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Essais de Montaigne (self-édition) - Volume I
QVAND nous rencontrons dans les histoires, qu'Antigonus sçeut•
tres-mauuais gré à son fils de luy auoir presenté la teste du
Roy Pyrrhus son ennemy, qui venoit sur l'heure mesme d'estre
tué combatant contre luy: et que l'ayant veuë il se print bien
fort à pleurer: et que le Duc René de Lorraine, pleingnit aussi la
mort du Duc Charles de Bourgoigne, qu'il venoit de deffaire, et en3
porta le deuil en son enterrement: et qu'en la bataille d'Auroy
(que le Comte de Montfort gaigna contre Charles de Blois sa partie,
pour le Duché de Bretaigne) le victorieux rencontrant le corps
de son ennemy trespassé, en mena grand deuil, il ne faut pas s'escrier
soudain,
Et cosi auen che l'animo ciascuna
Sua passion sotto el contrario manto
Ricopre, con la vista hor' chiara, hor bruna.•
Quand on presenta à Cæsar la teste de Pompeius, les histoires disent
qu'il en destourna sa veuë, comme d'vn vilain et mal plaisant spectacle.
Il y auoit eu entr'eux vne si longue intelligence, et societé au
maniement des affaires publiques, tant de communauté de fortunes,
tant d'offices reciproques et d'alliance, qu'il ne faut pas croire que1
cette contenance fust toute fauce et contrefaicte, comme estime cet
autre:
Tutúmque putauit
Iam bonus esse socer, lacrymas non sponte cadentes
Effudit, gemitúsque expressit pectore læto.•
Car bien qu'à la verité la pluspart de nos actions ne soient que
masque et fard, et qu'il puisse quelquefois estre vray,
Heredis fletus sub persona risus est.
si est-ce qu'au iugement de ces accidens, il faut considerer, comme
nos ames se trouuent souuent agitees de diuerses passions. Et tout2
ainsi qu'en nos corps ils disent qu'il y a vne assemblee de diuerses
humeurs, desquelles celle là est maistresse, qui commande le plus
ordinairement en nous, selon nos complexions: aussi en nostre ame,
bien qu'il y ait diuers mouuements, qui l'agitent, si faut-il qu'il
y en ayt vn à qui le champ demeure. Mais ce n'est pas auec si entier•
auantage, que pour la volubilité et soupplesse de nostre ame, les
plus foibles par occasion ne regaignent encores la place, et ne facent
vne courte charge à leur tour. D'où nous voyons non seulement les
enfans, qui vont tout naifuement apres la nature, pleurer et rire
souuent de mesme chose: mais nul d'entre nous ne se peut vanter,3
quelque voyage qu'il face à son souhait, qu'encore au départir de
sa famille, et de ses amis, il ne se sente frissonner le courage: et
si les larmes ne luy en eschappent tout à faict, au moins met-il le
pied à l'estrié d'vn visage morne et contristé. Et quelque gentille
flamme qui eschauffe le cœur des filles bien nees, encore les despend•
on à force du col de leurs meres, pour les rendre à leur espoux:
quoy que die ce bon compagnon,
Estne nouis nuptis odio Venus, ánne parentum
Frustrantur falsis gaudia lacrymulis,
Vbertim thalami quas intra limina fundunt?4
Non, ita me diui, vera gemunt, iuuerint.
Ainsin il n'est pas estrange de plaindre celuy-là mort, qu'on ne voudroit
aucunement estre en vie. Quand ie tance auec mon valet,
ie tance du meilleur courage que i'aye: ce sont vrayes et non feintes
imprecations: mais cette fumee passee, qu'il ayt besoing de moy,
ie luy bien-feray volontiers, ie tourne à l'instant le fueillet. Quand
ie l'appelle vn badin, vn veau: ie n'entrepren pas de luy coudre à
iamais ces titres: ny ne pense me desdire, pour le nommer honeste•
homme tantost apres. Nulle qualité nous embrasse purement et vniuersellement.
Si ce n'estoit la contenance d'vn fol, de parler seul,
il n'est iour ny heure à peine, en laquelle on ne m'ouist gronder
en moy-mesme, et contre moy, Bren du fat: et si n'enten pas, que
ce soit ma definition. Qui pour me voir vne mine tantost froide,1
tantost amoureuse enuers ma femme, estime que l'vne ou l'autre
soit feinte, il est vn sot. Neron prenant congé de sa mere, qu'il enuoioit
noyer, sentit toutefois l'émotion de cet adieu maternel: et
en eust horreur et pitié. On dit que la lumiere du Soleil, n'est pas
d'vne piece continuë: mais qu'il nous élance si dru sans cesse nouueaux•
rayons les vns sur les autres, que nous n'en pouuons apperceuoir
l'entre deux.
Largus enim liquidi fons luminis, ætherius sol
Inrigat assiduè cœlum candore recenti,
Suppeditátque nouo confestim lumine lumen:2
ainsin eslance nostre ame ses pointes diuersement et imperceptiblement.
Artabanus surprint Xerxes son nepueu, et le tança de
la mutation soudaine de sa contenance. Il estoit à considerer la
grandeur desmesurée de ses forces, au passage de l'Hellespont,
pour l'entreprinse de la Grece. Il luy print premierement vn tressaillement•
d'aise, à veoir tant de milliers d'hommes à son seruice,
et le tesmoigna par l'allegresse et feste de son visage. Et tout soudain
en mesme instant, sa pensée luy suggerant, comme tant de
vies auoient à defaillir au plus loing, dans vn siecle, il refroigna
son front, et s'attrista iusques aux larmes. Nous auons poursuiuy3
auec resoluë volonté la vengeance d'vne iniure, et ressenty vn singulier
contentement de la victoire; nous en pleurons pourtant: ce
n'est pas de cela que nous pleurons: il n'y a rien de changé; mais
nostre ame regarde la chose d'vn autre œil, et se la represente par
vn autre visage: car chasque chose a plusieurs biais et plusieurs•
lustres. La parenté, les anciennes accointances et amitiez, saisissent
nostre imagination, et la passionnent pour l'heure, selon
leur condition; mais le contour en est si brusque, qu'il nous
eschappe.
Nil adeo fieri celeri ratione videtur,4
Quàm si mens fieri proponit, et inchoat ipsa
Ocius ergo animus, quàm res se perciet vlla,
Ante oculos quarum in promptu natura videtur.
Et à cette cause, voulans de toute cette suitte continuer vn corps,
nous nous trompons. Quand Timoleon pleure le meurtre qu'il auoit
commis d'vne si meure et genereuse deliberation, il ne pleure pas
la liberté rendue à sa patrie, il ne pleure pas le Tyran, mais il pleure
son frere. L'vne partie de son deuoir est iouée, laissons luy en iouer•
l'autre.
tres-mauuais gré à son fils de luy auoir presenté la teste du
Roy Pyrrhus son ennemy, qui venoit sur l'heure mesme d'estre
tué combatant contre luy: et que l'ayant veuë il se print bien
fort à pleurer: et que le Duc René de Lorraine, pleingnit aussi la
mort du Duc Charles de Bourgoigne, qu'il venoit de deffaire, et en3
porta le deuil en son enterrement: et qu'en la bataille d'Auroy
(que le Comte de Montfort gaigna contre Charles de Blois sa partie,
pour le Duché de Bretaigne) le victorieux rencontrant le corps
de son ennemy trespassé, en mena grand deuil, il ne faut pas s'escrier
soudain,
Et cosi auen che l'animo ciascuna
Sua passion sotto el contrario manto
Ricopre, con la vista hor' chiara, hor bruna.•
Quand on presenta à Cæsar la teste de Pompeius, les histoires disent
qu'il en destourna sa veuë, comme d'vn vilain et mal plaisant spectacle.
Il y auoit eu entr'eux vne si longue intelligence, et societé au
maniement des affaires publiques, tant de communauté de fortunes,
tant d'offices reciproques et d'alliance, qu'il ne faut pas croire que1
cette contenance fust toute fauce et contrefaicte, comme estime cet
autre:
Tutúmque putauit
Iam bonus esse socer, lacrymas non sponte cadentes
Effudit, gemitúsque expressit pectore læto.•
Car bien qu'à la verité la pluspart de nos actions ne soient que
masque et fard, et qu'il puisse quelquefois estre vray,
Heredis fletus sub persona risus est.
si est-ce qu'au iugement de ces accidens, il faut considerer, comme
nos ames se trouuent souuent agitees de diuerses passions. Et tout2
ainsi qu'en nos corps ils disent qu'il y a vne assemblee de diuerses
humeurs, desquelles celle là est maistresse, qui commande le plus
ordinairement en nous, selon nos complexions: aussi en nostre ame,
bien qu'il y ait diuers mouuements, qui l'agitent, si faut-il qu'il
y en ayt vn à qui le champ demeure. Mais ce n'est pas auec si entier•
auantage, que pour la volubilité et soupplesse de nostre ame, les
plus foibles par occasion ne regaignent encores la place, et ne facent
vne courte charge à leur tour. D'où nous voyons non seulement les
enfans, qui vont tout naifuement apres la nature, pleurer et rire
souuent de mesme chose: mais nul d'entre nous ne se peut vanter,3
quelque voyage qu'il face à son souhait, qu'encore au départir de
sa famille, et de ses amis, il ne se sente frissonner le courage: et
si les larmes ne luy en eschappent tout à faict, au moins met-il le
pied à l'estrié d'vn visage morne et contristé. Et quelque gentille
flamme qui eschauffe le cœur des filles bien nees, encore les despend•
on à force du col de leurs meres, pour les rendre à leur espoux:
quoy que die ce bon compagnon,
Estne nouis nuptis odio Venus, ánne parentum
Frustrantur falsis gaudia lacrymulis,
Vbertim thalami quas intra limina fundunt?4
Non, ita me diui, vera gemunt, iuuerint.
Ainsin il n'est pas estrange de plaindre celuy-là mort, qu'on ne voudroit
aucunement estre en vie. Quand ie tance auec mon valet,
ie tance du meilleur courage que i'aye: ce sont vrayes et non feintes
imprecations: mais cette fumee passee, qu'il ayt besoing de moy,
ie luy bien-feray volontiers, ie tourne à l'instant le fueillet. Quand
ie l'appelle vn badin, vn veau: ie n'entrepren pas de luy coudre à
iamais ces titres: ny ne pense me desdire, pour le nommer honeste•
homme tantost apres. Nulle qualité nous embrasse purement et vniuersellement.
Si ce n'estoit la contenance d'vn fol, de parler seul,
il n'est iour ny heure à peine, en laquelle on ne m'ouist gronder
en moy-mesme, et contre moy, Bren du fat: et si n'enten pas, que
ce soit ma definition. Qui pour me voir vne mine tantost froide,1
tantost amoureuse enuers ma femme, estime que l'vne ou l'autre
soit feinte, il est vn sot. Neron prenant congé de sa mere, qu'il enuoioit
noyer, sentit toutefois l'émotion de cet adieu maternel: et
en eust horreur et pitié. On dit que la lumiere du Soleil, n'est pas
d'vne piece continuë: mais qu'il nous élance si dru sans cesse nouueaux•
rayons les vns sur les autres, que nous n'en pouuons apperceuoir
l'entre deux.
Largus enim liquidi fons luminis, ætherius sol
Inrigat assiduè cœlum candore recenti,
Suppeditátque nouo confestim lumine lumen:2
ainsin eslance nostre ame ses pointes diuersement et imperceptiblement.
Artabanus surprint Xerxes son nepueu, et le tança de
la mutation soudaine de sa contenance. Il estoit à considerer la
grandeur desmesurée de ses forces, au passage de l'Hellespont,
pour l'entreprinse de la Grece. Il luy print premierement vn tressaillement•
d'aise, à veoir tant de milliers d'hommes à son seruice,
et le tesmoigna par l'allegresse et feste de son visage. Et tout soudain
en mesme instant, sa pensée luy suggerant, comme tant de
vies auoient à defaillir au plus loing, dans vn siecle, il refroigna
son front, et s'attrista iusques aux larmes. Nous auons poursuiuy3
auec resoluë volonté la vengeance d'vne iniure, et ressenty vn singulier
contentement de la victoire; nous en pleurons pourtant: ce
n'est pas de cela que nous pleurons: il n'y a rien de changé; mais
nostre ame regarde la chose d'vn autre œil, et se la represente par
vn autre visage: car chasque chose a plusieurs biais et plusieurs•
lustres. La parenté, les anciennes accointances et amitiez, saisissent
nostre imagination, et la passionnent pour l'heure, selon
leur condition; mais le contour en est si brusque, qu'il nous
eschappe.
Nil adeo fieri celeri ratione videtur,4
Quàm si mens fieri proponit, et inchoat ipsa
Ocius ergo animus, quàm res se perciet vlla,
Ante oculos quarum in promptu natura videtur.
Et à cette cause, voulans de toute cette suitte continuer vn corps,
nous nous trompons. Quand Timoleon pleure le meurtre qu'il auoit
commis d'vne si meure et genereuse deliberation, il ne pleure pas
la liberté rendue à sa patrie, il ne pleure pas le Tyran, mais il pleure
son frere. L'vne partie de son deuoir est iouée, laissons luy en iouer•
l'autre.
CHAPITRE XXXVIII. (TRADUCTION LIV. I, CH. XXXVIII.)
De la solitude.
LAISSONS à part cette longue comparaison de la vie solitaire à
l'actiue. Et quant à ce beau mot, dequoy se couure l'ambition et
l'auarice, Que nous ne sommes pas naiz pour nostre particulier,
ains pour le publicq; rapportons nous en hardiment à ceux qui sont1
en la danse; et qu'ils se battent la conscience, si au contraire, les
estats, les charges, et cette tracasserie du monde, ne se recherche
plustost, pour tirer du publicq son profit particulier. Les mauuais
moyens par où on s'y pousse en nostre siecle, montrent bien que la
fin n'en vaut gueres. Respondons à l'ambition que c'est elle mesme•
qui nous donne goust de la solitude. Car que fuit elle tant que la
societé? que cherche elle tant que ses coudées franches? Il y a dequoy
bien et mal faire par tout. Toutesfois si le mot de Bias est vray,
que la pire part c'est la plus grande, ou ce que dit l'Ecclesiastique,
que de mille il n'en est pas vn bon:2
Rari quippe boni: numero vix sunt totidem quot
Thebarum portæ, vel diuitis ostia Nili:
la contagion est tres-dangereuse en la presse. Il faut ou imiter les
vitieux, ou les haïr. Tous les deux sont dangereux; et de leur ressembler,
par ce qu'ils sont beaucoup, et d'en haïr beaucoup par ce•
qu'ils sont dissemblables. Et les marchands, qui vont en mer, ont
raison de regarder, que ceux qui se mettent en mesme vaisseau,
ne soyent dissolus, blasphemateurs, meschans: estimants telle societé
infortunée. Parquoy Bias plaisamment, à ceux qui passoient
auec luy le danger d'vne grande tourmente, et appelloient le secours
des Dieux: Taisez vous, feit-il, qu'ils ne sentent point que
vous soyez icy auec moy. Et d'vn plus pressant exemple: Albuquerque
Vice-Roy en l'Inde, pour Emanuel Roy de Portugal, en vn
extreme peril de fortune de mer, print sur ses espaules vn ieune•
garçon pour cette seule fin, qu'en la societé de leur peril, son innocence
luy seruist de garant, et de recommandation enuers la
faueur diuine, pour le mettre à bord. Ce n'est pas que le sage
ne puisse par tout viure content, voire et seul, en la foule d'vn palais:
mais s'il est à choisir, il en fuira, dit-il, mesmes la veue. Il1
portera s'il est besoing cela, mais s'il est en luy, il eslira cecy. Il
ne luy semble point suffisamment s'estre desfait des vices, s'il faut
encores qu'il conteste auec ceux d'autruy. Charondas chastioit pour
mauuais ceux qui estoient conuaincus de hanter mauuaise compagnie.
Il n'est rien si dissociable et sociable que l'homme: l'vn par•
son vice, l'autre par sa nature. Et Antisthenes ne me semble auoir
satisfait à celuy, qui luy reprochoit sa conuersation auec les meschants,
en disant, que les medecins viuent bien entre les malades.
Car s'ils seruent à la santé des malades, ils deteriorent la leur, par
la contagion, la veuë continuelle, et pratique des maladies. Or la2
fin, ce crois-ie, en est tout'vne, d'en viure plus à loisir et à son
aise. Mais on n'en cherche pas tousiours bien le chemin. Souuent
on pense auoir quitté les affaires, on ne les a que changez. Il n'y a
guere moins de tourment au gouuernement d'vne famille que d'vn
estat entier. Où que l'ame soit empeschée, elle y est toute. Et pour•
estre les occupations domestiques moins importantes, elles n'en
sont pas moins importunes. D'auantage, pour nous estre deffaicts
de la Cour et du marché, nous ne sommes pas deffaits des principaux
tourmens de nostre vie.
Ratio et prudentia curas,3
Non locus effusi latè maris arbiter, aufert.
L'ambition, l'auarice, l'irresolution, la peur et les concupiscences,
ne nous abandonnent point pour changer de contrée:
Et post equitem sedet atra cura.
Elles nous suiuent souuent iusques dans les cloistres, et dans les•
escoles de Philosophie. Ny les desers, ny les rochers creusez, ny
la here, ny les ieusnes, ne nous en démeslent:
Hæret lateri lethalis arundo.
l'actiue. Et quant à ce beau mot, dequoy se couure l'ambition et
l'auarice, Que nous ne sommes pas naiz pour nostre particulier,
ains pour le publicq; rapportons nous en hardiment à ceux qui sont1
en la danse; et qu'ils se battent la conscience, si au contraire, les
estats, les charges, et cette tracasserie du monde, ne se recherche
plustost, pour tirer du publicq son profit particulier. Les mauuais
moyens par où on s'y pousse en nostre siecle, montrent bien que la
fin n'en vaut gueres. Respondons à l'ambition que c'est elle mesme•
qui nous donne goust de la solitude. Car que fuit elle tant que la
societé? que cherche elle tant que ses coudées franches? Il y a dequoy
bien et mal faire par tout. Toutesfois si le mot de Bias est vray,
que la pire part c'est la plus grande, ou ce que dit l'Ecclesiastique,
que de mille il n'en est pas vn bon:2
Rari quippe boni: numero vix sunt totidem quot
Thebarum portæ, vel diuitis ostia Nili:
la contagion est tres-dangereuse en la presse. Il faut ou imiter les
vitieux, ou les haïr. Tous les deux sont dangereux; et de leur ressembler,
par ce qu'ils sont beaucoup, et d'en haïr beaucoup par ce•
qu'ils sont dissemblables. Et les marchands, qui vont en mer, ont
raison de regarder, que ceux qui se mettent en mesme vaisseau,
ne soyent dissolus, blasphemateurs, meschans: estimants telle societé
infortunée. Parquoy Bias plaisamment, à ceux qui passoient
auec luy le danger d'vne grande tourmente, et appelloient le secours
des Dieux: Taisez vous, feit-il, qu'ils ne sentent point que
vous soyez icy auec moy. Et d'vn plus pressant exemple: Albuquerque
Vice-Roy en l'Inde, pour Emanuel Roy de Portugal, en vn
extreme peril de fortune de mer, print sur ses espaules vn ieune•
garçon pour cette seule fin, qu'en la societé de leur peril, son innocence
luy seruist de garant, et de recommandation enuers la
faueur diuine, pour le mettre à bord. Ce n'est pas que le sage
ne puisse par tout viure content, voire et seul, en la foule d'vn palais:
mais s'il est à choisir, il en fuira, dit-il, mesmes la veue. Il1
portera s'il est besoing cela, mais s'il est en luy, il eslira cecy. Il
ne luy semble point suffisamment s'estre desfait des vices, s'il faut
encores qu'il conteste auec ceux d'autruy. Charondas chastioit pour
mauuais ceux qui estoient conuaincus de hanter mauuaise compagnie.
Il n'est rien si dissociable et sociable que l'homme: l'vn par•
son vice, l'autre par sa nature. Et Antisthenes ne me semble auoir
satisfait à celuy, qui luy reprochoit sa conuersation auec les meschants,
en disant, que les medecins viuent bien entre les malades.
Car s'ils seruent à la santé des malades, ils deteriorent la leur, par
la contagion, la veuë continuelle, et pratique des maladies. Or la2
fin, ce crois-ie, en est tout'vne, d'en viure plus à loisir et à son
aise. Mais on n'en cherche pas tousiours bien le chemin. Souuent
on pense auoir quitté les affaires, on ne les a que changez. Il n'y a
guere moins de tourment au gouuernement d'vne famille que d'vn
estat entier. Où que l'ame soit empeschée, elle y est toute. Et pour•
estre les occupations domestiques moins importantes, elles n'en
sont pas moins importunes. D'auantage, pour nous estre deffaicts
de la Cour et du marché, nous ne sommes pas deffaits des principaux
tourmens de nostre vie.
Ratio et prudentia curas,3
Non locus effusi latè maris arbiter, aufert.
L'ambition, l'auarice, l'irresolution, la peur et les concupiscences,
ne nous abandonnent point pour changer de contrée:
Et post equitem sedet atra cura.
Elles nous suiuent souuent iusques dans les cloistres, et dans les•
escoles de Philosophie. Ny les desers, ny les rochers creusez, ny
la here, ny les ieusnes, ne nous en démeslent:
Hæret lateri lethalis arundo.
On disoit à Socrates, que quelqu'vn ne s'estoit aucunement
amendé en son voyage: Ie croy bien, dit-il, il s'estoit emporté auecques
soy.
Quid terras alio calentes
Sole mutamus? patria quis exsul•
Se quoque fugit?
Si on ne se descharge premierement et son ame, du faix qui la
presse, le remuement la fera fouler dauantage; comme en vn nauire,
les charges empeschent moins, quand elles sont rassises. Vous
faictes plus de mal que de bien au malade de luy faire changer de1
place. Vous ensachez le mal en le remuant: comme les pals s'enfoncent
plus auant, et s'affermissent en les branslant et secouant.
Parquoy ce n'est pas assez de s'estre escarté du peuple; ce n'est pas
assez de changer de place, il se faut escarter des conditions populaires,
qui sont en nous: il se faut sequestrer et r'auoir de soy.•
Rupi iam vincula, dicas:
Nam luctata canis nodum arripit; attamen illa
Cùm fugit, à collo trahitur pars longa catenæ.
Nous emportons nos fers quand et nous. Ce n'est pas vne entiere
liberté, nous tous tournons encore la veuë vers ce que nous auons2
laissé; nous en auons la fantasie pleine.
Nisi purgatum est pectus, quæ prælia nobis
Atque pericula tunc ingratis insinuandum?
Quantæ conscindunt hominem cuppedinis acres
Sollicitum curæ? quantique perinde timores?•
Quidue superbia, spurcitia, ac petulantia, quantas
Efficiunt clades? quid luxus desidiésque?
amendé en son voyage: Ie croy bien, dit-il, il s'estoit emporté auecques
soy.
Quid terras alio calentes
Sole mutamus? patria quis exsul•
Se quoque fugit?
Si on ne se descharge premierement et son ame, du faix qui la
presse, le remuement la fera fouler dauantage; comme en vn nauire,
les charges empeschent moins, quand elles sont rassises. Vous
faictes plus de mal que de bien au malade de luy faire changer de1
place. Vous ensachez le mal en le remuant: comme les pals s'enfoncent
plus auant, et s'affermissent en les branslant et secouant.
Parquoy ce n'est pas assez de s'estre escarté du peuple; ce n'est pas
assez de changer de place, il se faut escarter des conditions populaires,
qui sont en nous: il se faut sequestrer et r'auoir de soy.•
Rupi iam vincula, dicas:
Nam luctata canis nodum arripit; attamen illa
Cùm fugit, à collo trahitur pars longa catenæ.
Nous emportons nos fers quand et nous. Ce n'est pas vne entiere
liberté, nous tous tournons encore la veuë vers ce que nous auons2
laissé; nous en auons la fantasie pleine.
Nisi purgatum est pectus, quæ prælia nobis
Atque pericula tunc ingratis insinuandum?
Quantæ conscindunt hominem cuppedinis acres
Sollicitum curæ? quantique perinde timores?•
Quidue superbia, spurcitia, ac petulantia, quantas
Efficiunt clades? quid luxus desidiésque?
Nostre mal nous tient en l'ame: or elle ne se peut eschapper à
elle mesme,
In culpa est animus, qui se non effugit vnquam,3
Ainsin il la faut ramener et retirer en soy. C'est la vraye solitude,
et qui se peut ioüir au milieu des villes et des cours des Roys; mais
elle se iouyt plus commodément à part. Or puis que nous entreprenons
de viure seuls, et de nous passer de compagnie, faisons que
nostre contentement despende de nous: desprenons nous de toutes•
les liaisons qui nous attachent à autruy: gaignons sur nous, de
pouuoir à bon escient viure seuls, et y viure à nostr'aise. Stilpon
estant eschappé de l'embrasement de sa ville, où il auoit perdu
femme, enfans, et cheuance; Demetrius Poliorcetes, le voyant en
vne si grande ruine de sa patrie, le visage non effrayé, luy demanda,4
s'il n'auoit pas eu du dommage; il respondit que non, et
qu'il n'y auoit Dieu mercy rien perdu de sien. C'est ce que le Philosophe
Antisthenes disoit plaisamment, Que l'homme se deuoit
pourueoir de munitions, qui flottassent sur l'eau, et peussent à nage
auec luy eschapper du naufrage. Certes l'homme d'entendement n'a•
rien perdu, s'il a soy mesme. Quand la ville de Nole fut ruinée par
les Barbares, Paulinus qui en estoit Euesque, y ayant tout perdu,
et leur prisonnier, prioit ainsi Dieu; Seigneur garde moy de sentir
cette perte: car tu sçais qu'ils n'ont encore rien touché de ce qui
est à moy. Les richesses qui le faisoyent riche, et les biens qui le
faisoient bon, estoyent encore en leur entier. Voyla que c'est de
bien choisir les thresors qui se puissent affranchir de l'iniure: et
de les cacher en lieu, où personne n'aille, et lequel ne puisse estre•
trahi que par nous mesmes. Il faut auoir femmes, enfans, biens, et
sur tout de la santé, qui peut, mais non pas s'y attacher en maniere
que nostre heur en despende. Il se faut reseruer vne arriere-boutique,
toute nostre, toute franche, en laquelle nous establissions
nostre vraye liberté et principale retraicte et solitude. En cette-cy1
faut-il prendre nostre ordinaire entretien, de nous à nous mesmes,
et si priué, que nulle accointance ou communication de chose
estrangere y trouue place: discourir et y rire, comme sans femme,
sans enfans, et sans biens, sans train, et sans valetz: afin que quand
l'occasion aduiendra de leur perte, il ne nous soit pas nouueau de•
nous en passer. Nous auons vne ame contournable en soy mesme;
elle se peut faire compagnie, elle a dequoy assaillir et dequoy deffendre,
dequoy receuoir, et dequoy donner: ne craignons pas en cette
solitude, nous croupir d'oisiueté ennuyeuse,
In solis sis tibi turba locis.2
La vertu se contente de soy: sans discipline, sans paroles, sans
effects. En noz actions accoustumees, de mille il n'en est pas vne
qui nous regarde. Celuy que tu vois grimpant contremont les ruines
de ce mur, furieux et hors de soy, en bute de tant de harquebuzades:
et cet autre tout cicatricé, transi et pasle de faim,•
deliberé de creuer plustost que de luy ouurir la porte; penses-tu
qu'ils y soyent pour eux? pour tel à l'aduenture, qu'ils ne virent
onques, et qui ne se donne aucune peine de leur faict, plongé
cependant en l'oysiueté et aux delices. Cettuy-cy tout pituiteux,
chassieux et crasseux, que tu vois sortir apres minuict d'vn estude,3
penses-tu qu'il cherche parmy les liures, comme il se rendra plus
homme de bien, plus content et plus sage? nulles nouuelles. Il y
mourra, ou il apprendra à la posterité la mesure des vers de
Plaute, et la vraye orthographe d'vn mot Latin. Qui ne contre-change
volontiers la santé, le repos, et la vie, à la reputation et à•
la gloire? la plus inutile, vaine et fauce monnoye, qui soit en nostre
vsage. Nostre mort ne nous faisoit pas assez de peur, chargeons
nous encores de celle de nos femmes, de noz enfans, et de nos
gens. Noz affaires ne nous donnoyent pas assez de peine, prenons
encores à nous tourmenter, et rompre la teste, de ceux de noz
voisins et amis.
Vah! quemquámne hominem in animum instituere, aut•
Parare, quod sit charius, quàm ipse est sibi?
La solitude me semble auoir plus d'apparence, et de raison, à ceux
qui ont donné au monde leur aage plus actif et fleurissant, à l'exemple
de Thales. C'est assez vescu pour autruy, viuons pour nous au
moins ce bout de vie: ramenons à nous, et à nostre aise nos pensées1
et nos intentions. Ce n'est pas vne legere partie que de faire
seurement sa retraicte; elle nous empesche assez sans y mesler
d'autres entreprinses. Puis que Dieu nous donne loisir de disposer
de notre deslogement; preparons nous y; plions bagage; prenons
de bon'heure congé de la compagnie; despétrons nous de ces violentes•
prinses, qui nous engagent ailleurs, et esloignent de nous.
elle mesme,
In culpa est animus, qui se non effugit vnquam,3
Ainsin il la faut ramener et retirer en soy. C'est la vraye solitude,
et qui se peut ioüir au milieu des villes et des cours des Roys; mais
elle se iouyt plus commodément à part. Or puis que nous entreprenons
de viure seuls, et de nous passer de compagnie, faisons que
nostre contentement despende de nous: desprenons nous de toutes•
les liaisons qui nous attachent à autruy: gaignons sur nous, de
pouuoir à bon escient viure seuls, et y viure à nostr'aise. Stilpon
estant eschappé de l'embrasement de sa ville, où il auoit perdu
femme, enfans, et cheuance; Demetrius Poliorcetes, le voyant en
vne si grande ruine de sa patrie, le visage non effrayé, luy demanda,4
s'il n'auoit pas eu du dommage; il respondit que non, et
qu'il n'y auoit Dieu mercy rien perdu de sien. C'est ce que le Philosophe
Antisthenes disoit plaisamment, Que l'homme se deuoit
pourueoir de munitions, qui flottassent sur l'eau, et peussent à nage
auec luy eschapper du naufrage. Certes l'homme d'entendement n'a•
rien perdu, s'il a soy mesme. Quand la ville de Nole fut ruinée par
les Barbares, Paulinus qui en estoit Euesque, y ayant tout perdu,
et leur prisonnier, prioit ainsi Dieu; Seigneur garde moy de sentir
cette perte: car tu sçais qu'ils n'ont encore rien touché de ce qui
est à moy. Les richesses qui le faisoyent riche, et les biens qui le
faisoient bon, estoyent encore en leur entier. Voyla que c'est de
bien choisir les thresors qui se puissent affranchir de l'iniure: et
de les cacher en lieu, où personne n'aille, et lequel ne puisse estre•
trahi que par nous mesmes. Il faut auoir femmes, enfans, biens, et
sur tout de la santé, qui peut, mais non pas s'y attacher en maniere
que nostre heur en despende. Il se faut reseruer vne arriere-boutique,
toute nostre, toute franche, en laquelle nous establissions
nostre vraye liberté et principale retraicte et solitude. En cette-cy1
faut-il prendre nostre ordinaire entretien, de nous à nous mesmes,
et si priué, que nulle accointance ou communication de chose
estrangere y trouue place: discourir et y rire, comme sans femme,
sans enfans, et sans biens, sans train, et sans valetz: afin que quand
l'occasion aduiendra de leur perte, il ne nous soit pas nouueau de•
nous en passer. Nous auons vne ame contournable en soy mesme;
elle se peut faire compagnie, elle a dequoy assaillir et dequoy deffendre,
dequoy receuoir, et dequoy donner: ne craignons pas en cette
solitude, nous croupir d'oisiueté ennuyeuse,
In solis sis tibi turba locis.2
La vertu se contente de soy: sans discipline, sans paroles, sans
effects. En noz actions accoustumees, de mille il n'en est pas vne
qui nous regarde. Celuy que tu vois grimpant contremont les ruines
de ce mur, furieux et hors de soy, en bute de tant de harquebuzades:
et cet autre tout cicatricé, transi et pasle de faim,•
deliberé de creuer plustost que de luy ouurir la porte; penses-tu
qu'ils y soyent pour eux? pour tel à l'aduenture, qu'ils ne virent
onques, et qui ne se donne aucune peine de leur faict, plongé
cependant en l'oysiueté et aux delices. Cettuy-cy tout pituiteux,
chassieux et crasseux, que tu vois sortir apres minuict d'vn estude,3
penses-tu qu'il cherche parmy les liures, comme il se rendra plus
homme de bien, plus content et plus sage? nulles nouuelles. Il y
mourra, ou il apprendra à la posterité la mesure des vers de
Plaute, et la vraye orthographe d'vn mot Latin. Qui ne contre-change
volontiers la santé, le repos, et la vie, à la reputation et à•
la gloire? la plus inutile, vaine et fauce monnoye, qui soit en nostre
vsage. Nostre mort ne nous faisoit pas assez de peur, chargeons
nous encores de celle de nos femmes, de noz enfans, et de nos
gens. Noz affaires ne nous donnoyent pas assez de peine, prenons
encores à nous tourmenter, et rompre la teste, de ceux de noz
voisins et amis.
Vah! quemquámne hominem in animum instituere, aut•
Parare, quod sit charius, quàm ipse est sibi?
La solitude me semble auoir plus d'apparence, et de raison, à ceux
qui ont donné au monde leur aage plus actif et fleurissant, à l'exemple
de Thales. C'est assez vescu pour autruy, viuons pour nous au
moins ce bout de vie: ramenons à nous, et à nostre aise nos pensées1
et nos intentions. Ce n'est pas vne legere partie que de faire
seurement sa retraicte; elle nous empesche assez sans y mesler
d'autres entreprinses. Puis que Dieu nous donne loisir de disposer
de notre deslogement; preparons nous y; plions bagage; prenons
de bon'heure congé de la compagnie; despétrons nous de ces violentes•
prinses, qui nous engagent ailleurs, et esloignent de nous.
Il faut desnoüer ces obligations si fortes: et meshuy aymer
cecy et cela, mais n'espouser rien que soy. C'est à dire, le reste
soit à nous: mais non pas ioint et colé en façon, qu'on ne le puisse
desprendre sans nous escorcher, et arracher ensemble quelque2
piece du nostre. La plus grande chose du monde c'est de sçauoir
estre à soy. Il est temps de nous desnoüer de la societé, puis que
nous n'y pouuons rien apporter. Et qui ne peut prester, qu'il se
deffende d'emprunter. Nos forces nous faillent: retirons les, et
resserrons en nous. Qui peut renuerser et confondre en soy les•
offices de tant d'amitiez, et de la compagnie, qu'il le face. En cette
cheute, qui le rend inutile, poisant, et importun aux autres, qu'il se
garde d'estre importun à soy mesme, et poisant et inutile. Qu'il se
flatte et caresse, et sur tout se regente, respectant et craignant sa
raison et sa conscience: si qu'il ne puisse sans honte, broncher en3
leur presence. Rarum est enim, vt satis se quisque vereatur. Socrates
dit, que les ieunes se doiuent faire instruire; les hommes
s'exercer à bien faire: les vieux se retirer de toute occupation
ciuile et militaire, viuants à leur discretion, sans obligation à certain
office. Il y a des complexions plus propres à ces preceptes de•
la retraite les vnes que les autres. Celles qui ont l'apprehension
molle et lasche, et vn' affection et volonté delicate, et qui ne s'asseruit
et ne s'employe pas aysément, desquels ie suis, et par naturelle
condition et par discours, ils se plieront mieux à ce conseil,
que les ames actiues et occupées, qui embrassent tout, et s'engagent•
par tout, qui se passionnent de toutes choses: qui s'offrent,
qui se presentent, et qui se donnent à toutes occasions. Il se
faut seruir de ces commoditez accidentales et hors de nous, en tant
qu'elles nous sont plaisantes; mais sans en faire nostre principal
fondement. Ce ne l'est pas; ny la raison, ny la nature ne le veulent.1
Pourquoy contre ses loix asseruirons nous nostre contentement à la
puissance d'autruy? D'anticiper aussi les accidens de fortune, se
priuer des commoditez qui nous sont en main, comme plusieurs
ont faict par deuotion, et quelques Philosophes par discours, se
seruir soy-mesmes, coucher sur la dure, se creuer les yeux, ietter•
ses richesses emmy la riuiere, rechercher la douleur (ceux-là pour
par le tourment de cette vie, en acquerir la beatitude d'vne autre:
ceux-cy pour s'estans logez en la plus basse marche, se mettre en
seureté de nouuelle cheute) c'est l'action d'vne vertu excessiue. Les
natures plus roides et plus fortes facent leur cachette mesmes,2
glorieuse et exemplaire.
Tuta et paruula laudo,
Cúm res deficiunt, satis inter vilia fortis:
Verùm, vbi quid melius contingit et vnctius, idem
Hos sapere, et solos aio benè viuere, quorum•
Conspicitur nitidis fundata pecunia villis.
Il y a pour moy assez affaire sans aller si auant. Il me suffit souz
la faueur de la fortune, me preparer à sa défaueur; et me representer
estant à mon aise, le mal aduenir, autant que l'imagination
y peut attaindre: tout ainsi que nous nous accoustumons aux3
iouxtes et tournois, et contrefaisons la guerre en pleine paix. Ie
n'estime point Arcesilaus le Philosophe moins reformé, pour le
sçauoir auoir vsé d'vtensiles d'or et d'argent, selon que la condition
de sa fortune le luy permettoit: et l'estime mieux, que s'il s'en
fust demis, de ce qu'il en vsoit moderément et liberalement. Ie•
voy iusques à quels limites va la necessité naturelle: et considerant
le pauure mendiant à ma porte, souuent plus enioué et plus
sain que moy, ie me plante en sa place: i'essaye de chausser mon
ame à son biaiz. Et courant ainsi par les autres exemples, quoy que
ie pense la mort, la pauureté, le mespris, et la maladie à mes talons,4
ie me resous aisément de n'entrer en effroy, de ce qu'vn
moindre que moy prend auec telle patience. Et ne veux croire que
la bassesse de l'entendement, puisse plus que la vigueur, ou que les
effects du discours, ne puissent arriuer aux effects de l'accoustumance.
Et cognoissant combien ces commoditez accessoires tiennent•
à peu, ie ne laisse pas en pleine iouyssance, de supplier Dieu pour
ma souueraine requeste, qu'il me rende content de moy-mesme, et
des biens qui naissent de moy. Ie voy des ieunes hommes gaillards,
qui portent nonobstant dans leurs coffres vne masse de pillules,
pour s'en seruir quand le rhume les pressera; lequel ils craignent1
d'autant moins, qu'ils en pensent auoir le remede en main. Ainsi
faut il faire: et encore si on se sent subiect à quelque maladie plus
forte, se garnir de ces medicamens qui assoupissent et endorment
la partie. L'occupation qu'il faut choisir à vne telle vie, ce doit
estre vne occupation non penible ny ennuyeuse; autrement pour•
neant ferions nous estat d'y estre venuz chercher le seiour. Cela
depend du goust particulier d'vn chacun. Le mien ne s'accommode
aucunement au ménage. Ceux qui l'aiment, ils s'y doiuent addonner
auec moderation,
Conentur sibi res, non se submittere rebus.2
C'est autrement vn office seruile que la mesnagerie, comme le
nomme Saluste. Elle a des parties plus excusables, comme le soing
des iardinages que Xenophon attribue à Cyrus. Et se peut trouuer
vn moyen, entre ce bas et vil soing, tendu et plein de solicitude,
qu'on voit aux hommes qui s'y plongent du tout; et cette profonde•
et extreme nonchalance laissant tout aller à l'abandon, qu'on voit
en d'autres:
Democriti pecus edit agellos
Cultáque, dum peregrè est animus sine corpore velox.
Mais oyons le conseil que donne le ieune Pline à Cornelius Rufus3
son amy, sur ce propos de la solitude: Ie te conseille en cette
pleine et grasse retraicte, où tu es, de quitter à tes gens ce bas et
abiect soing du mesnage, et t'addonner à l'estude des lettres, pour
en tirer quelque chose qui soit toute tienne. Il entend la reputation:
d'vne pareille humeur à celle de Cicero, qui dit vouloir employer sa•
solitude et seiour des affaires publiques, à s'en acquerir par ses
escrits vne vie immortelle.
Vsque adeóne
Scire tuum nihil est, nisi te scire hoc, sciat alter?
Il semble, que ce soit raison, puis qu'on parle de se retirer du
monde, qu'on regarde hors de luy. Ceux-cy ne le font qu'à demy.
Ils dressent bien leur partie, pour quand ils n'y seront plus: mais
le fruit de leur dessein, ils pretendent le tirer encore lors, du
monde, absens, par vne ridicule contradiction. L'imagination de•
ceux qui par deuotion, cerchent la solitude, remplissants leur
courage, de la certitude des promesses diuines, en l'autre vie, est
bien plus sainement assortie. Ils se proposent Dieu, obiect infini en
bonté et en puissance. L'ame a dequoy y rassasier ses desirs, en
toute liberté. Les afflictions, les douleurs, leur viennent à profit,1
employées à l'acquest d'vne santé et resiouyssance eternelle. La
mort, à souhait: passage à vn si parfaict estat. L'aspreté de leurs
regles est incontinent applanie par l'accoustumance: et les appetits
charnels, rebutez et endormis par leur refus: car rien ne les
entretient que l'vsage et l'exercice. Cette seule fin, d'vne autre vie•
heureusement immortelle, merite loyalement que nous abandonnions
les commoditez et douceurs de cette vie nostre. Et qui peut
embraser son ame de l'ardeur de cette viue foy et esperance, reellement
et constamment, il se bastit en la solitude, vne vie voluptueuse
et delicieuse, au delà de toute autre sorte de vie. Ny la2
fin donc ny le moyen de ce conseil ne me contente: nous retombons
tousiours de fieure en chaud mal. Cette occupation des liures,
est aussi penible que toute autre; et autant ennemie de la santé,
qui doit estre principalement considerée. Et ne se faut point laisser
endormir au plaisir qu'on y prend: c'est ce mesme plaisir qui perd•
le mesnager, l'auaricieux, le voluptueux, et l'ambitieux. Les sages
nous apprennent assez, à nous garder de la trahison de noz appetits;
et à discerner les vrays plaisirs et entiers, des plaisirs meslez
et bigarrez de plus de peine. Car la pluspart des plaisirs, disent
ils, nous chatouillent et embrassent pour nous estrangler, comme3
faisoyent les larrons que les Ægyptiens appelloyent Philistas: et
si la douleur de teste nous venoit auant l'yuresse, nous nous garderions
de trop boire; mais la volupté, pour nous tromper, marche
deuant, et nous cache sa suitte. Les liures sont plaisans: mais si
de leur frequentation nous en perdons en fin la gayeté et la santé,
nos meilleures pieces, quittons les. Ie suis de ceux qui pensent
leur fruit ne pouuoir contrepeser cette perte. Comme les hommes
qui se sentent de long temps affoiblis par quelque indisposition, se
rengent à la fin à la mercy de la medecine; et se font desseigner•
par art certaines regles de viure, pour ne les plus outrepasser:
aussi celuy qui se retire ennuié et desgousté de la vie commune,
doit former cette-cy, aux regles de la raison; l'ordonner et renger
par premeditation et discours. Il doit auoir prins congé de toute
espece de trauail, quelque visage qu'il porte; et fuïr en general1
les passions, qui empeschent la tranquillité du corps et de l'ame;
et choisir la route qui est plus selon son humeur:
Vnusquisque sua nouerit ire via.
Au mesnage, à l'estude, à la chasse, et tout autre exercice, il
faut donner iusques aux derniers limites du plaisir; et garder de•
s'engager plus auant, ou la peine commence à se mesler parmy.
Il faut reseruer d'embesoignement et d'occupation, autant seulement,
qu'il en est besoing, pour nous tenir en haleine, et pour nous
garantir des incommoditez que tire apres soy l'autre extremité
d'vne lasche oysiueté et assoupie. Il y a des sciences steriles et2
épineuses, et la plus part forgées pour la presse: il les faut laisser
à ceux qui sont au seruice du monde. Ie n'ayme pour moy, que
des liures ou plaisans et faciles; qui me chatouillent; ou ceux qui
me consolent, et conseillent à regler ma vie et ma mort.
Tacitum syluas inter reptare salubres,•
Curantem quidquid dignum sapiente bonòque est.
cecy et cela, mais n'espouser rien que soy. C'est à dire, le reste
soit à nous: mais non pas ioint et colé en façon, qu'on ne le puisse
desprendre sans nous escorcher, et arracher ensemble quelque2
piece du nostre. La plus grande chose du monde c'est de sçauoir
estre à soy. Il est temps de nous desnoüer de la societé, puis que
nous n'y pouuons rien apporter. Et qui ne peut prester, qu'il se
deffende d'emprunter. Nos forces nous faillent: retirons les, et
resserrons en nous. Qui peut renuerser et confondre en soy les•
offices de tant d'amitiez, et de la compagnie, qu'il le face. En cette
cheute, qui le rend inutile, poisant, et importun aux autres, qu'il se
garde d'estre importun à soy mesme, et poisant et inutile. Qu'il se
flatte et caresse, et sur tout se regente, respectant et craignant sa
raison et sa conscience: si qu'il ne puisse sans honte, broncher en3
leur presence. Rarum est enim, vt satis se quisque vereatur. Socrates
dit, que les ieunes se doiuent faire instruire; les hommes
s'exercer à bien faire: les vieux se retirer de toute occupation
ciuile et militaire, viuants à leur discretion, sans obligation à certain
office. Il y a des complexions plus propres à ces preceptes de•
la retraite les vnes que les autres. Celles qui ont l'apprehension
molle et lasche, et vn' affection et volonté delicate, et qui ne s'asseruit
et ne s'employe pas aysément, desquels ie suis, et par naturelle
condition et par discours, ils se plieront mieux à ce conseil,
que les ames actiues et occupées, qui embrassent tout, et s'engagent•
par tout, qui se passionnent de toutes choses: qui s'offrent,
qui se presentent, et qui se donnent à toutes occasions. Il se
faut seruir de ces commoditez accidentales et hors de nous, en tant
qu'elles nous sont plaisantes; mais sans en faire nostre principal
fondement. Ce ne l'est pas; ny la raison, ny la nature ne le veulent.1
Pourquoy contre ses loix asseruirons nous nostre contentement à la
puissance d'autruy? D'anticiper aussi les accidens de fortune, se
priuer des commoditez qui nous sont en main, comme plusieurs
ont faict par deuotion, et quelques Philosophes par discours, se
seruir soy-mesmes, coucher sur la dure, se creuer les yeux, ietter•
ses richesses emmy la riuiere, rechercher la douleur (ceux-là pour
par le tourment de cette vie, en acquerir la beatitude d'vne autre:
ceux-cy pour s'estans logez en la plus basse marche, se mettre en
seureté de nouuelle cheute) c'est l'action d'vne vertu excessiue. Les
natures plus roides et plus fortes facent leur cachette mesmes,2
glorieuse et exemplaire.
Tuta et paruula laudo,
Cúm res deficiunt, satis inter vilia fortis:
Verùm, vbi quid melius contingit et vnctius, idem
Hos sapere, et solos aio benè viuere, quorum•
Conspicitur nitidis fundata pecunia villis.
Il y a pour moy assez affaire sans aller si auant. Il me suffit souz
la faueur de la fortune, me preparer à sa défaueur; et me representer
estant à mon aise, le mal aduenir, autant que l'imagination
y peut attaindre: tout ainsi que nous nous accoustumons aux3
iouxtes et tournois, et contrefaisons la guerre en pleine paix. Ie
n'estime point Arcesilaus le Philosophe moins reformé, pour le
sçauoir auoir vsé d'vtensiles d'or et d'argent, selon que la condition
de sa fortune le luy permettoit: et l'estime mieux, que s'il s'en
fust demis, de ce qu'il en vsoit moderément et liberalement. Ie•
voy iusques à quels limites va la necessité naturelle: et considerant
le pauure mendiant à ma porte, souuent plus enioué et plus
sain que moy, ie me plante en sa place: i'essaye de chausser mon
ame à son biaiz. Et courant ainsi par les autres exemples, quoy que
ie pense la mort, la pauureté, le mespris, et la maladie à mes talons,4
ie me resous aisément de n'entrer en effroy, de ce qu'vn
moindre que moy prend auec telle patience. Et ne veux croire que
la bassesse de l'entendement, puisse plus que la vigueur, ou que les
effects du discours, ne puissent arriuer aux effects de l'accoustumance.
Et cognoissant combien ces commoditez accessoires tiennent•
à peu, ie ne laisse pas en pleine iouyssance, de supplier Dieu pour
ma souueraine requeste, qu'il me rende content de moy-mesme, et
des biens qui naissent de moy. Ie voy des ieunes hommes gaillards,
qui portent nonobstant dans leurs coffres vne masse de pillules,
pour s'en seruir quand le rhume les pressera; lequel ils craignent1
d'autant moins, qu'ils en pensent auoir le remede en main. Ainsi
faut il faire: et encore si on se sent subiect à quelque maladie plus
forte, se garnir de ces medicamens qui assoupissent et endorment
la partie. L'occupation qu'il faut choisir à vne telle vie, ce doit
estre vne occupation non penible ny ennuyeuse; autrement pour•
neant ferions nous estat d'y estre venuz chercher le seiour. Cela
depend du goust particulier d'vn chacun. Le mien ne s'accommode
aucunement au ménage. Ceux qui l'aiment, ils s'y doiuent addonner
auec moderation,
Conentur sibi res, non se submittere rebus.2
C'est autrement vn office seruile que la mesnagerie, comme le
nomme Saluste. Elle a des parties plus excusables, comme le soing
des iardinages que Xenophon attribue à Cyrus. Et se peut trouuer
vn moyen, entre ce bas et vil soing, tendu et plein de solicitude,
qu'on voit aux hommes qui s'y plongent du tout; et cette profonde•
et extreme nonchalance laissant tout aller à l'abandon, qu'on voit
en d'autres:
Democriti pecus edit agellos
Cultáque, dum peregrè est animus sine corpore velox.
Mais oyons le conseil que donne le ieune Pline à Cornelius Rufus3
son amy, sur ce propos de la solitude: Ie te conseille en cette
pleine et grasse retraicte, où tu es, de quitter à tes gens ce bas et
abiect soing du mesnage, et t'addonner à l'estude des lettres, pour
en tirer quelque chose qui soit toute tienne. Il entend la reputation:
d'vne pareille humeur à celle de Cicero, qui dit vouloir employer sa•
solitude et seiour des affaires publiques, à s'en acquerir par ses
escrits vne vie immortelle.
Vsque adeóne
Scire tuum nihil est, nisi te scire hoc, sciat alter?
Il semble, que ce soit raison, puis qu'on parle de se retirer du
monde, qu'on regarde hors de luy. Ceux-cy ne le font qu'à demy.
Ils dressent bien leur partie, pour quand ils n'y seront plus: mais
le fruit de leur dessein, ils pretendent le tirer encore lors, du
monde, absens, par vne ridicule contradiction. L'imagination de•
ceux qui par deuotion, cerchent la solitude, remplissants leur
courage, de la certitude des promesses diuines, en l'autre vie, est
bien plus sainement assortie. Ils se proposent Dieu, obiect infini en
bonté et en puissance. L'ame a dequoy y rassasier ses desirs, en
toute liberté. Les afflictions, les douleurs, leur viennent à profit,1
employées à l'acquest d'vne santé et resiouyssance eternelle. La
mort, à souhait: passage à vn si parfaict estat. L'aspreté de leurs
regles est incontinent applanie par l'accoustumance: et les appetits
charnels, rebutez et endormis par leur refus: car rien ne les
entretient que l'vsage et l'exercice. Cette seule fin, d'vne autre vie•
heureusement immortelle, merite loyalement que nous abandonnions
les commoditez et douceurs de cette vie nostre. Et qui peut
embraser son ame de l'ardeur de cette viue foy et esperance, reellement
et constamment, il se bastit en la solitude, vne vie voluptueuse
et delicieuse, au delà de toute autre sorte de vie. Ny la2
fin donc ny le moyen de ce conseil ne me contente: nous retombons
tousiours de fieure en chaud mal. Cette occupation des liures,
est aussi penible que toute autre; et autant ennemie de la santé,
qui doit estre principalement considerée. Et ne se faut point laisser
endormir au plaisir qu'on y prend: c'est ce mesme plaisir qui perd•
le mesnager, l'auaricieux, le voluptueux, et l'ambitieux. Les sages
nous apprennent assez, à nous garder de la trahison de noz appetits;
et à discerner les vrays plaisirs et entiers, des plaisirs meslez
et bigarrez de plus de peine. Car la pluspart des plaisirs, disent
ils, nous chatouillent et embrassent pour nous estrangler, comme3
faisoyent les larrons que les Ægyptiens appelloyent Philistas: et
si la douleur de teste nous venoit auant l'yuresse, nous nous garderions
de trop boire; mais la volupté, pour nous tromper, marche
deuant, et nous cache sa suitte. Les liures sont plaisans: mais si
de leur frequentation nous en perdons en fin la gayeté et la santé,
nos meilleures pieces, quittons les. Ie suis de ceux qui pensent
leur fruit ne pouuoir contrepeser cette perte. Comme les hommes
qui se sentent de long temps affoiblis par quelque indisposition, se
rengent à la fin à la mercy de la medecine; et se font desseigner•
par art certaines regles de viure, pour ne les plus outrepasser:
aussi celuy qui se retire ennuié et desgousté de la vie commune,
doit former cette-cy, aux regles de la raison; l'ordonner et renger
par premeditation et discours. Il doit auoir prins congé de toute
espece de trauail, quelque visage qu'il porte; et fuïr en general1
les passions, qui empeschent la tranquillité du corps et de l'ame;
et choisir la route qui est plus selon son humeur:
Vnusquisque sua nouerit ire via.
Au mesnage, à l'estude, à la chasse, et tout autre exercice, il
faut donner iusques aux derniers limites du plaisir; et garder de•
s'engager plus auant, ou la peine commence à se mesler parmy.
Il faut reseruer d'embesoignement et d'occupation, autant seulement,
qu'il en est besoing, pour nous tenir en haleine, et pour nous
garantir des incommoditez que tire apres soy l'autre extremité
d'vne lasche oysiueté et assoupie. Il y a des sciences steriles et2
épineuses, et la plus part forgées pour la presse: il les faut laisser
à ceux qui sont au seruice du monde. Ie n'ayme pour moy, que
des liures ou plaisans et faciles; qui me chatouillent; ou ceux qui
me consolent, et conseillent à regler ma vie et ma mort.
Tacitum syluas inter reptare salubres,•
Curantem quidquid dignum sapiente bonòque est.
Les gens plus sages peuuent se forger vn repos tout spirituel,
ayant l'ame forte et vigoureuse. Moy qui l'ay commune, il faut que
i'ayde à me soustenir par les commoditez corporelles. Et l'aage
m'ayant tantost desrobé celles qui estoient plus à ma fantasie,3
i'instruis et aiguise mon appetit à celles qui restent plus sortables
à cette autre saison. Il faut retenir à tout nos dents et nos griffes,
l'vsage des plaisirs de la vie, que nos ans nous arrachent des
poings, les vns apres les autres:
Carpamus dulcia, nostrum est•
Quod viuis, cinis et manes et fabula fies.
ayant l'ame forte et vigoureuse. Moy qui l'ay commune, il faut que
i'ayde à me soustenir par les commoditez corporelles. Et l'aage
m'ayant tantost desrobé celles qui estoient plus à ma fantasie,3
i'instruis et aiguise mon appetit à celles qui restent plus sortables
à cette autre saison. Il faut retenir à tout nos dents et nos griffes,
l'vsage des plaisirs de la vie, que nos ans nous arrachent des
poings, les vns apres les autres:
Carpamus dulcia, nostrum est•
Quod viuis, cinis et manes et fabula fies.
Or quant à la fin que Pline et Cicero nous proposent, de la gloire,
c'est bien loing de mon conte. La plus contraire humeur à la retraicte,
c'est l'ambition. La gloire et le repos sont choses qui ne
peuuent loger en mesme giste: à ce que ie voy, ceux-cy n'ont que4
les bras et les iambes hors de la presse; leur ame, leur intention
y demeure engagée plus que iamais.
Tun', vetule, auriculis alienis colligis escas?
Ils se sont seulement reculez pour mieux sauter, et pour d'vn plus
fort mouuement faire vne plus viue faucée dans la trouppe. Vous•
plaist-il voir comme ils tirent court d'vn grain? Mettons au contrepoix,
l'aduis de deux philosophes, et de deux sectes tres-differentes,
escriuans l'vn à Idomeneus, l'autre à Lucilius leurs amis, pour du
maniement des affaires et des grandeurs, les retirer à la solitude.
Vous auez, disent-ils, vescu nageant et flottant iusques à present,1
venez vous en mourir au port. Vous auez donné le reste de vostre
vie à la lumiere, donnez cecy à l'ombre. Il est impossible de quitter
les occupations, si vous n'en quittez le fruit; à cette cause
desfaictes vous de tout soing de nom et de gloire. Il est danger que
la lueur de voz actions passées, ne vous esclaire que trop, et vous•
suiue iusques dans vostre taniere. Quittez auecq les autres voluptez,
celle qui vient de l'approbation d'autruy. Et quant à vostre science
et suffisance, ne vous chaille, elle ne perdra pas son effect, si vous
en valez mieux vous mesme. Souuienne vous de celuy, à qui comme
on demandast, à quoy faire il se pénoit si fort en vn art, qui ne2
pouuoit venir à la cognoissance de guere de gens: I'en ay assez de
peu, respondit-il, i'en ay assez d'vn, i'en ay assez de pas vn. Il disoit
vray: vous et vn compagnon estes assez suffisant theatre l'vn
à l'autre, ou vous à vous-mesmes. Que le peuple vous soit vn, et
vn vous soit tout le peuple. C'est vne lâche ambition de vouloir•
tirer gloire de son oysiueté, et de sa cachette. Il faut faire comme
les animaux, qui effacent la trace, à la porte de leur taniere. Ce
n'est plus ce qu'il vous faut chercher, que le monde parle de vous,
mais comme il faut que vous parliez à vous-mesmes. Retirez vous
en vous, mais preparez vous premierement de vous y receuoir: ce3
seroit folie de vous fier à vous mesmes, si vous ne vous sçauez
gouuerner. Il y a moyen de faillir en la solitude, comme en la
compagnie: iusques à ce que vous vous soyez rendu tel, deuant
qui vous n'osiez clocher, et iusques à ce que vous ayez honte et
respect de vous mesmes, obuersentur species honestæ animo: presentez•
vous tousiours en l'imagination Caton, Phocion, et Aristides,
en la presence desquels les fols mesme cacheroient leurs fautes, et
establissez les contrerolleurs de toutes vos intentions. Si elles se
detraquent, leur reuerence vous remettra en train: ils vous contiendront
en cette voye, de vous contenter de vous mesmes, de
n'emprunter rien que de vous, d'arrester et fermir vostre ame en
certaines et limitées cogitations, où elle se puisse plaire: et ayant•
entendu les vrays biens, desquels on iouyt à mesure qu'on les entend,
s'en contenter, sans desir de prolongement de vie ny de nom.
Voyla le conseil de la vraye et naifue philosophie, non d'vne philosophie
ostentatrice et parliere, comme est celle des deux premiers.
c'est bien loing de mon conte. La plus contraire humeur à la retraicte,
c'est l'ambition. La gloire et le repos sont choses qui ne
peuuent loger en mesme giste: à ce que ie voy, ceux-cy n'ont que4
les bras et les iambes hors de la presse; leur ame, leur intention
y demeure engagée plus que iamais.
Tun', vetule, auriculis alienis colligis escas?
Ils se sont seulement reculez pour mieux sauter, et pour d'vn plus
fort mouuement faire vne plus viue faucée dans la trouppe. Vous•
plaist-il voir comme ils tirent court d'vn grain? Mettons au contrepoix,
l'aduis de deux philosophes, et de deux sectes tres-differentes,
escriuans l'vn à Idomeneus, l'autre à Lucilius leurs amis, pour du
maniement des affaires et des grandeurs, les retirer à la solitude.
Vous auez, disent-ils, vescu nageant et flottant iusques à present,1
venez vous en mourir au port. Vous auez donné le reste de vostre
vie à la lumiere, donnez cecy à l'ombre. Il est impossible de quitter
les occupations, si vous n'en quittez le fruit; à cette cause
desfaictes vous de tout soing de nom et de gloire. Il est danger que
la lueur de voz actions passées, ne vous esclaire que trop, et vous•
suiue iusques dans vostre taniere. Quittez auecq les autres voluptez,
celle qui vient de l'approbation d'autruy. Et quant à vostre science
et suffisance, ne vous chaille, elle ne perdra pas son effect, si vous
en valez mieux vous mesme. Souuienne vous de celuy, à qui comme
on demandast, à quoy faire il se pénoit si fort en vn art, qui ne2
pouuoit venir à la cognoissance de guere de gens: I'en ay assez de
peu, respondit-il, i'en ay assez d'vn, i'en ay assez de pas vn. Il disoit
vray: vous et vn compagnon estes assez suffisant theatre l'vn
à l'autre, ou vous à vous-mesmes. Que le peuple vous soit vn, et
vn vous soit tout le peuple. C'est vne lâche ambition de vouloir•
tirer gloire de son oysiueté, et de sa cachette. Il faut faire comme
les animaux, qui effacent la trace, à la porte de leur taniere. Ce
n'est plus ce qu'il vous faut chercher, que le monde parle de vous,
mais comme il faut que vous parliez à vous-mesmes. Retirez vous
en vous, mais preparez vous premierement de vous y receuoir: ce3
seroit folie de vous fier à vous mesmes, si vous ne vous sçauez
gouuerner. Il y a moyen de faillir en la solitude, comme en la
compagnie: iusques à ce que vous vous soyez rendu tel, deuant
qui vous n'osiez clocher, et iusques à ce que vous ayez honte et
respect de vous mesmes, obuersentur species honestæ animo: presentez•
vous tousiours en l'imagination Caton, Phocion, et Aristides,
en la presence desquels les fols mesme cacheroient leurs fautes, et
establissez les contrerolleurs de toutes vos intentions. Si elles se
detraquent, leur reuerence vous remettra en train: ils vous contiendront
en cette voye, de vous contenter de vous mesmes, de
n'emprunter rien que de vous, d'arrester et fermir vostre ame en
certaines et limitées cogitations, où elle se puisse plaire: et ayant•
entendu les vrays biens, desquels on iouyt à mesure qu'on les entend,
s'en contenter, sans desir de prolongement de vie ny de nom.
Voyla le conseil de la vraye et naifue philosophie, non d'vne philosophie
ostentatrice et parliere, comme est celle des deux premiers.
CHAPITRE XXXIX. (TRADUCTION LIV. I, CH. XXXIX.)
Consideration sur Ciceron.
ENCOR' vn traict à la comparaison de ces couples. Il se tire des1
escrits de Cicero, et de ce Pline peu retirant, à mon aduis, aux
humeurs de son oncle, infinis tesmoignages de nature outre mesure
ambitieuse: entre autres qu'ils sollicitent au sceu de tout le monde,
les historiens de leur temps, de ne les oublier en leurs registres:
et la fortune comme par despit, a faict durer iusques à nous la•
vanité de ces requestes, et pieça faict perdre ces histoires. Mais
cecy surpasse toute bassesse de cœur, en personnes de tel rang,
d'auoir voulu tirer quelque principale gloire du cacquet, et de la
parlerie, iusques à y employer les lettres priuées escriptes à leurs
amis: en maniere, que aucunes ayans failly leur saison pour estre2
enuoyées, ils les font ce neantmoins publier auec cette digne excuse,
qu'ils n'ont pas voulu perdre leur trauail et veillées. Sied-il pas
bien à deux consuls Romains, souuerains magistrats de la chose
publique emperiere du monde, d'employer leur loisir, à ordonner
et fagotter gentiment vne belle missiue, pour en tirer la reputation,•
de bien entendre le langage de leur nourrisse? Que feroit pis vn
simple maistre d'escole qui en gaignast sa vie? Si les gestes de
Xenophon et de Cæsar, n'eussent de bien loing surpassé leur eloquence,
ie ne croy pas qu'ils les eussent iamais escrits. Ils ont
cherché à recommander non leur dire, mais leur faire. Et si la•
perfection du bien parler pouuoit apporter quelque gloire sortable
à vn grand personnage, certainement Scipion et Lælius n'eussent
pas resigné l'honneur de leurs comedies, et toutes les mignardises
et delices du langage Latin, à vn serf Afriquain. Car que cet ouurage
soit leur, sa beauté et son excellence le maintient assez, et1
Terence l'aduoüe luy mesme: et me feroit on desplaisir de me
desloger de cette creance. C'est vne espece de mocquerie et d'iniure,
de vouloir faire valoir vn homme, par des qualitez mes-aduenantes
à son rang; quoy qu'elles soient autrement loüables; et par
les qualitez aussi qui ne doiuent pas estre les siennes principales.•
Comme qui loüeroit vn Roy d'estre bon peintre, ou bon architecte,
ou encore bon arquebuzier, ou bon coureur de bague. Ces loüanges
ne font honneur, si elles ne sont presentées en foule, et à la
suitte de celles qui luy sont propres: à sçauoir de la iustice, et de
la science de conduire son peuple en paix et en guerre. De cette2
façon faict honneur à Cyrus l'agriculture, et à Charlemaigne l'eloquence,
et cognoissance des bonnes lettres. I'ay veu de mon temps,
en plus forts termes, des personnages, qui tiroient d'escrire, et
leurs tiltres, et leur vocation, desaduoüer leur apprentissage, corrompre
leur plume, et affecter l'ignorance de qualité si vulgaire, et•
que nostre peuple tient, ne se rencontrer guere en mains sçauantes:
et prendre souci, de se recommander par meilleures qualitez. Les
compagnons de Demosthenes en l'ambassade vers Philippus, loüoyent
ce Prince d'estre beau, eloquent, et bon beuueur: Demosthenes
disoit que c'estoient louanges qui appartenoient mieux à vne femme,3
à vn Aduocat, à vne esponge, qu'à vn Roy.
Imperet bellante prior, iacentem
Lenis in hostem.
Ce n'est pas sa profession de sçauoir, ou bien chasser, ou bien
dancer,•
Orabunt causas alij, cœlique mea us
Describent radio, et fulgentia, sidera dicent,
Hic regere imperio populos sciat.
escrits de Cicero, et de ce Pline peu retirant, à mon aduis, aux
humeurs de son oncle, infinis tesmoignages de nature outre mesure
ambitieuse: entre autres qu'ils sollicitent au sceu de tout le monde,
les historiens de leur temps, de ne les oublier en leurs registres:
et la fortune comme par despit, a faict durer iusques à nous la•
vanité de ces requestes, et pieça faict perdre ces histoires. Mais
cecy surpasse toute bassesse de cœur, en personnes de tel rang,
d'auoir voulu tirer quelque principale gloire du cacquet, et de la
parlerie, iusques à y employer les lettres priuées escriptes à leurs
amis: en maniere, que aucunes ayans failly leur saison pour estre2
enuoyées, ils les font ce neantmoins publier auec cette digne excuse,
qu'ils n'ont pas voulu perdre leur trauail et veillées. Sied-il pas
bien à deux consuls Romains, souuerains magistrats de la chose
publique emperiere du monde, d'employer leur loisir, à ordonner
et fagotter gentiment vne belle missiue, pour en tirer la reputation,•
de bien entendre le langage de leur nourrisse? Que feroit pis vn
simple maistre d'escole qui en gaignast sa vie? Si les gestes de
Xenophon et de Cæsar, n'eussent de bien loing surpassé leur eloquence,
ie ne croy pas qu'ils les eussent iamais escrits. Ils ont
cherché à recommander non leur dire, mais leur faire. Et si la•
perfection du bien parler pouuoit apporter quelque gloire sortable
à vn grand personnage, certainement Scipion et Lælius n'eussent
pas resigné l'honneur de leurs comedies, et toutes les mignardises
et delices du langage Latin, à vn serf Afriquain. Car que cet ouurage
soit leur, sa beauté et son excellence le maintient assez, et1
Terence l'aduoüe luy mesme: et me feroit on desplaisir de me
desloger de cette creance. C'est vne espece de mocquerie et d'iniure,
de vouloir faire valoir vn homme, par des qualitez mes-aduenantes
à son rang; quoy qu'elles soient autrement loüables; et par
les qualitez aussi qui ne doiuent pas estre les siennes principales.•
Comme qui loüeroit vn Roy d'estre bon peintre, ou bon architecte,
ou encore bon arquebuzier, ou bon coureur de bague. Ces loüanges
ne font honneur, si elles ne sont presentées en foule, et à la
suitte de celles qui luy sont propres: à sçauoir de la iustice, et de
la science de conduire son peuple en paix et en guerre. De cette2
façon faict honneur à Cyrus l'agriculture, et à Charlemaigne l'eloquence,
et cognoissance des bonnes lettres. I'ay veu de mon temps,
en plus forts termes, des personnages, qui tiroient d'escrire, et
leurs tiltres, et leur vocation, desaduoüer leur apprentissage, corrompre
leur plume, et affecter l'ignorance de qualité si vulgaire, et•
que nostre peuple tient, ne se rencontrer guere en mains sçauantes:
et prendre souci, de se recommander par meilleures qualitez. Les
compagnons de Demosthenes en l'ambassade vers Philippus, loüoyent
ce Prince d'estre beau, eloquent, et bon beuueur: Demosthenes
disoit que c'estoient louanges qui appartenoient mieux à vne femme,3
à vn Aduocat, à vne esponge, qu'à vn Roy.
Imperet bellante prior, iacentem
Lenis in hostem.
Ce n'est pas sa profession de sçauoir, ou bien chasser, ou bien
dancer,•
Orabunt causas alij, cœlique mea us
Describent radio, et fulgentia, sidera dicent,
Hic regere imperio populos sciat.