CHAPITRE XXXIV. (ORIGINAL LIV. I, CH. XXXIIII.)
Une lacune de notre administration.
Utilité dont serait, dans chaque ville, un registre public où chaque habitant pourrait insérer des annonces et des avis.—Feu mon père, homme d'un jugement d'une grande netteté, qui ne s'était formé que par l'expérience aidée de ses dispositions naturelles, m'a dit autrefois qu'il avait désiré faire que, dans les villes, il y eût un endroit désigné où ceux ayant des besoins à faire connaître, puissent se rendre et où ils trouveraient un employé préposé à cet effet, qui aurait charge d'enregistrer leur affaire, dans la forme ci-après par exemple: «Un tel cherche à vendre des perles;—un tel cherche des perles qui soient à vendre;—un tel voudrait trouver compagnie pour aller à Paris;—un tel, un domestique dans telles conditions;—un tel voudrait se placer;—tel demande un ouvrier;—tel demande ceci, tel autre demande cela», chacun suivant ce dont il aurait besoin. Il semble que ce moyen de nous avertir les uns les autres, serait d'une très grande commodité pour le public; car à tous moments il y a des besoins qui demandent satisfaction; et, faute de se trouver au courant des offres et des demandes, il y a des gens qui sont dans un extrême embarras.
J'éprouve une grande honte pour notre siècle, quand j'entends dire que, de notre temps, deux hommes de très grand savoir: Lilius Gregorius Giraldi en Italie, et Sébastien Chasteillon en Allemagne, sont morts de misère ne mangeant pas à leur faim. J'estime qu'un millier de personnes, si elles avaient connu leur détresse, ou les eussent secourus sur place, ou les eussent mandés près d'elles en leur faisant de très avantageuses conditions. Le monde n'est pas si généralement corrompu, que je ne connaisse des hommes qui seraient très heureux de pouvoir employer les ressources de leur patrimoine, durant le temps qu'il plaît à la fortune de leur en laisser la jouissance, à mettre à l'abri du besoin les personnages hors ligne, qui se sont distingués sous quelque rapport que ce soit, que le malheur réduit parfois à la dernière extrémité, et qui les mettraient pour le moins en tel état, qu'à moins de n'être pas raisonnables, ils seraient certainement contents.
Intérêt que présenterait également la tenue, dans chaque famille, d'un livre où seraient consignés, jour par jour, les petits événements qui l'intéressent.—Dans la tenue de sa maison, mon père avait une habitude d'ordre intérieur que je loue fort, mais que je n'ai pas su imiter. Outre le registre des transactions journalières où s'inscrivent les menus comptes, paiements, marchés, dans lesquels n'intervient pas le notaire, registre que tenait notre homme d'affaires, il voulait que son secrétaire tînt un journal de tous les événements tant soit peu marquants et, jour par jour, de tous renseignements qui pouvaient servir à l'histoire de sa famille; ce qui constitue un document très curieux, quand le temps commence à effacer le souvenir des faits, et nous est souvent fort utile pour nous tirer d'embarras. On y trouve: «Quand a été commencé tel travail; à quelle époque il a pris fin;—quelles personnes, avec quelles suites, sont venues nous voir; la durée de leurs séjours;—nos voyages, nos absences; les mariages, les morts, les bonnes et mauvaises nouvelles; les changements survenus parmi nos principaux serviteurs; etc.» Usage ancien qui permet à chacun de revivre son passé; je trouve bon de le rappeler et suis bien sot de ne pas l'avoir continué.
CHAPITRE XXXV. (ORIGINAL LIV. I, CH. XXXV.)
De l'habitude de se vêtir.
La nature nous a-t-elle formés pour être vêtus?—Quel que soit le sujet que je veuille traiter, je me heurte à quelque bizarrerie des coutumes admises, tellement elles ont la haute main sur tout ce qui nous touche. En cette saison où le froid se fait sentir, je m'entretenais de l'habitude qu'ont ces peuples nouvellement découverts, d'aller tout nus, et je me demandais si elle a été amenée par la température élevée du climat, ainsi qu'on le dit pour les Indiens et les Maures, ou si, à l'origine, ce n'était pas la façon d'être de l'homme. Tout ce qui est sous la calotte des cieux étant soumis aux mêmes lois, comme le dit l'Écriture, les gens sensés admettent dans les questions de cet ordre que, pour distinguer les lois naturelles de celles qui ont été introduites par nous, il faut se reporter aux règles générales qui président au travail de la nature en ce monde qui, elles, ne souffrent aucune altération. Or tout, en dehors de l'homme, est par soi-même pourvu de tout ce qui est nécessaire à sa conservation; il n'est donc pas croyable que seuls nous ayons été créés dans un état si défectueux et si misérable, que nous ne puissions nous passer de secours étranger. C'est pourquoi j'estime que les plantes, les arbres, les animaux et tout ce qui a vie, étant naturellement pourvus de moyens les garantissant suffisamment contre les injures du temps, «Raison pour laquelle presque tous les êtres sont couverts, ou de cuir, ou de poil, de coquilles, de callosités ou d'écorce (Lucrèce)», il en était ainsi de nous. Mais, de même qu'il s'en trouve qui font emploi de lumières artificielles qui affaiblissent la clarté du jour, de même nous avons affaibli l'efficacité des moyens servant à nous garantir qui nous sont propres, en leur en substituant qui ne nous sont pas naturels.
Il est aisé de reconnaître que c'est à l'habitude que nous devons de considérer comme impossible ce qui ne l'est pas; car, parmi ces nations qui ne font pas usage de vêtements, il y en a qui habitent sous le même climat que nous, et d'autres sous des climats beaucoup plus rudes que le nôtre. Nous-mêmes nous avons constamment à découvert les parties les plus délicates de notre corps: les yeux, la bouche, le nez, les oreilles; et nos paysans, comme nos aïeux, vont encore la poitrine et le ventre découverts. Si nous étions nés avec des jupes et des culottes, il n'y a pas de doute que la nature n'eût doté d'une peau plus épaisse les parties de notre corps exposées aux intempéries des saisons, comme le sont les extrémités des doigts et la plante des pieds. Pourquoi cela nous semble-t-il invraisemblable? Entre la manière dont je suis vêtu et celle d'un paysan de mon pays, la différence est bien plus grande qu'entre cette dernière et celle d'un homme qui n'a que sa propre peau pour tout vêtement; combien de gens, en Turquie en particulier, vont complètement nus, par dévotion!—Je ne sais qui demandait à un gueux qu'il voyait, en plein hiver, n'ayant que sa chemise, être aussi gai que tel qui est emmitouflé de martres jusqu'aux oreilles, comment, dans un état si misérable, il pouvait être de si bonne humeur: «Vous, Monsieur, lui fut-il répondu, vous avez la figure à découvert; eh bien, moi, des pieds à la tête, je suis tout figure.»—Les Italiens, ce me semble, racontent que le fou du duc de Florence, auquel son maître demandait comment, si mal vêtu, il pouvait endurer le froid, alors que lui-même en était très fort incommodé, lui répondit: «Suivez ma recette, mettez-vous sur le corps toute votre garde-robe comme je fais de la mienne, et vous n'en souffrirez pas plus que moi.»—Le roi Massinissa ne put, jusqu'à son extrême vieillesse, supporter avoir la tête couverte, quelque froid, quelque orage ou pluie qu'il fît; de même, dit-on, l'empereur Sévère.—Hérodote rapporte que lui et d'autres ont remarqué, à la suite des combats livrés entre les Égyptiens et les Perses, en examinant les morts, que, sans comparaison, les Égyptiens avaient le crâne beaucoup plus dur que les Perses, ce qu'il attribue à ce que ceux-ci ont toujours une calotte sur la tête et le turban par dessus, tandis que les premiers ont, dès l'enfance, la tête complètement rasée et toujours découverte.—Le roi Agésilas, jusqu'au moment où l'atteignirent les infirmités, portait les mêmes vêtements, en hiver comme en été.—César, dit Suétone, marchait à la tête de ses troupes, le plus souvent à pied et toujours la tête découverte, qu'il fît soleil ou qu'il plût. Annibal, dit-on, en faisait autant, «bravant, tête nue, la pluie et l'effondrement des cieux (Silius Italicus)».—Un Vénitien rapporte qu'au royaume du Pégu, où il est demeuré longtemps et d'où il ne fait que revenir, hommes et femmes ont le reste du corps vêtu, mais vont toujours les pieds nus, même à cheval.—Platon conseille, comme d'un merveilleux effet pour la santé, de ne se couvrir ni les pieds, ni la tête autrement que la nature y a pourvu.—Le seigneur que les Polonais ont choisi pour roi en remplacement de celui que nous leur avions fourni, est assurément un des plus grands princes de notre siècle; il ne porte jamais de gants; l'hiver et quelque temps qu'il fasse, il a toujours dehors le même bonnet dont il fait usage dans ses appartements.—Je ne puis souffrir être déboutonné et avoir mes vêtements flottants; les laboureurs de mon voisinage seraient très gênés d'aller ainsi.—Varron estime que l'obligation de nous tenir découverts en présence des dieux ou d'un magistrat a été motivé par l'intérêt de notre santé, pour nous fortifier contre les intempéries, plutôt qu'en signe de respect.
Du froid en certaines circonstances.—Puisqu'il est question du froid, et qu'en France on aime la bigarrure dans les couleurs que l'on porte (pas moi cependant qui ne m'habille guère que de noir et de blanc comme faisait mon père), variant mon sujet, j'ajouterai que le capitaine Martin du Bellay relate avoir vu, dans un voyage dans le Luxembourg, des froids si rigoureux que le vin destiné aux soldats se coupait à coups de hache et de cognée, et se débitait au poids à la troupe qui l'emportait dans des paniers. Ovide, du reste, ne dit-il pas: «Le vin gelé conserve la forme du vase qui le contenait; on ne le boit pas liquide, la distribution en est faite par morceaux.»—Les gelées sont si fortes à l'entrée des Palus Méotides que, sur les mêmes emplacements où, sur la glace, il avait combattu à pied sec et défait ses ennemis, le lieutenant de Mithridate, l'été suivant, gagna encore sur ces mêmes adversaires une bataille navale.—Les Romains se trouvèrent dans un grand état d'infériorité, lors du combat qu'ils livrèrent aux Carthaginois près de Plaisance, de ce qu'ils combattirent glacés jusqu'au sang et les membres raidis par le froid. Annibal, lui, avait eu soin de faire faire de grands feux sur toute sa ligne, pour que ses soldats pussent se chauffer, et à ses divers corps de troupes il avait fait distribuer de l'huile, pour que, s'en frottant, leurs membres se dégourdissent et en devinssent plus souples, et que l'huile formant enduit, protégeât les pores de la peau contre les atteintes de l'air et le vent glacial qui régnait à ce moment.—La retraite des Grecs pour, de Babylone, regagner leur patrie, est fameuse par les difficultés et les souffrances qu'ils eurent à surmonter. Ils furent entre autres, dans les montagnes d'Arménie, assaillis par une très forte tourmente de neige qui leur fit perdre momentanément toute connaissance du pays et des chemins. Contraints par suite de demeurer sur place, ils furent un jour et une nuit sans boire ni manger; la plupart de leurs bêtes périrent ainsi que plusieurs d'entre eux; quelques-uns perdirent la vue par l'effet du grésil et l'éclatante blancheur de la neige; quelques-uns eurent les extrémités des membres gelés; et il y en eut qui, conservant leur pleine connaissance, envahis complètement par le froid, en furent engourdis, paralysés et immobilisés à tout jamais.—Alexandre a vu un pays où, en hiver, on enterre les arbres fruitiers pour les défendre contre la gelée; nous sommes, du reste, à même de le voir faire parfois chez nous mêmes.
Usages à la cour de l'Empereur du Mexique.—Revenons à l'habillement. L'empereur du Mexique changeait de vêtements quatre fois par jour et ne mettait jamais deux fois les mêmes; ceux qu'il quittait lui servaient à faire des libéralités, ou il les donnait en récompense. Il en était de même des vases, des plats et des ustensiles de sa cuisine et de sa table, qui jamais n'étaient employés pour son service et ne paraissaient deux fois devant lui.
CHAPITRE XXXVI. (ORIGINAL LIV. I, CH. XXXVI.)
Sur Caton le jeune.
Il ne faut pas juger des autres d'après nous.—Je ne donne pas dans cette erreur si communément répandue de juger des autres d'après moi; je crois aisément que bien des choses en eux peuvent différer essentiellement de ce qui est en moi. De ce que je suis porté à faire de telle façon, je n'oblige pas le monde à faire de même comme beaucoup font. Je crois et conçois mille formes diverses de mener l'existence; et, contrairement à ce qui se passe généralement, les différences qui sont entre nous, m'étonnent moins que les ressemblances qui peuvent exister. Je n'impose à un autre, sans restriction aucune, ni mon genre de vie, ni mes principes; je le considère simplement en lui-même, sans établir de comparaison, le prenant tel qu'il est. De ce que je ne suis pas continent, je ne laisse pas de reconnaître sincèrement que les Feuillants et les Capucins le sont, et d'approuver leur manière d'être sur ce point; je me mets fort bien par l'imagination à leur place, et les aime et honore d'autant plus, qu'ils diffèrent de moi. Je souhaite tout particulièrement qu'on nous juge chacun sur ce que nous sommes, sans nous mettre en parallèle avec des modèles tirés de la généralité. Ma faiblesse ne m'empêche pas de faire cas de ceux qui le méritent par leur force et leur vigueur: «Il y a des gens qui ne conseillent que ce qu'ils croient pouvoir imiter (d'après Cicéron).»—Bien que rampant au niveau du sol, cela ne m'empêche pas d'apercevoir dans les nues, si haut qu'elles se soient élevées, certaines âmes qui se distinguent par leur héroïsme. C'est beaucoup pour moi d'avoir le jugement juste, alors même que mes actions ne le sont pas, et de conserver cette qualité maîtresse exempte de corruption; c'est quelque chose d'avoir bonne volonté, lors même que les forces nous manquent.
Aujourd'hui la vertu n'est qu'un vain mot; on n'est vertueux que par habitude, par intérêt ou par ambition.—Notre siècle, au moins dans le milieu où nous vivons, est si vicié que, je ne dirai pas la pratique de la vertu mais même sa conception, est chose à laquelle on ne songe guère; il semble que ce ne soit plus que du jargon de collège: «Ils croient que la vertu n'est qu'un mot, et dans un bois sacré ne voient que du bois à brûler (Horace)»;—«La vertu qu'ils devraient respecter, quand même ils ne pourraient la comprendre (d'après Cicéron)», est devenue un colifichet bon à pendre dans son cabinet ou au bout de la langue; un simple objet de parure, tout comme des pendants d'oreille.
Il ne s'accomplit plus d'acte de vertu; ceux qui sont tels en apparence, n'en ont cependant pas le caractère essentiel; ils ont leur source dans le bénéfice, la gloire qu'ils peuvent procurer, la crainte, l'habitude et autres causes étrangères. Les actes de justice, de courage, de bonté émanant de nous, peuvent être considérés par autrui comme ayant la vertu pour mobile et sembler tels au public; mais, chez leurs auteurs, ce n'est pas la vertu qui les inspire; ils ont une autre fin, ils procèdent d'une autre cause; or, la vertu n'admet que ce qui se fait par elle et pour elle.
Après la grande bataille de Platée, remportée par les Grecs sous les ordres de Pausanias sur les Perses commandés par Mardonius, les vainqueurs, suivant leur coutume, ayant à attribuer auxquels parmi eux revenait la gloire du succès, le décernèrent aux Spartiates, pour la valeur au-dessus de tout dont ils avaient fait preuve dans le combat. Quand ceux-ci, excellents juges en fait de vertu, en vinrent à décider auquel d'entre eux devait revenir l'honneur d'être proclamé comme s'étant le mieux conduit en cette journée, ils reconnurent qu'Aristodème était celui qui avait affronté les périls avec le plus de courage. Ils ne lui donnèrent pourtant pas le prix, parce que son courage avait été surexcité par le désir de se laver du reproche qu'il avait encouru pour sa conduite aux Thermopyles et de racheter sa honte passée par une mort honorable.
Il est des hommes qui cherchent à rabaisser les personnages éminents par leurs vertus; il faudrait au contraire les offrir sans cesse comme des modèles à l'admiration du monde.—Les jugements que nous portons sont loin d'être toujours justes, ils se ressentent de la dépravation de nos mœurs. Je vois la plupart des gens d'esprit de mon temps s'ingénier à diminuer la gloire des belles et généreuses actions que nous présente l'antiquité, les dépréciant, inventant à cet effet des circonstances et des causes qui n'ont pas existé: belle malice vraiment! Qu'on me donne l'action la plus belle, la plus pure, j'arriverai vraisemblablement à lui prêter par douzaines les pires intentions pour mobile. Dieu sait combien, chez qui y prête, notre volonté intime peut être diversement influencée. Ces malins, qui vont répandant la médisance, sont encore plus grossiers et stupides que méchants.
La même peine que l'on prend, les mêmes procédés abusifs dont on se sert pour déprécier ces grands hommes, je serais presque tenté d'en user, pour aider à les faire plus grands encore. Ces grandes figures, si rares, choisies entre toutes, choix auquel ont adhéré les sages eux-mêmes, pour être données en exemple au monde, je ne regarderais pas à accroître, autant que je le pourrais, l'honneur en lequel on les tient, par les interprétations et les circonstances favorables que j'arriverais à créer; et je crois qu'en cela les effets de notre imagination demeureraient encore bien au-dessous de leur mérite. C'est le devoir des gens de bien, de représenter la vertu sous les formes les plus belles qu'il se peut; et je ne trouverais pas à redire si ce sentiment nous entraînait à exagérer encore dans les éloges que nous décernons à ses manifestations si dignes de nos respects. Ce qu'à l'opposé font ses détracteurs, ils le font soit par malice, soit par le défaut qu'ils ont, et dont j'ai parlé plus haut, de ramener à leur portée ce qui s'impose à leur croyance; ou plutôt, je pense, parce que leur vue manque de la force et de la netteté nécessaires pour les faire aptes à concevoir la splendeur de la vertu dans toute sa pureté, ainsi que c'était le cas pour ceux qui, du temps de Plutarque qui nous le rapporte et s'en irritait avec juste raison, attribuaient la mort de Caton le jeune à la crainte qu'il avait de César; cela permet de juger combien ce même historien eût été plus offensé encore d'entendre, ainsi qu'on l'a fait depuis, attribuer cette mort à l'ambition! Sottes gens! Comme s'il n'était pas dans le caractère de Caton d'accomplir une belle action, juste et généreuse, en mettant les apparences contre lui plutôt que dans le but de s'en faire un titre de gloire. Ce grand homme fut véritablement un modèle, dont la nature fit choix pour nous montrer à quel degré peuvent atteindre, chez l'humanité, la vertu et la fermeté.
Comment cinq poètes anciens ont parlé de Caton; la vraie poésie vous transporte, mais ne peut s'analyser.—Je ne me propose pas de traiter ici ce sujet, si riche en enseignements; je veux simplement mettre en parallèle, pour rehausser sa gloire, et incidemment la leur, les passages de cinq poètes latins, consacrés à l'éloge de Caton. J'estime que tout enfant, mis par son instruction à même de prononcer, trouvera que, par rapport aux autres, les deux premières appréciations émises sont faibles; que la troisième, plus saisissante, perd par son exagération; qu'entre celle-ci et les précédentes, il y a place pour une ou deux autres de tonalité intermédiaire, pour arriver à la quatrième, devant laquelle il ne peut manquer de se tenir en admiration, les mains jointes; mais il assignera le premier rang à la dernière qui distance toutes les autres, sans que l'intervalle qui l'en sépare puisse, il le reconnaîtra, être rempli par nul esprit humain; et, frappé d'étonnement, il en demeurera tout saisi.
Chose étonnante, nous avons bien plus de poètes que de personnes aptes à juger et à interpréter la poésie; il est plus aisé de la faire que de la comprendre. Si on ne considère que la question secondaire de forme, on peut appuyer son jugement sur l'application des préceptes, sur l'art avec lequel elle a été composée; mais dans ce qu'elle a de bon, de sublime, de divin, elle est au-dessus de toutes les règles et de tout raisonnement. Quiconque cherche avec calme et réflexion à en analyser la beauté, ne la voit pas, non plus qu'il ne peut discerner la splendeur d'un éclair; elle échappe à notre jugement, le ravit et l'entraîne comme un torrent. Les transports de qui sait la pénétrer se répercutent en troisième ligne sur qui la lui entend interpréter et réciter, comme il arrive de l'aimant, qui non seulement attire une aiguille, mais lui communique sa propriété d'en attirer d'autres. Cela apparaît bien clairement au théâtre: l'inspiration sacrée des Muses qui, en premier lieu, s'est emparée du poète et l'a transporté de colère, l'a plongé dans le deuil, incité à la haine, l'a mis hors de lui, pour en faire ce que bon leur semble, passe du poète chez l'acteur, et, par l'acteur, s'empare de la foule; c'est le cas de nos aiguilles suspendues les unes aux autres.—Dès ma première enfance, la poésie m'a produit cet effet, de me pénétrer et de me transporter; mais ce sentiment très vif, qui m'est naturel, est diversement impressionné par les modes différents qu'elle revêt, non tant par le plus ou moins d'élévation qu'elle affecte (je n'ai jamais connu de chaque genre, que ce qu'il a produit de plus élevé) que par les nuances qui les différencient; c'est d'abord une facilité gaie et ingénieuse, puis une délicatesse d'esprit à l'expression imagée et pleine de noblesse, enfin la force arrivée à pleine maturité et qui jamais ne faiblit. Les noms d'Ovide, de Lucain, de Virgile, qui incarnent ces genres, me feront mieux comprendre.
Mais voici nos poètes en lice. L'un dit: «Tel fut Caton, plus grand pendant sa vie que César lui-même (Martial)»;—un autre: «et Caton indomptable triompha de la mort (Manilius)»;—un autre parlant des guerres civiles entre César et Pompée: «Les dieux embrassent la cause du vainqueur, Caton se range à celle du vaincu (Lucain)»;—le quatrième, faisant l'éloge de César: «Tout le monde est à ses pieds, le fier Caton seul fait exception (Horace)».—Vient enfin le coryphée qui, après avoir énuméré dans ses vers les noms des plus grands hommes de Rome, termine ainsi: «Enfin Caton, qui à tous dicte des lois (Virgile).»
CHAPITRE XXXVII. (ORIGINAL LIV. I, CH. XXXVII.)
Une même chose nous fait rire et pleurer.
Un vainqueur pleure souvent la mort du vaincu, et ce ne sont pas toujours des larmes feintes.—Nous voyons, dans l'histoire, Antigone savoir très mauvais gré à son fils de lui avoir présenté la tête du roi Pyrrhus son ennemi, qui venait d'être tué quelques instants avant dans un combat contre lui, et que, l'ayant vue, il se prit à verser des larmes abondantes. Le duc René de Lorraine plaignit aussi le duc Charles de Bourgogne qui avait trouvé la mort dans une défaite qu'il venait de lui infliger, et porta son deuil à ses funérailles. Le comte de Montfort, à la bataille d'Auray, qu'il gagna contre Charles de Blois qui lui disputait le duché de Bretagne et qui périt dans l'action, fit rechercher et ensevelir en grande pompe le corps de son ennemi, dont il mena lui-même le deuil. Ces faits ne nous autorisent pas à conclure sans hésiter que: «C'est ainsi que l'âme cache sous un voile trompeur les passions contraires qui l'agitent; que souvent elle est triste lorsque le visage rayonne de joie, et gaie lorsqu'il paraît triste (Pétrarque).»—Quand on présenta à César la tête de Pompée, les historiens disent qu'il détourna ses regards comme d'un vilain spectacle l'affectant péniblement. Ils avaient été si longtemps d'accord et associés dans la gestion des affaires publiques, leurs fortunes avaient été si souvent liées l'une à l'autre, ils s'étaient rendu mutuellement tant de services et il y avait eu entre eux de si nombreuses alliances, qu'on ne saurait croire que cette attitude de César était fausse et contraire à ses sentiments intimes, ainsi que l'estime cet autre: «Dès qu'il crut pouvoir s'attendrir sans péril sur son gendre, il feignit de pleurer et tira quelques gémissements d'un cœur rempli de joie (Lucain).»—Certainement, la plupart de nos actions ne sont que masque et que fard, et il est quelquefois vrai que «les pleurs d'un héritier sont des ris sous le masque (Publius Syrus)»; il faut, toutefois, pour porter un jugement en de telles occurrences, considérer combien nous sommes souvent agités par des passions diverses.
Des passions multiples et souvent contraires subsistent simultanément dans le cœur de l'homme.—Dans notre corps, disent les médecins, se produit un ensemble d'humeurs diverses; l'une d'elles y domine: c'est celle qui, suivant notre tempérament, a ordinairement le plus d'action en nous; de même, parmi les sentiments multiples qui agitent nos âmes, il en est toujours un qui a la prédominance; mais il ne l'a pas au point qu'en raison de la facilité et de la souplesse de l'âme à modifier le cours de ses impressions, les plus faibles ne soient, à l'occasion, capables de prendre le dessus et d'en arriver, eux aussi, à l'emporter momentanément. C'est ce qui fait que nous voyons souvent les enfants, naïvement, tels que la nature les y porte, rire et pleurer d'une même chose; et, parmi nous, ne pas y en avoir un seul qui, sur le point d'entreprendre tel voyage qui lui sourit le plus, puisse se vanter de n'avoir pas nonobstant, au moment de quitter famille et amis, senti fléchir son courage, et, si de vraies larmes ne lui sont pas échappées, n'est-ce pas tout au moins le cœur serré et attristé qu'il a mis le pied à l'étrier.—Quelque gentille flamme qui échauffe le cœur des jeunes filles de bonne famille, ne faut-il pas quand même, au moment de les remettre à leurs époux, les détacher du cou de leur mère; et cependant, combien est dans l'erreur le gai compagnon qui, sur ce sentiment si naturel, s'est laissé aller à dire: «Vénus est-elle donc odieuse aux nouvelles mariées, ou celles-ci se moquent-elles de la joie de leurs parents, par toutes les larmes fausses qu'elles versent en abondance au seuil de la chambre nuptiale? Que je meure, si ces larmes sont sincères (Catulle)!»—C'est pourquoi il n'est pas étrange de plaindre tel qui est mort et que cependant nous ne tiendrions pas à voir en vie.
Quand je réprimande mon valet, je le fais aussi vertement que je puis; mes imprécations sont bien réelles, mon courroux n'est pas feint; mais la bourrasque passée, je tourne aussitôt le feuillet; et, qu'il ait besoin de moi, c'est bien volontiers que je lui viendrais en aide. Lorsque je le traite d'écervelé, d'animal, je ne le fais pas pour qu'il garde à jamais ces appellations; je ne pense pas davantage me dédire si, peu après, je lui dis qu'il est un brave homme.—Aucun qualificatif ne nous est applicable sans restriction aucune. Si ce n'était le propre d'un fou de parler tout seul, il n'est pas de jour, à peine d'heure, où on ne m'entendrait gronder en moi-même et contre moi-même, et me dire: «Peste soit du sot», bien que je n'entende par là nullement me définir. Celui qui, me voyant tantôt faire froide mine à ma femme, tantôt avoir près d'elle une mine langoureuse, pense que, dans un cas ou dans l'autre, je ne suis pas sincère, est un imbécile.—Néron, prenant congé de sa mère que, par son ordre, on allait noyer, fut cependant ému de cet adieu maternel et en ressentit horreur et pitié.—On dit que la lumière du soleil ne nous arrive pas tout d'un jet, mais qu'il nous envoie sans cesse rayons sur rayons, avec une rapidité et une profusion telles, que nous ne pouvons saisir d'intermittence entre eux: «Source féconde de lumière, le soleil brillant inonde sans discontinuité le ciel d'une clarté renaissante, remplaçant continuellement ses rayons par des rayons nouveaux (Lucrèce)»; de notre âme pareillement jaillissent mille saillies diverses, sans que nous nous en apercevions.
Xerxès, sur le rivage de l'Hellespont, considérait combien ses armées qui franchissaient le détroit, étaient, par leur immensité, en disproportion avec la Grèce contre laquelle il les menait. Éprouvant tout d'abord un sentiment d'aise en voyant tant de milliers d'hommes dont il était le maître, ce sentiment se manifesta par la satisfaction et la joie qui se reflétèrent sur son visage. Et voilà que soudain, au même instant, sa pensée le porte à songer que toutes ces existences, si grand que soit leur nombre, auront pris fin au plus tard dans un siècle; et, à cette idée, son front se plisse et la tristesse lui arrache des larmes, ce dont Artaban, son oncle, qui surprit ce changement subit d'attitude, lui fit reproche.
D'ailleurs nous n'envisageons pas sans cesse une même chose sous un même aspect.—Nous avons très résolument poursuivi la vengeance d'une injure et éprouvé un singulier contentement d'être parvenu à nos fins; nous en pleurons pourtant parfois. Mais ce n'est pas d'en être arrivé à ce que nous voulions que nous pleurons; à cet égard, nous n'avons pas changé; seulement notre âme regarde la chose d'un autre œil, la voit sous une autre face, car chaque chose peut être vue de différents côtés et présenter divers aspects.
La parenté, les anciennes relations, les rapports d'amitié que nous avons eus nous reviennent à l'esprit, l'impressionnent sur le moment chacun en son sens; et le passage de l'un à l'autre est si brusque, qu'il est insaisissable: «Rien n'est si prompt que l'âme, quand elle conçoit, ou qu'elle agit; elle est plus mobile que tout ce que nous voyons dans la nature (Lucrèce)»; et c'est ce qui fait que nous sommes dans l'erreur lorsque, de tous ces mouvements, nous voulons faire un ensemble se déroulant d'une façon continue.—Quand Timoléon pleure le meurtre que, par suite d'une mûre et généreuse résolution, il vient de commettre, ce n'est pas sur la liberté qu'il vient de rendre à sa patrie qu'il gémit, ce n'est pas sur le tyran qu'il vient d'immoler; c'est son frère qu'il pleure. Il a accompli une partie de son devoir, laissons-le satisfaire à l'autre.
CHAPITRE XXXVIII. (ORIGINAL LIV. I, CH. XXXVIII.)
De la solitude.
Les méchants sont nombreux, nul doute que leur société ne soit funeste; c'est un motif pour rechercher la solitude.—Laissons de côté toute comparaison qui serait trop longue, entre la vie du monde et celle de celui qui s'en isole; et, quant à cette belle maxime derrière laquelle se dissimulent l'ambition et l'avarice: «Que nous ne sommes pas nés pour notre propre satisfaction, mais pour celle de tous», rapportons-nous-en hardiment à ceux qui se trouvent mêlés aux affaires; et qu'après avoir scruté leur conscience, ils disent si les métiers, les charges et tous les tracas de la vie commune ne sont pas, au contraire, recherchés pour le profit personnel qu'ils comptent en retirer. Les moyens peu avouables qu'en notre siècle on emploie pour se pousser, montrent bien le peu que vaut le but que l'on affiche. Si pour combattre notre goût pour la solitude on met en avant l'ambition, nous répondrons que c'est elle précisément qui nous l'inspire; car que fuit-elle davantage que la société? que recherche-t-elle davantage que d'avoir les coudées franches?—Partout, il est possible de faire bien et de faire mal; toutefois, si le mot de Bias est juste: «Que la majorité des hommes est aussi la pire»; ou encore, si ce que dit l'Ecclésiastique est vrai: «Que sur mille il n'y en a pas un de bon»; ou le poète: «Les gens de bien sont rares; à peine pourrait-on en trouver autant que Thèbes a de portes ou le Nil d'embouchures (Juvénal)», la contagion du mal est grande pour qui est mêlé à la foule. Il faut ou imiter les gens vicieux ou les haïr, alternatives également dangereuses; leur ressembler, cela conduit loin, car ils sont beaucoup; quant à les haïr, ils sont si nombreux, en des genres si divers, qu'il faudrait en haïr beaucoup.—C'est avec raison que les marchands qui font le négoce par mer, regardent à ne pas faire monter leurs navires par des gens dissolus, blasphémateurs ou méchants, estimant qu'une telle société ne peut aboutir qu'à mal.—C'est aussi pour cela que Bias disait, en manière de plaisanterie, à ceux en compagnie desquels il se trouvait exposé aux dangers d'une violente tourmente et qui invoquaient le secours des dieux: «Taisez-vous donc, qu'ils ne s'aperçoivent pas que vous êtes ici avec moi.»—L'exemple d'Albuquerque, vice-roi de l'Inde pour Emmanuel, roi de Portugal, est encore plus typique: sur le point de périr dans un accident de mer, il prit un jeune enfant sur ses épaules, à cette fin que, dans leur péril commun, son innocence prise en considération par la miséricorde divine, lui serve de sauvegarde et que, par elle, * il soit sauvé.
Ce n'est pas que le sage ne puisse vivre partout content, et même s'isoler au milieu des courtisans qui encombrent les palais; mais, s'il est libre de choisir, il en fuira même la vue, disent les philosophes: si c'est nécessaire, il se résignera à demeurer; s'il le peut, il choisira l'autre parti. Il n'estime pas avoir fait assez en se défaisant de ses propres vices; le résultat n'est pas complet, s'il lui faut lutter contre ceux des autres; Charondas châtiait comme mauvais, ceux convaincus de hanter la mauvaise compagnie.—Il n'est pas d'être plus sociable ni moins sociable que l'homme; il est l'un par nature, il est l'autre en raison de ses vices. Antisthène ne me semble pas avoir fait une réponse judicieuse quand, à quelqu'un qui lui reprochait de fréquenter la société des méchants, il disait: «Les médecins vivent bien avec les malades.» Les médecins aident, il est vrai, à la santé des malades, mais ils compromettent la leur par la contagion à laquelle ils sont exposés, l'influence pernicieuse qu'exerce la vue continuelle des maladies et les soins auxquels ils participent pour les combattre.
Ce que la plupart des hommes recherchent dans la solitude, c'est d'y vivre loin des affaires et en repos; mais elle ne nous dégage ni de la gestion de tous soins domestiques, ni surtout de nos vices.—Le but que nous nous proposons quand nous recherchons la solitude est uniquement, je crois, de vivre plus à l'aise et comme il nous convient; mais nous n'en prenons pas toujours le bon chemin. Souvent on pense avoir abandonné toute occupation, on n'a fait qu'en changer. Le gouvernement d'une famille ne cause guère moins de tracas que celui d'un état. L'âme occupée à une chose, s'y absorbe complètement, et alors même que ce ne sont que des occupations domestiques peu importantes, elles n'en sont pas moins importunes. Bien plus, nous avons pu nous retirer de la cour, renoncer aux affaires, nous ne sommes pas pour cela délivrés des principaux tourments de la vie: «C'est la raison et la prudence, et non ces plages d'où l'on voit l'étendue des mers, qui dissipent le chagrin (Horace).» L'ambition, l'avarice, l'irrésolution, la peur, nos désirs déréglés ne nous abandonnent pas, lors même que nous changeons de contrée: «Le souci monte en croupe et galope avec lui (Horace).» Ils nous suivent jusque dans les cloîtres et les écoles de philosophie; il n'est ni déserts, ni anfractuosités de rocher, ni mortifications, ni jeûnes qui nous en affranchissent: «Le trait mortel demeure à son flanc attaché (Virgile).»
On disait de quelqu'un à Socrate que sous aucun rapport il ne s'était amendé dans un voyage qu'il venait de faire: «Je crois bien, dit le philosophe, il s'était emporté avec lui.»—«Pourquoi aller chercher des pays éclairés d'un autre soleil? Suffit-il donc de fuir sa patrie, pour se fuir soi-même (Horace)?»—Si tout d'abord on ne décharge son âme du poids qui l'oppresse, le mouvement ne fait qu'accroître l'oppression; tel un navire qui fatigue moins quand son chargement est bien arrimé. Vous causez à un malade plus de mal que de bien, en le faisant changer de place; en le remuant, le mal se précipite au fond de lui, comme le contenu d'un sac quand on le secoue, comme les pieux qui pénètrent plus profondément et plus solidement quand on les ébranle et qu'on les remue. Aussi, ne suffit-il pas de changer de place, de s'éloigner de la foule, il faut encore écarter de nous celles de nos idées qui nous sont communes avec elle; il se faut séquestrer et rentrer en pleine possession de soi-même: «J'ai rompu mes fers, dites-vous?—Oui, comme le chien qui a tiré sur sa chaîne et qui, dans sa fuite, en traîne une partie à son cou (Perse).»—Nous emportons nos fers avec nous; notre liberté n'est pas complète, nous tournons nos regards vers ce que nous avons laissé, nous en avons l'imagination pleine: «Si l'âme n'est pas rassise, que de combats intérieurs à supporter, que de périls à vaincre! Quels soucis, quelles craintes, quelles inquiétudes rongent l'homme en proie à ses passions! Quels ravages font en notre âme l'orgueil, la débauche, la colère, le luxe, l'oisiveté (Lucrèce)!»
Affranchir notre âme des passions qui la dominent, la détacher de tout ce qui est en dehors de nous, c'est là la vraie solitude; on peut en jouir au milieu des villes et des cours.—«Notre mal a son siège dans notre âme qui ne peut se soustraire à elle-même (Horace)», il faut donc l'en extirper, puis nous concentrer en nous-mêmes. C'est en cela que consiste la vraie solitude; nous en pouvons jouir au sein des villes et des cours; mais on en jouit plus commodément en s'en tenant à l'écart. Puisque nous projetons de vivre seuls, en dehors de toute compagnie, faisons donc en sorte que notre contentement ne dépende que de nous; rompons tout ce qui nous attache aux autres, faisons en sorte de pouvoir vivre effectivement seuls et, en cet état, vivre à notre aise.
Stilpon, échappé à l'incendie de sa ville natale, y avait perdu sa femme, ses enfants et tout ce qu'il possédait. Démétrius Poliorcète, le voyant demeurer calme devant les ruines de sa patrie, lui demanda s'il n'avait éprouvé aucun dommage. Stilpon lui répondit «que non; que, Dieu merci, il n'avait rien perdu de lui-même».—C'est ce qu'exprimait sous une forme plaisante le philosophe Antisthène: «L'homme doit se pourvoir, disait-il, de provisions susceptibles de flotter sur l'eau, afin qu'elles puissent, avec lui, échapper à la nage dans un naufrage»; et en effet, le sage qui conserve la possession de lui-même, n'a rien perdu.—Quand la ville de Nole fut mise à sac par les Barbares, Paulin, qui en était évêque, y perdit tout son avoir et demeura leur prisonnier. Il n'en adressait pas moins cette prière à Dieu: «Seigneur, continue à me garder de sentir ce malheur; ce qui est moi, tu le sais, n'a pas encore jusqu'ici été atteint»; les richesses qui le faisaient réellement riche, les biens auxquels il devait d'être bon, étaient demeurés intacts. Voilà ce que c'est que de faire choix de trésors qui peuvent être mis à l'abri de tout dommage et de les cacher en tel lieu que personne n'y pénètre et qui ne peut être révélé que par nous-mêmes.—Il faut avoir femme, enfants, fortune et surtout la santé, si on peut, mais ne pas s'y attacher au point que notre bonheur en dépende. Il faut se réserver une sorte d'arrière-boutique exclusivement à nous, indépendante, où nous soyons libres dans toute l'acception du mot, qui soit notre principal lieu de retraite et où nous soyons absolument seuls; là, nous nous entretiendrons d'ordinaire de nous avec nous-mêmes: entretien intime, auquel nul ne sera admis et qui ne portera sur aucun sujet autre. Nous nous y abandonnerons à nos pensées sérieuses ou gaies, comme si nous n'avions ni femme, ni enfants, ni biens, ni train de maison, ni serviteurs, de telle sorte que s'ils viennent à nous manquer, ce ne soit pas chose nouvelle pour nous que de nous en passer. Nous avons une âme susceptible de se replier sur elle-même et de se suffire en sa propre compagnie, d'attaquer comme de se défendre, de recevoir et de donner, ne craignons donc pas dans le tête à tête avec nous-mêmes d'en arriver à croupir dans une ennuyeuse oisiveté: «Dans ta solitude, sois à toi-même le monde (Tibulle).» La vertu se contente par elle-même, sans avoir besoin de règles, de paroles ni d'actes.
Les hommes se passionnent pour mille choses qui ne les concernent point.—Dans ce qui constitue nos occupations habituelles, sur mille, il n'en est pas une où nous soyons directement intéressés à ce que nous faisons. Celui-ci, que tu vois furieux et hors de lui, bravant la fusillade et gravissant cette pente rapide pour escalader ces murailles en ruines; cet autre qui lui est opposé, hâve, souffrant de la faim, couvert de cicatrices et résolu à périr plutôt que de laisser pénétrer son adversaire, penses-tu qu'ils agissent pour leur propre compte? C'est pour celui de tel et de tel, qu'ils n'ont jamais vus et qui n'ont guère souci de leurs faits et gestes, plongés qu'ils sont dans l'oisiveté et les plaisirs, pendant que les premiers se morfondent.—Celui-ci atteint de pituite, de maux d'yeux, vêtu misérablement, que tu vois sortir après minuit de son lieu d'études, crois-tu qu'il y ait passé son temps à rechercher dans les livres ce qu'il lui faut faire pour se perfectionner dans le bien, arriver à être plus content de son sort et progresser dans la sagesse? Il s'agit bien de cela! Il mourra à la tâche ou finira par révéler à la postérité le rythme dans lequel sont écrits les vers de Plaute et la véritable orthographe d'un mot latin.—Qui n'échange de propos délibéré la santé, le repos, la vie, pour la réputation et la gloire, monnaie courante la plus inutile, la plus vaine, la plus fausse de toutes celles dont nous faisons usage?—Notre propre mort ne nous inspire pas déjà assez de frayeur, que nous nous intéressons encore à celle de nos femmes, de nos enfants, de nos gens! Nos affaires ne nous donnent pas assez de peine, il faut que nous ajoutions à nos tourments, à nos cassements de tête, en nous occupant de celles de nos voisins et de nos amis: «Comment peut-on se mettre en tête d'aimer quelque chose plus que soi-même (Térence)!»
La retraite convient surtout à ceux qui ont consacré la majeure partie de leur vie au service de l'humanité.—La solitude me semble surtout indiquée et avoir raison d'être pour ceux qui ont consacré à l'humanité la plus belle partie de leur vie, celle où ils étaient en pleine activité, ainsi que fit Thalès. C'est assez avoir vécu pour les autres, vivons pour nous au moins durant le peu de temps qui nous reste; recueillons-nous, et, dans le calme, remémorons-nous nos pensées et ce que furent nos intentions. Ce n'est pas une petite affaire qu'une retraite consciencieuse: cela occupe assez, sans y joindre d'autres entreprises en cours. Puisque Dieu nous donne le loisir de prendre nos dispositions pour quitter ce monde, préparons-nous-y, plions bagage; prenons de bonne heure congé de la compagnie; dégageons-nous de ces engagements par trop pressants qui nous lient ailleurs et nous distraient dans notre retour sur nous-mêmes.
Il faut être capable de faire abstraction de toutes nos obligations, et, faisant un retour sur nous-mêmes, être exclusivement à nous; tempéraments qui s'y prêtent le mieux; comment y arriver.—Il faut rompre avec de trop fortes obligations; nous pouvons encore aimer ceci ou cela, mais ne pouvons plus épouser que nous; autrement dit, ce qui est en dehors de nous peut ne pas nous demeurer étranger, mais il ne faut pas nous y attacher au point que cela fasse corps avec nous et qu'on ne puisse l'en séparer sans nous écorcher et, avec, arracher quelque partie de nous-mêmes. La chose la plus importante du monde est de savoir s'appartenir. Il est temps de nous retirer de la société puisque nous ne pouvons plus rien lui apporter; celui qui n'est pas à même de prêter, doit se défendre d'emprunter. Nos forces nous manquent; rompons et replions-nous sur nous-mêmes. Que celui qui alors peut reporter sur soi et se rendre à lui-même les devoirs qu'on attend d'ordinaire de l'amitié et de la société, le fasse; mais, dans sa chute qui le rend inutile, importun et à charge aux autres, qu'il se garde d'être à charge, importun et inutile à lui-même. Qu'il se flatte, se caresse, mais surtout qu'il se régente; qu'il respecte et craigne sa raison et sa conscience, si bien qu'il ne puisse faire sans honte un faux pas en leur présence: «Il est rare en effet que chacun se respecte assez soi-même (Quintilien).»
Socrate dit que les jeunes gens doivent s'instruire; les hommes faits, pratiquer ce qui est bien; les vieillards, cesser toute occupation civile et militaire, vivre comme bon leur semble, sans être astreints à un travail déterminé. Il y a des tempéraments plus disposés les uns que les autres à se conformer à ces principes qui imposent de se retirer. Ceux qui sont timides et de peu d'énergie, ceux dont les sentiments et la volonté délicate ne se plient pas et ne se livrent pas aisément, et je suis de ces derniers autant par nature que par raison, les acceptent plus volontiers que ceux dont l'activité, le besoin de s'occuper, les portent à se mêler de tout, à s'engager partout, à se passionner à propos de tout; qui s'offrent, se présentent, se donnent à toutes occasions.
Il faut user de ce que nous avons, mais sans nous en faire une nécessité, et être prêts à nous en passer si la fortune vient à nous en priver.—Il faut user des avantages que, d'aventure, nous rencontrons autour de nous, en tant qu'ils sont à notre convenance, mais sans y attacher un intérêt capital; ce ne saurait être, et la raison non plus que la nature ne le veulent pas. Pourquoi, contrevenant à leurs lois, nous mettrions-nous, en ce qui touche notre commodité, sous la dépendance d'autrui? Anticiper sur les accidents que peut nous ménager la mauvaise fortune, n'est pas davantage à faire: se priver bénévolement des satisfactions qui sont en notre pouvoir, comme quelques-uns font par dévotion, et certains philosophes par conviction; se passer de serviteurs; coucher sur la dure; se crever les yeux; jeter ses richesses à l'eau; rechercher la douleur, comme font les uns dans l'espérance que les souffrances de cette vie leur vaudront la béatitude éternelle dans l'autre; ou comme d'autres font, pour, en se reléguant au plus bas de l'échelle sociale, se garantir de tomber plus bas encore, c'est le fait d'une vertu exagérée. Que les natures particulièrement sévères et mieux trempées se défendent de la sorte des orages de ce monde, cela leur fait honneur et demeure comme exemple: «Pour moi, quand je ne puis avoir mieux, je sais me contenter de peu et vante la paisible médiocrité; si mon sort devient meilleur, je proclame qu'il n'y a de sages et d'heureux que ceux dont le revenu est fondé sur de bonnes terres (Horace)»; j'estime moi aussi qu'il y a assez à faire, sans aller aussi loin. Il me suffit, quand la fortune me sourit, de me préparer à ses infidélités, et de me représenter, alors que j'ai l'esprit à l'aise, le mal qui peut m'advenir autant qu'il est possible de se l'imaginer, comme nous faisons dans les joutes et les tournois, auxquels nous nous livrons en pleine paix, pour nous exercer à un simulacre de la guerre. Je ne considère pas moins comme réglé dans ses mœurs le philosophe Arcésilaüs, quoique je sache qu'il faisait usage de vaisselle d'or et d'argent, ce que sa situation de fortune lui permettait; et je l'estime plus d'en avoir usé avec modération et libéralité, que s'il s'en fût défait.
Je cherche à me rendre compte jusqu'où peuvent aller les nécessités auxquelles nous sommes exposés. Quand je vois un pauvre qui mendie à ma porte et qui souvent est plus enjoué et mieux portant que moi, je me suppose à sa place, j'essaie d'amener ma pensée à être conforme à la sienne; et, de lui, passant à d'autres semblablement éprouvés, cela me conduit à penser à la mort, à la pauvreté, à la perte de toute considération, à la maladie, qui peuvent inopinément fondre sur moi. L'appréhension que j'en éprouve en est diminuée quand je songe avec quelle patience les acceptent d'autres de moindre situation que la mienne; car je ne puis croire que la faiblesse d'esprit soit, en pareille occurrence, de plus d'effet que la force d'âme, ou que la raison ne puisse conduire aux mêmes résultats que l'habitude. Sachant combien ces commodités de la vie, si accessoires, tiennent à peu de chose, je ne laisse pas, quand j'en ai la pleine jouissance, de supplier Dieu avec instance de faire que je sois content de moi-même et me contente de ce que je possède.—Je vois des personnes, jeunes encore et en excellente santé, avoir malgré cela, dans leur demeure, quantité de pilules pour le cas où elles auraient un rhume, qu'elles risquent d'autant moins d'attraper qu'elles pensent avoir le remède sous la main. Il faut faire de même; et plus encore si on se sent exposé à quelque maladie plus sérieuse, auquel cas on se prémunit de médicaments qui calment et endorment l'organe qui peut se trouver menacé.
Occupations qui conviennent davantage dans la vie solitaire.—L'occupation à préférer par qui recherche la solitude, ne doit être ni pénible ni ennuyeuse; autrement, il ne servirait à rien d'avoir recherché l'isolement dans le dessein d'y trouver le repos. Elle dépend du goût particulier de chacun; le mien ne me porte guère à faire valoir mes propriétés; ceux qui en ont le goût, feront bien de s'y adonner avec modération: «Qu'ils tâchent de se mettre au-dessus des choses, plutôt que de s'y assujettir (Horace)»; sinon cela deviendra pour eux une œuvre servile, comme la qualifie Salluste. Parmi les occupations que comporte l'exploitation d'un domaine, il en est cependant que j'excuse davantage, telles que le jardinage que, d'après Xénophon, pratiquait Cyrus; et il est possible de trouver un moyen terme, entre le travail grossier, peu relevé, astreignant et réclamant toute attention qui s'impose à ceux qui s'y adonnent complètement, et la nonchalance profonde et excessive de certains qui y laissent tout à l'abandon: «Les troupeaux des voisins venaient manger les moissons de Démocrite, pendant que dégagé de son corps, son esprit voyageait dans l'espace (Horace).»
Pline et Cicéron conseillent de mettre à profit la retraite, pour se faire un nom par quelque œuvre littéraire.—Écoutons le conseil que donne Pline le jeune à son ami Caninius Rufus à ce sujet de la vie solitaire: «Je te conseille, dans la retraite absolue que tu t'es créée et où tu as latitude de vivre aussi confortablement que tu l'entends, d'abandonner à tes gens les travaux pénibles et humiliants de l'exploitation et de t'adonner à l'étude des lettres pour arriver à produire quelque chose qui te soit personnel.» Pline veut dire par là d'appliquer ses loisirs à se faire un nom, ainsi que le comprenait Cicéron, qui dit vouloir employer sa solitude et le repos que lui laissent les affaires publiques, à s'acquérir par ses écrits une gloire immortelle. «Hé quoi! ton savoir n'est-il rien, si on ne sait que tu as du savoir (Perse)»; il semble que du moment qu'on parle de se retirer du monde, il serait rationnel de tourner ses regards du côté où il n'est pas. Pline et Cicéron ne le font qu'à demi; ils prennent bien leurs dispositions pour le moment où ils s'en retireront, mais par une singulière contradiction, bien que séparés du monde, c'est de lui qu'ils prétendent tirer la satisfaction qu'ils se promettent de la vie solitaire qu'ils ont adoptée.
Cas particulier de ceux qui, par dévotion, recherchent la vie solitaire.—Ceux qui, par dévotion, recherchent la solitude, affermis dans leur résolution par la certitude d'une autre vie, que leur donnent les promesses divines, sont bien plus sagement conséquents avec eux-mêmes. Ils aspirent à Dieu, être infini en bonté et en puissance, et l'âme, en toute liberté, trouve à satiété dans la retraite la satisfaction des désirs qu'elle peut concevoir: les afflictions, les douleurs tournent à leur avantage, leur donnant des titres à posséder un jour la santé et le bonheur éternels; la mort vient à souhait pour les faire entrer à cet état si parfait; la rigueur des règles qu'ils s'imposent est atténuée, dès le début, par l'habitude qu'ils en prennent, et les appétits de la chair, rebutés par le refus qui leur est sans cesse opposé, s'endorment, rien ne les entretenant comme l'usage et l'exercice. Cette autre vie heureuse et immortelle qu'ils se promettent, mérite bien à elle seule que nous renoncions sans arrière-pensée aux commodités et aux douceurs de la nôtre; et qui peut embraser son âme de l'ardeur de cette foi que rien n'ébranle et de cette espérance qu'engendre une conviction réelle et constante, mène en la solitude une existence pleine de voluptés et de délices, qui laisse loin derrière elle toutes les satisfactions que nous peut donner tout autre genre de vie.
Combien peu est raisonnable le conseil de Pline et de Cicéron.—Ni le but qu'indique Pline, ni le moyen qu'il propose ne me satisfont donc; ils nous font tomber de mal en pire. S'adonner aux lettres est un travail aussi pénible que tout autre et aussi dangereux pour la santé, ce qui est un point essentiel à considérer, et il ne faut pas se laisser endormir par le plaisir qu'on peut y trouver; c'est toujours le plaisir excessif qu'il prend à la satisfaction de ce qu'il a à cœur, qui perd l'homme, qu'il soit économe, avare, voluptueux ou ambitieux. Les sages nous mettent assez en garde contre la trahison de nos appétits; ils nous apprennent à discerner parmi les plaisirs qui s'offrent à nous, ceux qui sont vrais et non susceptibles de laisser d'amertume après eux, et ceux qui ne sont pas sans mélange et desquels nous devons attendre plus de peine que de satisfaction. La plupart des plaisirs, disent-ils, nous chatouillent agréablement et nous embrassent, mais pour nous étrangler, comme faisaient les brigands que les Égyptiens désignaient sous le nom de «Philistas». Si le mal de tête qui résulte de l'ivresse survenait avant elle, nous nous garderions de trop boire; mais la volupté agit comme l'ivresse, pour nous mieux tromper, elle va devant, nous cachant quelles conséquences elle traîne à sa suite.—Les lettres sont un passe-temps agréable, mais si nous nous y absorbons au point d'en perdre la gaîté et la santé, ce qu'en somme nous avons de mieux, renonçons-y; je suis de ceux qui pensent que les avantages qu'elles nous procurent, ne compensent pas une telle perte. Les hommes affaiblis par quelque indisposition qui se prolonge, finissent par se mettre à la merci du médecin, et, afin de ne plus aller à l'encontre de ce que l'art indique en pareil cas, se font prescrire le régime à suivre; celui qui, ennuyé et pris de dégoût, se retire de la vie commune, doit également observer dans le nouveau genre de vie qu'il adopte les règles de la raison et, de parti pris et par sagesse, se ranger à ce qu'elles indiquent.
Études et soins auxquels on peut se livrer dans la solitude; sciences dont, à ce moment, il ne faut pas s'embarrasser l'esprit.—Il devra avoir renoncé à tout travail quel qu'il soit et de quelque façon qu'il se présente, et aussi, d'une manière générale, fuir les passions qui portent atteinte à la tranquillité soit du corps, soit de l'âme, et «choisir ta voie la plus conforme à son caractère (Properce)».—Qu'il se livre à la culture, à l'étude, à la chasse ou à tout autre exercice, il peut le faire dans la mesure où il y trouve son plaisir, mais qu'il se garde d'aller au delà, car alors la peine commence à s'y mêler. Il ne se faut créer d'ouvrage et ne s'occuper que dans la limite où c'est nécessaire pour nous tenir en haleine et nous préserver des incommodités qu'entraîne l'exagération contraire, l'oisiveté qui amollit et assoupit.—Il y a des sciences stériles et ardues qui, pour la plupart, ont surtout de l'intérêt pour le monde, laissons-en l'étude à ceux qui sont à son service. Pour moi, je n'aime que les livres distrayants et faciles, dont la lecture m'est agréable, ou encore ceux qui m'apportent des consolations et me donnent des conseils sur la manière de diriger ma vie et de me préparer à la mort: «Me promenant en silence dans les bois et m'occupant de tout ce qui est digne d'un homme rangé et vertueux (Horace).»
Les gens plus sages que moi, à l'âme forte et élevée, peuvent se créer un repos tout spirituel; moi qui l'ai comme tout le monde, j'ai besoin que les commodités du corps me viennent en aide; et l'âge venant de m'enlever celles qui étaient le plus à mon gré, je recherche celles que me permet encore cette époque de ma vie et me mets en mesure d'en profiter. Il faut, par tous les moyens en notre pouvoir, y employant nos dents et nos griffes, nous conserver la jouissance des satisfactions de l'existence que les ans nous arrachent successivement des mains les unes après les autres: «Jouissons; seuls les jours que nous donnons au plaisir sont à nous; bientôt tu ne seras plus que cendre, ombre, fable (Perse).»
La gloire et le repos sont choses incompatibles.—Or, Pline et Cicéron nous donnent comme but à poursuivre, de la gloire à acquérir; c'est bien loin de mon compte. La disposition d'esprit la plus contraire à la vie solitaire, c'est l'ambition: gloire et repos sont choses qui ne vont pas ensemble. Pline et Cicéron, je le vois, ne se sont dégagés que de corps du flot humain; plus que jamais ils y demeurent engagés d'âme et d'intention: «Vieux radoteur, ne travailles-tu donc que pour amuser l'oisiveté du peuple (Perse)?» ils n'ont reculé que pour mieux sauter et, par un vigoureux effort, pénétrer plus avant dans la foule.
Vous plaît-il de voir combien ils sont dans l'erreur? Comparons leur avis à celui d'Épicure et de Sénèque, deux philosophes appartenant à deux écoles très différentes l'une de l'autre, écrivant l'un à Idoménée, l'autre à Lucilius leurs amis, pour les amener à abandonner la vie publique et les grandeurs, et vivre dans la retraite: «Vous avez jusqu'ici, disent-ils, vécu nageant et flottant sur les mers; rentrez au port pour y mourir. Vous avez passé toute votre vie en pleine lumière, vivez à l'ombre ce qui vous en reste. Ce ne serait pas quitter vos occupations, que de ne pas renoncer du même coup au bénéfice qu'elles produisent; c'est pourquoi il faut vous défaire de toute arrière-pensée de gloire et de renom; il serait mauvais pour votre repos, que le rayonnement de vos actions passées vous suive jusque dans votre refuge, vous mettant par trop en évidence. En même temps que vous renoncez aux autres voluptés, renoncez à celle que procure l'approbation des hommes; et quant à ce qui est de votre science et de vos capacités, n'en ayez souci; elles ne seront pas perdues si vous-même venez à valoir davantage. Souvenez-vous de ce quidam auquel on demandait à quoi lui servait de se donner tant de peine pour acquérir un talent que peu de personnes sauraient qu'il possède, et qui répondait: «S'il y en a un petit nombre à le savoir, cela me suffit; s'il y en a une seule, c'est assez; s'il n'y en a aucune, cela me suffit encore»; il était dans le vrai. Vous et un autre vous tenant compagnie, vous vous suffisez bien, en cette scène continue de théâtre qu'est la vie, à vous servir réciproquement de public; si vous êtes seul, soyez-vous à la fois acteur et spectateur; que la foule ne compte à vos yeux que comme un témoin unique, et qu'un seul témoin ait pour vous la même importance qu'un public nombreux. C'est une ambition qui témoigne de la faiblesse que de vouloir faire servir à la gloire l'oisiveté et la retraite dans lesquelles on vit; il faut faire comme font les animaux qui effacent leurs traces à l'entrée de leur tanière, quand ils y rentrent. Vous n'avez plus à chercher à faire que le monde parle de vous; vous n'avez à vous préoccuper que de ce qu'il faut que vous vous disiez à vous-même. Rentrez en vous, mais tout d'abord préparez-vous à vous y recevoir; car ce serait folie, si vous ne savez quelle conduite tenir à cet effet, de vous en fier à votre seule inspiration. On peut errer dans la vie solitaire, tout comme lorsqu'on vit en société. Tant que vous n'êtes pas en mesure de vous présenter dans une attitude irréprochable, devant qui vous n'oseriez paraître autrement, tant que vous ne vous inspirez pas à vous-même pudeur et respect, «remplissez-vous l'esprit de nobles images (Cicéron)»; ayez toujours présents à l'imagination Caton, Phocion, Aristide devant lesquels les fous eux-mêmes cacheraient leurs fautes et faites-les juges de vos intentions. Si ces intentions sont autres qu'elles ne devraient, la déférence que vous avez pour eux vous remettra dans la bonne voie; ils vous y maintiendront, vous amenant à vous suffire, à n'emprunter qu'à vous, à faire que votre âme se fixe et s'affermisse sur des pensées, en nombre limité et d'ordre déterminé, où elle puisse se complaire; vous arriverez ainsi à reconnaître et à comprendre que ce sont là les seuls biens vraiment dignes de ce nom, biens dont on jouit dès qu'on le comprend, et vous vous en contenterez, sans souhaiter que votre vie se prolonge ni que votre nom acquière de la célébrité.»—Voilà bien le conseil d'une vraie philosophie, conforme aux lois de la nature; et non d'une philosophie toute d'ostentation, pleine de verbiage, comme celle de Pline et de Cicéron.
CHAPITRE XXXIX. (ORIGINAL LIV. I, CH. XXXIX.)
Considérations sur Cicéron.
Cicéron et Pline le jeune étaient des ambitieux; ils ont été jusqu'à solliciter les historiens de faire l'éloge de leurs faits et gestes.—Encore un fait qui fera ressortir la différence entre Epicure et Sénèque d'une part, Cicéron et ce Pline de l'autre. Les écrits mêmes de ceux-ci, qui, à mon sens, ressemblent peu, par l'esprit qui y règne, à ceux de Pline le naturaliste, oncle de ce dernier, sont des témoignages irrécusables d'une nature ambitieuse au delà de toute mesure. N'y sollicitent-ils pas entre autres, au su de tout le monde, les historiens de leur temps de ne pas omettre de les faire figurer dans leurs ouvrages! La fortune, comme pour se jouer d'eux, a fait parvenir jusqu'à nous ces vaniteuses requêtes, alors que depuis longtemps sont perdus ces ouvrages où il est question d'eux.
Même dans leurs lettres intimes, ils ont recherché l'élégance du style; ils semblent ne les avoir écrites que pour être publiées.—Mais ce qui dénonce la petitesse de sentiments de personnages de ce rang, c'est d'avoir voulu faire concourir pour une large part à leur gloire, leur intempérance et leur futilité de langage, en prétendant conserver à la postérité jusqu'aux lettres familières qu'ils écrivaient à leurs amis; au point que quelques-unes n'ayant pas été envoyées après avoir été écrites, ils les publient quand même, en donnant pour excuse que c'est afin de ne pas perdre leur peine et leurs veilles. Convient-il vraiment à deux consuls romains, premiers magistrats d'une république souveraine du monde, d'employer leurs loisirs à préparer et rédiger en style des mieux tournés de belles épîtres, dans le but d'acquérir la réputation de bien écrire la langue de leur nourrice! Que ferait de pire un simple maître d'école dont ce serait le gagne-pain?—Si les hauts faits de Xénophon et de César n'eussent surpassé de beaucoup leur éloquence, je doute qu'ils les eussent écrits; ce qu'ils ont cherché à faire connaître, c'est la conduite qu'il ont tenue dans les événements auxquels ils ont été mêlés, et non leur manière de les raconter. Si la perfection du langage pouvait valoir une gloire de bon aloi à de hauts personnages, Scipion et Lælius n'eussent certainement pas cédé à un esclave africain l'honneur qui pouvait leur revenir de leurs comédies et de leurs autres écrits où se manifestent toutes les délicatesses les plus délicieuses de la langue latine, car il est hors de doute que l'œuvre de Térence est la leur; outre que l'auteur en convient, cela ressort de sa beauté et de sa perfection mêmes, et de fait, je serais bien au regret que l'on me prouvât le contraire.
Les rois et les grands ne doivent pas tirer vanité d'exceller dans les arts et les sciences; seuls les talents et les qualités qui importent à leur situation, sont susceptibles de leur faire honneur.—C'est en quelque sorte se moquer et faire injure à quelqu'un que de chercher à le faire valoir en lui attribuant des qualités qui, si louables qu'elles soient par elles-mêmes, ne conviennent pas à son rang; ou encore en lui en attribuant d'autres que celles qui doivent être en lui en première ligne. C'est comme si on louait un roi d'être bon peintre ou bon architecte, ou encore adroit au tir ou à courir des bagues; de tels éloges ne font honneur que s'ils sont présentés d'une façon générale et ajoutent à ceux que peuvent mériter, par les qualités propres à la situation qu'ils occupent, ceux auxquels ils s'adressent; dans le cas pris pour exemple, à la justice du prince, à l'entente avec laquelle il dirige les affaires de l'État en paix comme en guerre. C'est de la sorte que ses connaissances en agriculture ont honoré Cyrus; que son éloquence et sa culture des belles-lettres ont honoré Charlemagne. Bien plus, j'ai vu de mon temps des personnages qui devaient leurs titres et leur situation à leur talent calligraphique, renier leurs débuts, s'appliquer à avoir une mauvaise écriture et affecter une profonde ignorance de ce savoir si vulgaire que le peuple estime ne se rencontrer guère chez les personnes instruites, et chercher à se recommander par des qualités plus importantes.—Démosthènes étant en ambassade auprès de Philippe, ses compagnons louaient ce prince d'être beau, éloquent et buveur émérite. Ce sont là, dit Démosthènes, des qualités faisant plus d'honneur à une femme, à un avocat et à une éponge, qu'à un roi: «Qu'il commande, qu'il terrasse l'ennemi qui résiste et soit clément à l'égard de celui réduit à l'impuissance (Horace).» Ce n'est pas le métier d'un roi de savoir bien chasser ou bien danser: «Que d'autres plaident éloquemment; que d'autres, armés du compas, décrivent les mouvements du ciel, prédisent le cours des astres; son rôle à lui, est de savoir gouverner (Virgile).»
Plutarque dit davantage: Se montrer aussi supérieur dans des choses accessoires, c'est témoigner avoir mal disposé de son temps, n'en avoir pas employé autant que l'on eût dû à l'étude de choses plus nécessaires et plus utiles.—C'est ce qui faisait dire à Philippe, roi de Macédoine, entendant son fils, devenu Alexandre le Grand, chanter dans un festin et déployer un talent à rendre jaloux les meilleurs musiciens: «N'as-tu pas honte de chanter si bien?»—C'est le même sentiment qui fit qu'un musicien, avec lequel ce même Philippe discutait sur son art, lui répondit: «Eh! Dieu vous garde, Sire, d'éprouver jamais de tels revers, que vous arriviez à être plus expert que moi en pareille matière.»—Un roi doit pouvoir répondre comme fit un jour Iphicrates à un orateur qui, dans son plaidoyer, le pressait en ces termes: «Eh quoi? qu'es-tu donc pour tant faire le brave? es-tu homme d'armes, es-tu archer, es-tu piquier?»—«Je ne suis rien de tout cela, mais je suis celui qui sait commander à tous ces gens-là.»—Antisthènes vit un indice du peu de valeur d'Ismenias, dans ce qu'on le vantait d'être un excellent joueur de flûte.
Dans ses Essais, Montaigne dit avoir intentionnellement évité de développer les sujets qu'il traite; il se borne à les mentionner, sans même se préoccuper de la forme sous laquelle il les présente.—Je sais bien, quand j'entends quelqu'un parler du style des Essais, que je préférerais qu'il n'en dise rien; ce ne sont pas tant les expressions que l'on relève, que les idées que l'on dénigre, d'une façon d'autant plus mordante qu'on le fait d'une manière indirecte. J'ai pu me tromper, mais combien d'autres, en ce même genre, prêtent encore plus à la critique! Toujours est-il, que ce soit bien ou mal, aucun écrivain n'a amorcé plus de sujets et, en tout cas, n'en a amoncelé autant sur le papier. Pour les y faire tenir en plus grand nombre, je ne fais guère que les énoncer; si je venais à les développer, ce ne serait plus un volume, mais plusieurs qu'il faudrait; beaucoup de faits s'y trouvent mentionnés, dont les conséquences ne sont pas déduites; celui qui voudra les scruter d'un peu près, donnera à ces Essais une extension indéfinie. Ces faits, comme les allégations que j'ai émises, ne sont pas toujours simplement des exemples devant faire autorité ou ajouter à l'intérêt de l'ouvrage; je ne les considère pas seulement comme appuyant mes dires; en dehors de cela, ils peuvent devenir le point de départ de dissertations plus importantes et plus larges, et souvent, en déviant un peu, fournir matière à traiter plus amplement certains sujets particulièrement délicats sur lesquels je n'ai pas voulu ici m'étendre davantage, tant pour moi que pour ceux qui auraient à cet égard ma manière de voir.
Pour en revenir à ce qui est du talent de la parole, je trouve que «ne savoir s'exprimer que d'une manière défectueuse», ou «ne savoir rien autre que bien parler», ne valent guère mieux l'un que l'autre: «Un arrangement symétrique n'est pas digne de l'homme (Sénèque).» Les sages disent qu'au point de vue du savoir il n'y a que la philosophie, et au point de vue des actes que la vertu, qui s'accommodent d'être pratiquées à tous les degrés et dans toutes les conditions de la société.
Combien différent de Pline et de Cicéron, Épicure et Sénèque qui critiquent cette soif de célébrité dans un style moins brillant, mais plus sensé.—On trouve quelque chose d'approchant des idées exprimées par Pline et Cicéron, dans Épicure et Sénèque; eux aussi indiquent que les lettres qu'ils écrivent à leurs amis, vivront éternellement; mais c'est d'autre façon et pour, dans un bon but, se mettre à l'unisson de la vanité de ceux avec lesquels ils sont en correspondance. Ils leur mandent en effet que s'ils demeurent aux affaires par désir de se faire un nom et de le transmettre aux siècles à venir, et s'ils craignent que la solitude et la retraite auxquelles ils les convient ne nuisent à ce résultat, ils peuvent se rassurer; qu'eux, qui leur écrivent, ont assez de crédit sur la postérité pour leur garantir que, ne serait-ce que par les lettres qu'ils leur adressent, ils feront connaître leurs noms et leur donneront plus de célébrité que ne peuvent leur en valoir les actes de leur vie publique.—Outre cette différence avec les lettres de Cicéron et de Pline, celles de nos deux philosophes ne sont pas vides et sans consistance, n'ayant de saillant que la délicatesse des expressions disposées suivant un rythme harmonieux; les leurs, substantielles, parlant raison en de nombreux et beaux passages, sont à même de rendre celui qui les lit, non plus éloquent, mais plus sage, et de lui apprendre non à bien dire, mais à bien faire. Fi de l'éloquence qui fixe notre attention sur elle-même, et non sur les sujets qu'elle traite! Constatons cependant que celle de Cicéron passa pour avoir été d'une telle perfection, qu'elle avait une valeur propre.—A ce propos, je conterai de lui cette anecdote qui fait toucher du doigt sa nature: Il avait à parler en public et était un peu pressé par le temps pour préparer convenablement son discours. Eros, l'un de ses esclaves, vint le prévenir que l'assemblée était remise au lendemain; il en fut si satisfait, que pour cette bonne nouvelle il l'affranchit.
Raisons qui ont fait préférer à Montaigne la forme qu'il a donnée à ses Essais, au lieu du genre épistolaire pour lequel il avait cependant des dispositions particulières.—Un mot sur ce genre épistolaire, dans lequel mes amis estiment que je pourrais réussir et que j'eusse volontiers adopté pour publier les produits de mon imagination, si j'avais eu à qui adresser mes lettres. Mais, pour cela, il eût fallu que j'eusse aujourd'hui, comme je l'avais jadis, une personne avec laquelle je fusse en relations continues, qui m'attirât, m'encourageât et me mit en verve; parce que raisonner, comme d'autres font, sur des hypothèses, je ne saurais le faire qu'en songe; ennemi juré de tout ce qui est faux, je ne saurais davantage m'entretenir de questions sérieuses avec des correspondants imaginaires. J'eusse été plus attentif et plus net dans ce que j'écrivais, si j'avais eu à l'adresser à un ami de l'intelligence et du caractère duquel j'eusse été assuré, plus qu'en m'adressant au public, chez lequel on trouve des gens de toutes sortes; et je suis convaincu que cela m'eût beaucoup mieux réussi. Mon style, naturellement peu sérieux et familier, ne convient guère pour traiter les affaires publiques; mais il m'est bien personnel, conforme de tous points à ma conversation qui est touffue, désordonnée, coupée, d'un caractère tout particulier.
Rien de ridicule comme les formules oiseuses de respect et d'adulation qu'on prodigue de nos jours dans la correspondance privée; comment lui-même procédait à la sienne.—Je ne m'entends pas à écrire des lettres cérémonieuses, qui ne sont au fond qu'une suite ininterrompue de belles phrases courtoises. Les longues protestations d'affection et les offres de service ne sont ni dans mes moyens, ni dans mes goûts; je n'en pense pas si long et il me déplaît d'en dire plus que je n'en pense. Cela n'est guère dans les usages actuels qui comportent une débauche de formules de politesse obséquieuses et serviles, comme il n'en fut jamais, où il est fait un tel abus dans les relations courantes de ces mots: Vie, âme, dévotion, adoration, serf, esclave, que si l'on veut marquer une sympathie particulièrement accentuée et respectueuse, les termes pour l'exprimer font défaut.