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Essais de Montaigne (self-édition) - Volume I
Voicy mes leçons: Celuy-là y a mieux proffité, qui les fait, que qui
les sçait. Si vous le voyez, vous l'oyez: si vous l'oyez, vous le voyez.2
Ia à Dieu ne plaise, dit quelqu'vn en Platon, que philosopher ce
soit apprendre plusieurs choses, et traitter les arts. Hanc amplissimam
omnium artium bene viuendi disciplinam, vita magis quàm
literis persequuti sunt. Leon Prince des Phliasiens, s'enquerant à
Heraclides Ponticus, de quelle science, de quelle art il faisoit profession:•
Ie ne sçay, dit-il, ny art, ny science: mais ie suis Philosophe.
On reprochoit à Diogenes, comment, estant ignorant, il se
mesloit de la Philosophie: Ie m'en mesle, dit-il, d'autant mieux à
propos. Hegesias le prioit de luy lire quelque liure: Vous estes
plaisant, luy respondit il: vous choisissés les figues vrayes et naturelles,3
non peintes: que ne choisissez vous aussi les exercitations
naturelles, vrayes, et non escrites? Il ne dira pas tant sa leçon,
comme il la fera. Il la repetera en ses actions. On verra s'il y a de
la prudence en ses entreprises: s'il y a de la bonté, de la iustice en
ses deportements: s'il a du iugement et de la grace en son parler:•
de la vigueur en ses maladies: de la modestie en ses ieux: de la
temperance en ses voluptez: de l'ordre en son œconomie: de l'indifference
en son goust, soit chair, poisson, vin ou eau. Qui disciplinam
suam non ostentationem scientiæ, sed legem vitæ putet: quique
obtemperet ipse sibi, et decretis pareat. Le vray miroir de nos discours,
est le cours de nos vies. Zeuxidamus respondit à vn qui luy
demanda pourquoy les Lacedemoniens ne redigeoient par escrit les
ordonnances de la prouesse, et ne les donnoient à lire à leurs ieunes•
gens; que c'estoit parce qu'ils les vouloient accoustumer aux faits,
non pas aux parolles. Comparez au bout de 15. ou 16. ans, à cettuy-cy,
vn de ces latineurs de college, qui aura mis autant de temps
à n'apprendre simplement qu'à parler. Le monde n'est que babil,
et ne vis iamais homme, qui ne die plustost plus, que moins qu'il1
ne doit: toutesfois la moitié de nostre aage s'en va là. On nous tient
quatre ou cinq ans à entendre les mots et les coudre en clauses,
encores autant à en proportionner vn grand corps estendu en quatre
ou cinq parties, autres cinq pour le moins à les sçauoir brefuement
mesler et entrelasser de quelque subtile façon. Laissons le à ceux•
qui en font profession expresse. Allant vn iour à Orleans, ie trouuay
dans cette plaine au deça de Clery, deux regents qui venoyent à
Bourdeaux, enuiron à cinquante pas l'vn de l'autre: plus loing
derriere eux, ie voyois vne trouppe, et vn maistre en teste, qui
estoit feu Monsieur le Comte de la Rochefoucaut: vn de mes gens2
s'enquit au premier de ces regents, qui estoit ce Gentil'homme qui
venoit apres luy: luy qui n'auoit pas veu ce train qui le suiuoit, et
qui pensoit qu'on luy parlast de son compagnon, respondit plaisamment,
Il n'est pas Gentil'homme, c'est vn grammairien, et ie
suis logicien. Or nous qui cherchons icy au rebours, de former non•
vn grammairien ou logicien, mais vn Gentil'homme, laissons les
abuser de leur loisir: nous auons affaire ailleurs. Mais que notre
disciple soit bien pourueu de choses, les parolles ne suiuront que
trop: il les trainera, si elles ne veulent suiure. I'en oy qui s'excusent
de ne se pouuoir exprimer; et font contenance d'auoir la3
teste pleine de plusieurs belles choses, mais à faute d'eloquence,
ne les pouuoir mettre en euidence: c'est vne baye. Sçauez vous à
mon aduis que c'est que cela? ce sont des ombrages, qui leur viennent
de quelques conceptions informes, qu'ils ne peuuent démesler
et esclarcir au dedans, ny par consequent produire au dehors. Ils•
ne s'entendent pas encore eux mesmes: et voyez les vn peu begayer
sur le point de l'enfanter, vous iugez que leur trauail n'est point à
l'accouchement, mais à la conception, et qu'ils ne font que lecher
encores cette matiere imparfaicte. De ma part, ie tiens, et Socrates
ordonne, que qui a dans l'esprit vne viue imagination et claire, il
la produira, soit en Bergamasque, soit par mines, s'il est muet:
Verbâque præuisam rem non inuita sequentur.
Et comme disoit celuy-là, aussi poëtiquement en sa prose, cùm res
animum occupauere, verba ambiunt. Et cest autre: ipsæ res verbas•
rapiunt. Il ne sçait pas ablatif, coniunctif, substantif, ny la grammaire;
ne faict pas son laquais, ou vne harangere de Petit pont:
et si vous entretiendront tout vostre soul, si vous en auez enuie, et
se desferreront aussi peu, à l'aduenture, aux regles de leur langage,
que le meilleur maistre és arts de France. Il ne sçait pas la1
rhetorique, ny pour auant-jeu capter la beneuolence du candide
lecteur, ny ne luy chaut de le sçauoir. De vray, toute cette belle
peinture s'efface aisément par le lustre d'vne verité simple et naifue.
Ces gentilesses ne seruent que pour amuser le vulgaire, incapable
de prendre la viande plus massiue et plus ferme; comme Afer montre•
bien clairement chez Tacitus. Les Ambassadeurs de Samos estoyent
venus à Cleomenes Roy de Sparte, preparez d'vne belle et
longue oraison, pour l'esmouuoir à la guerre contre le tyran Polycrates:
apres qu'il les eut bien laissez dire, il leur respondit: Quant
à vostre commencement, et exorde, il ne m'en souuient plus, ny par2
consequent du milieu; et quant à vostre conclusion, ie n'en veux
rien faire. Voila vne belle responce, ce me semble, et des harangueurs
bien camus. Et quoy cet autre? Les Atheniens estoient à
choisir de deux architectes, à conduire vne grande fabrique; le premier
plus affeté, se presenta auec vn beau discours premedité sur•
le subiect de cette besongne, et tiroit le iugement du peuple à sa
faueur: mais l'autre en trois mots: Seigneurs Atheniens, ce que
cettuy a dict, ie le feray. Au fort de l'eloquence de Cicero, plusieurs
en entroient en admiration, mais Caton n'en faisant que
rire: Nous auons, disoit-il, vn plaisant Consul. Aille deuant ou3
apres: vne vtile sentence, vn beau traict est tousiours de saison.
S'il n'est pas bien à ce qui va deuant, ny à ce qui vient apres, il
est bien en soy. Ie ne suis pas de ceux qui pensent la bonne
rythme faire le bon poëme: laissez luy allonger vne courte syllabe
s'il veut, pour cela non force; si les inuentions y rient, si l'esprit•
et le iugement y ont bien faict leur office: voyla vn bon poëte,
diray-ie, mais vn mauuais versificateur,
Emunctæ naris, durus componere versus.
Qu'on face, dit Horace, perdre à son ouurage toutes ses coustures
et mesures,
Tempora certa modósque, et quod prius ordine verbum est,
Posterius facias, præponens vltima primis,
Inuenias etiam disiecti membra poetæ:•
il ne se dementira point pour cela: les pieces mesmes en seront
belles. C'est ce que respondit Menander, comme on le tensast, approchant
le iour, auquel il auoit promis vne comedie, dequoy il n'y
auoit encore mis la main: elle est composée et preste, il ne reste
qu'à y adiouster les vers. Ayant les choses et la matiere disposée1
en l'ame, il mettoit en peu de compte le demeurant. Depuis que
Ronsard et du Bellay ont donné credit à nostre poësie Françoise, ie
ne vois si petit apprenti, qui n'enfle des mots, qui ne renge les cadences
à peu pres, comme eux. Plus sonat quàm valet. Pour le vulgaire,
il ne fut iamais tant de poëtes: mais comme il leur a esté•
bien aisé de representer leurs rythmes, ils demeurent bien aussi
court à imiter les riches descriptions de l'vn, et les délicates inuentions
de l'autre. Voire mais que fera-il, si on le presse de la
subtilité sophistique de quelque syllogisme? Le iambon fait boire,
le boire desaltere, parquoi le iambon desaltere. Qu'il s'en mocque.2
Il est plus subtil de s'en mocquer, que d'y respondre. Qu'il emprunte
d'Aristippus cette plaisante contrefinesse: Pourquoy le deslieray-ie,
puis que tout lié il m'empesche? Quelqu'vn proposoit
contre Cleanthes des finesses dialectiques: à qui Chrysippus dit,
Iouë toy de ces battelages auec les enfans, et ne destourne à cela•
les pensées serieuses d'vn homme d'aage. Si ces sottes arguties,
contorta et aculeata sophismata, luy doiuent persuader vne mensonge,
cela est dangereux: mais si elles demeurent sans effect, et ne l'esmeuuent
qu'à rire, ie ne voy pas pourquoy il s'en doiue donner
garde. Il en est de si sots, qu'ils se destournent de leur voye vn3
quart de lieuë, pour courir apres vn beau mot: aut qui non verba
rebus aptant, sed res extrinsecus arcessunt, quibus verba conueniant.
Et l'autre: Qui alicuius verbi decore placentis vocentur ad id quod
non proposuerant scribere. Ie tors bien plus volontiers vne belle
sentence, pour la coudre sur moy, que ie ne destors mon fil, pour•
l'aller querir. Au rebours, c'est aux paroles à seruir et à suiure, et
que le Gascon y arriue, si le François n'y peut aller. Ie veux que les
choses surmontent, et qu'elles remplissent de façon l'imagination
de celuy qui escoute, qu'il n'aye aucune souuenance des mots. Le
parler que i'ayme, c'est vn parler simple et naif, tel sur le papier
qu'à la bouche: vn parler succulent et nerueux, court et serré, non
tant delicat et peigné, comme vehement et brusque.
Hæc demum sapiet dictio, quæ feriet.
Plustost difficile qu'ennuieux, esloigné d'affectation: desreglé, descousu,•
et hardy: chaque loppin y face son corps: non pedantesque,
non fratesque, non pleideresque, mais plustost soldatesque,
comme Suetone appelle celuy de Iulius Cæsar. Et si ne sens pas
bien, pourquoy il l'en appelle. I'ay volontiers imité cette desbauche
qui se voit en nostre ieunesse, au port de leurs vestemens.1
Vn manteau en escharpe, la cape sur vne espaule, vn bas mal
tendu, qui represente vne fierté desdaigneuse de ces paremens estrangers,
et nonchallante de l'art: mais ie la trouue encore mieux
employée en la forme du parler. Toute affectation, nommément en
la gayeté et liberté Françoise, est mesaduenante au courtisan. Et•
en vne Monarchie, tout Gentil'homme doit estre dressé au port d'vn
courtisan. Parquoy nous faisons bien de gauchir vn peu sur le naif
et mesprisant. Ie n'ayme point de tissure, où les liaisons et les coustures
paroissent: tout ainsi qu'en vn beau corps, il ne faut qu'on
y puisse compter les os et les veines. Quæ veritati operam dat oratio,2
incomposita sit et simplex. Quis accuratè loquitur, nisi qui vult putidè
loqui? L'eloquence faict iniure aux choses, qui nous destourne à
soy. Comme aux accoustremens, c'est pusillanimité, de se vouloir
marquer par quelque façon particuliere et inusitée. De mesme au
langage, la recherche des frases nouuelles, et des mots peu cogneuz,•
vient d'vne ambition scholastique et puerile. Peusse-ie ne me seruir
que de ceux qui seruent aux hales à Paris! Aristophanes le Grammairien
n'y entendoit rien, de reprendre en Epicurus la simplicité
de ses mots: et la fin de son art oratoire, qui estoit, perspicuité
de langage seulement. L'imitation du parler, par sa facilité, suit3
incontinent tout vn peuple. L'imitation du iuger, de l'inuenter, ne
va pas si viste. La plus part des lecteurs, pour auoir trouué vne
pareille robbe, pensent tresfaucement tenir vn pareil corps. La
force et les nerfs, ne s'empruntent point: les atours et le manteau
s'empruntent. La plus part de ceux qui me hantent, parlent de•
mesmes les Essais: mais ie ne sçay, s'ils pensent de mesmes. Les
Atheniens, dit Platon, ont pour leur part, le soing de l'abondance
et elegance du parler, les Lacedemoniens de la briefueté, et ceux de
Crete, de la fecundité des conceptions, plus que du langage: ceux-cy
sont les meilleurs. Zenon disoit qu'il auoit deux sortes de disciples:4
les vns qu'il nommoit φιλολóγους, curieux d'apprendre les
choses, qui estoient ses mignons: les autres λογοφιλους, qui n'auoyent
soing que du langage. Ce n'est pas à dire que ce ne soit vne
belle et bonne chose que le bien dire: mais non pas si bonne qu'on
la faict, et suis despit dequoy nostre vie s'embesongne toute à cela.
Ie voudrois premierement bien sçauoir ma langue, et celle de mes•
voisins, où i'ay plus ordinaire commerce. C'est vn bel et grand
agencement sans doubte, que le Grec et Latin, mais on l'achepte
trop cher. Ie diray icy vne façon d'en auoir meilleur marché que de
coustume, qui a esté essayée en moy-mesmes; s'en seruira qui
voudra. Feu mon pere, ayant faict toutes les recherches qu'homme1
peut faire, parmy les gens sçauans et d'entendement, d'vne forme
d'institution exquise; fut aduisé de cet inconuenient, qui estoit en
vsage: et luy disoit-on que cette longueur que nous mettions à apprendre
les langues qui ne leur coustoient rien, est la seule cause,
pourquoy nous ne pouuons arriuer à la grandeur d'ame et de cognoissance•
des anciens Grecs et Romains. Ie ne croy pas que c'en
soit la seule cause. Tant y a que l'expedient que mon pere y trouua,
ce fut qu'en nourrice, et auant le premier desnouement de ma
langue, il me donna en charge à vn Allemand, qui depuis est mort
fameux medecin en France, du tout ignorant de nostre langue, et2
tresbien versé en la Latine. Cettuy-cy, qu'il auoit fait venir expres,
et qui estoit bien cherement gagé, m'auoit continuellement
entre les bras. Il en eut aussi auec luy deux autres moindres en
sçauoir, pour me suiure, et soulager le premier: ceux-cy ne m'entretenoient
d'autre langue que Latine. Quant au reste de sa maison,•
c'estoit vne regle inuiolable, que ny luy mesme, ny ma mere, ny
valet, ny chambriere, ne parloient en ma compagnie, qu'autant de
mots de Latin, que chacun auoit appris pour iargonner auec moy.
C'est merueille du fruict que chacun y fit: mon pere et ma mere y
apprindrent assez de Latin pour l'entendre, et en acquirent à suffisance,3
pour s'en seruir à la necessité, comme firent aussi les autres
domestiques, qui estoient plus attachez à mon seruice. Somme,
nous nous latinizames tant, qu'il en regorgea iusques à nos villages
tout autour, où il y a encores, et ont pris pied par l'vsage, plusieurs
appellations Latines d'artisans et d'vtils. Quant à moy, i'auois plus•
de six ans, auant que i'entendisse non plus de François ou de Perigordin,
que d'Arabesque: et sans art, sans liure, sans grammaire
ou precepte, sans fouet, et sans larmes, i'auois appris du Latin,
tout aussi pur que mon maistre d'escole le sçauoit: car ie ne le
pouuois auoir meslé ny alteré. Si par essay on me vouloit donner4
vn theme, à la mode des colleges; on le donne aux autres en François,
mais à moy il me le falloit donner en mauuais Latin, pour le
tourner en bon. Et Nicolas Grouchi, qui a escript de comitiis Romanorum,
Guillaume Guerente, qui a commenté Aristote, George Bucanan,
ce grand poëte Escossois, Marc Antoine Muret, que la France•
et l'Italie recognoist pour le meilleur orateur du temps, mes precepteurs
domestiques, m'ont dit souuent, que i'auois ce langage en
mon enfance, si prest et si à main, qu'ils craignoient à m'accoster.
Bucanan, que ie vis depuis à la suitte de feu Monsieur le Mareschal
de Brissac, me dit, qu'il estoit apres à escrire de l'institution des1
enfans: et qu'il prenoit l'exemplaire de la mienne: car il auoit lors
en charge ce Comte de Brissac, que nous auons veu depuis si valeureux
et si braue. Quant au Grec, duquel ie n'ay quasi du tout
point d'intelligence, mon pere desseigna me le faire apprendre par
art. Mais d'vne voie nouuelle, par forme d'ébat et d'exercice: nous•
pelotions nos declinaisons, à la maniere de ceux qui par certains
ieux de tablier apprennent l'Arithmetique et la Geometrie. Car
entre autres choses, il auoit esté conseillé de me faire gouster la
science et le deuoir, par vne volonté non forcée, et de mon propre
desir; et d'esleuer mon ame en toute douceur et liberté, sans rigueur2
et contrainte. Ie dis iusques à telle superstition, que par ce
qu'aucuns tiennent, que cela trouble la ceruelle tendre des enfans,
de les esueiller le matin en sursaut, et de les arracher du sommeil
(auquel ils sont plongez beaucoup plus que nous ne sommes) tout à
coup, et par violence, il me faisoit esueiller par le son de quelque•
instrument, et ne fus iamais sans homme qui m'en seruist. Cet
exemple suffira pour en iuger le reste, et pour recommander aussi
et la prudence et l'affection d'vn si bon pere: auquel il ne se faut
prendre, s'il n'a recueilly aucuns fruits respondans à vne si exquise
culture. Deux choses en furent cause: en premier, le champ sterile3
et incommode. Car quoy que i'eusse la santé ferme et entiere, et
quant et quant vn naturel doux et traitable, i'estois parmy cela si
poisant, mol et endormy, qu'on ne me pouuoit arracher de l'oisiueté,
non pas pour me faire iouer. Ce que ie voyois, ie le voyois
bien; et souz cette complexion lourde, nourrissois des imaginations•
hardies, et des opinions au dessus de mon aage. L'esprit, ie l'auois
lent, et qui n'alloit qu'autant qu'on le menoit: l'apprehension tardiue,
l'inuention lasche, et apres tout vn incroyable defaut de memoire.
De tout cela il n'est pas merueille, s'il ne sceut rien tirer
qui vaille. Secondement, comme ceux que presse vn furieux desir4
de guerison, se laissent aller à toute sorte de conseil, le bon homme,
ayant extreme peur de faillir en chose qu'il auoit tant à cœur, se
laissa en fin emporter à l'opinion commune, qui suit tousiours ceux
qui vont deuant, comme les gruës; et se rengea à la coustume,
n'ayant plus autour de luy ceux qui luy auoient donné ces premieres
institutions, qu'il auoit apportées d'Italie: et m'enuoya enuiron•
mes six ans au college de Guienne, tres-florissant pour lors, et le
meilleur de France. Et là, il n'est possible de rien adiouster au
soing qu'il eut, et à me choisir des precepteurs de chambre suffisans,
et à toutes les autres circonstances de ma nourriture; en
laquelle il reserua plusieurs façons particulieres, contre l'vsage des1
colleges: mais tant y a que c'estoit tousiours college. Mon Latin s'abastardit
incontinent, duquel depuis par desaccoustumance i'ay perdu
tout vsage. Et ne me seruit cette mienne inaccoustumée institution,
que de me faire eniamber d'arriuée aux premieres classes. Car à treize
ans, que ie sortis du college, i'auois acheué mon cours (qu'ils appellent)•
et à la verité sans aucun fruit, que ie peusse à present mettre
en compte. Le premier goust que i'euz aux liures, il me vint du
plaisir des fables de la Metamorphose d'Ouide. Car enuiron l'aage
de 7. ou 8. ans, ie me desrobois de tout autre plaisir, pour les lire:
d'autant que cette langue estoit la mienne maternelle; et que c'estoit2
le plus aisé liure, que ie cogneusse, et le plus accommodé à la foiblesse
de mon aage, à cause de la matiere. Car des Lancelots du
Lac, des Amadis, des Huons de Bordeaux, et tels fatras de liures,
à quoy l'enfance s'amuse, ie n'en cognoissois pas seulement le nom,
ny ne fais encore le corps: tant exacte estoit ma discipline. Ie•
m'en rendois plus nonchalant à l'estude de mes autres leçons prescrites.
Là il me vint singulierement à propos, d'auoir affaire à vn
homme d'entendement de precepteur, qui sceust dextrement conniuer
à cette mienne desbauche, et autres pareilles. Car par là,
i'enfilay tout d'vn train Vergile en l'Æneide, et puis Terence, et3
puis Plaute, et des comedies Italiennes, leurré tousiours par la
douceur du subiect. S'il eust esté si fol de rompre ce train, i'estime
que ie n'eusse rapporté du college que la haine des liures, comme
fait quasi toute nostre noblesse. Il s'y gouuerna ingenieusement,
faisant semblant de n'en voir rien. Il aiguisoit ma faim, ne me•
laissant qu'à la desrobée gourmander ces liures, et me tenant doucement
en office pour les autres estudes de la regle. Car les principales
parties que mon pere cherchoit à ceux à qui il donnoit
charge de moy, c'estoit la debonnaireté et facilité de complexion.
Aussi n'auoit la mienne autre vice, que langueur et paresse. Le
danger n'estoit pas que ie fisse mal, mais que ie ne fisse rien. Nul•
ne prognostiquoit que ie deusse deuenir mauuais, mais inutile: on
y preuoyoit de la faineantise, non pas de la malice. Ie sens qu'il en
est aduenu comme cela. Les plaintes qui me cornent aux oreilles,
sont telles: Il est oisif, froid aux offices d'amitié, et de parenté:
et aux offices publiques, trop particulier, trop desdaigneux. Les1
plus iniurieux mesmes ne disent pas, Pourquoy a il prins, pourquoy
n'a-il payé? mais, Pourquoy ne quitte-il, pourquoy ne
donne-il? Ie receuroy à faueur, qu'on ne desirast en moy que tels
effects de supererogation. Mais ils sont iniustes, d'exiger ce que ie
ne doy pas, plus rigoureusement beaucoup, qu'ils n'exigent d'eux•
ce qu'ils doiuent. En m'y condemnant, ils effacent la gratification
de l'action, et la gratitude qui m'en seroit deuë. Là où le bien faire
actif, deuroit plus peser de ma main, en consideration de ce que ie
n'en ay de passif nul qui soit. Ie puis d'autant plus librement disposer
de ma fortune, qu'elle est plus mienne: et de moy, que ie2
suis plus mien. Toutesfois si i'estoy grand enlumineur de mes
actions, à l'aduenture rembarrerois-ie bien ces reproches; et à
quelques-vns apprendrois, qu'ils ne sont pas si offensez que ie ne
face pas assez: que dequoy ie puisse faire assez plus que ie ne
fay. Mon ame ne laissoit pourtant en mesme temps d'auoir à part•
soy des remuements fermes: et des iugements seurs et ouuerts autour
des obiects qu'elle cognoissoit: et les digeroit seule, sans aucune
communication. Et entre autres choses ie croy à la verité
qu'elle eust esté du tout incapable de se rendre à la force et violence.
Mettray-ie en compte cette faculté de mon enfance, vne asseurance3
de visage, et soupplesse de voix et de geste, à m'appliquer
aux rolles que i'entreprenois? Car auant l'aage,
Alter ab vndecimo tum me vix ceperat annus:
i'ay soustenu les premiers personnages, és tragedies latines de Bucanan,
de Guerente, et de Muret, qui se representerent en nostre•
college de Guienne auec dignité. En cela, Andreas Goueanus nostre
principal, comme en toutes autres parties de sa charge, fut sans
comparaison le plus grand principal de France; et m'en tenoit-on
maistre ouurier. C'est vn exercice, que ie ne meslouë point aux
ieunes enfans de maison; et ay veu nos Princes s'y addonner depuis,4
en personne, à l'exemple d'aucuns des anciens, honnestement
et louablement. Il estoit loisible, mesme d'en faire mestier, aux
gents d'honneur et en Grece, Aristoni tragico actori rem aperit:
huic et genus et fortuna honesta erant: nec ars, quia nihil tale apud
Græcos pudori est, ea deformabat. Car i'ay tousiours accusé d'impertinence,•
ceux qui condemnent ces esbatemens: et d'iniustice,
ceux qui refusent l'entrée de nos bonnes villes aux comediens qui
le valent, et enuient au peuple ces plaisirs publiques. Les bonnes
polices prennent soing d'assembler les citoyens, et les r'allier,
comme aux offices serieux de la deuotion, aussi aux exercices et1
ieux. La societé et amitié s'en augmente, et puis on ne leur sçauroit
conceder des passetemps plus reglez, que ceux qui se font en presence
d'vn chacun, et à la veuë mesme du magistrat: et trouuerois
raisonnable que le Prince à ses despens en gratifiast quelquefois la
commune, d'vne affection et bonté comme paternelle: et qu'aux•
villes populeuses il y eust des lieux destinez et disposez pour ces
spectacles: quelque diuertissement de pires actions et occultes.
les sçait. Si vous le voyez, vous l'oyez: si vous l'oyez, vous le voyez.2
Ia à Dieu ne plaise, dit quelqu'vn en Platon, que philosopher ce
soit apprendre plusieurs choses, et traitter les arts. Hanc amplissimam
omnium artium bene viuendi disciplinam, vita magis quàm
literis persequuti sunt. Leon Prince des Phliasiens, s'enquerant à
Heraclides Ponticus, de quelle science, de quelle art il faisoit profession:•
Ie ne sçay, dit-il, ny art, ny science: mais ie suis Philosophe.
On reprochoit à Diogenes, comment, estant ignorant, il se
mesloit de la Philosophie: Ie m'en mesle, dit-il, d'autant mieux à
propos. Hegesias le prioit de luy lire quelque liure: Vous estes
plaisant, luy respondit il: vous choisissés les figues vrayes et naturelles,3
non peintes: que ne choisissez vous aussi les exercitations
naturelles, vrayes, et non escrites? Il ne dira pas tant sa leçon,
comme il la fera. Il la repetera en ses actions. On verra s'il y a de
la prudence en ses entreprises: s'il y a de la bonté, de la iustice en
ses deportements: s'il a du iugement et de la grace en son parler:•
de la vigueur en ses maladies: de la modestie en ses ieux: de la
temperance en ses voluptez: de l'ordre en son œconomie: de l'indifference
en son goust, soit chair, poisson, vin ou eau. Qui disciplinam
suam non ostentationem scientiæ, sed legem vitæ putet: quique
obtemperet ipse sibi, et decretis pareat. Le vray miroir de nos discours,
est le cours de nos vies. Zeuxidamus respondit à vn qui luy
demanda pourquoy les Lacedemoniens ne redigeoient par escrit les
ordonnances de la prouesse, et ne les donnoient à lire à leurs ieunes•
gens; que c'estoit parce qu'ils les vouloient accoustumer aux faits,
non pas aux parolles. Comparez au bout de 15. ou 16. ans, à cettuy-cy,
vn de ces latineurs de college, qui aura mis autant de temps
à n'apprendre simplement qu'à parler. Le monde n'est que babil,
et ne vis iamais homme, qui ne die plustost plus, que moins qu'il1
ne doit: toutesfois la moitié de nostre aage s'en va là. On nous tient
quatre ou cinq ans à entendre les mots et les coudre en clauses,
encores autant à en proportionner vn grand corps estendu en quatre
ou cinq parties, autres cinq pour le moins à les sçauoir brefuement
mesler et entrelasser de quelque subtile façon. Laissons le à ceux•
qui en font profession expresse. Allant vn iour à Orleans, ie trouuay
dans cette plaine au deça de Clery, deux regents qui venoyent à
Bourdeaux, enuiron à cinquante pas l'vn de l'autre: plus loing
derriere eux, ie voyois vne trouppe, et vn maistre en teste, qui
estoit feu Monsieur le Comte de la Rochefoucaut: vn de mes gens2
s'enquit au premier de ces regents, qui estoit ce Gentil'homme qui
venoit apres luy: luy qui n'auoit pas veu ce train qui le suiuoit, et
qui pensoit qu'on luy parlast de son compagnon, respondit plaisamment,
Il n'est pas Gentil'homme, c'est vn grammairien, et ie
suis logicien. Or nous qui cherchons icy au rebours, de former non•
vn grammairien ou logicien, mais vn Gentil'homme, laissons les
abuser de leur loisir: nous auons affaire ailleurs. Mais que notre
disciple soit bien pourueu de choses, les parolles ne suiuront que
trop: il les trainera, si elles ne veulent suiure. I'en oy qui s'excusent
de ne se pouuoir exprimer; et font contenance d'auoir la3
teste pleine de plusieurs belles choses, mais à faute d'eloquence,
ne les pouuoir mettre en euidence: c'est vne baye. Sçauez vous à
mon aduis que c'est que cela? ce sont des ombrages, qui leur viennent
de quelques conceptions informes, qu'ils ne peuuent démesler
et esclarcir au dedans, ny par consequent produire au dehors. Ils•
ne s'entendent pas encore eux mesmes: et voyez les vn peu begayer
sur le point de l'enfanter, vous iugez que leur trauail n'est point à
l'accouchement, mais à la conception, et qu'ils ne font que lecher
encores cette matiere imparfaicte. De ma part, ie tiens, et Socrates
ordonne, que qui a dans l'esprit vne viue imagination et claire, il
la produira, soit en Bergamasque, soit par mines, s'il est muet:
Verbâque præuisam rem non inuita sequentur.
Et comme disoit celuy-là, aussi poëtiquement en sa prose, cùm res
animum occupauere, verba ambiunt. Et cest autre: ipsæ res verbas•
rapiunt. Il ne sçait pas ablatif, coniunctif, substantif, ny la grammaire;
ne faict pas son laquais, ou vne harangere de Petit pont:
et si vous entretiendront tout vostre soul, si vous en auez enuie, et
se desferreront aussi peu, à l'aduenture, aux regles de leur langage,
que le meilleur maistre és arts de France. Il ne sçait pas la1
rhetorique, ny pour auant-jeu capter la beneuolence du candide
lecteur, ny ne luy chaut de le sçauoir. De vray, toute cette belle
peinture s'efface aisément par le lustre d'vne verité simple et naifue.
Ces gentilesses ne seruent que pour amuser le vulgaire, incapable
de prendre la viande plus massiue et plus ferme; comme Afer montre•
bien clairement chez Tacitus. Les Ambassadeurs de Samos estoyent
venus à Cleomenes Roy de Sparte, preparez d'vne belle et
longue oraison, pour l'esmouuoir à la guerre contre le tyran Polycrates:
apres qu'il les eut bien laissez dire, il leur respondit: Quant
à vostre commencement, et exorde, il ne m'en souuient plus, ny par2
consequent du milieu; et quant à vostre conclusion, ie n'en veux
rien faire. Voila vne belle responce, ce me semble, et des harangueurs
bien camus. Et quoy cet autre? Les Atheniens estoient à
choisir de deux architectes, à conduire vne grande fabrique; le premier
plus affeté, se presenta auec vn beau discours premedité sur•
le subiect de cette besongne, et tiroit le iugement du peuple à sa
faueur: mais l'autre en trois mots: Seigneurs Atheniens, ce que
cettuy a dict, ie le feray. Au fort de l'eloquence de Cicero, plusieurs
en entroient en admiration, mais Caton n'en faisant que
rire: Nous auons, disoit-il, vn plaisant Consul. Aille deuant ou3
apres: vne vtile sentence, vn beau traict est tousiours de saison.
S'il n'est pas bien à ce qui va deuant, ny à ce qui vient apres, il
est bien en soy. Ie ne suis pas de ceux qui pensent la bonne
rythme faire le bon poëme: laissez luy allonger vne courte syllabe
s'il veut, pour cela non force; si les inuentions y rient, si l'esprit•
et le iugement y ont bien faict leur office: voyla vn bon poëte,
diray-ie, mais vn mauuais versificateur,
Emunctæ naris, durus componere versus.
Qu'on face, dit Horace, perdre à son ouurage toutes ses coustures
et mesures,
Tempora certa modósque, et quod prius ordine verbum est,
Posterius facias, præponens vltima primis,
Inuenias etiam disiecti membra poetæ:•
il ne se dementira point pour cela: les pieces mesmes en seront
belles. C'est ce que respondit Menander, comme on le tensast, approchant
le iour, auquel il auoit promis vne comedie, dequoy il n'y
auoit encore mis la main: elle est composée et preste, il ne reste
qu'à y adiouster les vers. Ayant les choses et la matiere disposée1
en l'ame, il mettoit en peu de compte le demeurant. Depuis que
Ronsard et du Bellay ont donné credit à nostre poësie Françoise, ie
ne vois si petit apprenti, qui n'enfle des mots, qui ne renge les cadences
à peu pres, comme eux. Plus sonat quàm valet. Pour le vulgaire,
il ne fut iamais tant de poëtes: mais comme il leur a esté•
bien aisé de representer leurs rythmes, ils demeurent bien aussi
court à imiter les riches descriptions de l'vn, et les délicates inuentions
de l'autre. Voire mais que fera-il, si on le presse de la
subtilité sophistique de quelque syllogisme? Le iambon fait boire,
le boire desaltere, parquoi le iambon desaltere. Qu'il s'en mocque.2
Il est plus subtil de s'en mocquer, que d'y respondre. Qu'il emprunte
d'Aristippus cette plaisante contrefinesse: Pourquoy le deslieray-ie,
puis que tout lié il m'empesche? Quelqu'vn proposoit
contre Cleanthes des finesses dialectiques: à qui Chrysippus dit,
Iouë toy de ces battelages auec les enfans, et ne destourne à cela•
les pensées serieuses d'vn homme d'aage. Si ces sottes arguties,
contorta et aculeata sophismata, luy doiuent persuader vne mensonge,
cela est dangereux: mais si elles demeurent sans effect, et ne l'esmeuuent
qu'à rire, ie ne voy pas pourquoy il s'en doiue donner
garde. Il en est de si sots, qu'ils se destournent de leur voye vn3
quart de lieuë, pour courir apres vn beau mot: aut qui non verba
rebus aptant, sed res extrinsecus arcessunt, quibus verba conueniant.
Et l'autre: Qui alicuius verbi decore placentis vocentur ad id quod
non proposuerant scribere. Ie tors bien plus volontiers vne belle
sentence, pour la coudre sur moy, que ie ne destors mon fil, pour•
l'aller querir. Au rebours, c'est aux paroles à seruir et à suiure, et
que le Gascon y arriue, si le François n'y peut aller. Ie veux que les
choses surmontent, et qu'elles remplissent de façon l'imagination
de celuy qui escoute, qu'il n'aye aucune souuenance des mots. Le
parler que i'ayme, c'est vn parler simple et naif, tel sur le papier
qu'à la bouche: vn parler succulent et nerueux, court et serré, non
tant delicat et peigné, comme vehement et brusque.
Hæc demum sapiet dictio, quæ feriet.
Plustost difficile qu'ennuieux, esloigné d'affectation: desreglé, descousu,•
et hardy: chaque loppin y face son corps: non pedantesque,
non fratesque, non pleideresque, mais plustost soldatesque,
comme Suetone appelle celuy de Iulius Cæsar. Et si ne sens pas
bien, pourquoy il l'en appelle. I'ay volontiers imité cette desbauche
qui se voit en nostre ieunesse, au port de leurs vestemens.1
Vn manteau en escharpe, la cape sur vne espaule, vn bas mal
tendu, qui represente vne fierté desdaigneuse de ces paremens estrangers,
et nonchallante de l'art: mais ie la trouue encore mieux
employée en la forme du parler. Toute affectation, nommément en
la gayeté et liberté Françoise, est mesaduenante au courtisan. Et•
en vne Monarchie, tout Gentil'homme doit estre dressé au port d'vn
courtisan. Parquoy nous faisons bien de gauchir vn peu sur le naif
et mesprisant. Ie n'ayme point de tissure, où les liaisons et les coustures
paroissent: tout ainsi qu'en vn beau corps, il ne faut qu'on
y puisse compter les os et les veines. Quæ veritati operam dat oratio,2
incomposita sit et simplex. Quis accuratè loquitur, nisi qui vult putidè
loqui? L'eloquence faict iniure aux choses, qui nous destourne à
soy. Comme aux accoustremens, c'est pusillanimité, de se vouloir
marquer par quelque façon particuliere et inusitée. De mesme au
langage, la recherche des frases nouuelles, et des mots peu cogneuz,•
vient d'vne ambition scholastique et puerile. Peusse-ie ne me seruir
que de ceux qui seruent aux hales à Paris! Aristophanes le Grammairien
n'y entendoit rien, de reprendre en Epicurus la simplicité
de ses mots: et la fin de son art oratoire, qui estoit, perspicuité
de langage seulement. L'imitation du parler, par sa facilité, suit3
incontinent tout vn peuple. L'imitation du iuger, de l'inuenter, ne
va pas si viste. La plus part des lecteurs, pour auoir trouué vne
pareille robbe, pensent tresfaucement tenir vn pareil corps. La
force et les nerfs, ne s'empruntent point: les atours et le manteau
s'empruntent. La plus part de ceux qui me hantent, parlent de•
mesmes les Essais: mais ie ne sçay, s'ils pensent de mesmes. Les
Atheniens, dit Platon, ont pour leur part, le soing de l'abondance
et elegance du parler, les Lacedemoniens de la briefueté, et ceux de
Crete, de la fecundité des conceptions, plus que du langage: ceux-cy
sont les meilleurs. Zenon disoit qu'il auoit deux sortes de disciples:4
les vns qu'il nommoit φιλολóγους, curieux d'apprendre les
choses, qui estoient ses mignons: les autres λογοφιλους, qui n'auoyent
soing que du langage. Ce n'est pas à dire que ce ne soit vne
belle et bonne chose que le bien dire: mais non pas si bonne qu'on
la faict, et suis despit dequoy nostre vie s'embesongne toute à cela.
Ie voudrois premierement bien sçauoir ma langue, et celle de mes•
voisins, où i'ay plus ordinaire commerce. C'est vn bel et grand
agencement sans doubte, que le Grec et Latin, mais on l'achepte
trop cher. Ie diray icy vne façon d'en auoir meilleur marché que de
coustume, qui a esté essayée en moy-mesmes; s'en seruira qui
voudra. Feu mon pere, ayant faict toutes les recherches qu'homme1
peut faire, parmy les gens sçauans et d'entendement, d'vne forme
d'institution exquise; fut aduisé de cet inconuenient, qui estoit en
vsage: et luy disoit-on que cette longueur que nous mettions à apprendre
les langues qui ne leur coustoient rien, est la seule cause,
pourquoy nous ne pouuons arriuer à la grandeur d'ame et de cognoissance•
des anciens Grecs et Romains. Ie ne croy pas que c'en
soit la seule cause. Tant y a que l'expedient que mon pere y trouua,
ce fut qu'en nourrice, et auant le premier desnouement de ma
langue, il me donna en charge à vn Allemand, qui depuis est mort
fameux medecin en France, du tout ignorant de nostre langue, et2
tresbien versé en la Latine. Cettuy-cy, qu'il auoit fait venir expres,
et qui estoit bien cherement gagé, m'auoit continuellement
entre les bras. Il en eut aussi auec luy deux autres moindres en
sçauoir, pour me suiure, et soulager le premier: ceux-cy ne m'entretenoient
d'autre langue que Latine. Quant au reste de sa maison,•
c'estoit vne regle inuiolable, que ny luy mesme, ny ma mere, ny
valet, ny chambriere, ne parloient en ma compagnie, qu'autant de
mots de Latin, que chacun auoit appris pour iargonner auec moy.
C'est merueille du fruict que chacun y fit: mon pere et ma mere y
apprindrent assez de Latin pour l'entendre, et en acquirent à suffisance,3
pour s'en seruir à la necessité, comme firent aussi les autres
domestiques, qui estoient plus attachez à mon seruice. Somme,
nous nous latinizames tant, qu'il en regorgea iusques à nos villages
tout autour, où il y a encores, et ont pris pied par l'vsage, plusieurs
appellations Latines d'artisans et d'vtils. Quant à moy, i'auois plus•
de six ans, auant que i'entendisse non plus de François ou de Perigordin,
que d'Arabesque: et sans art, sans liure, sans grammaire
ou precepte, sans fouet, et sans larmes, i'auois appris du Latin,
tout aussi pur que mon maistre d'escole le sçauoit: car ie ne le
pouuois auoir meslé ny alteré. Si par essay on me vouloit donner4
vn theme, à la mode des colleges; on le donne aux autres en François,
mais à moy il me le falloit donner en mauuais Latin, pour le
tourner en bon. Et Nicolas Grouchi, qui a escript de comitiis Romanorum,
Guillaume Guerente, qui a commenté Aristote, George Bucanan,
ce grand poëte Escossois, Marc Antoine Muret, que la France•
et l'Italie recognoist pour le meilleur orateur du temps, mes precepteurs
domestiques, m'ont dit souuent, que i'auois ce langage en
mon enfance, si prest et si à main, qu'ils craignoient à m'accoster.
Bucanan, que ie vis depuis à la suitte de feu Monsieur le Mareschal
de Brissac, me dit, qu'il estoit apres à escrire de l'institution des1
enfans: et qu'il prenoit l'exemplaire de la mienne: car il auoit lors
en charge ce Comte de Brissac, que nous auons veu depuis si valeureux
et si braue. Quant au Grec, duquel ie n'ay quasi du tout
point d'intelligence, mon pere desseigna me le faire apprendre par
art. Mais d'vne voie nouuelle, par forme d'ébat et d'exercice: nous•
pelotions nos declinaisons, à la maniere de ceux qui par certains
ieux de tablier apprennent l'Arithmetique et la Geometrie. Car
entre autres choses, il auoit esté conseillé de me faire gouster la
science et le deuoir, par vne volonté non forcée, et de mon propre
desir; et d'esleuer mon ame en toute douceur et liberté, sans rigueur2
et contrainte. Ie dis iusques à telle superstition, que par ce
qu'aucuns tiennent, que cela trouble la ceruelle tendre des enfans,
de les esueiller le matin en sursaut, et de les arracher du sommeil
(auquel ils sont plongez beaucoup plus que nous ne sommes) tout à
coup, et par violence, il me faisoit esueiller par le son de quelque•
instrument, et ne fus iamais sans homme qui m'en seruist. Cet
exemple suffira pour en iuger le reste, et pour recommander aussi
et la prudence et l'affection d'vn si bon pere: auquel il ne se faut
prendre, s'il n'a recueilly aucuns fruits respondans à vne si exquise
culture. Deux choses en furent cause: en premier, le champ sterile3
et incommode. Car quoy que i'eusse la santé ferme et entiere, et
quant et quant vn naturel doux et traitable, i'estois parmy cela si
poisant, mol et endormy, qu'on ne me pouuoit arracher de l'oisiueté,
non pas pour me faire iouer. Ce que ie voyois, ie le voyois
bien; et souz cette complexion lourde, nourrissois des imaginations•
hardies, et des opinions au dessus de mon aage. L'esprit, ie l'auois
lent, et qui n'alloit qu'autant qu'on le menoit: l'apprehension tardiue,
l'inuention lasche, et apres tout vn incroyable defaut de memoire.
De tout cela il n'est pas merueille, s'il ne sceut rien tirer
qui vaille. Secondement, comme ceux que presse vn furieux desir4
de guerison, se laissent aller à toute sorte de conseil, le bon homme,
ayant extreme peur de faillir en chose qu'il auoit tant à cœur, se
laissa en fin emporter à l'opinion commune, qui suit tousiours ceux
qui vont deuant, comme les gruës; et se rengea à la coustume,
n'ayant plus autour de luy ceux qui luy auoient donné ces premieres
institutions, qu'il auoit apportées d'Italie: et m'enuoya enuiron•
mes six ans au college de Guienne, tres-florissant pour lors, et le
meilleur de France. Et là, il n'est possible de rien adiouster au
soing qu'il eut, et à me choisir des precepteurs de chambre suffisans,
et à toutes les autres circonstances de ma nourriture; en
laquelle il reserua plusieurs façons particulieres, contre l'vsage des1
colleges: mais tant y a que c'estoit tousiours college. Mon Latin s'abastardit
incontinent, duquel depuis par desaccoustumance i'ay perdu
tout vsage. Et ne me seruit cette mienne inaccoustumée institution,
que de me faire eniamber d'arriuée aux premieres classes. Car à treize
ans, que ie sortis du college, i'auois acheué mon cours (qu'ils appellent)•
et à la verité sans aucun fruit, que ie peusse à present mettre
en compte. Le premier goust que i'euz aux liures, il me vint du
plaisir des fables de la Metamorphose d'Ouide. Car enuiron l'aage
de 7. ou 8. ans, ie me desrobois de tout autre plaisir, pour les lire:
d'autant que cette langue estoit la mienne maternelle; et que c'estoit2
le plus aisé liure, que ie cogneusse, et le plus accommodé à la foiblesse
de mon aage, à cause de la matiere. Car des Lancelots du
Lac, des Amadis, des Huons de Bordeaux, et tels fatras de liures,
à quoy l'enfance s'amuse, ie n'en cognoissois pas seulement le nom,
ny ne fais encore le corps: tant exacte estoit ma discipline. Ie•
m'en rendois plus nonchalant à l'estude de mes autres leçons prescrites.
Là il me vint singulierement à propos, d'auoir affaire à vn
homme d'entendement de precepteur, qui sceust dextrement conniuer
à cette mienne desbauche, et autres pareilles. Car par là,
i'enfilay tout d'vn train Vergile en l'Æneide, et puis Terence, et3
puis Plaute, et des comedies Italiennes, leurré tousiours par la
douceur du subiect. S'il eust esté si fol de rompre ce train, i'estime
que ie n'eusse rapporté du college que la haine des liures, comme
fait quasi toute nostre noblesse. Il s'y gouuerna ingenieusement,
faisant semblant de n'en voir rien. Il aiguisoit ma faim, ne me•
laissant qu'à la desrobée gourmander ces liures, et me tenant doucement
en office pour les autres estudes de la regle. Car les principales
parties que mon pere cherchoit à ceux à qui il donnoit
charge de moy, c'estoit la debonnaireté et facilité de complexion.
Aussi n'auoit la mienne autre vice, que langueur et paresse. Le
danger n'estoit pas que ie fisse mal, mais que ie ne fisse rien. Nul•
ne prognostiquoit que ie deusse deuenir mauuais, mais inutile: on
y preuoyoit de la faineantise, non pas de la malice. Ie sens qu'il en
est aduenu comme cela. Les plaintes qui me cornent aux oreilles,
sont telles: Il est oisif, froid aux offices d'amitié, et de parenté:
et aux offices publiques, trop particulier, trop desdaigneux. Les1
plus iniurieux mesmes ne disent pas, Pourquoy a il prins, pourquoy
n'a-il payé? mais, Pourquoy ne quitte-il, pourquoy ne
donne-il? Ie receuroy à faueur, qu'on ne desirast en moy que tels
effects de supererogation. Mais ils sont iniustes, d'exiger ce que ie
ne doy pas, plus rigoureusement beaucoup, qu'ils n'exigent d'eux•
ce qu'ils doiuent. En m'y condemnant, ils effacent la gratification
de l'action, et la gratitude qui m'en seroit deuë. Là où le bien faire
actif, deuroit plus peser de ma main, en consideration de ce que ie
n'en ay de passif nul qui soit. Ie puis d'autant plus librement disposer
de ma fortune, qu'elle est plus mienne: et de moy, que ie2
suis plus mien. Toutesfois si i'estoy grand enlumineur de mes
actions, à l'aduenture rembarrerois-ie bien ces reproches; et à
quelques-vns apprendrois, qu'ils ne sont pas si offensez que ie ne
face pas assez: que dequoy ie puisse faire assez plus que ie ne
fay. Mon ame ne laissoit pourtant en mesme temps d'auoir à part•
soy des remuements fermes: et des iugements seurs et ouuerts autour
des obiects qu'elle cognoissoit: et les digeroit seule, sans aucune
communication. Et entre autres choses ie croy à la verité
qu'elle eust esté du tout incapable de se rendre à la force et violence.
Mettray-ie en compte cette faculté de mon enfance, vne asseurance3
de visage, et soupplesse de voix et de geste, à m'appliquer
aux rolles que i'entreprenois? Car auant l'aage,
Alter ab vndecimo tum me vix ceperat annus:
i'ay soustenu les premiers personnages, és tragedies latines de Bucanan,
de Guerente, et de Muret, qui se representerent en nostre•
college de Guienne auec dignité. En cela, Andreas Goueanus nostre
principal, comme en toutes autres parties de sa charge, fut sans
comparaison le plus grand principal de France; et m'en tenoit-on
maistre ouurier. C'est vn exercice, que ie ne meslouë point aux
ieunes enfans de maison; et ay veu nos Princes s'y addonner depuis,4
en personne, à l'exemple d'aucuns des anciens, honnestement
et louablement. Il estoit loisible, mesme d'en faire mestier, aux
gents d'honneur et en Grece, Aristoni tragico actori rem aperit:
huic et genus et fortuna honesta erant: nec ars, quia nihil tale apud
Græcos pudori est, ea deformabat. Car i'ay tousiours accusé d'impertinence,•
ceux qui condemnent ces esbatemens: et d'iniustice,
ceux qui refusent l'entrée de nos bonnes villes aux comediens qui
le valent, et enuient au peuple ces plaisirs publiques. Les bonnes
polices prennent soing d'assembler les citoyens, et les r'allier,
comme aux offices serieux de la deuotion, aussi aux exercices et1
ieux. La societé et amitié s'en augmente, et puis on ne leur sçauroit
conceder des passetemps plus reglez, que ceux qui se font en presence
d'vn chacun, et à la veuë mesme du magistrat: et trouuerois
raisonnable que le Prince à ses despens en gratifiast quelquefois la
commune, d'vne affection et bonté comme paternelle: et qu'aux•
villes populeuses il y eust des lieux destinez et disposez pour ces
spectacles: quelque diuertissement de pires actions et occultes.
Pour reuenir à mon propos, il n'y a tel, que d'allecher l'appetit
et l'affection, autrement on ne fait que des asnes chargez de liures:
on leur donne à coups de foüet en garde leur pochette pleine de2
science. Laquelle pour bien faire, il ne faut pas seulement loger
chez soy, il la faut espouser.
et l'affection, autrement on ne fait que des asnes chargez de liures:
on leur donne à coups de foüet en garde leur pochette pleine de2
science. Laquelle pour bien faire, il ne faut pas seulement loger
chez soy, il la faut espouser.
CHAPITRE XXVI. (TRADUCTION LIV. I, CH. XXVI.)
C'est folie de rapporter le vray et le faux
à nostre suffisance.
CE n'est pas à l'aduenture sans raison, que nous attribuons à
simplesse et ignorance, la facilité de croire et de se laisser persuader.
Car il me semble auoir appris autrefois, que la creance•
estoit comme vne impression, qui se faisoit en nostre ame; et à
mesure qu'elle se trouuoit plus molle et de moindre resistance, il
estoit plus aysé à y empreindre quelque chose. Vt necesse est lancem
in libra ponderibus impositis deprimi: sic animum perspicuis
cedere. D'autant que l'ame est plus vuide, et sans contrepoids, elle3
se baisse plus facilement souz la charge de la premiere persuasion.
Voylà pourquoy les enfans, le vulgaire, les femmes et les malades
sont plus suiets à estre menez par les oreilles. Mais aussi de l'autre
part, c'est vne sotte presomption, d'aller desdeignant et condamnant
pour faux, ce qui ne nous semble pas vray-semblable: qui est•
vn vice ordinaire de ceux qui pensent auoir quelque suffisance,
outre la commune. I'en faisoy ainsin autrefois, et si i'oyois parler
ou des esprits qui reuiennent, ou du prognostique des choses futures,
des enchantemens, des sorcelleries, ou faire quelque autre
conte, où ie ne peusse pas mordre,1
Somnia, terrores magicos, miracula, sagas,
Nocturnos lemures, portentáque Thessala:
il me venoit compassion du pauure peuple abusé de ces folies. Et
à present ie treuue, que i'estoy pour le moins autant à plaindre
moy mesme. Non que l'experience m'aye depuis rien faict voir, au•
dessus de mes premieres creances; et si n'a pas tenu à ma curiosité:
mais la raison m'a instruit, que de condamner ainsi resolument
vne chose pour fausse, et impossible, c'est se donner l'aduantage
d'auoir dans la teste, les bornes et limites de la volonté de
Dieu, et de la puissance de nostre mere nature: et qu'il n'y a point2
de plus notable folie au monde, que de les ramener à la mesure de
nostre capacité et suffisance. Si nous appelons monstres ou miracles,
ce où nostre raison ne peut aller, combien s'en presente il continuellement
à nostre veuë? Considerons au trauers de quels nuages,
et comment à tastons on nous meine à la cognoissance de la pluspart•
des choses qui nous sont entre mains: certes nous trouuerons
que c'est plustost accoustumance, que science, qui nous en oste
l'estrangeté:
Iam nemo fessus saturúsque videndi,
Suspicere in cœli dignatur lucida templa:3
et que ces choses là, si elles nous estoyent presentees de nouueau,
nous les trouuerions autant ou plus incroyables qu'aucunes autres.
Si nunc primùm morialibus adsint
Ex improuiso, ceu sint obiecta repente,
Nil magis his rebus poterat mirabile dici,•
Aut minus antè quod auderent fore credere gentes.
Celuy qui n'auoit iamais veu de riuiere, à la premiere qu'il rencontra,
il pensa que ce fust l'Ocean: et les choses qui sont à nostre
cognoissance les plus grandes, nous les iugeons estre les extremes
que nature face en ce genre.4
Scilicet et fluuius qui non est maximus, ei est
Qui non antè aliquem maiorem vidit, et ingens
Arbor homòque videtur, et omnia de genere omni
Maxima quæ vidit quisque, hæc ingentia fingit.
Consuetudine oculorum assuescunt animi, neque admirantur, neque•
requirunt rationes earum rerum, quas semper vident. La nouuelleté
des choses nous incite plus que leur grandeur, à en rechercher les
causes. Il faut iuger auec plus de reuerence de cette infinie puissance
de nature, et plus de recognoissance de nostre ignorance et
foiblesse. Combien y a il de choses peu vray-semblables, tesmoignees
par gens dignes de foy, desquelles si nous ne pouuons estre
persuadez, au moins les faut-il laisser en suspens: car de les condamner•
impossibles, c'est se faire fort, par vne temeraire presumption,
de sçauoir iusques où va la possibilité. Si lon entendoit bien
la difference qu'il y a entre l'impossible et l'inusité; et entre ce
qui est contre l'ordre du cours de nature, et contre la commune
opinion des hommes, en ne croyant pas temerairement, ny aussi ne1
descroyant pas facilement: on obserueroit la regle de Rien trop,
commandee par Chilon. Quand on trouue dans Froissard, que le
Conte de Foix sçeut en Bearn la defaicte du Roy Iean de Castille à
Iuberoth, le lendemain qu'elle fut aduenue, et les moyens qu'il en
allegue, on s'en peut moquer: et de ce mesme que nos Annales•
disent, que le Pape Honorius le propre iour que le Roy Philippe
Auguste mourut à Mante, fit faire ses funerailles publiques, et les
manda faire par toute l'Italie. Car l'authorité de ces tesmoings n'a
pas à l'aduenture assez de rang pour nous tenir en bride. Mais
quoy? si Plutarque outre plusieurs exemples, qu'il allegue de l'antiquité,2
dit sçauoir de certaine science, que du temps de Domitian,
la nouuelle de la bataille perdue par Antonius en Allemaigne à
plusieurs iournees de là, fut publiee à Rome, et semee par tout le
monde le mesme iour qu'elle auoit esté perduë: et si Cæsar tient,
qu'il est souuent aduenu que la renommee a deuancé l'accident:•
dirons-nous pas que ces simples gens là, se sont laissez piper apres
le vulgaire, pour n'estre pas clair-voyans comme nous? Est-il rien
plus delicat, plus net, et plus vif, que le iugement de Pline, quand
il luy plaist de le mettre en ieu? rien plus esloigné de vanité? ie
laisse à part l'excellence de son sçauoir, quand ie fay moins de3
conte: en quelle partie de ces deux là le surpassons nous? toutesfois
il n'est si petit escolier, qui ne le conuainque de mensonge, et
qui ne luy vueille faire leçon sur le progrez des ouurages de nature.
Quand nous lisons dans Bouchet les miracles des reliques
de Sainct Hilaire: passe: son credit n'est pas assez grand pour•
nous oster la licence d'y contredire: mais de condamner d'vn train
toutes pareilles histoires, me semble singuliere impudence. Ce grand
Sainct Augustin tesmoigne auoir veu sur les reliques Sainct Geruais
et Protaise à Milan, vn enfant aueugle recouurer la veuë: vne
femme à Carthage estre guerie d'vn cancer par le signe de la croix,
qu'vne femme nouuellement baptisee luy fit: Hesperius, vn sien
familier auoir chassé les esprits qui infestoient sa maison, auec vn
peu de terre du Sepulchre de nostre Seigneur: et cette terre depuis•
transportee à l'Eglise, vn paralytique en auoir esté soudain guery:
vne femme en vne procession ayant touché à la chasse S. Estienne,
d'vn bouquet, et de ce bouquet s'estant frottée les yeux, auoir recouuré
la veuë pieça perduë: et plusieurs autres miracles, où il
dit luy mesmes auoir assisté. Dequoy accuserons nous et luy et1
deux S. Euesques Aurelius et Maximinus, qu'il appelle pour ses
recors? sera-ce d'ignorance, simplesse, facilité, ou de malice et
imposture? Est-il homme en nostre siecle si impudent, qui pense
leur estre comparable, suit en vertu et piété, soit en sçauoir, iugement
et suffisance?•
Qui vt rationem nullam afferrent, ipsa autoritate me frangerent.
C'est vne hardiesse dangereuse et de consequence, outre l'absurde
temerité qu'elle traine quant et soy, de mespriser ce que nous ne
conceuons pas. Car apres que selon vostre bel entendement, vous
auez estably les limites de la verité et de la mensonge, et qu'il se2
treuue que vous auez necessairement à croire des choses où il y a
encores plus d'estrangeté qu'en ce que vous niez, vous vous estes
des-ia obligé de les abandonner. Or ce qui me semble apporter
autant de desordre en nos consciences en ces troubles où nous
sommes, de la Religion, c'est cette dispensation que les Catholiques•
font de leur creance. Il leur semble faire bien les moderez et les
entenduz, quand ils quittent aux aduersaires aucuns articles de ceux
qui sont en debat. Mais outre ce, qu'ils ne voyent pas quel aduantage
c'est à celuy qui vous charge, de commancer à luy ceder, et vous
tirer arriere, et combien cela l'anime à poursuiure sa pointe: ces3
articles là qu'ils choisissent pour les plus legers, sont aucunefois
tres-importans. Ou il faut se submettre du tout à l'authorité de
nostre police ecclesiastique, ou du tout s'en dispenser. Ce n'est pas
à nous à establir la part que nous luy deuons d'obeissance. Et
d'auantage, ie le puis dire pour l'auoir essayé, ayant autrefois vsé•
de cette liberté de mon chois et triage particulier, mettant à nonchaloir
certains points de l'obseruance de nostre Eglise, qui semblent
auoir vn visage ou plus vain, ou plus estrange, venant à en
communiquer aux hommes sçauans, i'ay trouué que ces choses là
ont vn fondement massif et tressolide: et que ce n'est que bestise
et ignorance, qui nous fait les receuoir auec moindre reuerence
que le reste. Que ne nous souuient il combien nous sentons de contradiction
en nostre iugement mesmes? combien de choses nous
seruoyent hyer d'articles de foy, qui nous sont fables auiourd'huy?•
La gloire et la curiosité, sont les fleaux de nostre ame. Cette cy
nous conduit à mettre le nez par tout, et celle là nous defend de
rien laisser irresolu et indecis.
simplesse et ignorance, la facilité de croire et de se laisser persuader.
Car il me semble auoir appris autrefois, que la creance•
estoit comme vne impression, qui se faisoit en nostre ame; et à
mesure qu'elle se trouuoit plus molle et de moindre resistance, il
estoit plus aysé à y empreindre quelque chose. Vt necesse est lancem
in libra ponderibus impositis deprimi: sic animum perspicuis
cedere. D'autant que l'ame est plus vuide, et sans contrepoids, elle3
se baisse plus facilement souz la charge de la premiere persuasion.
Voylà pourquoy les enfans, le vulgaire, les femmes et les malades
sont plus suiets à estre menez par les oreilles. Mais aussi de l'autre
part, c'est vne sotte presomption, d'aller desdeignant et condamnant
pour faux, ce qui ne nous semble pas vray-semblable: qui est•
vn vice ordinaire de ceux qui pensent auoir quelque suffisance,
outre la commune. I'en faisoy ainsin autrefois, et si i'oyois parler
ou des esprits qui reuiennent, ou du prognostique des choses futures,
des enchantemens, des sorcelleries, ou faire quelque autre
conte, où ie ne peusse pas mordre,1
Somnia, terrores magicos, miracula, sagas,
Nocturnos lemures, portentáque Thessala:
il me venoit compassion du pauure peuple abusé de ces folies. Et
à present ie treuue, que i'estoy pour le moins autant à plaindre
moy mesme. Non que l'experience m'aye depuis rien faict voir, au•
dessus de mes premieres creances; et si n'a pas tenu à ma curiosité:
mais la raison m'a instruit, que de condamner ainsi resolument
vne chose pour fausse, et impossible, c'est se donner l'aduantage
d'auoir dans la teste, les bornes et limites de la volonté de
Dieu, et de la puissance de nostre mere nature: et qu'il n'y a point2
de plus notable folie au monde, que de les ramener à la mesure de
nostre capacité et suffisance. Si nous appelons monstres ou miracles,
ce où nostre raison ne peut aller, combien s'en presente il continuellement
à nostre veuë? Considerons au trauers de quels nuages,
et comment à tastons on nous meine à la cognoissance de la pluspart•
des choses qui nous sont entre mains: certes nous trouuerons
que c'est plustost accoustumance, que science, qui nous en oste
l'estrangeté:
Iam nemo fessus saturúsque videndi,
Suspicere in cœli dignatur lucida templa:3
et que ces choses là, si elles nous estoyent presentees de nouueau,
nous les trouuerions autant ou plus incroyables qu'aucunes autres.
Si nunc primùm morialibus adsint
Ex improuiso, ceu sint obiecta repente,
Nil magis his rebus poterat mirabile dici,•
Aut minus antè quod auderent fore credere gentes.
Celuy qui n'auoit iamais veu de riuiere, à la premiere qu'il rencontra,
il pensa que ce fust l'Ocean: et les choses qui sont à nostre
cognoissance les plus grandes, nous les iugeons estre les extremes
que nature face en ce genre.4
Scilicet et fluuius qui non est maximus, ei est
Qui non antè aliquem maiorem vidit, et ingens
Arbor homòque videtur, et omnia de genere omni
Maxima quæ vidit quisque, hæc ingentia fingit.
Consuetudine oculorum assuescunt animi, neque admirantur, neque•
requirunt rationes earum rerum, quas semper vident. La nouuelleté
des choses nous incite plus que leur grandeur, à en rechercher les
causes. Il faut iuger auec plus de reuerence de cette infinie puissance
de nature, et plus de recognoissance de nostre ignorance et
foiblesse. Combien y a il de choses peu vray-semblables, tesmoignees
par gens dignes de foy, desquelles si nous ne pouuons estre
persuadez, au moins les faut-il laisser en suspens: car de les condamner•
impossibles, c'est se faire fort, par vne temeraire presumption,
de sçauoir iusques où va la possibilité. Si lon entendoit bien
la difference qu'il y a entre l'impossible et l'inusité; et entre ce
qui est contre l'ordre du cours de nature, et contre la commune
opinion des hommes, en ne croyant pas temerairement, ny aussi ne1
descroyant pas facilement: on obserueroit la regle de Rien trop,
commandee par Chilon. Quand on trouue dans Froissard, que le
Conte de Foix sçeut en Bearn la defaicte du Roy Iean de Castille à
Iuberoth, le lendemain qu'elle fut aduenue, et les moyens qu'il en
allegue, on s'en peut moquer: et de ce mesme que nos Annales•
disent, que le Pape Honorius le propre iour que le Roy Philippe
Auguste mourut à Mante, fit faire ses funerailles publiques, et les
manda faire par toute l'Italie. Car l'authorité de ces tesmoings n'a
pas à l'aduenture assez de rang pour nous tenir en bride. Mais
quoy? si Plutarque outre plusieurs exemples, qu'il allegue de l'antiquité,2
dit sçauoir de certaine science, que du temps de Domitian,
la nouuelle de la bataille perdue par Antonius en Allemaigne à
plusieurs iournees de là, fut publiee à Rome, et semee par tout le
monde le mesme iour qu'elle auoit esté perduë: et si Cæsar tient,
qu'il est souuent aduenu que la renommee a deuancé l'accident:•
dirons-nous pas que ces simples gens là, se sont laissez piper apres
le vulgaire, pour n'estre pas clair-voyans comme nous? Est-il rien
plus delicat, plus net, et plus vif, que le iugement de Pline, quand
il luy plaist de le mettre en ieu? rien plus esloigné de vanité? ie
laisse à part l'excellence de son sçauoir, quand ie fay moins de3
conte: en quelle partie de ces deux là le surpassons nous? toutesfois
il n'est si petit escolier, qui ne le conuainque de mensonge, et
qui ne luy vueille faire leçon sur le progrez des ouurages de nature.
Quand nous lisons dans Bouchet les miracles des reliques
de Sainct Hilaire: passe: son credit n'est pas assez grand pour•
nous oster la licence d'y contredire: mais de condamner d'vn train
toutes pareilles histoires, me semble singuliere impudence. Ce grand
Sainct Augustin tesmoigne auoir veu sur les reliques Sainct Geruais
et Protaise à Milan, vn enfant aueugle recouurer la veuë: vne
femme à Carthage estre guerie d'vn cancer par le signe de la croix,
qu'vne femme nouuellement baptisee luy fit: Hesperius, vn sien
familier auoir chassé les esprits qui infestoient sa maison, auec vn
peu de terre du Sepulchre de nostre Seigneur: et cette terre depuis•
transportee à l'Eglise, vn paralytique en auoir esté soudain guery:
vne femme en vne procession ayant touché à la chasse S. Estienne,
d'vn bouquet, et de ce bouquet s'estant frottée les yeux, auoir recouuré
la veuë pieça perduë: et plusieurs autres miracles, où il
dit luy mesmes auoir assisté. Dequoy accuserons nous et luy et1
deux S. Euesques Aurelius et Maximinus, qu'il appelle pour ses
recors? sera-ce d'ignorance, simplesse, facilité, ou de malice et
imposture? Est-il homme en nostre siecle si impudent, qui pense
leur estre comparable, suit en vertu et piété, soit en sçauoir, iugement
et suffisance?•
Qui vt rationem nullam afferrent, ipsa autoritate me frangerent.
C'est vne hardiesse dangereuse et de consequence, outre l'absurde
temerité qu'elle traine quant et soy, de mespriser ce que nous ne
conceuons pas. Car apres que selon vostre bel entendement, vous
auez estably les limites de la verité et de la mensonge, et qu'il se2
treuue que vous auez necessairement à croire des choses où il y a
encores plus d'estrangeté qu'en ce que vous niez, vous vous estes
des-ia obligé de les abandonner. Or ce qui me semble apporter
autant de desordre en nos consciences en ces troubles où nous
sommes, de la Religion, c'est cette dispensation que les Catholiques•
font de leur creance. Il leur semble faire bien les moderez et les
entenduz, quand ils quittent aux aduersaires aucuns articles de ceux
qui sont en debat. Mais outre ce, qu'ils ne voyent pas quel aduantage
c'est à celuy qui vous charge, de commancer à luy ceder, et vous
tirer arriere, et combien cela l'anime à poursuiure sa pointe: ces3
articles là qu'ils choisissent pour les plus legers, sont aucunefois
tres-importans. Ou il faut se submettre du tout à l'authorité de
nostre police ecclesiastique, ou du tout s'en dispenser. Ce n'est pas
à nous à establir la part que nous luy deuons d'obeissance. Et
d'auantage, ie le puis dire pour l'auoir essayé, ayant autrefois vsé•
de cette liberté de mon chois et triage particulier, mettant à nonchaloir
certains points de l'obseruance de nostre Eglise, qui semblent
auoir vn visage ou plus vain, ou plus estrange, venant à en
communiquer aux hommes sçauans, i'ay trouué que ces choses là
ont vn fondement massif et tressolide: et que ce n'est que bestise
et ignorance, qui nous fait les receuoir auec moindre reuerence
que le reste. Que ne nous souuient il combien nous sentons de contradiction
en nostre iugement mesmes? combien de choses nous
seruoyent hyer d'articles de foy, qui nous sont fables auiourd'huy?•
La gloire et la curiosité, sont les fleaux de nostre ame. Cette cy
nous conduit à mettre le nez par tout, et celle là nous defend de
rien laisser irresolu et indecis.