Essais de Montaigne (self-édition) - Volume I
En vne nation Indienne il y a cette loüable obseruance, quand1
il leur mes-aduient en quelque rencontre ou bataille, ils en demandent
publiquement pardon au Soleil, qui est leur Dieu, comme
d'vne action iniuste: rapportant leur heur ou malheur à la raison
diuine, et luy submettant leur iugement et discours. Suffit à vn
Chrestien croire toutes choses venir de Dieu: les receuoir auec
recognoissance de sa diuine et inscrutable sapience: pourtant les
prendre en bonne part, en quelque visage qu'elles luy soient enuoyees.
Mais ie trouue mauuais ce que ie voy en vsage, de chercher
à fermir et appuyer nostre religion par la prosperité de nos entreprises.
Nostre creance a assez d'autres fondemens, sans l'authoriser2
par les euenemens. Car le peuple accoustumé à ces argumens
plausibles, et proprement de son goust, il est danger, quand les
euenemens viennent à leur tour contraires et des-auantageux, qu'il
en esbranle sa foi. Comme aux guerres où nous sommes pour la
Religion, ceux qui eurent l'auantage au rencontre de la Rochelabeille,
faisans grand feste de cet accident, et se seruans de
cette fortune, pour certaine approbation de leur party: quand ils
viennent apres à excuser leurs defortunes de Mont-contour et de
Iarnac, sur ce que ce sont verges et chastiemens paternels, s'ils
n'ont vn peuple du tout à leur mercy, ils luy font assez aisément3
sentir que c'est prendre d'vn sac deux moultures, et de mesme
bouche souffler le chaud et le froid. Il vaudroit mieux l'entretenir
des vrays fondemens de la verité. C'est une belle bataille nauale
qui s'est gaignee ces mois passez contre les Turcs, sous la conduite
de dom Ioan d'Austria: mais il a bien pleu à Dieu en faire autres
fois voir d'autres telles à nos despens. Somme, il est mal-aisé de
ramener les choses diuines à nostre balance, qu'elles n'y souffrent
du deschet. Et qui voudroit rendre raison de ce que Arrius et Leon
son Pape, chefs principaux de cette heresie, moururent en diuers
temps, de morts si pareilles et si estranges (car retirez de la dispute
par douleur de ventre à la garderobe, tous deux y rendirent
subitement l'ame) et exaggerer cette vengeance diuine par la circonstance
du lieu, y pourroit bien encore adiouster la mort de Heliogabalus,
qui fut aussi tué en vn retraict. Mais quoy? Irenee se
trouue engagé en mesme fortune.   Dieu nous voulant apprendre,
que les bons ont autre chose à esperer: et les mauuais autre chose
à craindre, que les fortunes ou infortunes de ce monde: il les
manie et applique selon sa disposition occulte: et nous oste le1
moyen d'en faire sottement nostre profit. Et se moquent ceux qui
s'en veulent preualoir selon l'humaine raison. Ils n'en donnent
iamais vne touche, qu'ils n'en reçoiuent deux. Sainct Augustin en
fait vne belle preuue sur ses aduersaires. C'est vn conflict, qui se
decide par les armes de la memoire, plus que par celles de la raison.
Il se faut contenter de la lumiere qu'il plaist au Soleil nous
communiquer par ses rayons, et qui esleuera ses yeux pour en
prendre vne plus grande dans son corps mesme, qu'il ne trouue
pas estrange, si pour la peine de son outrecuidance il y perd la
veuë. Quis hominum potest scire consilium Dei? aut quis poterit cogitare,2
quid velit Dominus?

CHAPITRE XXXII.    (TRADUCTION LIV. I, CH. XXXII.)
De fuir les voluptez au pris de la vie.

I'AVOIS bien veu conuenir en cecy la pluspart des anciennes opinions:
Qu'il est heure de mourir lorsqu'il y a plus de mal que de
bien à viure: et que de conseruer nostre vie à nostre tourment et
incommodité, c'est choquer les regles mesmes de nature, comme
disent ces vieilles regles,

Η ζην αλυπως, η θανειν ευδαιμονως.
Καλον το θνησκειν οις hυβριν το ζην φερει.
Κρεισσον το μη ζην εστιν, η ζην αθλιως.

Mais de pousser le mespris de la mort iusques à tel degré, que de
l'employer pour se distraire des honneurs, richesses, grandeurs, et
autres faueurs et biens que nous appellons de la fortune; comme
si la raison n'auoit pas assez affaire à nous persuader de les abandonner,
sans y adiouster cette nouuelle recharge, ie ne l'auois veu
ny commander, ny pratiquer: iusques lors que ce passage de Seneca
me tomba entre mains, auquel conseillant à Lucilius, personnage
puissant et de grande authorité autour de l'Empereur, de
changer cette vie voluptueuse et pompeuse, et de se retirer de
cette ambition du monde, à quelque vie solitaire, tranquille et philosophique:1
sur quoy Lucilius alleguoit quelques difficultez: Ie
suis d'aduis, dit-il, que tu quites cette vie là, ou la vie tout à faict:
bien te conseille-ie de suiure la plus douce voye, et de destacher
plustost que de rompre ce que tu as mal noüé, pourueu que s'il ne
se peut autrement destacher, tu le rompes. Il n'y a homme si
coüard qui n'ayme mieux tomber vne fois, que de demeurer tousiours
en bransle. I'eusse trouué ce conseil sortable à la rudesse
Stoïque: mais il est plus estrange qu'il soit emprunté d'Epicurus,
qui escrit à ce propos, choses toutes pareilles à Idomeneus. Si
est-ce que ie pense auoir remarqué quelque traict semblable parmy2
nos gens, mais auec la moderation Chrestienne.   Sainct Hilaire
Euesque de Poitiers, ce fameux ennemy de l'heresie Arrienne,
estant en Syrie fut aduerty qu'Abra sa fille vnique, qu'il auoit
laissee pardeça auec sa mere, estoit poursuyuie en mariage par les
plus apparens Seigneurs du païs, comme fille tres-bien nourrie,
belle, riche, et en la fleur de son aage: il luy escriuit, comme nous
voyons, qu'elle ostast son affection de tous ces plaisirs et aduantages
qu'on luy presentoit: qu'il luy auoit trouué en son voyage
vn party bien plus grand et plus digne, d'vn mary de bien autre
pouuoir et magnificence, qui luy feroit presens de robes et de3
ioyaux, de prix inestimable. Son dessein estoit de luy faire perdre
l'appetit et l'vsage des plaisirs mondains, pour la ioindre
toute à Dieu. Mais à cela, le plus court et plus certain moyen luy
semblant estre la mort de sa fille, il ne cessa par vœux, prieres,
et oraisons, de faire requeste à Dieu de l'oster de ce monde, et de
l'appeller à soy: comme il aduint: car bien-tost apres son retour,
elle luy mourut, dequoy il montra vne singuliere ioye. Cettuy-cy
semble encherir sur les autres, de ce qu'il s'adresse à ce moyen de
prime face, lequel ils ne prennent que subsidiairement, et puis que
c'est à l'endroit de sa fille vnique. Mais ie ne veux obmettre le bout4
de cette histoire, encore qu'il ne soit pas de mon propos. La femme
de Sainct Hilaire ayant entendu par luy, comme la mort de leur
fille s'estoit conduite par son dessein et volonté, et combien elle
auoit plus d'heur d'estre deslogee de ce monde, que d'y estre, print
vne si viue apprehension de la beatitude eternelle et celeste, qu'elle
solicita son mary auec extreme instance, d'en faire autant pour
elle. Et Dieu à leurs prieres communes, l'ayant retiree à soy, bien
tost apres, ce fut vne mort embrassée auec singulier contentement
commun.

CHAPITRE XXXIII.    (TRADUCTION LIV. I, CH. XXXIII.)
La fortune se rencontre souuent au train de la raison.

L'INCONSTANCE du bransle diuers de la fortune, fait qu'elle nous
doiue presenter toute espece de visages.   Y a il action de iustice
plus expresse que celle cy? Le Duc de Valentinois ayant resolu
d'empoisonner Adrian Cardinal de Cornete, chez qui le Pape
Alexandre sixiesme son pere, et luy alloyent soupper au Vatican:1
enuoya deuant, quelque bouteille de vin empoisonné, et commanda
au sommelier qu'il la gardast bien soigneusement: le Pape y estant
arriué auant le fils, et ayant demandé à boire, ce sommelier, qui
pensoit ce vin ne luy auoir esté recommandé que pour sa bonté, en
seruit au Pape, et le Duc mesme y arriuant sur le point de la collation,
et se fiant qu'on n'auroit pas touché à sa bouteille, en prit
à son tour; en maniere que le Pere en mourut soudain, et le
fils apres auoir esté longuement tourmenté de maladie, fut reserué
à vn' autre pire fortune.   Quelquefois il semble à point nommé
qu'elle se ioüe à nous. Le Seigneur d'Estree, lors guidon de Monsieur2
de Vandosme, et le Seigneur de Liques, Lieutenant de la compagnie
du Duc d'Ascot, estans tous deux seruiteurs de la sœur du Sieur de
Foungueselles, quoi que de diuers partis (comme il aduient aux
voisins de la frontiere) le Sieur de Licques l'emporta: mais le
mesme iour des nopces, et qui pis est, auant le coucher, le marié
ayant enuie de rompre vn bois en faueur de sa nouuelle espouse,
sortit à l'escarmouche pres de S. Omer, où le Sieur d'Estree se
trouuant le plus fort, le feit son prisonnier: et pour faire valoir
son aduantage, encore fallut-il que la Damoiselle,

Coniugis antè coacta noui dimittere collum,
Quàm veniens vna atque altera rursus hyems
Noctibus in longis auidum saturasset amorem,

luy fist elle mesme requeste par courtoisie de luy rendre son prisonnier:
comme il fit, la noblesse Françoise, ne refusant iamais
rien aux Dames.   Semble-il pas que ce soit vn sort artiste? Constantin
fils d'Helene fonda l'Empire de Constantinople: et tant de
siecles apres Constantin fils d'Helene le finit. Quelquefois il luy
plaist enuier sur nos miracles. Nous tenons que le Roy Clouis assiegeant
Angoulesme, les murailles cheurent d'elles mesmes par1
faueur diuine. Et Bouchet emprunte de quelqu'autheur, que le Roy
Robert assiegeant vne ville, et s'estant desrobé du siege, pour
aller à Orleans solemnizer la feste Sainct Aignan, comme il estoit
en deuotion, sur certain point de la Messe, les murailles de la ville
assiegee, s'en allerent sans aucun effort en ruine. Elle fit tout à
contrepoil en nos guerres de Milan: car le Capitaine Rense assiegeant
pour nous la ville d'Eronne, et ayant faict mettre la mine
soubs vn grand pan de mur, et le mur en estant brusquement
enleué hors de terre, recheut toutes-fois tout empenné, si droit
dans son fondement, que les assiegez n'en vausirent pas moins.2
Quelquefois elle fait la medecine. Iason Phereus estant abandonné
des medecins, pour vne aposteme, qu'il auoit dans la poitrine,
ayant enuie de s'en défaire, au moins par la mort, se ietta en
vne bataille à corps perdu dans la presse des ennemis, où il fut
blessé à trauers le corps, si à point, que son aposteme en creua, et
guerit. Surpassa elle pas le peintre Protogenes en la science de
son art? Cettuy-cy ayant parfaict l'image d'vn chien las et recreu,
à son contentement en toutes les autres parties, mais ne pouuant
representer à son gré l'escume et la baue, despité contre sa besongne,
prit son esponge, et comme elle estoit abreuuee de diuerses3
peintures, la ietta contre, pour tout effacer: la fortune porta
tout à propos le coup à l'endroit de la bouche du chien, et y parfournit
ce à quoy l'art n'auoit peu attaindre. N'adresse elle pas
quelquefois nos conseils, et les corrige? Isabel Royne d'Angleterre,
ayant à repasser de Zelande en son Royaume, auec vne armee,
en faueur de son fils contre son mary, estoit perdue, si elle fust
arriuee au port qu'elle auoit proietté, y estant attendue par ses ennemis:
mais la fortune la ietta contre son vouloir ailleurs, où elle
print terre en toute seureté. Et cet ancien qui ruant la pierre à
vn chien, en assena et tua sa marastre, eut-il pas raison de prononcer4
ce vers:

Ταυτοματον ἡμων καλλιω βουλευεται;

La fortune a meilleur aduis que nous.   Icetes auoit prattiqué
deux soldats, pour tuer Timoleon, seiournant à Adrane en la Sicile.
Ils prindrent heure, sur le point qu'il feroit quelque sacrifice.
Et se meslans parmy la multitude, comme ils se guignoyent l'vn
l'autre, que l'occasion estoit propre à leur besoigne: voicy vn tiers,
qui d'vn grand coup d'espee, en assene l'vn par la teste, et le rue
mort par terre, et s'en fuit. Le compagnon se tenant pour descouuert
et perdu, recourut à l'autel, requerant franchise, auec
promesse de dire toute la verité. Ainsi qu'il faisoit le compte de la
coniuration, voicy le tiers qui auoit esté attrapé, lequel comme
meurtrier, le peuple pousse et saboule au trauers la presse, vers1
Timoleon, et les plus apparents de l'assemblee. Là il crie mercy:
et dit auoir justement tué l'assassin de son pere: verifiant sur le
champ, par des tesmoings que son bon sort luy fournit, tout à
propos, qu'en la ville des Leontins son pere, de vray, auoit esté
tué par celuy sur lequel il s'estoit vengé. On luy ordonna dix mines
Attiques, pour auoir eu cet heur, prenant raison de la mort de
son pere, de retirer de mort le pere commun des Siciliens. Cette
fortune surpasse en reglement, les regles de l'humaine prudence.
Pour la fin: en ce faict icy, se descouure il pas vne bien
expresse application de sa faueur, de bonté et pieté singuliere?2
Ignatius Pere et fils, proscripts par les Triumuirs à Rome, se resolurent
à ce genereux office, de rendre leurs vies, entre les mains
l'vn de l'autre, et en frustrer la cruauté des Tyrans: ils se coururent
sus, l'espee au poing: elle en dressa les pointes, et en fit
deux coups esgalement mortels: et donna à l'honneur d'vne si
belle amitié, qu'ils eussent iustement la force de retirer encore des
playes leurs bras sanglants et armés, pour s'entrembrasser en cet
estat, d'vne si forte estrainte, que les bourreaux couperent ensemble
leurs deux testes, laissans les corps tousiours pris en ce
noble neud; et les playes iointes, humans amoureusement, le sang3
et les restes de la vie, l'vne de l'autre.

CHAPITRE XXXIIII.    (TRADUCTION LIV. I, CH. XXXIV.)
D'vn defaut de nos polices.

FEV mon pere, homme pour n'estre aydé que de l'experience et
du naturel, d'vn iugement bien net, m'a dict autrefois, qu'il auoit
desiré mettre en train, qu'il y eust és villes certain lieu designé,
auquel ceux qui auroient besoin de quelque chose, se peussent rendre,
et faire enregistrer leur affaire à vn officier estably pour cet
effect: comme, ie cherche à vendre des perles: ie cherche des
perles à vendre; tel veut compagnie pour aller à Paris; tel s'enquiert
d'vn seruiteur de telle qualité, tel d'vn maistre; tel demande
vn ouurier: qui cecy, qui cela, chacun selon son besoing.
Et semble que ce moyen de nous entr'aduertir, apporteroit non
legere commodité au commerce publique. Car à tous coups, il y a
des conditions, qui s'entrecherchent, et pour ne s'entr'entendre,
laissent les hommes en extreme necessité.   I'entens auec vne1
grande honte de nostre siecle, qu'à nostre veuë, deux tres-excellens
personnages en sçauoir, sont morts en estat de n'auoir pas
leur saoul à manger: Lilius Gregorius Giraldus en Italie, et Sebastianus
Castalio en Allemaigne. Et croy qu'il y a mil'hommes qui
les eussent appellez auec tres-aduantageuses conditions, ou secourus
où ils estoient s'ils l'eussent sçeu. Le monde n'est pas si generalement
corrompu, que ie ne sçache tel homme, qui souhaitteroit
de bien grande affection, que les moyens que les siens luy ont mis
en main, se peussent employer tant qu'il plaira à la fortune qu'il en
iouisse, à mettre à l'abry de la necessité, les personnages rares et2
remarquables en quelque espece de valeur, que le mal-heur combat
quelquefois iusques à l'extremité: et qui les mettroit pour le moins
en tel estat, qu'il ne tiendroit qu'à faute de bon discours, s'ils n'estoyent
contens.   En la police œconomique mon pere auoit cet
ordre, que ie sçay loüer, mais nullement ensuiure. C'est qu'outre
le registre des negoces du mesnage, où se logent les menus comptes,
payements, marchés, qui ne requierent la main du Notaire,
lequel registre, vn Receueur a en charge: il ordonnoit à celuy de
ses gents, qui luy seruoit à escrire, vn papier iournal, à inserer
toutes les suruenances de quelque remarque, et iour par iour les3
memoires de l'histoire de sa maison: tres-plaisante à veoir, quand
le temps commence à en effacer la souuenance, et tres à propos
pour nous oster souuent de peine. Quand fut entamee telle besoigne,
quand acheuee: quels trains y ont passé, combien arresté:
noz voyages, noz absences, mariages, morts: la reception des
heureuses ou malencontreuses nouuelles: changement des seruiteurs
principaux: telles matieres. Vsage ancien, que ie trouue bon
à rafraichir, chacun en sa chacuniere: et me trouue vn sot d'y
auoir failly.

CHAPITRE XXXV.    (TRADUCTION LIV. I, CH. XXXV.)
De l'vsage de se vestir.

OV que ie vueille donner, il me faut forcer quelque barriere de
la coustume, tant ell'a soigneusement bridé toutes nos auenues.
Ie deuisoy en cette saison frilleuse, si la façon d'aller tout nud de
ces nations dernierement trouuees, est vne façon forcee par la
chaude temperature de l'air, comme nous disons des Indiens, et
des Mores, ou si c'est l'originelle des hommes. Les gens d'entendement,
d'autant que tout ce qui est soubs le ciel, comme dit la
saincte Parole, est subiect à mesmes loix, ont accoustumé en pareilles
considerations à celles icy, où il faut distinguer les loix naturelles
des controuuees, de recourir à la generale police du1
monde, où il n'y peut auoir rien de contrefaict. Or tout estant
exactement fourny ailleurs de filet et d'éguille, pour maintenir son
estre, il est mécreable, que nous soyons seuls produits en estat
deffectueux et indigent, et en estat qui ne se puisse maintenir sans
secours estranger. Ainsi ie tiens que comme les plantes, arbres,
animaux, et tout ce qui vit, se treuue naturellement equippé de
suffisante couuerture, pour se deffendre de l'iniure du temps,

Proptereáque ferè res omnes, aut corio sunt,
Aut seta, aut conchis, aut callo, aut cortice, tectæ,

aussi estions nous: mais comme ceux qui esteignent par artificielle2
lumiere celle du iour, nous auons esteint nos propres moyens, par
les moyens empruntez.   Et est aisé à voir que c'est la coustume
qui nous fait impossible ce qui ne l'est pas. Car de ces nations qui
n'ont aucune cognoissance de vestemens, il s'en trouue d'assises
enuiron soubs mesme ciel, que le nostre, et soubs bien plus rude
ciel que le nostre. Et puis la plus delicate partie de nous est celle
qui se tient tousiours descouuerte: les yeux, la bouche, le nez, les
oreilles; à noz contadins, comme à noz ayeulx, la partie pectorale
et le ventre. Si nous fussions nez auec condition de cotillons et de
greguesques, il ne faut faire doubte, que nature n'eust armé d'vne3
peau plus espoisse ce qu'elle eust abandonné à la baterie des saisons,
comme elle a faict le bout des doigts et plante des pieds.
Pourquoy semble il difficile à croire? entre ma façon d'estre vestu,
et celle du païsan de mon païs, ie trouue bien plus de distance,
qu'il n'y a de sa façon, à celle d'vn homme, qui n'est vestu que de
sa peau. Combien d'hommes, et en Turchie sur tout, vont nuds
par deuotion? Ie ne sçay qui demandoit à vn de nos gueux, qu'il
voyoit en chemise en plein hyuer, aussi scarbillat que tel qui se
tient ammitonné dans les martes iusques aux oreilles, comme il
pouuoit auoir patience: Et vous monsieur, respondit-il, vous
auez bien la face descouuerte: or moy ie suis tout face. Les Italiens
content du fol du Duc de Florence, ce me semble, que son
maistre s'enquerant comment ainsi mal vestu, il pouuoit porter le
froid, à quoy il estoit bien empesché luy-mesme: Suiuez, dit-il,1
ma recepte de charger sur vous tous vos accoustrements, comme
ie fay les miens, vous n'en souffrirez non plus que moy. Le Roy
Massinissa iusques à l'extreme vieillesse, ne peut estre induit à
aller la teste couuerte par froid, orage, et pluye qu'il fist, ce qu'on
dit aussi de l'Empereur Seuerus. Aux batailles donnees entre les
Ægyptiens et les Perses, Herodote dit auoir esté remarqué et par
d'autres, et par luy, que de ceux qui y demeuroient morts, le test
estoit sans comparaison plus dur aux Ægyptiens qu'aux Perses: à
raison que ceux cy portent tousiours leurs testes couuertes de
beguins, et puis de turbans: ceux la rases des l'enfance et descouuertes.2
Et le Roy Agesilaus obserua iusques à sa decrepitude, de
porter pareille vesture en hyuer qu'en esté. Cæsar, dit Suetone,
marchoit tousiours deuant sa troupe, et le plus souuent à pied, la
teste descouuerte, soit qu'il fist Soleil, ou qu'il pleust, et autant
en dit-on de Hannibal,

tum vertice nudo
Excipere insanos imbres, cælique ruinam.

Vn Venitien, qui s'y est tenu long temps, et qui ne fait que d'en
venir, escrit qu'au Royaume du Pegu, les autres parties du corps
vestues, les hommes et les femmes vont tousiours les pieds nuds,3
mesme à cheual. Et Platon conseille merueilleusement pour la santé
de tout le corps, de ne donner aux pieds et à la teste autre couuerture,
que celle que nature y a mise. Celuy que les Polonnois ont
choisi pour leur Roy, apres le nostre, qui est à la verité l'vn des
plus grands Princes de nostre siecle, ne porte iamais gands, ny
ne change pour hyuer et temps qu'il face, le mesme bonnet qu'il
porte au couuert. Comme ie ne puis souffrir d'aller deboutonné et
destaché, les laboureurs de mon voisinage se sentiroient entrauez
de l'estre. Varro tient, que quand on ordonna que nous tinsions la
teste descouuerte, en presence des Dieux ou du Magistrat, on le fit4
plus pour nostre santé, et nous fermir contre les iniures du temps,
que pour compte de la reuerence.   Et puis que nous sommes sur
le froid, et François accoustumez à nous biguarrer, (non pas moy,
car ie ne m'habille guiere que de noir ou de blanc, à l'imitation de
mon pere) adioustons d'vne autre piece, que le Capitaine Martin
du Bellay recite, au voyage de Luxembourg, auoir veu les gelees
si aspres, que le vin de la munition se coupoit à coups de hache et
de coignee, se debitoit aux soldats par poix, et qu'ils l'emportoient
dans des panniers: et Ouide,

Nudáque consistunt, formam seruantia testæ,
Vina; nec hausta meri, sed data frusta, bibunt.

Les gelees sont si aspres en l'emboucheure des Palus Mæotides,
qu'en la mesme place où le Lieutenant de Mithridates auoit liuré
bataille aux ennemis à pied sec, et les y auoit desfaicts, l'esté venu,1
il y gaigna contre eux encore vne bataille naualle. Les Romains
souffrirent grand desaduantage au combat qu'ils eurent contre les
Carthaginois pres de Plaisance, de ce qu'ils allerent à la charge, le
sang figé, et les membres contreints de froid: là où Hannibal auoit
faict espandre du feu par tout son ost, pour eschaufer ses soldats:
et distribuer de l'huyle par les bandes, afin que s'oignants, ils
rendissent leurs nerfs plus souples et desgourdis, et encroustassent
les pores contre les coups de l'air et du vent gelé, qui couroit
lors. La retraitte des Grecs, de Babylone en leurs païs, est fameuse
des difficultez et mesaises, qu'ils eurent à surmonter. Cette cy en2
fut, qu'accueillis aux montaignes d'Armenie d'vn horrible rauage
de neiges, ils en perdirent la cognoissance du païs et des chemins:
et en estants assiegés tout court, furent vn iour et vne nuict, sans
boire et sans manger, la plus part de leurs bestes mortes: d'entre
eux plusieurs morts, plusieurs aueugles du coup du gresil, et lueur
de la neige: plusieurs estropiés par les extremitez: plusieurs roides
transis et immobiles de froid, ayants encore le sens entier. Alexandre
veit vne nation en laquelle on enterre les arbres fruitiers en
hyuer pour les defendre de la gelee: et nous en pouuons aussi voir.3
Sur le subiect de vestir, le Roy de la Mexique changeoit quatre
fois par iour d'accoustremens, iamais ne les reiteroit, employant
sa desferre à ses continuelles liberalitez et recompenses: comme
aussi ny pot, ny plat, ny vtensile de sa cuisine, et de sa table, ne
luy estoient seruis à deux fois.

CHAPITRE XXXVI.    (TRADUCTION LIV. I, CH. XXXVI.)
Du ieune Caton.

IE n'ay point cette erreur commune, de iuger d'vn autre selon que
ie suis. I'en croy aysément des choses diuerses à moy. Pour
me sentir engagé à vne forme, ie n'y oblige pas le monde, comme
chascun fait, et croy, et conçoy mille contraires façons de vie: et
au rebours du commun, reçoy plus facilement la difference, que la
ressemblance en nous. Ie descharge tant qu'on veut, vn autre estre,
de mes conditions et principes: et le considere simplement en luy
mesme, sans relation, l'estoffant sur son propre modelle. Pour
n'estre continent, ie ne laisse d'aduoüer sincerement, la continence
des Feuillans et des Capuchins, et de bien trouuer l'air de leur train.1
Ie m'insinue par imagination fort bien en leur place: et les ayme
et les honore d'autant plus, qu'ils sont autres que moy. Ie desire
singulierement, qu'on nous iuge chascun à part soy: et qu'on ne
me tire en consequence des communs exemples. Ma foiblesse n'altere
aucunement les opinions que ie dois auoir de la force et vigueur
de ceux qui le méritent. Sunt, qui nihil suadent, quàm quod
se imitari posse confidunt. Rampant au limon de la terre, ie ne laisse
pas de remarquer iusques dans les nuës la hauteur inimitable d'aucunes
ames heroïques. C'est beaucoup pour moy d'auoir le iugement
reglé, si les effects ne le peuuent estre, et maintenir au moins cette2
maistresse partie, exempte de corruption. C'est quelque chose d'auoir
la volonté bonne, quand les iambes me faillent.   Ce siecle,
auquel nous viuons, au moins pour nostre climat, est si plombé,
que ie ne dis pas l'execution, mais l'imagination mesme de la vertu
en est à dire: et semble que ce ne soit autre chose qu'vn iargon de
college.

Virtutem verba putant, vt
Lucum ligna;

quam vereri deberent, etiam si percipere non possent. C'est vn affiquet
à pendre en vn cabinet, ou au bout de la langue, comme au bout3
de l'oreille, pour parement.   Il ne se recognoist plus d'action vertueuse:
celles qui en portent le visage, elles n'en ont pas pourtant
l'essence: car le profit, la gloire, la crainte, l'accoutumance, et
autres telles causes estrangeres nous acheminent à les produire. La
iustice, la vaillance, la debonnaireté, que nous exerçons lors, elles
peuuent estre ainsi nommees, pour la consideration d'autruy, et du
visage qu'elles portent en public: mais chez l'ouurier, ce n'est aucunement
vertu. Il y a vne autre fin proposee, autre cause mouuante.
Or la vertu n'aduoüe rien, que ce qui se faict par elle, et
pour elle seule.   En cette grande bataille de Potidee, que les Grecs
sous Pausanias gaignerent contre Mardonius, et les Perses: les
victorieux suiuant leur coustume, venants à partir entre eux la1
gloire de l'exploit, attribuerent à la nation Spartiate la precellence
de valeur en ce combat. Les Spartiates excellents iuges de la vertu,
quand ils vindrent à decider, à quel particulier de leur nation debuoit
demeurer l'honneur d'auoir le mieux faict en cette iournee,
trouuerent qu'Aristodemus s'estoit le plus courageusement hasardé:
mais pourtant ils ne luy en donnerent point de prix, par ce que sa
vertu auoit esté incitee du desir de se purger du reproche, qu'il
auoit encouru au faict des Thermopyles: et d'vn appetit de mourir
courageusement, pour garantir sa honte passee.   Nos iugemens
sont encores malades, et suyuent la deprauation de nos mœurs. Ie2
voy la pluspart des esprits de mon temps faire les ingenieux à obscurcir
la gloire des belles et genereuses actions anciennes, leur
donnant quelque interpretation vile, et leur controuuant des occasions
et des causes vaines. Grande subtilité. Qu'on me donne l'action
la plus excellente et pure, ie m'en vois y fournir vraysemblablement
cinquante vitieuses intentions. Dieu sçait, à qui les veut
estendre, quelle diuersité d'images ne souffre nostre interne volonté.
Ils ne font pas tant malitieusement, que lourdement et grossierement,
les ingenieux, à tout leur mesdisance.   La mesme peine,
qu'on prent à detracter de ces grands noms, et la mesme licence,3
ie la prendroye volontiers à leur prester quelque tour d'espaule
pour les hausser. Ces rares figures, et triees pour l'exemple du
monde, par le consentement des sages, ie ne me feindroy pas de
les recharger d'honneur, autant que mon inuention pourroit, en
interpretation et fauorable circonstance. Et il faut croire, que les
efforts de nostre inuention sont loing au dessous de leur merite.
C'est l'office des gents de bien, de peindre la vertu la plus belle
qui se puisse. Et ne messieroit pas, quand la passion nous transporteroit
à la faueur de si sainctes formes. Ce que ceux cy font au
contraire, ils le font ou par malice, ou par ce vice de ramener
leur creance à leur portee, dequoy ie viens de parler: ou comme
ie pense plustost, pour n'auoir pas la veuë assez forte et assez nette
ny dressee à conceuoir la splendeur de la vertu en sa pureté
naifue. Comme Plutarque dit, que de son temps, aucuns attribuoient
la cause de la mort du ieune Caton, à la crainte qu'il auoit eu de
Cæsar: dequoy il se picque auecques raison: et peut on iuger par
là, combien il se fust encore plus offencé de ceux qui l'ont attribuee
à l'ambition. Sottes gents. Il eust bien faict vne belle action, genereuse1
et iuste plustost auec ignominie, que pour la gloire. Ce personnage
là fut veritablement vn patron, que nature choisit, pour
montrer iusques où l'humaine vertu et fermeté pouuoit atteindre.
Mais ie ne suis pas icy à mesmes pour traicter ce riche argument.
Ie veux seulement faire luiter ensemble, les traicts de cinq
poëtes Latins, sur la louange de Caton, et pour l'interest de Caton:
et par incident, pour le leur aussi. Or deura l'enfant bien
nourry, trouuer au prix des autres, les deux premiers trainants. Le
troisiesme, plus verd: mais qui s'est abattu par l'extrauagance de
sa force. Il estimera que là il y auroit place à vn ou deux degrez2
d'inuention encore, pour arriuer au quatriesme, sur le point duquel
il ioindra ses mains par admiration. Au dernier, premier de
quelque espace: mais laquelle espace, il iurera ne pouuoir estre
remplie par nul esprit humain, il s'estonnera, il se transira.   Voicy
merueilles. Nous auons bien plus de poëtes, que de iuges et interpretes
de poësie. Il est plus aisé de la faire, que de la cognoistre.
A certaine mesure basse, on la peut iuger par les preceptes et par
art. Mais la bonne, la supreme, la diuine, est au dessus des regles
et de la raison. Quiconque en discerne la beauté, d'vne veuë ferme
et rassise, il ne la void pas: non plus que la splendeur d'vn esclair.3
Elle ne pratique point nostre iugement: elle le rauit et rauage. La
fureur, qui espoinçonne celuy qui la sçait penetrer, fiert encores
vn tiers, à la luy ouyr traitter et reciter. Comme l'aymant attire
non seulement vne aiguille, mais infond encores en icelle, sa faculté
d'en attirer d'autres: et il se void plus clairement aux theatres,
que l'inspiration sacree des muses, ayant premierement agité
le poëte à la cholere, au deuil, à la hayne, et hors de soy, où elles
veulent, frappe encore par le poëte, l'acteur, et par l'acteur, consecutiuement
tout vn peuple. C'est l'enfileure de noz aiguilles, suspendues
l'vne de l'autre. Dés ma premiere enfance, la poësie a eu
cela, de me transpercer et transporter. Mais ce ressentiment bien
vif, qui est naturellement en moy, a esté diuersement manié, par
diuersité de formes, non tant, plus hautes et plus basses, car c'estoient
tousiours des plus hautes en chasque espece, comme differentes
en couleur. Premierement, vne fluidité gaye et ingenieuse:
depuis vne subtilité aiguë et releuee. En fin, vne force meure et1
constante. L'exemple le dira mieux. Ouide, Lucain, Vergile.   Mais
voyla nos gens sur la carriere.

Sit Cato, dum viuit, sanè vel Cæsare maior,

dit l'vn:

Et inuictum, deuicta morte, Catonem,

dit l'autre. Et l'autre, parlant des guerres ciuiles d'entre Cæsar et
Pompeius,

Victrix causa diis placuit, sed victa Catoni.

Et le quatriesme sur les louanges de Cæsar:

Et cuncta terrarum subacta,2
Præter atrocem animun Catonis.

Et le maistre du cœur, apres auoir étalé les noms des plus grands
Romains en sa peinture, finit en cette maniere:

His dantem iura Catonem.

CHAPITRE XXXVII.    (TRADUCTION LIV. I, CH. XXXVII.)
Comme nous pleurons et rions d'vne mesme chose.