton, qui servirent si bien cette cause. Aussi vont-ils jusqu'à la qualifier de sacrée et de divine et estiment-ils qu'elle n'a eu contre elle que la violence des tyrans et la lâcheté des peuples.—Tout ce qu'on peut alléguer pour excuser de la part de l'Académie un plaidoyer semblable, c'est que c'était là un amour qui finissait par devenir de l'amitié, ce qui est assez en rapport avec la définition que les Stoïciens donnent de l'amour lui-même: «L'amour est l'envie d'obtenir l'amitié d'une personne qui nous attire par sa beauté (Cicéron).»

Caractère essentiel de l'amitié parfaite; elle ne se raisonne pas et deux âmes unies par ce sentiment n'en forment qu'une.—J'en reviens à ma thèse qui a trait à une amitié plus dans la nature et plus estimable: «L'amitié a son plein rayonnement dans la maturité de l'âge et de l'esprit (Cicéron).» En somme, ce que nous appelons d'ordinaire amis et amitiés, ne sont que des liaisons familières, amenées par l'occasion ou l'intérêt, et par lesquelles nos âmes entrent en communication et s'y maintiennent. Dans l'amitié qui régnait entre La Boétie et moi, elles se mêlaient et se confondaient en une seule, tellement unies sous tous rapports qu'on ne les distinguait plus l'une de l'autre; la ligne de démarcation n'existait plus. Si on me pressait, me demandant pourquoi j'avais pour lui une si profonde amitié, je sens que je serais hors d'état de le dire, je ne pourrais que répondre: «Il en était ainsi, parce que c'était lui et parce que c'était moi.» Plus que les raisons que j'en pourrais donner, d'une façon générale et dans ce cas particulier, il intervient dans les liaisons de cette nature une force inexplicable et fatale que je ne saurais définir. Nous nous recherchions avant de nous être vus, en raison de ce que nous entendions dire l'un de l'autre, qui faisait naître en nous une affection hors de proportion avec ce qui avait amené nos rapports; je crois vraiment que c'était là le fait de quelque décret de la Providence. Sans nous connaître, nos noms nous étaient déjà chers; et dès la première fois que nous nous rencontrâmes, ce qui eut lieu à Bordeaux, par hasard, dans une grande fête publique et en nombreuse compagnie, nous nous trouvâmes si attirés l'un vers l'autre, si connus l'un de l'autre, si liés l'un à l'autre que, dès lors, rien ne nous fut si proche que nous le fûmes l'un pour l'autre. La Boétie a écrit en latin une satire qui a été publiée, dans laquelle il justifie et explique comment notre amitié si soudaine en est arrivée si promptement à ce degré de perfection. Elle devait durer si peu, s'était formée si tard (nous étions tous deux des hommes faits, et il avait quelques années de plus que moi), qu'il n'y avait pas de temps à perdre et qu'elle n'avait pas à prendre modèle sur ces amitiés banales, contractées dans les conditions ordinaires que, par précaution, on fait précéder de fréquentations plus ou moins longues. Dans notre cas, rien de semblable; il est unique en son genre; ce n'est pas en raison d'un fait d'ordre particulier, de deux, de trois, de quatre ou de mille; nous y avons été entraînés par je ne sais quelle attraction résultant d'un ensemble qui, s'emparant de nos volontés, les a amenées par un élan simultané et irrésistible à se perdre l'une dans l'autre et à se confondre en une seule; je dis se perdre, parce qu'en vérité cette association de nos âmes s'effectua sans réserve aucune; nous n'avions plus rien qui nous appartînt en propre, rien qui fût soit à lui, soit à moi.

Quand, après la condamnation de Tibérius Gracchus, Lélius, en présence des consuls romains qui intentaient des poursuites contre tous ceux qui avaient suivi son parti, en vint à demander à Caius Blosius, qui était son plus intime ami, à quel point il eût accédé à ce que Gracchus lui eût demandé, Blosius lui répondit: «A tout.»—«Comment à tout? reprit Lélius; et pourtant, s'il t'avait commandé de mettre le feu à nos temples?»—«Jamais, il ne l'eût commandé.»—«Mais s'il l'eût fait?»—«J'aurais obéi.»—Ami de Gracchus dans toute la force du terme, comme nous le dépeint l'histoire, il n'avait pas crainte d'offenser les consuls par cette déclaration si pleine de hardiesse et ne devait pas donner à penser qu'il n'était pas absolument sûr de la volonté de son ami. Ceux qui tiennent cette réponse pour séditieuse, ne comprennent pas la puissance qu'il exerçait sur cette volonté, la connaissance qu'il en avait, sa certitude de ce qu'elle pouvait être. Un tel mystère, ils n'arrivent pas à le saisir; Gracchus et lui étaient amis, plus qu'ils n'étaient citoyens, plus qu'ils n'étaient amis ou ennemis de leur pays; leur ambition, leurs projets séditieux ne venaient qu'après leur amitié; s'étant entièrement donnés l'un à l'autre, leurs deux volontés marchaient d'un parfait accord; supposez-les dirigées par la vertu et la raison, et il ne saurait en être autrement, sans cela cet accord ne se maintiendrait pas, et vous reconnaîtrez que la réponse de Blosius a été telle qu'elle devait être. Si leurs actions avaient différé, ils n'eussent pas été amis l'un de l'autre comme je le comprends, ni amis d'eux-mêmes. Au surplus, cette réponse ne signifie pas plus que si, à quelqu'un qui me poserait cette question: «S'il vous venait la volonté de tuer votre fille, le feriez-vous?» je venais à répondre affirmativement. Cela ne donnerait pas à croire que pareil dessein est dans mes intentions; parce que je ne suppose pas un seul instant que je ne sois pas maître de ma volonté, pas plus que je n'ai en doute celle d'un ami tel que La Boétie. Tous les raisonnements du monde ne m'ôteront pas la certitude que j'ai de ses intentions et de sa manière de penser; aucune de ses actions ne saurait m'être présentée, de quelque façon que ce soit, sans qu'immédiatement je n'en saisisse le mobile. Nos âmes ont cheminé si complètement unies, elles étaient éprises l'une pour l'autre d'une si ardente affection, de cette affection qui pénètre et lit jusqu'au plus profond de nous-mêmes, que non seulement je connaissais la sienne comme la mienne, mais que j'aurais eu certainement, dans les questions m'intéressant personnellement, plus confiance en lui qu'en moi-même.

Dans les amitiés communes, il faut user de prudence et de circonspection.—Qu'on n'aille pas mettre sur ce même rang les amitiés qui se forment communément; je les connais autant que qui que ce soit, j'en connais même des plus parfaites en leur genre. Mais ce serait se tromper que de confondre les règles de conduite applicables en l'un et l'autre cas. Dans ces amitiés autres, il faut toujours avoir la bride en main et marcher avec prudence et précaution; le nœud d'assemblage n'est pas d'une solidité telle qu'on ne doive s'en défier. «Aimez-le, disait Chilon, comme si vous deviez un jour le haïr; haïssez-le, comme si vous deviez un jour en arriver à l'aimer.» Ce principe si abominable dans le cas d'une amitié exclusive et nous possédant tout entier, est salutaire quand il s'agit de ces amitiés qui se contractent dans le courant habituel de la vie et auxquelles s'applique ce mot qui était familier à Aristote: «O mes amis! un ami est une chose qui n'existe pas!»

Entre amis véritables, tout est commun; et si l'un est assez heureux, pour pouvoir donner à son ami, c'est celui qui donne qui est l'obligé.—Entre amis, unis par ce noble sentiment, les services et les bienfaits, éléments essentiels qui entretiennent les amitiés autres, n'entrent même pas en ligne de compte; et cela, parce que leurs volontés intimement confondues sont une. De même, en effet, que l'affection que je me porte ne s'accroît pas d'un service qu'au besoin je me rends, bien que les Stoïciens prétendent le contraire; de même que je ne me sais aucun gré de ce service rendu à moi-même par moi-même; de même aussi l'union de tels amis atteint une si réelle perfection, qu'elle leur fait perdre le sentiment qu'ils puissent, en pareil cas, se devoir quelque chose, et les amène à haïr et repousser tous ces mots de bienfait, obligation, reconnaissance, prière, remerciements et autres semblables qui tendent à marquer une division ou une différence entre eux. Et de fait, tout leur étant commun: volonté, pensée, manière de voir, biens, femmes, enfants, honneur et jusqu'à la vie, ce qu'ils recherchent étant de n'être qu'une âme en deux corps, suivant l'expression très juste d'Aristote, ils ne peuvent ni rien se prêter, ni rien se donner. Voilà pourquoi les législateurs, dans le but d'honorer le mariage par un vague air de ressemblance avec cette liaison d'essence divine, interdisent les donations entre mari et femme, voulant par là qu'on soit amené à comprendre que tout ce qui est à chacun doit être aux deux; qu'ils n'ont rien leur appartenant qui se puisse diviser, ni attribuer en propre à l'un plutôt qu'à l'autre.

Si, dans cette amitié dont je parle, l'un pouvait donner à l'autre, ce serait le bienfaiteur qui serait l'obligé; tous deux plaçant au-dessus de tout le bonheur d'obliger l'autre, celui qui en procure sujet et occasion à son ami est celui qui se montre le plus généreux, par cela qu'il lui donne la satisfaction de faire ce qui lui tient le plus au cœur.—Quand Diogène le philosophe avait besoin d'argent, il disait qu'il allait en réclamer à ses amis, et non pas qu'il allait leur en demander.—Pour traduire par un fait cet état d'âme, je vais en tirer un singulier exemple, tiré des anciens: Le corinthien Eudamidas avait deux amis, Charixène de Sicyone et Aréthée de Corinthe; il était pauvre, ses amis étaient riches. Près de mourir, il rédigea ainsi son testament: «Je lègue à Aréthée de recueillir ma mère et de l'entretenir sa vieillesse durant, à Charixène de marier ma fille et de lui constituer une dot aussi élevée qu'il le pourra; dans le cas où l'un des deux viendrait à manquer, j'attribue sa part à celui qui survivra.» Les premiers qui virent ce testament, s'en moquèrent; mais les héritiers, prévenus, l'acceptèrent avec une satisfaction qui étonna. L'un d'eux, Charixène, étant mort cinq jours après, Aréthée, substitué à lui dans la part qui lui était échue, pourvut soigneusement à l'entretien de la mère; son patrimoine s'élevait à cinq talents: il en donna deux et demi à sa propre fille qui était fille unique, et deux et demi en dot à la fille d'Eudamidas, et les maria toutes deux le même jour.

Aussi, dans l'amitié véritable, les deux amis ne s'appartenant plus, ce sentiment est exclusif et ils ne sauraient l'étendre à une tierce personne.—Cet exemple est on ne peut mieux approprié; si une objection peut être faite, c'est le nombre des amis, parce qu'un sentiment, arrivé au degré de perfection que j'indique, ne se peut diviser. Chacun se donne si entièrement à son ami, qu'il ne reste rien en lui dont il puisse disposer pour d'autres; au contraire, il est au regret de n'être pas double, triple, quadruple de lui-même, de n'avoir pas plusieurs âmes et plusieurs volontés, pour les mettre pareillement à son entière disposition. Les amitiés ordinaires se peuvent partager; on peut aimer chez celui-ci sa beauté, chez cet autre son heureux caractère; chez l'un sa libéralité, chez un autre la manière dont il s'acquitte de ses devoirs de père, chez celui-là son affection fraternelle, etc.; mais cette amitié qui emplit notre âme et y règne en maître, il est impossible qu'elle se subdivise. Si nous avons deux amis, que tous deux réclament immédiatement notre secours, auquel courir? S'ils nous demandent des services allant à l'encontre l'un de l'autre, lequel primera l'autre? Si l'un nous recommande de garder le silence sur quelque chose qu'il importe à l'autre de connaître, quel parti prendre? Avec un ami unique, qui occupe dans notre vie une place prépondérante, vous êtes délié de toutes autres obligations; le secret que j'ai juré de ne communiquer à * nul autre, je puis sans parjure le communiquer à qui n'est pas un autre, qui est moi-même. C'est déjà un assez grand miracle de se doubler ainsi; ceux qui parlent de se tripler, n'en connaissent pas la grandeur. Rien de ce qui a son pareil, n'est extrême; celui qui suppose qu'ayant deux amis, j'aime autant l'un que l'autre, qu'ils s'aiment entre eux et m'aiment autant que je les aime, ne croit à rien moins qu'à la possibilité de multiplier, pour en constituer des confréries, cette chose une et unie dont il est déjà si rare de trouver des exemples en ce monde. L'histoire d'Eudamidas confirme bien ce que j'en dis: il emploie ses amis suivant le besoin qu'il en a, et en cela il leur octroie une faveur qui témoigne de ses bonnes grâces à leur égard; il leur lègue généreusement les moyens de lui faire du bien, et l'affection qu'il leur témoigne ainsi est bien plus grande encore que celle dont fit preuve Aréthée.—En somme, ce sont là des sensations incompréhensibles pour qui ne les a pas ressenties et qui font que j'estime si fort cette réponse de ce jeune soldat à Cyrus, lui demandant quel prix il voudrait d'un cheval avec lequel il venait de gagner une course et s'il consentirait à l'échanger pour un royaume: «Assurément non, Sire! pourtant je le laisserais volontiers, si cela pouvait me procurer l'amitié d'un homme que je reconnaîtrais digne d'être mon ami.» Cette forme dubitative est bien celle qui convient; car si on trouve aisément des hommes qui se prêtent facilement à des relations superficielles, il n'en est pas de même quand l'intimité que l'on recherche doit être sans réserve et nous pénétrer au plus profond de nous-mêmes; il faut alors que tout ce qui s'y rattache soit clair et nous offre une sécurité absolue.

Dans les autres relations que l'on peut avoir, peu importent d'ordinaire le caractère, la religion, les mœurs des personnes avec lesquelles on est en rapport; il n'en est pas de même en amitié.—Aux associations qui ne se tiennent que par un point, il suffit de pourvoir à ce qui est susceptible de compromettre particulièrement la solidité de ce point. Que m'importe la religion à laquelle appartiennent mon médecin et mon avocat? cela n'a rien de commun avec les services que j'attends d'eux. J'en use de même dans mes rapports avec mon personnel domestique: s'agit-il d'un laquais, je ne m'enquiers pas de sa chasteté, je m'informe surtout s'il est diligent; s'il me faut un muletier, je ne redoute pas tant de tomber sur un joueur que sur un imbécile; que mon cuisinier jure, peu m'importe, pourvu qu'il sache son métier. Du reste, je ne me mêle pas d'enseigner au monde ce qu'il faut faire, assez d'autres s'en chargent; j'expose simplement ce que je fais: «C'est ainsi que j'en use; quant à vous, faites comme vous l'entendrez (Térence).»

A table, pour m'égayer, je convie plus volontiers quelqu'un qui fait et dit des plaisanteries, que quelqu'un qui se distingue par son discernement; au lit, je recherche la beauté plus que la bonté; chez ceux avec lesquels je cause de choses sérieuses, je préfère qu'ils possèdent leur sujet, lors même que la noblesse de sentiments ferait défaut, et ainsi du reste. A l'exemple de celui qui, rencontré à califourchon sur un bâton jouant avec ses enfants, priait l'homme, qui l'avait ainsi surpris de n'en rien dire avant que lui-même fût père, dans la pensée que les sentiments que cette qualité ferait naître en lui le rendraient plus apte à apprécier comme il convenait semblable enfantillage, je voudrais ne m'adresser ici qu'à des gens ayant ce dont je parle; mais n'ignorant pas qu'une telle amitié est bien loin d'être d'usage commun, sachant combien elle est rare, je ne m'attends pas à rencontrer quelqu'un qui soit bon juge. Les ouvrages que l'antiquité elle-même nous a laissés sur ce sujet, me semblent bien pâles, comparés au sentiment que j'en éprouve et dont les effets outrepassent même les préceptes des philosophes: «Tant que j'aurai ma raison, je ne trouverai rien de comparable à un tendre ami (Horace).»

Regrets profonds qu'a laissés à Montaigne jusqu'à la fin de ses jours la perte de son ami.—Dans les temps anciens, Ménandre disait que celui-là pouvait s'estimer heureux, auquel avait seulement été donné de rencontrer l'ombre d'un ami; et il était dans le vrai, même s'il avait goûté ce bonheur. Si, en effet, je compare le reste de ma vie qui, grâce à Dieu, m'a été douce, facile, exempte d'afflictions trop pénibles si j'en excepte la perte de mon ami, pleine de tranquillité d'esprit, m'étant contenté des avantages que je devais à la nature et à ma naissance sans en rechercher d'autres; si je compare, dis-je, ma vie entière aux quatre années durant lesquelles il m'a été donné de jouir de la compagnie si douce de La Boétie et de sa société, elle n'est que fumée; c'est une nuit obscure et ennuyeuse. Depuis le jour où je l'ai perdu, «Jour malheureux, mais que j'honorerai toujours, puisque telle a été la volonté des dieux (Virgile)», je ne fais que me traîner languissant; les plaisirs mêmes qui s'offrent à moi, au lieu de me consoler, redoublent le regret que j'ai de sa perte, car nous étions de moitié en tout, et il semble aujourd'hui que je lui dérobe sa part: «Aussi, ai-je décidé de ne plus participer à aucun plaisir, maintenant que je n'ai plus celui avec lequel je partageais tout (Térence).»

J'étais déjà si fait, si accoutumé à nous trouver deux partout, qu'il me semble n'être plus qu'à demi: «Puisqu'une mort prématurée m'a ravi cette meilleure partie de mon âme, qu'ai-je à faire de l'autre? Un même jour a causé notre perte commune (Horace).» Je ne fais rien, je n'ai pas une seule pensée, que je ne trouve qu'il m'y fait défaut, comme certainement il eût, en pareil cas, trouvé lui-même que je lui eusse manqué; car, s'il me surpassait à l'infini en mérites de tous genres et en vertu, il me distançait de même, quand il était question des devoirs de l'amitié: «Pourquoi avoir honte? Pourquoi cesser de pleurer une tête si chère (Horace)»?—«O mon frère, que je suis malheureux de t'avoir perdu! Avec toi, ont péri d'un coup toutes nos joies et ce charme que ta douce amitié répandait sur ma vie. En mourant, frère, tu as brisé tout mon bonheur; mon âme est descendue au tombeau avec la tienne. Depuis que tu n'es plus, j'ai dit adieu à l'étude et à toutes les choses de l'intelligence (Catulle).»—«Ne pourrai-je donc plus ni te parler, ni t'entendre? Jamais je ne te verrai donc plus, ô frère, qui m'étais plus cher que la vie! Ah! du moins je t'aimerai toujours (Catulle)!»

Mais écoutons parler ce garçon de seize ans.

Pourquoi Montaigne substitue au «Discours sur la servitude volontaire» de La Boétie qu'il avait dessein de transcrire ici, la pièce de vers du même auteur qu'il donne dans le chapitre suivant.—J'avais projeté de placer ici son «Discours sur la servitude volontaire»; mais depuis, cet écrit a déjà vu le jour. Ceux qui l'ont publié, gens qui cherchent à troubler notre état politique actuel et à le modifier sans se demander s'ils l'amélioreront, l'ont fait dans une mauvaise intention, l'intercalant parmi d'autres émanant d'eux et conçus dans un mauvais esprit; cela m'a amené à revenir sur mon intention première. Ne voulant pas toutefois laisser peser sur la mémoire de l'auteur une fâcheuse appréciation de la part de ceux qui n'ont pu juger de près ses opinions et ses actes, je les avertis que ce discours, qui a été composé par lui dans son enfance et simplement à titre d'exercice, porte sur un sujet fréquemment traité et que l'on retrouve répété en mille endroits dans les livres. Je ne mets pas en doute que La Boétie pensait ce qu'il écrivait, car il était trop consciencieux pour mentir, même en se jouant; et je sais pertinemment qu'il eût préféré, ce que je comprends, être né à Venise qu'à Sarlat; mais obéir et se soumettre très scrupuleusement aux lois sous lesquelles il vivait, était un autre principe qui, chez lui, primait tout. Il n'y eut jamais meilleur citoyen; personne n'a été plus désireux de la tranquillité de son pays, ni plus ennemi des troubles et des idées nouvelles qui se produisirent en son temps; il se fût bien plutôt appliqué de tout son pouvoir à les éteindre, qu'à fournir des aliments à leur extension; son esprit était taillé sur le modèle de siècles autres que le nôtre.—En place de cet ouvrage sérieux, je vais en donner un autre de tout autre caractère, plus libre et plus enjoué, que l'on trouvera dans le chapitre suivant; il a été fait à la même époque de sa vie.

CHAPITRE XXVIII.    (ORIGINAL LIV. I, CH. XXVIII.)
Vingt-neuf sonnets d'Étienne de La Boétie.
A Madame de Grammont, comtesse de Guiche.

Madame, dans ce que je vous offre ici, rien n'est de moi; parce que tout ce qui est de moi est déjà vôtre; ou s'il ne l'est pas, n'est pas digne de vous; mais j'ai tenu à ce que votre nom figure en tête de ces vers, pour qu'en quelque lieu qu'ils soient lus, ils aient l'honneur de l'être sous le patronage de la grande Corisande d'Andoins. Cet hommage vous est dû, parce qu'il est en France peu de dames qui soient meilleurs juges de la poésie et sachent en user mieux que vous, et parce qu'il n'en est pas qui soient plus capables de lui communiquer cette vivacité, cette animation qu'elle doit à la beauté et à la richesse de sentiments et d'expressions dont, entre mille et mille autres qualités, la nature vous a dotée.—Ces vers, Madame, méritent que vous leur fassiez bon accueil, car vous reconnaîtrez, avec moi, qu'il n'en est pas éclos en Gascogne qui se distinguent par plus d'imagination et de grâce et témoignent une plus grande fécondité d'esprit. Surtout, ne soyez pas jalouse de ce que, depuis longtemps déjà, certaines autres pièces de vers du même auteur ont été publiées, dédiées à votre bon parent M. de Foix. Ceux-ci ont je ne sais quoi de plus vif, de plus chaleureux, qui tient à ce que l'auteur les a faits aux plus beaux jours de sa jeunesse, sous l'influence d'une belle et noble ardeur dont un jour, Madame, je vous confierai le secret. Les autres sont postérieurs; il songeait alors au mariage; ils sont en l'honneur de sa femme et se ressentent déjà quelque peu de la froideur si commune entre époux; et je suis de ceux qui estiment que c'est, quand elle a trait à des sujets folâtres et tant soit peu en dehors des règles ordinaires de la vie, que la poésie a tout son charme.

SONNETS

I

Pardon, amour! Pardon! Je te voue, ô Seigneur, le reste de mes ans, ma voix, mes écrits, mes sanglots, mes soupirs, mes larmes et mes cris; je ne veux rien de personne et tout tenir de toi. Hélas! comme de moi la fortune se joue! Il n'y a pas longtemps, Amour, je me riais de toi; j'ai eu tort, je le vois; je me rends, je suis pris, j'ai trop défendu mon cœur et en suis aux regrets. Si, pour le garder, j'ai retardé ta victoire, ne l'en maltraite pas; ta gloire en est plus grande que si, du premier coup, tu m'avais abattu. Pense qu'un vainqueur généreux, né pour être grand, une fois l'ennemi vaincu, dès qu'il se rend, le doit estimer et l'aimer d'autant mieux qu'il a plus combattu.

II

C'est Amour, Amour, c'est lui seul, je le sens! mais l'amour le plus vif, le plus violent poison que jamais pauvre cœur ait reçu en son sein. Ce n'est pas seulement un de ses traits puissants que le cruel m'a lancé; arc, flèches, carquois et lui-même ont pénétré en moi. Il n'y a pas encore un mois que mon indépendance est morte, que dans mes veines ce venin circule et déjà j'ai perdu mon esprit et mon cœur. Si tu vas croissant sans cesse, Amour, quel immense tourment en moi va se produire! Néanmoins, croîs si tu le peux encore; mais en croissant, adoucis tes rigueurs. Tu te nourris de pleurs; des pleurs, je t'en promets; et pour te rafraîchir, des soupirs à jamais; mais qu'au moins les souffrances que par toi j'endure, n'excèdent pas le mal si grand qu'en naissant tu me fis.

III

C'en est fait, mon cœur; à la liberté il nous faut renoncer; à quoi servirait désormais de prolonger la défense, si ce n'est à accroître et la peine et l'offense; j'ai cessé d'être fort comme je l'ai été. Pendant un temps, de mon côté fut la raison, et la voilà en révolte; elle veut que je me livre et que, pour récompense, j'accepte ce joug que personne encore n'a subi. S'il faut se rendre, le moment est venu, alors qu'avec soi la raison n'est plus. Je vois qu'Amour, sans que je l'aie desservi, sans droit, se vient saisir de moi; je vois encore qu'à ce grand roi, même quand il a tort, il faut que cède la raison.

IV

Les chaleurs étaient passées, on était en l'automne aux tons gris; des raisins aux grappes succulentes foulés dans les cuves, le jus allait coulant, quand mes douleurs ont commencé; aujourd'hui, le paysan bat ses gerbes amassées, roule dans ses caveaux ses muids bouillonnants, des produits de la saison emplit ses fruitiers et pour lors se venge de ses peines passées. Serait-ce là un présage que mon espoir est déjà moissonné? Non certes, non. Et si je m'entends à deviner, si l'avenir se peut pronostiquer, je tiens pour certain de recueillir quelque grand fruit de ma longue espérance.

V

J'ai vu ses yeux brillants, j'ai vu son clair visage; mais nul, sans dommage, n'a jamais contemplé les dieux; et son œil victorieux m'a glacé, mon cœur s'est arrêté, instantanément de sa vive lumière j'ai été étourdi. Semblable à qui la nuit, aux champs, est par un orage surpris; étonné si la foudre le frôle avec fracas et vient à l'éblouir, il pâlit, tremble, et dans son effroi lui apparaît Jupiter en courroux. O ma Dame, dis-moi, dis-moi: n'est-il pas vrai que tes yeux d'émeraude sont de ceux où, dit-on, Amour se tient caché; ces yeux, tu les avais la fois où je t'ai vue. Du moins il me souvient qu'il m'apparut ainsi quand, tout à coup, le premier je te vis et qu'Amour, me décochant sa flèche, se révéla à moi.

VI

Combien disent de moi: Pourquoi se plaint-il tant de perdre ses meilleurs ans en chose si légère? Qu'a-t-il tant à crier, si encore il espère; et s'il n'espère rien, qu'a-t-il à n'être pas content? Quand j'étais libre et sain, j'en disais tout autant; mais certes, celui-là n'a pas toute sa raison et son cœur est gâté par quelque rigueur sévère, qui se plaint de ma plainte et mon mal ne comprend. Amour, à l'improviste, de cent douleurs m'accable, et on voudrait que je ne crie pas! Je ne suis pas si fou, qu'à force de parler mon

mal j'agrandisse. Si on le peut, qu'on m'en exempte, et dès lors je cesse mes sonnets et cesse de chanter. Qu'il me guérisse, celui qui m'interdit le deuil!

VII

Si à chanter tes louanges parfois je me risque, je n'ose dans mes vers ton grand nom exprimer; sondant le moins profond de cette vaste mer, je tremble de m'y perdre et aux rives m'assure. En te louant mal, je crains de te faire injure tandis que, d'autre part, la foule qu'intriguent ces éloges répétés, brûlant de te connaître, essaie de deviner et va à l'aventure s'enquérant de ton nom vénéré; mais ébloui, si visible qu'il soit il ne le voit pas. Ce public grossier ne te découvre pas; il en a le moyen cependant, mais ne s'en avise pas: que ne compare-t-il du monde toutes les perfections, et, entre toutes, que ne distingue-t-il la plus parfaite; si alors il peut encore parler, qu'il crie hardiment: La voilà!

VIII

Quand viendra-t-il ce jour où, par mes vers, la France s'emplira de ton nom? Combien mon cœur le souhaite, combien mes doigts brûlent de le tracer! de lui-même souvent, il prend place. Malgré moi je l'écris, malgré moi je l'efface. Que la justice, la foi, le droit reviennent en ce monde, partout il rayonnera; mais en ce temps présent, il nous le faut cacher, quelle honte en ces mauvais jours! Jusque-là, ô ma Dame, tu seras ma Dordogne. Mais, de cette époque, aie pitié et laisse-moi, laisse-moi le lui révéler; si un jour je l'écris, si notre temps le connaît, si jamais cela est, par moi, je le promets, en lettres d'or il le verra gravé.

IX

Que parmi tes diverses beautés, ta constance est belle! Ton cœur intrépide, ton courage constant sont d'entre tes vertus ce qu'on prise le plus; mais aussi qu'est-il de plus beau qu'une amitié fidèle! N'imite pas la Vezère ta sœur,

sœur infidèle, qui, dans son cours inconstant, mal contenue dans ses rives flottantes, va vagabondant; aussi, vois comme les vents, à leur gré, vont se jouant d'elle! Ne te repens pas d'avoir, par droit d'aînesse, choisi la constance en partage. Ces deux bons frères jumeaux qui, dans leur amitié que rien ne surpasse, s'attribuèrent l'un à l'autre part égale du ciel et des enfers, et la trop belle Hélène aux mœurs dissolues, n'étaient-ils pas tous trois de même race de rois.

X

Je te vois, ma Dordogne; tu coules encore modeste; de te montrer gasconne en France tu as honte. Du ruisseau de Sorgues, jadis aussi peu connu que toi, on fait maintenant grand bruit. Vois le petit Loir, comme il hâte le pas; parmi les plus grands déjà il figure; il marche hautain, accélérant son cours; ne prétend-il pas rivaliser avec le Mincio et ne pas lui être inférieur! Un seul olivier, transporté de l'Arno sur les bords de la Loire, la rend plus superbe et lui donne sa gloire. Laisse, laisse-moi faire, et un jour, ma Dordogne, si je suis bon devin, on te connaîtra mieux; la Garonne et le Rhône et ces autres grands dieux en auront quelque envie, peut-être en seront-ils confus.

XI

Lecteur, qui entends mes soupirs, ne me pas sois rigoureux, si toutes mes larmes, je les répands à part; si, dans sa douleur différente de la sienne, mon cœur ne reproduit pas du Florentin tremblant les regrets langoureux; si, pas davantage, il n'imite Catulle, ce folâtre amoureux qui, tout en caressant le cœur de sa dame, va le lui déchirant; ni le savant amour de Properce, ce demi-grec, demi-latin; c'est qu'eux n'aiment pas à ma façon, pas plus que moi à la leur. Qui peut, d'après autrui, mesurer ses douleurs? Qui peut calquer ses plaintes sur les siennes? Chacun sent son tourment et sait ce qu'il endure. Chacun parle d'Amour comme il le ressent. Je dis ce que mon cœur et mon mal me dictent. Qu'il aime peu, celui qui aime dans des limites!

XII

Quoi! qu'est-ce! vents, nuées, orages? A point nommé, quand d'elle je m'approche, franchissant bois, monts et vallées, sur moi, de parti pris, vous fondez avec rage! Mon cœur ne s'en embrase que davantage. Allez, allez, intimidez le marchand qui, par les mers, va cherchant des trésors; ce n'est pas ainsi que s'abat mon courage. Quand j'entends les vents, leurs tempêtes et leurs cris, de leur fureur, en mon cœur, je me ris; pensent-ils pour si peu m'obliger à me rendre! Que le ciel fasse pire, que l'air fasse de même, s'il faut mourir, je veux, je le déclare, comme Léandre je veux mourir.

XIII

Vous qui ne savez encore aimer, maintenant ou jamais, en m'entendant parler de Léandre, vous le devez apprendre, à moins que dans le cœur rien de bon vous n'ayez. Mû par l'amour, n'osa-t-il pas, à force de bras, lutter contre la mer qui déjà, pour se venger de ce que frère et mouton lui avaient échappé, avait sur la fille jeté son dévolu. Un soir, vaincu par les flots rigoureux, s'en voyant déjà le jouet, ce vaillant amoureux leur adressa ces mots: «Épargnez-moi maintenant que vers elle je vais, et gardez-moi la mort pour quand je reviendrai.»

XIV

O cœur léger, ô courage incertain, penses-tu que je puisse te souffrir plus longtemps? O bonté sans effet, malice déguisée, beauté traîtresse, venimeuse douceur! Tu es donc

toujours la sœur de ta sœur? Et moi, simple que je suis, il a fallu que sur moi-même j'en fisse l'épreuve, pour en arriver à entendre ta parole ambiguë et tes chants de chasseur en quête de victimes. Tant que ton amour m'a captivé, j'aurais vaincu les vagues de la mer; de quoi maintenant suis-je capable? Quelle satisfaction ai-je de toi? Qui enseignera la constance à ton cœur, alors que le mien n'a pu la lui apprendre!

XV

Ce n'est pas moi que l'on abuse ainsi; ces ruses, on les emploie avec quelque enfant, dont le goût n'est pas encore éveillé, qui ne comprend pas ce qu'il entend; mais moi je sais aimer; je sais haïr aussi. Contente-toi de m'avoir jusqu'ici clos les yeux; il est temps que j'y voie. Las et honteux je serai désormais d'avoir si mal placé mon temps et mes soucis; et toi, m'ayant ainsi traité, oseras-tu jamais me parler de constance? Tu prends plaisir à ma douleur extrême, tu me défends de sentir mon tourment et cependant tu veux bien que je meure en t'aimant; mais si je ne sens, comment veux-tu que j'aime?

XVI

Oh! l'ai-je dit? Est-ce un songe, ou ai-je vraiment proféré un tel blasphème? Ma langue a-t-elle, à ce point, trahi la vérité? Il faut que son honneur, de moi, par moi, sur moi, soit vengé. Mon cœur chez toi est logé, ô ma dame; là où il est, inflige-lui quelque torture nouvelle; fais-lui souffrir quelque peine cruelle; fais, fais-lui tout, sauf lui donner congé. Je le sais, tu seras trop humaine; tu ne pourras longtemps demeurer témoin de ma peine; mais un tel forfait se peut-il pardonner? A tout le moins, hautement de mes sonnets je

me veux dédire et me démentirai; pour ces deux strophes si entachées de fausseté, je t'en voue cinq cents autres et celles-là diront vrai.

XVII

Si ma raison s'est pu remettre; si, à cette heure, je puis me rassaisir: si j'ai du sens, si je redeviens homme, c'est à toi que je le dois, ô bienheureuse lettre; et je t'en remercie! Qui m'eût, hélas! qui m'eût su reconnaître, quand en proie à la rage, vaincu par mes ennuis, de mes blasphèmes, je poursuivais ma dame. Mais lorsque de loin je te vis paraître, petit papier me venant d'elle et qui m'es si cher, honteux, je revins à moi et dévotement allai à toi. Pour consacrer ce fait j'élèverai un autel où seront exposés ces traits tracés par cette main divine; mais de les voir aucun homme n'est digne, et moi non plus que tous si, à cet honneur, par toi-même je n'eusse été convié.

XVIII

J'étais sur le point d'encourir pour jamais quelque blâme; de colère échauffé, mon courage brûlait; ma voix, devenue folle, répondait au gré de ma fureur; j'invectivais les dieux et ma dame avec eux. Et voilà que, de loin, elle jette un billet dans ma flamme et soudain je sens comme il me réconforte; si bien qu'aussitôt, devant lui tombe ma fureur, tombe ma fureur, il l'emporte, et mon âme, par lui, redevient elle-même. Vous qui de moi entendez ces merveilles, que dites-vous d'elle! Jugez, je vous prie, si, comme je le fais, je la dois adorer! Quels miracles pensez-vous que puissent faire en moi son œil tout-puissant, les traits de son visage, alors qu'en firent tant les traces de ses doigts.

XIX

Je tremblais devant elle, et, transi, conscient de la gravité de mon offense, en punition de mon forfait j'attendais une juste sentence, lorsqu'elle me dit: «Va, je te prends à merci; que désormais partout ma gloire soit proclamée, emploies-y tes années; ne pense plus maintenant qu'à enrichir, en mon nom, notre France, de tes vers; couvres-en ta faute et paie-moi de la sorte.»—Sus donc, ma plume! Pour jouir de ma peine, il faut, en son honneur, nous prodiguer davantage encore; mais, les yeux fixés sur elle, veille que son regard ne nous quitte pas. Sans lui, mon âme se mourait de langueur; seul il me donne et le cœur et l'esprit; pour que vis-à-vis d'elle je puisse m'acquitter, il faut qu'elle m'inspire.

XX

O vous, maudits sonnets, vous qui eûtes l'audace de toucher à ma dame; ô malins et pervers, reniés des Muses, vous êtes la honte de mes vers! Si je vous fais jamais ce tort, s'il me le faut faire à moi-même, de confesser que vous venez de moi, sachez-le: Vous n'êtes pas sortis des sources d'Apollon aux cheveux d'or, des Muses aux yeux verts; à votre naissance, Tisiphone présidait à leur place. Si jamais j'ai quelque parcelle de renommée, je veux que l'un et l'autre en soyez déshérités; et si, dès maintenant, je ne vous livre aux feux vengeurs, c'est pour vous diffamer. Vivez dans le malheur, vivez aux yeux de tous, de tout honneur privés; c'est pour vous punir, que je vous pardonne.

XXI

N'ayez plus, mes amis, n'ayez plus ce désir que je cesse d'aimer. Laissez-moi, obstiné que je suis, vivre et mourir tel, puisque ainsi il en est ordonné; mon amour, c'est le fil qui m'attache à la vie. C'est ce que me dit la fée, comme jadis en Œagrie elle fit pour Méléagre à l'amour destiné: en allumant la souche à l'heure où il naquit: «Toi et ce feu, dit-elle, allez de compagnie.» Et la destinée s'accomplit comme elle l'avait fixé: la souche, à ce qu'on dit, par le feu se trouvant consumée, à ce même moment, ô prodigieux miracle, on vit subitement du malheureux amant la vie et le tison s'en aller en fumée.

XXII

Quand, étonné, je contemple tes yeux conquérants, j'y vois tout mon espoir écrit; j'y vois Amour lui-même qui me sourit et, caressant, m'y montre le bonheur qu'il me tient en réserve. Mais, quand à te parler je me hasarde, ce qui n'a lieu que lorsque mon espoir desséché se tarit, tu n'as garde, cruelle, de jamais, par un mot, confirmer ton regard qui seul me soutient. Si tes yeux sont pour moi, vois donc ce que je dis; c'est à eux, à eux seuls que je me suis rendu. Mon Dieu! quelle discorde en toi, si ta bouche et tes yeux se veulent démentir! Mieux vaut, mon doux tourment, mieux vaut les départir, et que je prenne au mot la promesse de tes yeux.

XXIII

Ce sont ces yeux perçants qui font tout mon courage; en eux se reflétent et la liberté pétillante de gaîtè et mon petit archer qui mène à ses côtés la belle gaillardise et le plaisir volage. Mais après, la rigueur de ton triste langage me montre en ton cœur la fière honnêteté; et y voyant aussi gravement assises la dure chasteté et la vertu sauvage, je me sens condamné. De la sorte mon temps passe par ces transes diverses: là, ton œil m'appelle; ici, ta bouche me repousse; hélas, ballotté de la sorte, combien ai-je souffert! Pensant d'amour avoir quelque assurance, sans cesse nuit et jour à la servir je songe; de mon malheur je ne parviens pas encore à être persuadé.

XXIV

Et cependant je me dis bien: Mon espérance est morte, c'en est fait de mon bonheur, de ma joie. Mon mal est évident, je vois bien maintenant que j'ai épousé la douleur que

je porte. Tout m'accable, rien ne me réconforte; tout m'abandonne et d'elle je n'ai rien, sinon toujours quelque encouragement nouveau qui rend ma peine et ma douleur plus fortes. Ce que j'attends, c'est d'obtenir un jour quelques soupirs des gens de l'avenir. Pris de pitié, quelqu'un dira de moi: Sa dame et lui naquirent destinés à mourir tous deux aussi obstinés, l'une en sa rigueur, l'autre en son amitié.

XXV

Ma langueur m'a fait bien misérable, depuis que j'ai vu contre l'écueil de sa fière rigueur mon espérance se briser, avant que mes yeux ne soient clos; et pourtant je suis encore en vie! Que m'ont servi de si longues années d'attente? De ma souffrance elle n'est pas assouvie, elle en rit; et tenir mon mal sans cesse en éveil, est son seul désir. Pourquoi, malheureux en amour, ai-je toujours un cœur qui toujours renouvelle mon tourment? Je suis hors d'haleine, je le sens, et prêt à laisser la vie sous le poids qui m'accable. Qu'y faire? sinon ce que je fais: le mal s'est abattu sur moi, je m'obstine en la douleur qu'il me cause.

XXVI

Puisque telles sont mes dures destinées, autant que je le puis, je veux de plus en plus m'enivrer de mon infortune. Si je souffre, c'est qu'elle le veut bien; les peines qu'elle m'ordonne, je les accomplirai. Nymphes des bois qui, étonnées de ma douleur, en avez, je crois, quelque pitié, qu'en pensez-vous? Si à mes maux il n'est fait trêve, puis-je durer ainsi? Si quelqu'une de vous pour Dieu condescend à m'entendre, qu'elle apprenne ce que maintenant j'entrevois: Le jour est proche où, déjà épuisées, mes forces ne pourront plus supporter mon tourment; et c'est là mon espoir: mourant en aimant, peut-être échapperai-je alors à mes peines.

XXVII

Parfois, las de me désespérer, Amour de quelque bien rafraîchit mon mal, flatte en mon cœur demi-mort sa plaie languissante, nourrit ma souffrance et lui fait reprendre haleine; alors je conçois quelque vaine espérance. Mais, si tôt que ce dur tyran sent mon espoir reprendre avec plus de force encore, pour l'étouffer, de cent tourments il m'accable. En ce moment même, je le vois me blâmant d'être à ma douleur rebelle: Vive, ô dieux, le mal qui me dévore! vive à son gré mon tourment rigoureux! heureux, mille fois heureux celui qui, sans relâche, est toujours malheureux.

XXVIII

Si contre Amour je n'ai d'autre défense, j'exhalerai ma plainte, mes vers le maudiront; et, après moi, les rochers rediront le tort qu'il fit à ma si pénible constance. Puisque de lui j'endure cette offense, mes vers au moins la rappelleront; et, quand ils me liront, nos arrière-neveux l'en maudiront; ce sera ma vengeance. Ayant perdu toute aise, ce sera peu que de perdre la voix. Qui saura l'amertume de mes tristes soucis et qui m'a fait cette plaie, si dur que soit son cœur, de moi aura pitié et pour lui sera sans merci.

XXIX

O dame de mes pensées, quand brilla le jour béni où la nature te produisit, elle t'abandonna la clef des immenses trésors qu'elle tient en réserve, tu y pris la grâce qui seule

t'était octoyée, pillant les beautés sans nombre qu'elle a en sa possession, tu te les appropriais au point que, si fière qu'elle soit de son œuvre, elle-même parfois en est étonnée. Quand à ta satisfaction tu fus ainsi parée, pour compléter son œuvre, elle t'offrit encore cette terre où nous sommes; tu n'en pris rien, mais en toi-même tu en souris, te sentant bien suffisamment pourvue pour y être reine de tous nos cœurs.