Essais de Montaigne (self-édition) - Volume I
CONSIDERANT la conduite de la besongne d'vn peintre que i'ay, il
m'a pris enuie de l'ensuiure. Il choisit le plus bel endroit et1
milieu de chaque paroy, pour y loger vn tableau élabouré de toute
sa suffisance; et le vuide tout au tour, il le remplit de crotesques:
qui sont peintures fantasques, n'ayans grace qu'en la varieté et estrangeté.
Que sont-ce icy aussi à la verité que crotesques et corps
monstrueux, rappiecez de diuers membres, sans certaine figure,
n'ayants ordre, suite, ny proportion que fortuite?

Desinit in piscem mulier formosa supernè.

Ie vay bien iusques à ce second point, auec mon peintre: mais ie
demeure court en l'autre, et meilleure partie: car ma suffisance ne
va pas si auant, que d'oser entreprendre vn tableau riche, poly et2
formé selon l'art. Ie me suis aduisé d'en emprunter vn d'Estienne
de la Boitie, qui honorera tout le reste de cette besongne. C'est vn
discours auquel il donna nom: La Seruitude volontaire: mais ceux
qui l'ont ignoré, l'ont bien proprement depuis rebatisé, le Contre-vn.
Il l'escriuit par maniere d'essay, en sa premiere ieunesse, à l'honneur
de la liberté contre les tyrans. Il court pieça és mains des gens
d'entendement, non sans bien grande et meritee recommandation:
car il est gentil, et plein ce qu'il est possible. Si y a il bien à dire,
que ce ne soit le mieux qu'il peust faire: et si en l'aage que ie l'ay
cogneu plus auancé, il eust pris vn tel desseing que le mien, de3
mettre par escrit ses fantasies, nous verrions plusieurs choses rares,
et qui nous approcheroient bien pres de l'honneur de l'antiquité: car
notamment en cette partie des dons de nature, ie n'en cognois point
qui luy soit comparable. Mais il n'est demeuré de luy que ce discours,
encore par rencontre, et croy qu'il ne le veit oncques depuis qu'il luy
eschappa: et quelques memoires sur cet edict de Ianuier fameux par
nos guerres ciuiles, qui trouueront encores ailleurs peut estre leur
place. C'est tout ce que i'ay peu recouurer de ses reliques (moy qu'il
laissa d'vne si amoureuse recommandation, la mort entre les dents,
par son testament, heritier de sa bibliotheque et de ses papiers) outre
le liuret de ses œuures que i'ay faict mettre en lumiere. Et si suis1
obligé particulierement à cette piece, d'autant qu'elle a seruy de
moyen à nostre premiere accointance. Car elle me fut montree
longue espace auant que ie l'eusse veu; et me donna la premiere
cognoissance de son nom, acheminant ainsi cette amitié, que nous
auons nourrie, tant que Dieu a voulu, entre nous, si entiere et si
parfaicte, que certainement il ne s'en lit guere de pareilles: et
entre nos hommes il ne s'en voit aucune trace en vsage. Il faut tant
de rencontre à la bastir, que c'est beaucoup si la fortune y arriue
vne fois en trois siecles.   Il n'est rien à quoy il semble que nature
nous aye plus acheminés qu'à la societé. Et dit Aristote, que les2
bons legislateurs ont eu plus de soing de l'amitié, que de la iustice.
Or le dernier point de sa perfection est cetuy-cy. Car en general
toutes celles que la volupté, ou le profit, le besoin publique ou
priué, forge et nourrit, en sont d'autant moins belles et genereuses,
et d'autant moins amitiez, qu'elles meslent autre cause et but
et fruit en l'amitié qu'elle mesme. Ny ces quatre especes anciennes,
naturelle, sociale, hospitaliere, venerienne, particulierement n'y
conuiennent, ny coniointement.   Des enfans aux peres, c'est plustost
respect. L'amitié se nourrit de communication, qui ne peut se
trouuer entre eux, pour la trop grande disparité, et offenceroit à3
l'aduenture les deuoirs de nature: car ny toutes les secrettes pensees
des peres ne se peuuent communiquer aux enfans, pour n'y
engendrer vne messeante priuauté: ny les aduertissemens et corrections,
qui est vn des premiers offices d'amitié, ne se pourroient
exercer des enfans aux peres. Il s'est trouué des nations, où par
vsage les enfans tuoyent leurs peres: et d'autres, où les peres
tuoyent leurs enfans, pour euiter l'empeschement qu'ils se peuuent
quelquesfois entreporter: et naturellement l'vn depend de la ruine
de l'autre. Il s'est trouué des philosophes desdaignans cette cousture
naturelle, tesmoing Aristippus qui quand on le pressoit de l'affection
qu'il deuoit à ses enfans pour estre sortis de luy, il se mit à
cracher, disant, que cela en estoit aussi bien sorty: que nous engendrions1
bien des pouz et des vers. Et cet autre que Plutarque
vouloit induire à s'accorder auec son frere: Ie n'en fais pas, dit-il,
plus grand estat, pour estre sorty de mesme trou. C'est à la verité
vn beau nom, et plein de dilection que le nom de frere, et à cette
cause en fismes nous luy et moy nostre alliance: mais ce meslange
de biens, ces partages, et que la richesse de l'vn soit la pauureté de
l'autre, cela detrampe merueilleusement et relasche cette soudure
fraternelle. Les freres ayants à conduire le progrez de leur auancement,
en mesme sentier et mesme train, il est force qu'ils se heurtent
et choquent souuent. D'auantage, la correspondance et relation2
qui engendre ces vrayes et parfaictes amitiez, pourquoy se trouuera
elle en ceux cy? Le pere et le fils peuuent estre de complexion entierement
eslongnee, et les freres aussi. C'est mon fils, c'est mon
parent: mais c'est vn homme farouche, vn meschant, ou vn sot. Et
puis, à mesure que ce sont amitiez que la loy et l'obligation naturelle
nous commande, il y a d'autant moins de notre choix et liberté
volontaire: et nostre liberté volontaire n'a point de production qui
soit plus proprement sienne, que celle de l'affection et amitié. Ce
n'est pas que ie n'aye essayé de ce costé là, tout ce qui en peut
estre, ayant eu le meilleur pere qui fut onques, et le plus indulgent,3
iusques à son extreme vieillesse: et estant d'vne famille fameuse
de pere en fils, et exemplaire en cette partie de la concorde fraternelle:

et ipse
Notus in fratres animi paterni.

D'y comparer l'affection enuers les femmes, quoy qu'elle naisse de
nostre choix, on ne peut: ny la loger en ce rolle. Son feu, ie le
confesse,

neque enim est dea nescia nostri
Quæ dulcem curis miscet amaritiem,4

est plus actif, plus cuisant, et plus aspre. Mais c'est vn feu temeraire
et volage, ondoyant et diuers, feu de fiebure, subiect à accez
et remises, et qui ne nous tient qu'à vn coing. En l'amitié, c'est
vne chaleur generale et vniuerselle, temperee au demeurant et
égale, vne chaleur constante et rassize, toute douceur et pollissure,
qui n'a rien d'aspre et de poignant. Qui plus est en l'amour ce n'est
qu'vn desir forcené apres ce qui nous fuit,

Come segue la lepre il cacciatore
Al freddo, al caldo, alla montagna, al lito,
Ne piu l'estima poi, che presa vede,
E sol dietro à chi fugge affreta il piede.

Aussi tost qu'il entre aux termes de l'amitié, c'est à dire en la1
conuenance des volontez, il s'esuanouist et s'alanguist: la iouïssance
le perd, comme ayant la fin corporelle et suiette à sacieté.
L'amitié au rebours, est iouye à mesure qu'elle est desiree, ne
s'esleue, se nourrit, ny ne prend accroissance qu'en la iouyssance,
comme estant spirituelle, et l'ame s'affinant par l'vsage. Sous cette
parfaicte amitié, ces affections volages ont autresfois trouué place
chez moy, affin que ie ne parle de luy, qui n'en confesse que trop
par ses vers. Ainsi ces deux passions sont entrees chez moy en cognoissance
l'vne de l'autre, mais en comparaison iamais: la premiere
maintenant sa route d'vn vol hautain et superbe, et regardant2
desdaigneusement cette cy passer ses pointes bien loing au dessoubs
d'elle.   Quant au mariage, outre ce que c'est vn marché qui n'a
que l'entree libre, sa duree estant contrainte et forcee, dependant
d'ailleurs que de nostre vouloir: et marché, qui ordinairement se
fait à autres fins: il y suruient mille fusees estrangeres à desmeler
parmy, suffisantes à rompre le fil et troubler le cours d'vne viue
affection: là où en l'amitié, il n'y a affaire ny commerce que d'elle
mesme. Ioint qu'à dire vray, la suffisance ordinaire des femmes,
n'est pas pour respondre à cette conference et communication, nourrisse
de cette saincte cousture: ny leur ame ne semble assez ferme3
pour soustenir l'estreinte d'vn neud si pressé, et si durable. Et certes
sans cela, s'il se pouuoit dresser vne telle accointance libre et
volontaire, où non seulement les ames eussent cette entiere iouyssance,
mais encores où les corps eussent part à l'alliance, où
l'homme fust engagé tout entier: il est certain que l'amitié en seroit
plus pleine et plus comble: mais ce sexe par nul exemple n'y
est encore peu arriuer, et par les escholes anciennes en est reietté.
Et cette autre licence Grecque est iustement abhorree par nos
mœurs. Laquelle pourtant, pour auoir selon leur vsage, vne si necessaire
disparité d'aages, et difference d'offices entre les amants,
ne respondoit non plus assez à la parfaicte vnion et conuenance
qu'icy nous demandons. Quis est enim iste amor amicitiæ? cur neque
deformem adolescentem quisquam amat, neque formosum senem?
Car la peinture mesme qu'en faict l'Academie ne me desaduoüera
pas, comme ie pense, de dire ainsi de sa part: Que cette premiere
fureur, inspiree par le fils de Venus au cœur de l'amant, sur l'obiect
de la fleur d'vne tendre ieunesse, à laquelle ils permettent tous
les insolents et passionnez efforts, que peut produire vne ardeur
immoderee, estoit simplement fondee en vne beauté externe: fauce1
image de la generation corporelle. Car en l'esprit elle ne pouuoit,
duquel la montre estoit encore cachee: qui n'estoit qu'en sa naissance,
et auant l'aage de germer. Que si cette fureur saisissoit vn
bas courage, les moyens de sa poursuitte c'estoient richesses, presents,
faueur à l'auancement des dignitez: et telle autre basse marchandise,
qu'ils reprouuent. Si elle tomboit en vn courage plus
genereux, les entremises estoient genereuses de mesmes: Instructions
philosophiques, enseignements à reuerer la religion, obeïr aux
loix, mourir pour le bien de son païs: exemples de vaillance, prudence,
iustice. S'estudiant l'amant de se rendre acceptable par la2
bonne grace et beauté de son ame, celle de son corps estant pieça
fanée: et esperant par cette societé mentale, establir vn marché
plus ferme et durable. Quand cette poursuitte arriuoit à l'effect, en
sa saison (car ce qu'ils ne requierent point en l'amant, qu'il apportast
loysir et discretion en son entreprise; ils le requierent exactement
en l'aimé: d'autant qu'il luy falloit iuger d'vne beauté interne,
de difficile cognoissance, et abstruse descouuerte) lors naissoit en
l'aymé le desir d'vne conception spirituelle, par l'entremise d'vne
spirituelle beauté. Cette cy estoit icy principale: la corporelle, accidentale
et seconde: tout le rebours de l'amant. A cette cause3
preferent ils l'aymé: et verifient, que les Dieux aussi le preferent:
et tansent grandement le poëte Aischylus, d'auoir en l'amour d'Achilles
et de Patroclus, donné la part de l'amant à Achilles, qui
estoit en la premiere et imberbe verdeur de son adolescence, et le
plus beau des Grecs. Apres cette communauté generale, la maistresse
et plus digne partie d'icelle, exerçant ses offices, et predominant:
ils disent, qu'il en prouenoit des fruicts tres-vtiles au priué et au
public. Que c'estoit la force des païs, qui en receuoient l'vsage: et
la principale defense de l'equité et de la liberté. Tesmoin les salutaires
amours de Hermodius et d'Aristogiton. Pourtant la nomment
ils sacree et diuine, et n'est à leur compte, que la violence des tyrans,
et lascheté des peuples, qui luy soit aduersaire: en fin, tout
ce qu'on peut donner à la faueur de l'Academie, c'est dire, que1
c'estoit vn amour se terminant en amitié: chose qui ne se rapporte
pas mal à la definition Stoique de l'amour: Amorem conatum esse
amicitiæ faciendæ ex pulchritudinis specie.   Ie reuien à ma description,
de façon plus equitable et plus equable. Omnino amicitiæ, corroboratis
iam confirmatisque et ingeniis, et ætatibus, iudicandæ sunt.
Au demeurant, ce que nous appellons ordinairement amis et amitiez,
ce ne sont qu'accoinctances et familiaritez nouees par quelque
occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos ames s'entretiennent.
En l'amitié dequoy ie parle, elles se meslent et confondent
l'vne en l'autre, d'vn meslange si vniuersel, qu'elles effacent, et ne2
retrouuent plus la cousture qui les a ioinctes. Si on me presse de
dire pourquoy ie l'aymoys, ie sens que cela ne se peut exprimer,
qu'en respondant: Par ce que c'estoit luy, par ce que c'estoit moy.
Il y a au delà de tout mon discours, et de ce que i'en puis dire
particulierement, ie ne sçay quelle force inexplicable et fatale, mediatrice
de cette vnion. Nous nous cherchions auant que de nous
estre veus, et par des rapports que nous oyïons l'vn de l'autre:
qui faisoient en nostre affection plus d'effort, que ne porte la raison
des rapports: ie croy par quelque ordonnance du ciel. Nous
nous embrassions par noz noms. Et à nostre premiere rencontre,3
qui fut par hazard en vne grande feste et compagnie de ville, nous
nous trouuasmes si prins, si cognus, si obligez entre nous, que rien
des lors ne nous fut si proche, que l'vn à l'autre. Il escriuit vne
Satyre Latine excellente, qui est publiee: par laquelle il excuse et
explique la precipitation de nostre intelligence, si promptement
paruenue à sa perfection. Ayant si peu à durer, et ayant si tard
commencé (car nous estions tous deux hommes faicts: et luy plus
de quelque annee) elle n'auoit point à perdre temps. Et n'auoit à se
regler au patron des amitiez molles et regulieres, ausquelles il faut
tant de precautions de longue et preallable conuersation. Cette cy
n'a point d'autre idee que d'elle mesme, et ne se peut rapporter
qu'à soy. Ce n'est pas vne speciale consideration, ny deux, ny trois,
ny quatre, ny mille: c'est ie ne sçay quelle quinte-essence de tout
ce meslange, qui ayant saisi toute ma volonté, l'amena se plonger
et se perdre dans la sienne, qui ayant saisi toute sa volonté, l'amena
se plonger et se perdre en la mienne: d'vne faim, d'vne concurrence1
pareille. Ie dis perdre à la verité, ne nous reseruant rien qui nous
fust propre, ny qui fust ou sien ou mien.   Quand Lælius en presence
des Consuls Romains, lesquels apres la condemnation de Tiberius
Gracchus, poursuiuoient tous ceux qui auoient esté de son
intelligence, vint à s'enquerir de Caius Blosius, qui estoit le principal
de ses amis, combien il eust voulu faire pour luy, et qu'il eust
respondu: Toutes choses. Comment toutes choses? suiuit-il, et quoy,
s'il t'eust commandé de mettre le feu en nos temples? Il ne me
l'eust iamais commandé, repliqua Blosius. Mais s'il l'eust fait?
adiousta Lælius: I'y eusse obey, respondit-il. S'il estoit si parfaictement2
amy de Gracchus, comme disent les histoires, il n'auoit que
faire d'offenser les Consuls par cette derniere et hardie confession:
et ne se deuoit departir de l'asseurance qu'il auoit de la volonté de
Gracchus. Mais toutesfois ceux qui accusent cette responce comme
seditieuse, n'entendent pas bien ce mystere: et ne presupposent
pas comme il est, qu'il tenoit la volonté de Gracchus en sa manche,
et par puissance et par cognoissance. Ils estoient plus amis que
citoyens, plus amis qu'amis ou que ennemis de leur païs, qu'amis
d'ambition et de trouble. S'estans parfaittement commis, l'vn à
l'autre, ils tenoient parfaittement les renes de l'inclination l'vn de3
l'autre: et faictes guider cet harnois, par la vertu et conduitte de
la raison (comme aussi est il du tout impossible de l'atteler sans
cela) la responce de Blosius est telle, qu'elle deuoit estre. Si leurs
actions se demancherent, ils n'estoient ny amis, selon ma mesure,
l'vn de l'autre, ny amis à eux mesmes. Au demeurant cette response
ne sonne non plus que feroit la mienne, à qui s'enquerroit à moy
de cette façon: Si vostre volonté vous commandoit de tuer vostre
fille, la tueriez vous? et que ie l'accordasse: car cela ne porte aucun
tesmoignage de consentement à ce faire: par ce que ie ne suis
point en doute de ma volonté, et tout aussi peu de celle d'vn tel4
amy. Il n'est pas en la puissance de tous les discours du monde, de
me desloger de la certitude, que i'ay des intentions et iugemens du
mien: aucune de ses actions ne me sçauroit estre presentee,
quelque visage qu'elle eust, que ie n'en trouuasse incontinent le
ressort. Nos ames ont charié si vniment ensemble: elles se sont
considerees d'vne si ardante affection, et de pareille affection descouuertes
iusques au fin fond des entrailles l'vne à l'autre: que non
seulement ie cognoissoy la sienne comme la mienne, mais ie me
fusse certainement plus volontiers fié à luy de moy, qu'à moy.
Qu'on ne me mette pas en ce rang ces autres amitiez communes:
i'en ay autant de cognoissance qu'vn autre, et des plus parfaictes
de leur genre. Mais ie ne conseille pas qu'on confonde leurs1
regles, on s'y tromperoit. Il faut marcher en ces autres amitiez, la
bride à la main, auec prudence et precaution: la liaison n'est pas
nouée en maniere, qu'on n'ait aucunement à s'en deffier. Aymez le,
disoit Chilon, comme ayant quelque iour à le haïr: haïssez le,
comme ayant à l'aymer. Ce precepte qui est si abominable en cette
souueraine et maistresse amitié, il est salubre en l'vsage des amitiez
ordinaires et coustumieres: à l'endroit desquelles il faut employer
le mot qu'Aristote auoit tres familier, O mes amys, il n'y a
nul amy.   En ce noble commerce, les offices et les bien-faicts
nourrissiers des autres amitiez, ne meritent pas seulement d'estre2
mis en compte: cette confusion si pleine de nos volontez en est
cause: car tout ainsi que l'amitié que ie me porte, ne reçoit point
augmentation, pour le secours que ie me donne au besoin, quoy
que dient les Stoiciens: et comme ie ne me sçay aucun gré du seruice
que ie me fay: aussi l'vnion de tels amis estant veritablement
parfaicte, elle leur faict perdre le sentiment de tels deuoirs, et
haïr et chasser d'entre eux, ces mots de diuision et de difference,
bien-faict, obligation, recognoissance, priere, remerciement, et leurs
pareils. Tout estant par effect commun entre eux, volontez, pensemens,
iugemens, biens, femmes, enfans, honneur et vie: et3
leur conuenance n'estant qu'vne ame en deux corps, selon la tres-propre
definition d'Aristote, ils ne se peuuent ny prester ny donner
rien. Voila pourquoy les faiseurs de loix, pour honnorer le mariage
de quelque imaginaire ressemblance de cette diuine liaison,
defendent les donations entre le mary et la femme. Voulans inferer
par là, que tout doit estre à chacun d'eux, et qu'ils n'ont rien à
diuiser et partir ensemble.   Si en l'amitié dequoy ie parle, l'vn
pouuoit donner à l'autre, ce seroit celuy qui receuroit le bien-fait,
qui obligeroit son compagnon. Car cherchant l'vn et l'autre, plus
que toute autre chose, de s'entre-bien faire, celuy qui en preste la
matiere et l'occasion, est celuy là qui faict le liberal, donnant ce
contentement à son amy, d'effectuer en son endroit ce qu'il desire
le plus. Quand le Philosophe Diogenes auoit faute d'argent, il disoit,
qu'il le redemandoit à ses amis, non qu'il le demandoit. Et
pour montrer comment cela se pratique par effect, i'en reciteray
vn ancien exemple singulier. Eudamidas Corinthien auoit deux1
amis, Charixenus Sycionien, et Aretheus Corinthien: venant à mourir
estant pauure, et ses deux amis riches, il fit ainsi son testament:
Ie legue à Aretheus de nourrir ma mere, et l'entretenir en
sa vieillesse: à Charixenus de marier ma fille, et luy donner le
doüaire le plus grand qu'il pourra: et au cas que l'vn d'eux vienne
à defaillir, ie substitue en sa part celuy, qui suruiura. Ceux qui
premiers virent ce testament, s'en moquerent: mais ses heritiers
en ayants esté aduertis, l'accepterent auec vn singulier contentement.
Et l'vn d'eux, Charixenus, estant trespassé cinq iours apres,
la substitution estant ouuerte en faueur d'Aretheus, il nourrit curieusement2
cette mere, et de cinq talens qu'il auoit en ses biens,
il en donna les deux et demy en mariage à vne sienne fille vnique,
et deux et demy pour le mariage de la fille d'Eudamidas, desquelles
il fit les nopces en mesme iour.   Cet exemple est bien plein: si
vne condition en estoit à dire, qui est la multitude d'amis. Car cette
parfaicte amitié, dequoy ie parle, est indiuisible: chacun se donne
si entier à son amy, qu'il ne luy reste rien à departir ailleurs: au
rebours il est marry qu'il ne soit double, triple, ou quadruple, et
qu'il n'ait plusieurs ames et plusieurs volontez, pour les conferer
toutes à ce subiet. Les amitiez communes on les peut départir, on3
peut aymer en cestuy-ci la beauté, en cet autre la facilité de ses
mœurs, en l'autre la liberalité, en celuy-là la paternité, en cet autre
la fraternité, ainsi du reste: mais cette amitié, qui possede
l'ame, et la regente en toute souueraineté, il est impossible qu'elle
soit double. Si deux en mesme temps demandoient à estre secourus,
auquel courriez vous? S'ils requeroient de vous des offices
contraires, quel ordre y trouueriez vous? Si l'vn commettoit à vostre
silence chose qui fust vtile à l'autre de sçauoir, comment vous en
desmeleriez vous? L'vnique et principale amitié descoust toutes
autres obligations. Le secret que i'ay iuré ne deceller à vn autre,4
ie le puis sans pariure, communiquer à celuy, qui n'est pas
autre, c'est moy. C'est vn assez grand miracle de se doubler: et
n'en cognoissent pas la hauteur ceux qui parlent de se tripler. Rien
n'est extreme, qui a son pareil. Et qui presupposera que de deux
i'en aime autant l'vn que l'autre, et qu'ils s'entr'aiment, et m'aiment
autant que ie les aime: il multiplie en confrairie, la chose la plus
vne et vnie, et dequoy vne seule est encore la plus rare à trouuer
au monde. Le demeurant de cette histoire conuient tres-bien à ce
que ie disois: car Eudamidas donne pour grace et pour faueur à
ses amis de les employer à son besoin: il les laisse heritiers de1
cette sienne liberalité, qui consiste à leur mettre en main les moyens
de luy bien-faire. Et sans doubte, la force de l'amitié se montre bien
plus richement en son fait, qu'en celuy d'Aretheus. Somme, ce sont
effects inimaginables, à qui n'en a gousté: et qui me font honnorer
à merueilles la responce de ce ieune soldat, à Cyrus, s'enquerant à
luy, pour combien il voudroit donner vn cheual, par le moyen
duquel il venoit de gaigner le prix de la course: et s'il le voudroit
eschanger à vn royaume: Non certes, Sire: mais bien le lairroy ie
volontiers, pour en aquerir vn amy, Si ie trouuoy homme digne de
telle alliance. Il ne disoit pas mal, Si ie trouuoy. Car on trouue2
facilement des hommes propres à vne superficielle accointance:
mais en cettecy, en laquelle on negotie du fin fons de son courage,
qui ne fait rien de reste: il est besoin, que tous les ressorts soyent
nets et seurs parfaictement.   Aux confederations, qui ne tiennent
que par vn bout, on n'a à prouuoir qu'aux imperfections, qui particulierement
interessent ce bout là. Il ne peut chaloir de quelle religion
soit mon medecin, et mon aduocat; cette consideration n'a
rien de commun auec les offices de l'amitié, qu'ils ne doiuent. Et en
l'accointance domestique, que dressent auec moy ceux qui me
seruent i'en fay de mesmes: et m'enquiers peu d'vn laquay, s'il est3
chaste, ie cherche s'il est diligent: et ne crains pas tant vn muletier
ioueur qu'imbecille: ny vn cuisinier iureur, qu'ignorant. Ie ne me
mesle pas de dire ce qu'il faut faire au monde: d'autres assés s'en
meslent: mais ce que i'y fay,

Mihi sic vsus est: tibi, vt opus est facto, face.
A la familiarité de la table, i'associe le plaisant, non le prudent:
au lict, la beauté auant la bonté: et en la societé du discours, la
suffisance, voire sans la preud'hommie, pareillement ailleurs. Tout
ainsi que cil qui fut rencontré à cheuauchons sur vn baton, se
iouant auec ses enfans, pria l'homme qui l'y surprint, de n'en rien
dire, iusques à ce qu'il fust pere luy-mesme, estimant que la passion
qui luy naistroit lors en l'ame, le rendroit iuge equitable d'vne telle
action. Ie souhaiterois aussi parler à des gens qui eussent essayé ce
que ie dis: mais sçachant combien c'est chose esloignee du commun
vsage qu'vne telle amitié, et combien elle est rare, ie ne m'attens
pas d'en trouuer aucun bon iuge. Car les discours mesmes que
l'antiquité nous a laissé sur ce subiect, me semblent lasches au
prix du sentiment que i'en ay. Et en ce poinct les effects surpassent1
les preceptes mesmes de la philosophie.

Nil ego contulerim iucundo sanus amico.
L'ancien Menander disoit celuy-là heureux, qui auoit peu rencontrer
seulement l'ombre d'vn amy: il auoit certes raison de le
dire, mesmes s'il en auoit tasté. Car à la verité si ie compare tout
le reste de ma vie, quoy qu'auec la grace de Dieu ie l'aye passee
douce, aisee, et sauf la perte d'vn tel amy, exempte d'affliction
poisante, pleine de tranquillité d'esprit, ayant prins en payement
mes commoditez naturelles et originelles, sans en rechercher d'autres:
si ie la compare, dis-ie, toute, aux quatre annees, qu'il m'a2
esté donné de iouyr de la douce compagnie et societé de ce personnage,
ce n'est que fumee, ce n'est qu'vne nuict obscure et
ennuyeuse. Depuis le iour que ie le perdy,

quem semper acerbum,
Semper honoratum (sic, Dii, voluistis!) habebo,

ie ne fay que trainer languissant: et les plaisirs mesmes qui s'offrent
à moy, au lieu de me consoler, me redoublent le regret de
sa perte. Nous estions à moitié de tout: il me semble que ie luy
desrobe sa part,

Nec fas esse vlla me voluptate hic frui3
Decreui, tantisper dum ille abest meus particeps.
I'estois desia si faict et accoustumé à estre deuxiesme par tout,
qu'il me semble n'estre plus qu'à demy.

Illam meæ si partem animæ tulit
Maturior vis, quid moror altera?
Nec charus æquè nec superstes
Integer? Ille dies vtramque
Duxit ruinam.

Il n'est action ou imagination, où ie ne le trouue à dire, comme si
eust-il bien faict à moy: car de mesme qu'il me surpassoit d'vne4
distance infinie en toute autre suffisance et vertu, aussi faisoit-il
au deuoir de l'amitié.

Quis desiderio sit pudor aut modus
Tam chari capitis?

O misero frater adempte mihi!
Omnia tecum vnà perierunt gaudia nostra,
Quæ tuus in vita dulcis alebat amor.
Tu mea, tu moriens fregisti commoda, frater;
Tecum vna tota est nostra sepulta anima,
Cuius ego interitu tota de mente fugaui
Hæc studia, atque omnes delicias animi.

Alloquar? audiero nunquam tua verba loquentem?
Nunquam ego te, vita frater amabilior,
Aspiciam posthac? at certè semper amabo.
Mais oyons vn peu parler ce garson de seize ans.
Parce que i'ay trouué que cet ouurage a esté depuis mis en lumiere,
et à mauuaise fin, par ceux qui cherchent à troubler et changer1
l'estat de nostre police, sans se soucier s'ils l'amenderont, qu'ils
ont meslé à d'autres escrits de leur farine, ie me suis dédit de le
loger icy. Et affin que la memoire de l'autheur n'en soit interessee
en l'endroit de ceux qui n'ont peu cognoistre de pres ses opinions
et ses actions: ie les aduise que ce subiect fut traicté par luy en
son enfance, par maniere d'exercitation seulement, comme subiect
vulgaire et tracassé en mil endroits des liures. Ie ne fay nul doubte
qu'il ne creust ce qu'il escriuoit: car il estoit assez conscientieux,
pour ne mentir pas mesmes en se iouant: et sçay d'auantage que
s'il eust eu à choisir, il eust mieux aymé estre nay à Venise qu'à2
Sarlac; et auec raison. Mais il auoit vn' autre maxime souuerainement
empreinte en son ame, d'obeyr et de se soubmettre tres-religieusement
aux loix, sous lesquelles il estoit nay. Il ne fut iamais
vn meilleur citoyen, ny plus affectionné au repos de son païs, ny
plus ennemy des remuëments et nouuelletez de son temps: il eust
bien plustost employé sa suffisance à les esteindre, qu'à leur fournir
dequoy les émouuoir d'auantage: il auoit son esprit moulé au patron
d'autres siecles que ceux-cy. Or en eschange de cest ouurage
serieux i'en substitueray vn autre, produit en cette mesme saison
de son aage, plus gaillard et plus enioué.3

CHAPITRE XXVIII.    (TRADUCTION LIV. I, CH. XXVIII.)
Vingt et neuf sonnets d'Estienne de la Boetie,
à Madame de Grammont Contesse de Guissen.

MADAME ie ne vous offre rien du mien, ou par ce qu'il est desia
vostre, ou pour ce que ie n'y trouue rien digne de vous. Mais
i'ay voulu que ces vers en quelque lieu qu'ils se vissent, portassent
vostre nom en teste, pour l'honneur que ce leur sera d'auoir pour
guide cette grande Corisande d'Andoins. Ce present m'a semblé
vous estre propre, d'autant qu'il est peu de dames en France, qui
iugent mieux, et se seruent plus à propos que vous, de la poësie:
et puis qu'il n'en est point qui la puissent rendre viue et animee,
comme vous faites par ces beaux et riches accords, dequoy parmy
vn milion d'autres beautez, nature vous a estrenee: Madame ces
vers meritent que vous les cherissiez: car vous serez de mon aduis,
qu'il n'en est point sorty de Gascongne, qui eussent plus d'inuention1
et de gentillesse, et qui tesmoignent estre sortis d'vne plus
riche main. Et n'entrez pas en ialousie, dequoy vous n'auez que le
reste de ce que pieça i'en ay faict imprimer sous le nom de Monsieur
de Foix, vostre bon parent: car certes ceux-cy ont ie ne sçay
quoy de plus vif et de plus bouillant: comme il les fit en sa plus
verte ieunesse, et eschauffé d'vne belle et noble ardeur que ie vous
diray, Madame, vn iour à l'oreille. Les autres furent faits depuis,
comme il estoit à la poursuitte de son mariage, en faueur de sa
femme, et sentant desia ie ne sçay quelle froideur maritale. Et moy
ie suis de ceux qui tiennent, que la poësie ne rid point ailleurs,2
comme elle faict en vn subiect folatre et desreglé.

SONNETS

I

Pardon amour, pardon, ô Seigneur ie te voüe
Le reste de mes ans, ma voix et mes escris,
Mes sanglots, mes souspirs, mes larmes et mes cris:
Rien, rien tenir d'aucun, que de toy ie n'aduoue.

Helas comment de moy, ma fortune se ioue.
De toy n'a pas long temps, amour, ie me suis ris.
I'ay failly, ie le voy, ie me rends, ie suis pris.
I'ay trop gardé mon cœur, or ie le desaduoüe.

Si i'ay pour le garder retardé ta victoire,3
Ne l'en traitte plus mal, plus grande en est ta gloire.
Et si du premier coup tu ne m'as abbatu,

Pense qu'vn bon vainqueur et nay pour estre grand,
Son nouueau prisonnier, quand vn coup il se rend,
Il prise et l'ayme mieux, s'il a bien combattu.

II

C'est amour c'est amour, c'est luy seul, ie le sens;
Mais le plus vif amour, la poison la plus forte,
A qui onq pauure cœur ait ouuerte la porte.
Ce cruel n'a pas mis vn de ses traitz perçans,

Mais arc, traits et carquois, et luy tout dans mes sens.
Encor vn mois n'a pas, que ma franchise est morte,
Que ce venin mortel dans mes veines ie porte,
Et des-ja i'ay perdu, et le cœur et le sens.

Et quoy? si cest amour à mesure croissoit,
Qui en si grand tourment dedans moy se conçoit?1
O croistz, si tu peuz croistre, et amende en croissant.

Tu te nourris de pleurs; des pleurs ie te prometz,
Et pour te refreschir, des souspirs pour iamais.
Mais que le plus grand mal soit au moings en naissant.