auoit desia couru, et que ceux de ma famille m'eurent rencontré,
auec les cris accoustumez en telles choses: non seulement ie respondois3
quelque mot à ce qu'on me demandoit, mais encore ils
disent que ie m'aduisay de commander qu'on donnast vn cheual à
ma femme, que ie voyoy s'empestrer et se tracasser dans le chemin,
qui est montueux et mal-aisé. Il semble que cette consideration
deust partir d'vne ame esueillée; si est-ce que ie n'y estois•
aucunement: c'estoyent des pensemens vains en nuë, qui estoyent
esmeuz par les sens des yeux et des oreilles: ils ne venoyent pas de
chez moy. Ie ne sçauoy pourtant ny d'où ie venoy, ny où i'aloy, ny
ne pouuois poiser et considerer ce qu'on me demandoit: ce sont
de legers effects, que les sens produysoyent d'eux mesmes, comme4
d'vn vsage: ce que l'ame y prestoit, c'estoit en songe, touchée bien
legerement, et comme lechée seulement et arrosée par la molle
impression des sens. Cependant mon assiette estoit à la verité tres-douce
et paisible: ie n'auoy affliction ny pour autruy ny pour moy:
c'estoit vne langueur et vne extreme foiblesse, sans aucune douleur.
Ie vy ma maison sans la recognoistre. Quand on m'eut couché,
ie senty vne infinie douceur à ce repos: car i'auoy esté vilainement
tirassé par ces pauures gens, qui auoyent pris la peine de me porter•
sur leurs bras, par vn long et tres-mauuais chemin, et s'y
estoient lassez deux ou trois fois les vns apres les autres. On me
presenta force remedes, dequoy ie n'en receuz aucun, tenant pour
certain, que i'estoy blessé à mort par la teste. C'eust esté sans
mentir vne mort bien heureuse: car la foiblesse de mon discours1
me gardoit d'en rien iuger, et celle du corps d'en rien sentir. Ie me
laissoy couler si doucement, et d'vne façon si molle et si aisée, que
ie ne sens guere autre action moins poisante que celle-la estoit.
Vt tandem sensus conualuere mei,•
qui fut deux ou trois heures apres, ie me senty tout d'vn train rengager
aux douleurs, ayant les membres tous moulus et froissez de
ma cheute, et en fus si mal deux ou trois nuits apres, que i'en cuiday
remourir encore vn coup: mais d'vne mort plus vifue, et me
sens encore de la secousse de cette froissure. Ie ne veux pas oublier2
cecy, que la derniere chose en quoy ie me peuz remettre, ce fut la
souuenance de cet accident: et me fis redire plusieurs fois, où
i'aloy, d'où ie venoy, à quelle heure cela m'estoit aduenu, auant
que de le pouuoir conceuoir. Quant à la façon de ma cheute, on me
la cachoit, en faueur de celuy, qui en auoit esté cause, et m'en•
forgeoit on d'autres. Mais long temps apres, et le lendemain, quand
ma memoire vint à s'entr'ouurir, et me representer l'estat, où ie
m'estoy trouué en l'instant que i'auoy aperçeu ce cheual fondant sur
moy (car ie l'auoy veu à mes talons, et me tins pour mort: mais ce
pensement auoit esté si soudain, que la peur n'eut pas loisir de s'y3
engendrer) il me sembla que c'estoit vn esclair qui me frapoit l'ame
de secousse, et que ie reuenoy de l'autre monde. Ce conte d'vn
euénement si leger, est assez vain, n'estoit l'instruction que i'en ay
tirée pour moy: car à la verité pour s'apriuoiser à la mort, ie
trouue qu'il n'y a que de s'en auoisiner. Or, comme dit Pline, chacun•
est à soy-mesmes vne tres bonne discipline, pourueu qu'il ait
la suffisance de s'espier de pres. Ce n'est pas icy ma doctrine, c'est
mon estude: et n'est pas la leçon d'autruy, c'est la mienne. Et ne
me doibt on pourtant sçauoir mauuais gré, si ie la communique. Ce
qui me sert, peut aussi par accident seruir à vn autre. Au demeurant,
ie ne gaste rien, ie n'vse que du mien. Et si ie fay le fol, c'est
à mes despends, et sans l'interest de personne: car c'est en follie,
qui meurt en moy, qui n'a point de suitte. Nous n'auons nouuelles•
que de deux ou trois anciens, qui ayent battu ce chemin: et si ne
pouuons dire, si c'est du tout en pareille maniere à cette-cy, n'en
connoissant que les noms. Nul depuis ne s'est ietté sur leur trace.
C'est vne espineuse entreprinse, et plus qu'il ne semble, de suyure
vne alleure si vagabonde, que celle de nostre esprit: de penetrer1
les profondeurs opaques de ses replis internes: de choisir et arrester
tant de menus airs de ses agitations: et est vn amusement
nouueau et extraordinaire, qui nous retire des occupations communes
du monde: ouy, et des plus recommandées. Il y a plusieurs
années que ie n'ay que moy pour visée à mes pensées, que•
ie ne contrerolle et n'estudie que moy. Et si i'estudie autre chose,
c'est pour soudain le coucher sur moy, ou en moy, pour mieux
dire. Et ne me semble point faillir, si, comme il se faict des autres
sciences, sans comparaison moins vtiles, ie fay part de ce que i'ay
apprins en cette cy: quoy que ie ne me contente guere du progrez2
que i'y ay faict. Il n'est description pareille en difficulté, à la description
de soy-mesmes, ny certes en vtilité. Encore se faut il
testonner, encore se faut il ordonner et renger pour sortir en
place. Or ie me pare sans cesse: car ie me descris sans cesse.
obstinéement en hayne de la ventance, qui semble tousiours estre
attachée aux propres tesmoignages. Au lieu qu'on doit moucher
l'enfant, cela s'appelle l'enaser,
In vicium ducit culpæ fuga.
Ie trouue plus de mal que de bien à ce remede. Mais quand il seroit3
vray, que ce fust necessairement, presomption, d'entretenir le peuple
de soy: ie ne doy pas suyuant mon general dessein, refuser vne
action qui publie cette maladiue qualité, puis qu'elle est en moy:
et ne doy cacher cette faute, que i'ay non seulement en vsage, mais
en profession. Toutesfois à dire ce que i'en croy, cette coustume a•
tort de condamner le vin, par ce que plusieurs s'y enyurent. On ne
peut abuser que des choses qui sont bonnes. Et croy de cette regle,
qu'elle ne regarde que la populaire defaillance. Ce sont brides à
veaux, desquelles ny les Saincts, que nous oyons si hautement parler
d'eux, ny les Philosophes, ny les Theologiens ne se brident. Ne
fay-ie moy, quoy que ie soye aussi peu l'vn que l'autre. S'ils n'en
escriuent à point nommé, aumoins, quand l'occasion les y porte, ne
feignent ils pas de se ietter bien auant sur le trottoir. Dequoy traitte
Socrates plus largement que de soy? A quoy achemine il plus souuient•
les propos de ses disciples, qu'à parler d'eux, non pas de la
leçon de leur liure, mais de l'estre et branle de leur ame? Nous
nous disons religieusement à Dieu, et à nostre confesseur, comme
noz voisins à tout le peuple. Mais nous n'en disons, me respondra-on,
que les accusations. Nous disons donc tout: car nostre vertu1
mesme est fautiere et repentable. Mon mestier et mon art, c'est
viure. Qui me defend d'en parler selon mon sens, experience et
vsage: qu'il ordonne à l'architecte de parler des bastiments non
selon soy, mais selon son voisin, selon la science d'vn autre, non
selon la sienne. Si c'est gloire, de soy-mesme publier ses valeurs,•
que ne met Cicero en auant l'eloquence de Hortense; Hortense celle
de Cicero? A l'aduenture entendent ils que ie tesmoigne de moy par
ouurage et effects, non nuement par des paroles. Ie peins principalement
mes cogitations, subiect informe, qui ne peut tomber en
production ouuragere. A toute peine le puis ie coucher en ce corps2
aëré de la voix. Des plus sages hommes, et des plus deuots, ont
vescu fuyants tous apparents effects. Les effects diroyent plus de la
Fortune, que de moy. Ils tesmoignent leur roolle, non pas le mien,
si ce n'est coniecturalement et incertainement. Eschantillons d'vne
montre particuliere. Ie m'estalle entier: c'est vn skeletos, où d'vne•
veuë les veines, les muscles, les tendons paroissent, chasque piece
en son siege. L'effect de la toux en produisoit vne partie: l'effect de
la palleur ou battement de cœur vn' autre, et doubteusement. Ce ne
sont mes gestes que i'escris; c'est moy, c'est mon essence. Ie tien
qu'il faut estre prudent à estimer de soy, et pareillement conscientieux3
à en tesmoigner: soit bas, soit haut, indifferemment. Si ie
me sembloy bon et sage tout à fait, ie l'entonneroy à pleine teste.
De dire moins de soy, qu'il n'y en a, c'est sottise, non modestie: se
payer de moins, qu'on ne vaut, c'est lascheté et pusillanimité selon
Aristote. Nulle vertu ne s'ayde de la fausseté: et la verité n'est iamais•
matiere d'erreur. De dire de soy plus qu'il n'en y a, ce n'est
pas tousiours presomption, c'est encore souuent sottise. Se complaire
outre mesure de ce qu'on est, en tomber en amour de soy
indiscrete, est à mon aduis la substance de ce vice. Le supreme remede
à le guarir, c'est faire tout le rebours de ce que ceux icy ordonnent,•
qui en défendant le parler de soy, defendent par consequent
encore plus de penser à soy. L'orgueil gist en la pensée: la
langue n'y peut auoir qu'vne bien legere part. De s'amuser à soy,
il leur semble que c'est se plaire en soy: de se hanter et prattiquer,
que c'est se trop cherir. Mais cet excez naist seulement en ceux qui1
ne se tastent que superficiellement, qui se voyent apres leurs affaires,
qui appellent resuerie et oysiueté de s'entretenir de soy, et
s'estoffer et bastir, faire des chasteaux en Espaigne: s'estimants
chose tierce et estrangere à eux mesmes. Si quelcun s'enyure de sa
science, regardant souz soy: qu'il tourne les yeux au dessus vers les•
siecles passez, il baissera les cornes, y trouuant tant de milliers
d'esprits, qui le foulent aux pieds. S'il entre en quelque flateuse
presomption de sa vaillance, qu'il se ramentoiue les vies de Scipion,
d'Epaminondas, de tant d'armées, de tant de peuples, qui le laissent
si loing derriere eux. Nulle particuliere qualité n'enorgueillira celuy,2
qui mettra quand et quand en compte, tant d'imparfaittes et foibles
qualitez autres, qui sont en luy, et au bout, la nihilité de l'humaine
condition. Parce que Socrates auoit seul mordu à certes au precepte
de son Dieu, de se connoistre, et par cet estude estoit arriué à se
mespriser, il fut estimé seul digne du nom de Sage. Qui se connoistra•
ainsi, qu'il se donne hardiment à connoistre par sa bouche.
L'AUTEUR AU LECTEUR. (ORIGINAL : AV LECTEVR)
Ce livre, lecteur, est un livre de bonne foi.
Il t'avertit, dès le début, que je ne l'ai écrit que pour moi et quelques intimes, sans me préoccuper qu'il pût être pour toi de quelque intérêt, ou passer à la postérité; de si hautes visées sont au-dessus de ce dont je suis capable. Je le destine particulièrement à mes parents et à mes amis, afin que lorsque je ne serai plus, ce qui ne peut tarder, ils y retrouvent quelques traces de mon caractère et de mes idées et, par là, conservent encore plus entière et plus vive la connaissance qu'ils ont de moi. Si je m'étais proposé de rechercher la faveur du public, je me serais mieux attifé et me présenterais sous une forme étudiée pour produire meilleur effet; je tiens, au contraire, à ce qu'on m'y voie en toute simplicité, tel que je suis d'habitude, au naturel, sans que mon maintien soit composé ou que j'use d'artifice, car c'est moi que je dépeins. Mes défauts s'y montreront au vif et l'on m'y verra dans toute mon ingénuité, tant au physique qu'au moral, autant du moins que les convenances le permettent. Si j'étais né parmi ces populations qu'on dit vivre encore sous la douce liberté des lois primitives de la nature, je me serais très volontiers, je t'assure, peint tout entier et dans la plus complète nudité.
Ainsi, lecteur, c'est moi-même qui fais l'objet de mon livre; peut-être n'est-ce pas là une raison suffisante pour que tu emploies tes loisirs à un sujet aussi peu sérieux et de si minime importance.
Sur ce, à la grâce de Dieu.
A Montaigne, ce 1er mars 1580.
Nota.—Cette traduction a été faite d'après l'édition de 1595, en tenant compte toutefois de quelques variantes du manuscrit de Bordeaux, complétant ou accentuant la pensée de l'auteur.—Ces variantes, dont le relevé est donné dans le quatrième volume, sont pour la plupart de très minime importance: elles portent en très grand nombre sur l'orthographe; de-ci, de-là, constituent des additions ou des suppressions de mots ou encore des substitutions d'un mot à un autre, soit pour éviter des répétitions, soit pour préciser; et parfois, mais rarement, de légères modifications dans la construction de membres de phrase; dans la quantité, il n'en est pas une qui modifie sensiblement le sens. Celles dont il a été tenu compte sont signalées par un astérisque (*).
LIVRE PREMIER.
CHAPITRE PREMIER. (ORIGINAL LIV. I, CH. I.)
Divers moyens mènent à même fin.
La soumission vous concilie d'ordinaire ceux que vous avez offensés; parfois une attitude résolue produit le même résultat.—La façon la plus ordinaire d'attendrir les cœurs de ceux que nous avons offensés, quand, leur vengeance en main, nous sommes à leur merci, c'est de les émouvoir par notre soumission, en leur inspirant commisération et pitié; toutefois la bravoure, la constance et la résolution, qui sont des moyens tout contraires, ont quelquefois produit le même résultat.
Edouard, prince de Galles, celui-là même qui, si longtemps, fut régent de notre province de Guyenne, personnage dont les actes et la fortune ont maintes fois témoigné de beaucoup de grandeur d'âme, s'étant emparé de vive force de Limoges, avait ordonné le massacre de ses habitants qui l'avaient gravement offensé. Il cheminait à travers la ville, et les cris de ceux, hommes, femmes et enfants, ainsi voués à la mort, qui, prosternés à ses pieds, imploraient merci, n'avaient pu attendrir son âme; quand s'offrirent à sa vue trois gentilshommes français, qui, avec une hardiesse incroyable, tenaient tête, à eux seuls, à son armée victorieuse. Un tel courage lui inspira une considération et un respect qui calmèrent subitement sa colère; sur-le-champ il leur fit grâce, et cette grâce, il l'étendit à tous les autres habitants de la ville.
Scanderberg, prince d'Epire, poursuivait avec l'intention de le tuer, un de ses soldats; celui-ci, après avoir essayé en vain de l'apaiser par des protestations de toutes sortes et les plus humbles supplications, se résolut, en désespoir de cause, à l'attendre l'épée à la main. Cet acte de résolution arrêta net l'exaspération de son maître qui, en le voyant prendre un si honorable parti, lui fit grâce. Ce fait est susceptible d'être interprété autrement que je ne le fais, mais par ceux-là seulement qui ignorent la force prodigieuse et le courage dont ce prince était doué.
L'empereur Conrad III, assiégeant Guelphe, duc de Bavière, n'avait consenti à ne laisser sortir de la ville que les femmes des gentilshommes qui s'y trouvaient enfermées avec son ennemi, s'engageant à respecter leur honneur, mais ne leur accordant de sortir qu'à pied, en n'emportant que ce qu'elles pourraient porter elles-mêmes; et il s'était refusé à adoucir ces conditions, quelques autres satisfactions qu'on lui offrît, si humiliantes qu'elles fussent. N'écoutant que leur grand cœur, ces femmes s'avisèrent alors de charger sur leurs épaules leurs maris, leurs enfants et le duc lui-même. L'empereur fut tellement saisi de cette touchante marque de courage, qu'il en pleura d'attendrissement; la haine mortelle qu'il avait vouée au duc, dont il voulait la perte, en devint moins ardente; et, à partir de ce moment, il le traita lui et les siens avec humanité.
Comment s'explique que ces deux sentiments contraires produisent le même effet.—L'un et l'autre de ces deux moyens réussiraient aisément auprès de moi, car j'ai une grande propension à la miséricorde et à la bienveillance; cependant j'estime que je céderais encore plus facilement à la compassion qu'à l'admiration, bien que la pitié soit considérée comme une passion condamnable par les stoïciens, qui concèdent bien qu'on secoure les affligés, mais non qu'on s'attendrisse et qu'on compatisse à leurs souffrances. Les exemples qui précèdent me semblent rentrer davantage dans la réalité des choses; ils nous montrent l'âme aux prises avec ces deux sentiments contraires: résister à l'un sans fléchir, et céder à l'autre. Cela peut s'expliquer en admettant que se laisser gagner par la pitié, est plus facile et le propre des cœurs débonnaires et peu énergiques; d'où il résulte que les êtres les plus faibles, comme les femmes, les enfants et les gens du commun y sont plus particulièrement portés; tandis que ne pas se laisser attendrir par les larmes et les prières, et finir par se rendre seulement devant les signes manifestes d'un courage incontestable, est le fait d'une âme forte et bien trempée, aimant et honorant les caractères énergiques et tenaces.
Et cependant, l'étonnement et l'admiration peuvent produire ces mêmes effets sur des natures moins généreuses; témoin le peuple thébain qui, appelé à prononcer dans une accusation capitale intentée contre les capitaines de son armée, pour s'être maintenus en charge au delà du temps durant lequel ils devaient l'exercer, acquitta à grand'peine Pélopidas qui, accablé de cette mise en jugement, ne sut, pour se défendre, que gémir et supplier; tandis qu'au contraire, à l'égard d'Epaminondas qui, après avoir exposé en termes magnifiques les actes de son commandement, la tête haute, la parole sarcastique, se mit à reprocher au peuple son ingratitude, l'assemblée, pénétrée d'admiration vis-à-vis de cet homme d'un si grand courage, se dispersa sans même oser aller au scrutin.
Cruauté obstinée de Denys l'ancien, tyran de Syracuse.—Denys l'ancien, s'étant emparé, après un siège très long et très difficile, de la ville de Reggium, et avec elle de Phyton, homme de grande vertu, qui y commandait et avait dirigé cette défense opiniâtre, voulut en tirer une vengeance éclatante qui servît d'exemple. Tout d'abord, il lui apprit que la veille, il avait fait noyer son fils et tous ses autres parents; à quoi Phyton se borna à répondre: «Qu'ils en étaient d'un jour plus heureux que lui.» Puis il le livra aux bourreaux qui le dépouillèrent de ses vêtements et le traînèrent à travers la ville, le fouettant ignominieusement à coups redoublés, l'accablant en outre des plus brutales et cruelles injures. Phyton, conservant toute sa présence d'esprit et son courage, ne faiblit pas; ne cessant de se targuer à haute voix de l'honorable et glorieuse défense qu'il avait faite et qui était cause de sa mort, n'ayant pas voulu livrer sa patrie aux mains d'un tyran, le menaçant lui-même d'une prochaine punition des dieux. Lisant dans les yeux de la plupart de ses soldats qu'au lieu d'être excités par ses bravades contre cet ennemi vaincu, qui les provoquait au mépris de leur chef et dépréciait son triomphe, étonnés d'un tel courage, ils s'en laissaient attendrir et commençaient à murmurer, parlant même d'arracher Phyton des mains de ses bourreaux, Denys mit fin à ce martyr et, à la dérobée, l'envoya noyer à la mer.
L'homme est ondoyant et divers; conduite opposée de Sylla et de Pompée dans des circonstances analogues.—En vérité, l'homme est de nature bien peu définie et étrangement ondoyant et divers; il est malaisé de porter sur lui un jugement ferme et uniforme. Ainsi, voilà Pompée qui pardonne à toute la ville des Mamertins, contre laquelle il était fort animé, en considération de la vertu et de la grandeur d'âme de Zénon l'un de leurs concitoyens qui, se donnant comme l'unique coupable de leur conduite envers lui, demandait en grâce d'en porter seul la peine; tandis qu'à Pérouse, en semblable circonstance, un citoyen de cette ville, également distingué par ses vertus, dont Sylla avait été l'hôte, par un dévouement pareil, n'en obtient rien ni pour lui-même, ni pour les autres.
Cruauté d'Alexandre le Grand envers des ennemis dont la valeur méritait mieux.—A l'encontre des premiers exemples que j'ai cités, nous voyons Alexandre, l'homme le plus hardi qui fut jamais, d'ordinaire si généreux à l'égard des vaincus, devenu maître, après de nombreuses et grandes difficultés, de la ville de Gaza, en agir tout autrement à l'égard de Bétis qui commandait cette place et qui, pendant le siège, avait donné les preuves d'une éclatante valeur. Le rencontrant seul, abandonné des siens, ses armes brisées, couvert de sang et de plaies et combattant encore au milieu d'un groupe de Macédoniens qui le harcelaient de toutes parts, Alexandre, vivement affecté d'une victoire si chèrement achetée (entre autres dommages, lui-même venait d'y recevoir deux blessures), lui dit: «Tu ne mourras pas comme tu le souhaites, Bétis; sois certain qu'avant, il te faudra souffrir les plus cruels tourments qui se puissent imaginer contre un captif.» A cette menace, Bétis ne répondant rien et, au plus grand calme, joignant une attitude hautaine et pleine de défi, Alexandre, devant * ce silence fier et obstiné, s'écria: «A-t-il seulement fléchi le genou! s'est-il laissé aller à quelques supplications! ah vraiment, je vaincrai ce mutisme; et si je ne puis lui arracher une parole, j'arriverai bien à lui arracher quelque gémissement.» Et, passant de la colère à la rage, il lui fit percer les talons et, encore plein de vie, attacher à l'arrière d'un char et traîner ainsi jusqu'à ce que, mis en pièces, les membres rompus, il rendît le dernier soupir. Quel peut avoir été le mobile de tant de cruauté chez Alexandre? Serait-ce qu'à lui-même, courageux au delà de toute expression, cette vertu semblait tellement naturelle, que non seulement elle ne le transportait pas d'admiration, mais encore qu'il en faisait peu de cas; ou bien que, la considérant comme son apanage exclusif, il ne pouvait la supporter à un aussi haut degré chez les autres, sans en être jaloux; ou enfin, est-ce qu'il était hors d'état de se modérer dans ses transports de colère?—Certainement, s'il eût été capable de se maîtriser, il est à croire que lors de la prise et du sac de Thèbes, il se fût contenu à la vue de tant de vaillants guerriers, dont la résistance était désorganisée et qui furent passés au fil de l'épée; car il en périt bien ainsi six mille, dont pas un ne fut vu cherchant à prendre la fuite ou demandant merci; bien au contraire, ils allaient de ci, de là, à travers les rues, affrontant les vainqueurs, les provoquant à leur donner la mort dans des conditions honorables. On n'en vit aucun, si criblé qu'il fût de blessures, qui, jusqu'à son dernier soupir, n'essayât encore de se venger; dans leur désespoir, ils faisaient arme de tout, se consolant de leur propre mort par celle de quelqu'un de leurs ennemis. Ce courage malheureux n'éveilla cependant chez Alexandre aucune pitié; tout un long jour de carnage ne suffit pas pour assouvir sa vengeance; le massacre ne prit fin que lorsque les victimes firent défaut; seules, les personnes hors d'état de porter les armes, vieillards, femmes et enfants, furent épargnés, et, au nombre de trente mille, réduits en esclavage.
CHAPITRE II. (ORIGINAL LIV. I, CH. II.)
De la tristesse.
La tristesse est une disposition d'esprit des plus déplaisantes.—La tristesse est une disposition d'esprit dont je suis à peu près exempt; je ne l'aime, ni ne l'estime; bien qu'assez généralement, comme de parti pris, on l'ait en certaine considération et qu'on en pare la sagesse, la vertu, la conscience, c'est un sot et vilain ornement. Les Italiens ont, avec plus d'à propos, appelé de ce nom la méchanceté, car elle est toujours nuisible, toujours insensée; toujours aussi, elle est le propre d'une âme poltronne et basse; les stoïciens l'interdisent au sage.
Effet des grandes douleurs en diverses circonstances; tout sentiment excessif ne se peut exprimer.—L'histoire rapporte que Psamménitus, roi d'Égypte, défait et pris par Cambyse, roi de Perse, voyant passer sa fille, captive comme lui, habillée en servante, qu'on envoyait puiser de l'eau, demeura sans mot dire, les yeux fixés à terre, tandis qu'autour de lui, tous ses amis pleuraient et se lamentaient. Voyant, peu après, son fils qu'on menait à la mort, il garda cette même contenance; tandis qu'à la vue d'un de ses familiers conduit au milieu d'autres prisonniers, il se frappa la tête, témoignant d'une douleur extrême.
On peut rapprocher ce trait de ce qui s'est vu récemment chez un de nos princes qui, étant à Trente, y reçut la nouvelle de la mort de son frère aîné, le soutien et l'honneur de sa maison; bientôt après, il apprenait la perte de son frère puîné sur lequel, depuis la mort du premier, reposaient toutes ses espérances. Ces deux malheurs, il les avait supportés avec un courage exemplaire; quand, quelques jours plus tard, un homme de sa suite vint à mourir. A ce dernier accident, il ne sut plus se contenir, sa résolution l'abandonna, il se répandit en larmes et en lamentations, au point que certains en vinrent à dire qu'il n'avait été réellement sensible qu'à cette dernière secousse. La vérité est que la mesure était comble, et qu'un rien suffit pour abattre son énergie et amener ce débordement de tristesse. On pourrait, je crois, expliquer de même l'attitude de Psamménitus, si l'histoire n'ajoutait que Cambyse, s'étant enquis auprès de lui du motif pour lequel, après s'être montré si peu touché du malheur de son fils et de sa fille, il était si affecté de celui * d'un de ses amis, n'en eût reçu cette réponse: «C'est que ce dernier chagrin, seul, peut s'exprimer par les larmes; tandis que la douleur ressentie pour les deux premiers, est de beaucoup au delà de toute expression.»
A ce propos, me revient à l'idée le fait de ce peintre ancien qui, dans le sacrifice d'Iphigénie, ayant à représenter la douleur de ses divers personnages, d'après le degré d'intérêt que chacun portait à la mort de cette belle et innocente jeune fille; ayant à cet effet, quand il en arriva au père de la vierge, déjà épuisé toutes les ressources de son art; devant l'impossibilité de lui donner une contenance en rapport avec l'intensité de sa douleur, il le peignit le visage couvert. C'est aussi pour cela qu'à l'égard de Niobé, cette malheureuse mère, qui, après avoir perdu d'abord ses sept fils, perdit ensuite ses sept filles; les poètes ont imaginé qu'écrasée par une telle succession de malheurs, elle finit elle-même par être métamorphosée en rocher, «pétrifiée par la douleur (Ovide)», marquant de la sorte ce morne, muet et sourd hébétement qui s'empare de nous, lorsque les accidents qui nous accablent, dépassent ce que nous en pouvons supporter. Et, en effet, un chagrin excessif, pour être tel, doit stupéfier l'âme au point de lui enlever toute sa liberté d'action, ainsi qu'il arrive, au premier moment, sous le coup d'une très mauvaise nouvelle: nous sommes saisis d'étonnement, pénétrés d'effroi ou d'affliction et comme perclus en tous nos mouvements, jusqu'à ce qu'à cette prostration, succède la détente; alors les larmes et les plaintes se font jour, l'âme semble se dégager de son étreinte, renaître et peu à peu être plus au large et rentrer en possession d'elle-même: «C'est avec peine qu'enfin il recouvre la voix et peut exprimer sa douleur (Virgile).»
Pendant la guerre, autour de Bude, du roi Ferdinand contre la veuve du roi Jean de Hongrie, un homme d'armes se fit particulièrement remarquer dans un des combats qui se livrèrent, par sa valeur absolument hors ligne. Nul ne l'avait reconnu, et chacun le louait à qui mieux mieux et le plaignait, car il avait succombé; mais personne plus qu'un certain de Raïsciac, seigneur allemand, réellement enthousiasmé d'un courage aussi rare. Son corps ayant été rapporté, de Raïsciac s'approcha comme tout le monde, pour voir qui il était; et lorsqu'on l'eut débarrassé de son armure, il reconnut son fils. L'émotion des assistants s'en accrut d'autant; de Raïsciac, seul, demeura impassible; sans mot dire, sans un cillement d'yeux, debout, contemplant fixement ce corps, jusqu'à ce que la violence de son chagrin atteignant le principe même de la vie, il tomba raide mort.
«Qui peut dire à quel point il brûle, ne brûle que d'un petit feu (Pétrarque)», disent les amoureux qui veulent exprimer une passion qu'ils ne peuvent plus contenir: «Misérable que je suis! l'amour trouble mes sens. A ta vue, ô Lesbie, je suis hors de moi; il est au-dessus de mes forces de parler; ma langue s'embarrasse, une flamme subtile court dans mes veines, mes oreilles résonnent de mille bruits confus et le voile de la nuit s'étend sur mes yeux (Catulle).» Aussi, n'est-ce pas au plus fort de nos transports, quand notre sang bouillonne dans nos veines, que nous sommes le plus à même de trouver des accents qui apitoyent et qui persuadent; dans ces moments, l'âme est trop absorbée dans ses pensées, le corps trop abattu et languissant d'amour; de là parfois, l'impuissance inattendue en laquelle tombent, si hors de propos, les amoureux que paralyse leur ardeur extrême, au siège même de la jouissance. Toute passion qui se raisonne, qui se peut goûter et savourer avec calme, mérite à peine ce nom: «Les soucis légers sont loquaces, les grandes passions sont silencieuses (Sénèque).»
Saisissement causé par la joie, la honte, etc.—La surprise d'un plaisir inespéré nous cause un saisissement semblable: «Dès qu'elle me voit venir, dès qu'elle aperçoit de tous côtés les armes troyennes, hors d'elle-même, frappée comme d'une vision effrayante, elle demeure immobile; son sang se glace, elle tombe et ce n'est que longtemps après, qu'elle peut enfin parler (Virgile).» Outre cette Romaine qui mourut de joie en voyant son fils échappé à la déroute de Cannes; Sophocle et Denys le tyran qui, également, trépassèrent d'aise en recevant une heureuse nouvelle; Thalna qui, de même, mourut en Corse à l'annonce des honneurs que le Sénat de Rome lui avait décernés; n'avons-nous pas vu, en ce siècle, le pape Léon X, apprenant la prise de Milan, qu'il avait ardemment désirée, en éprouver un tel excès de joie, que la fièvre le prit et qu'il en mourut. Un témoignage encore plus probant de la faiblesse humaine, relevé par les anciens: Diodore le dialecticien s'étant, en son école et en public, trouvé à court pour développer un argument qu'on lui avait posé, en ressentit une telle honte, qu'il en mourut du coup. Pour moi, je suis peu prédisposé à ces violentes passions; par nature, je ne m'émeus pas aisément; et je me raisonne tous les jours, pour m'affirmer davantage en cette disposition.
CHAPITRE III. (ORIGINAL LIV. I, CH. III.)
Nous prolongeons nos affections et nos haines
au delà de notre propre durée.
L'homme se préoccupe trop de l'avenir.—Ceux qui reprochent aux hommes de toujours aller se préoccupant des choses futures, et nous engagent à jouir des biens présents et à nous en contenter, observant que nous n'avons pas prise sur ce qui est à venir, que nous en avons même moins que sur ce qui est passé, s'attaquent à la plus répandue des erreurs humaines; si on peut appeler erreur, un penchant qui, bien que nous y soyons convié par la nature elle-même, en vue de la continuation de son œuvre, fausse, comme tant d'autres choses, notre imagination, chez laquelle l'action est un besoin, alors même que nous ne savons pas où cela nous mène. Nous ne sommes jamais en nous, nous sommes toujours au delà; la crainte, le désir, l'espérance nous relancent constamment vers l'avenir, nous dérobant le sentiment et l'examen de ce qui est, pour nous amuser de ce qui sera; bien qu'à ce moment nous ne serons plus: «Tout esprit inquiet de l'avenir, est malheureux (Sénèque).»
Son premier devoir est de chercher à se bien connaître.—«Fais ce pourquoi tu es fait et connais-toi toi-même», est un grand précepte souvent cité dans Platon. Chacun des deux membres de cette proposition, pris séparément, nous trace notre devoir dans son entier, l'un complète l'autre. Qui s'appliquerait à faire ce pourquoi il est fait, s'apercevrait qu'il lui faut tout d'abord acquérir cette connaissance de lui-même et de ce à quoi il est propre; et celui qui se connaît, ne fait pas erreur sur ce dont il est capable; il s'aime, et tendant avant tout à améliorer sa condition, il écarte les occupations superflues, les pensées et les projets inutiles. De même que la folie n'est jamais satisfaite lors même qu'on cède à ses désirs, la sagesse, toujours satisfaite du présent, n'est jamais mécontente d'elle-même; au point qu'Épicure estime que ni la prévoyance, ni le souci de l'avenir ne sont de nécessité pour le sage.
On doit obéissance aux rois, mais l'estime et l'affection ne sont dues qu'a leurs vertus.—Parmi les lois qui ont été établies, concernant l'homme après sa mort, celle qui soumettait les actions des princes à un jugement posthume, me semble des mieux fondées. Les princes sont, en effet, soumis aux lois et non au-dessus d'elles; et, par ce fait même que la justice, de leur vivant, a été impuissante contre eux, il est équitable que, lorsqu'ils ne sont plus, elle ait action sur leur réputation et sur les biens qu'ils laissent à leurs successeurs, choses que souvent nous préférons à la vie. C'est un usage qui procure de sérieux avantages aux nations qui le pratiquent; et les bons princes, qui ont sujet de se plaindre, quand on traite la mémoire des méchants comme la leur, doivent le désirer.—Nous devons soumission et obéissance à tous les rois, qu'ils soient bons ou mauvais, cela est indispensable pour leur permettre de remplir leur charge; mais notre estime et notre affection, nous ne les leur devons que s'ils les méritent. Admettons que les nécessités de la politique nous obligent à les supporter patiemment, si indignes qu'ils puissent être; à dissimuler leurs vices, à appuyer autant qu'il est en notre pouvoir, leurs actes quels qu'ils soient, quand cet appui est nécessaire à leur autorité; mais ce devoir rempli, ce n'est pas une raison pour que nous refusions à la justice et que nous n'ayons pas la liberté d'exprimer à leur endroit nos ressentiments, si nous en avons de fondés; et en particulier, que nous nous refusions à honorer ces bons serviteurs qui, bien que connaissant les imperfections du maître, l'ont servi avec respect et fidélité, exemple qu'il y a utilité à transmettre à la postérité.—Ceux qui, par les obligations personnelles qu'ils lui ont, défendent à tort la mémoire d'un prince qui en est indigne, font, en agissant ainsi, acte de justice privée, aux dépens de la justice publique. Tite Live dit vrai, quand il écrit que le langage des hommes inféodés à la royauté, est toujours plein de vaines ostentations et de faux témoignages; chacun faisant de son roi, quels que soient ses mérites, un souverain dont la valeur et la grandeur ne sauraient être dépassées. On peut désapprouver la magnanimité de ces deux soldats, répondant en pleine face à Néron, qui leur demandait: à l'un, pourquoi il lui voulait du mal: «Je t'aimais, quand tu en étais digne; mais depuis que tu es devenu parricide, incendiaire, histrion, cocher, je te hais, comme tu le mérites»; à l'autre, pourquoi il voulait le tuer: «Parce que je ne vois pas d'autre remède à tes continuels méfaits»; mais quel homme de bon sens peut trouver à redire aux témoignages publics et universels qui, après sa mort, ont été portés contre ce prince, pour ses tyranniques et odieux débordements, et qui l'ont stigmatisé à tout jamais, et, avec lui, tout méchant comme lui.
Je regrette que, dans les usages et coutumes si sages de Lacédémone, ait été introduite cette cérémonie si empreinte de fausseté: A la mort des rois, tous les confédérés et peuples voisins, ainsi que tous les Ilotes, hommes et femmes, allaient pêle-mêle, se tailladant le front en signe de deuil, disant dans leurs cris et lamentations que le défunt, quel qu'il eût été, était le meilleur de tous les rois qu'ils avaient eus; donnant ainsi à la situation les louanges qui auraient dû revenir au mérite et reléguant au dernier rang ce qui le constitue et lui assigne le premier.
Réflexions sur ce mot de Solon, que nul, avant sa mort, ne peut être dit heureux.—Aristote, qui traite tous les sujets, recherche à propos de ce mot de Solon: «Que nul, avant sa mort, ne peut être dit heureux», si celui-là même qui a vécu et a eu une mort telle qu'on peut la souhaiter, peut être qualifié d'heureux, s'il laisse une mauvaise renommée ou sa postérité dans le malheur. Tant que nous vivons, nous avons la faculté de faire que notre pensée se reporte où nous voulons; quand nous avons cessé d'exister, nous n'avons plus aucune communication avec le monde vivant, c'est pourquoi Solon eût été mieux fondé à dire que jamais l'homme n'est heureux, puisqu'il ne peut l'être qu'après sa mort: «On trouve à peine un sage qui s'arrache totalement à la vie et la rejette; ignorant de l'avenir, l'homme s'imagine qu'une partie de son être lui survit, et il ne peut s'affranchir de ce corps qui périt et tombe (Lucrèce).»
Honneurs rendus et influence prêtée à certains, après leur mort.—Bertrand du Guesclin mourut au siège du château de Randon, près du Puy, en Auvergne; les assiégés ayant capitulé après sa mort, furent contraints d'aller déposer les clefs de la place sur son cadavre.—Barthélemy d'Alviane, général de l'armée vénitienne, étant mort en guerroyant autour de Brescia, il fallait, pour ramener son corps à Venise, traverser le territoire ennemi de Vérone; la plupart des chefs vénitiens étaient d'avis qu'on demandât un sauf-conduit aux Véronais, pour le passage dans leur état; Théodore Trivulce s'y opposa, préférant passer de vive force, dut-on combattre: «N'étant pas convenable, dit-il, que celui qui, en sa vie, n'avait jamais eu peur de ses ennemis, semblât les redouter après sa mort.»—Les lois grecques nous présentent quelque chose d'analogue: celui qui demandait un corps à l'ennemi, pour lui rendre les honneurs de la sépulture, renonçait par cela même à la victoire, et il ne pouvait plus la consacrer par un trophée; celui auquel la demande était faite, était réputé vainqueur. Nicias perdit ainsi l'avantage, qu'il avait cependant nettement gagné sur les Corinthiens; et inversement, Agésilas assura de la sorte un succès des plus douteux remporté sur les Béotiens.
Ces faits pourraient paraître étranges si, de tous temps, à la préoccupation de lui-même au delà de cette vie, l'homme n'avait joint la croyance que bien souvent les faveurs célestes nous accompagnent au tombeau et s'étendent à nos restes; les exemples sur ce point abondent tellement, chez les anciens comme chez nous, qu'il ne m'est pas besoin d'insister.—Édouard premier, roi d'Angleterre, ayant constaté dans ses longues guerres contre Robert, roi d'Écosse, combien sa présence contribuait à ses succès, la victoire lui demeurant partout où il se trouvait en personne; sur le point de rendre le dernier soupir, obligea son fils, par un serment solennel, à faire, une fois mort, bouillir son corps; pour que, les chairs se séparant des os, il enterrât celles-là et transportât ceux-ci avec lui à l'armée, chaque fois qu'il marcherait contre les Écossais; comme si la destinée avait fatalement attaché la victoire à la présence de ses ossements.—Jean Ghiska, qui troubla la Bohême pour la défense des erreurs de Wiclef, voulut qu'après sa mort, on l'écorchât; et que, de sa peau, on fît un tambour, que l'on emporterait, lorsqu'on prendrait les armes contre ses ennemis; estimant aider ainsi à la continuation des avantages qu'il avait obtenus, dans les guerres qu'il avait dirigées contre eux.—Certaines tribus indiennes portaient de même au combat contre les Espagnols, les ossements d'un de leurs chefs, en raison des chances heureuses qu'il avait eues en son vivant; d'autres peuplades, sur ce même continent, traînent avec elles, lorsqu'elles vont en guerre, les corps de ceux de leurs guerriers qui se sont distingués par leur vaillance et ont péri dans les combats, comme susceptibles de leur porter bonheur et de servir d'encouragement.—Des exemples qui précèdent, les premiers montrent le souvenir de nos hauts faits, nous suivant au tombeau; les derniers attribuent, en outre, à ce souvenir, une action effective.
Fermeté de Bayard sur le point d'expirer.—Le cas de Bayard est plus admissible: ce capitaine, se sentant blessé à mort d'une arquebusade dans le corps, pressé de se retirer du combat, répondit que ce n'était pas au moment où il touchait à sa fin, qu'il commencerait à tourner le dos à l'ennemi; et il continua à combattre, tant que ses forces le lui permirent; jusqu'à ce que se sentant défaillir et ne pouvant plus tenir à cheval, il commanda à son écuyer de le coucher au pied d'un arbre, mais de telle façon qu'il mourût le visage tourné vers l'ennemi; et ainsi fut fait.
Particularités afférentes à l'empereur Maximilien et à Cyrus.—J'ajouterai cet autre exemple, comme aussi remarquable en son genre que les précédents: l'empereur Maximilien, bisaïeul du roi Philippe actuellement régnant, était un prince doué de nombreuses et éminentes qualités, et remarquable entre autres par sa beauté physique. Parmi ses singularités, il avait celle-ci qui ne ressemble guère à celle de ces princes qui, trônant sur leur chaise percée, y traitent les affaires les plus importantes, c'est que jamais il n'eut de valet de chambre avec lequel il fût familier, au point de se laisser voir par lui à la garde robe; il se cachait pour uriner, aussi pudibond qu'une pucelle, pour ne découvrir à qui que ce fût, pas même à son médecin, les parties du corps qu'on a coutume de tenir cachées. Moi, qui ai un langage si libre, je suis cependant, par tempérament, également enclin à semblable retenue; et, à moins que je n'y sois amené par nécessité ou par volupté, je n'expose guère, aux yeux de personne, les parties de mon corps ou les actes intimes que nos mœurs nous font une loi de dérober à la vue; et je m'en fais une obligation plus grande, qu'à mon sens il ne convient à un homme, surtout à un homme de ma profession. L'empereur Maximilien en était arrivé à une telle exagération, qu'il ordonna expressément dans son testament, qu'on lui mît un caleçon quand il serait mort; il eût dû ajouter aussi, par codicille, que celui qui le lui mettrait, le ferait les yeux bandés.—La volonté qu'exprima Cyrus à ses enfants, que ni eux, ni personne ne touchât à son corps après sa mort, vient, j'imagine, de quelque pratique de dévotion qui devait lui être propre; et, ce qui me porte à le croire, c'est que son historien et lui-même, entre autres grandes qualités, ont manifesté dans tout le cours de leur vie, un soin et un respect tout particuliers pour la religion.
Nos funérailles doivent être en rapport avec notre situation, et n'être ni d'une pompe exagérée ni mesquines.—Le fait suivant ne me plaît guère; il m'a été conté par un homme de haut rang et s'applique à une personne qui me touche de près, assez connue par les situations qu'elle a occupées pendant la paix comme durant la guerre. Cette personne, qui mourut à sa cour à un âge avancé, souffrant cruellement de la pierre, passa ses dernières heures, uniquement occupée à régler avec un soin exagéré la cérémonie de son enterrement, s'appliquant à ce qu'elle eût le plus de relief possible. Il demandait à toute la noblesse qui le visitait, d'engager sa parole d'assister à son convoi; au prince lui-même, de qui je tiens le fait et qui le vit à ses derniers moments, il demanda avec instance d'y faire assister sa maison, citant des exemples, donnant des raisons pour prouver que cela était dû à un homme de sa condition; et, en ayant obtenu la promesse et arrêté, selon ses idées, la distribution et l'ordre de cette parade, il sembla expirer satisfait. Je n'ai guère vu de vanité plus persistante.
S'ingénier à régler son service funèbre, soit d'une façon bizarre, soit avec une parcimonie peu ordinaire; le réduire par exemple à un serviteur se bornant à porter une lanterne est une singularité inverse de la précédente, quoique sa proche parente, et dont aussi je trouverais aisément des exemples dans ma famille. Il en est cependant qui l'approuvent; de même qu'ils approuvent la défense que fit Marcus Lepidus à ses héritiers, d'employer à son égard le cérémonial accoutumé en pareil cas. Si en agissant ainsi, on croit faire acte de tempérance et d'austérité, en évitant une dépense et une satisfaction dont nous ne serons plus à même d'être témoin ni de jouir, c'est là une réforme aisée et peu coûteuse. S'il me fallait décider sur ce point; je serais d'avis que dans cette circonstance, comme dans toutes les actions de la vie, chacun doit se régler sur sa situation dans la société; et que le philosophe Lycon fit acte de sagesse, quand il prescrivit à ses amis de l'enterrer là où ils trouveraient que ce serait pour le mieux et de lui faire des funérailles ni exagérées, ni mesquines. En ce qui me touche, qu'on se conforme simplement à ce qui sera dans les usages; je m'en remets à la discrétion de ceux à la charge desquels je me trouverai à ce moment: «C'est un soin qu'il faut mépriser pour soi-même et ne pas négliger pour les siens (Cicéron).» Saint Augustin parle un langage digne de lui, quand il dit: «Le soin des funérailles, le choix de la sépulture, la pompe des obsèques, sont moins nécessaires à la tranquillité des morts, qu'à la consolation des vivants.» C'est dans ce même esprit que Socrates répondait à Criton lui demandant, au moment de sa mort, comment il voulait être enterré: «Comme vous voudrez.» Si j'étais amené à m'en occuper complètement, il me plairait assez d'imiter ceux qui, de leur vivant et en pleine possession d'eux-mêmes, entreprennent de jouir par avance des honneurs funèbres qui leur seront rendus et se délectent à voir leur effigie reproduite sur le marbre de leur tombeau. Heureux ceux pour lesquels voir ce qu'ils seront, quand ils ne seront plus, est une jouissance et qui vivent de leur propre mort.
Cruelle et dangereuse superstition des Athéniens sur la sépulture à donner aux morts.—Bien que je tienne la souveraineté du peuple comme la plus naturelle et la plus rationnelle, peu s'en faut que je n'en devienne un adversaire irréconciliable tant j'éprouve d'aversion contre elle, lorsque je me remémore l'injustice et l'inhumanité du peuple d'Athènes, condamnant à mort, sans même vouloir les entendre dans leur défense, et ordonnant l'exécution immédiate de ces vaillants capitaines qui venaient de vaincre les Lacédémoniens, près des îles Argineuses, dans la bataille navale la plus disputée et la plus considérable que les Grecs aient jamais livrée sur mer, par l'importance des forces, entièrement composées de navires grecs, qui se trouvaient en présence. Et pourquoi cette condamnation? Parce que ces chefs, après la victoire, s'étaient appliqués, conformément aux principes de l'art de la guerre, à poursuivre les résultats qu'elle pouvait leur procurer, au lieu de s'attarder à recueillir leurs morts et à leur rendre les derniers devoirs. L'odieux de cette exécution est encore accru par l'attitude de Diomédon, l'un des condamnés, soldat et homme politique de haut mérite. Après le prononcé de la sentence, le calme s'étant rétabli dans l'assemblée, et se trouvant seulement alors, avoir possibilité de prendre la parole, Diomédon, au lieu d'en user pour le bien de sa cause, de faire ressortir l'évidente iniquité d'un si cruel verdict, n'a souci que de ses juges; il prie les dieux que ce jugement tourne à leur avantage, et leur fait connaître les vœux que ses compagnons et lui ont faits à la Divinité, en reconnaissance de l'éclatant succès qu'ils ont obtenu, afin que faute de les tenir, ils ne s'attirent la colère céleste; puis, sans rien ajouter autre, sans faire entendre aucune récrimination, il marche courageusement au supplice.
Quelques années après, la Fortune punit les Athéniens par là même où ils avaient péché: Chabrias, capitaine général de leur flotte, ayant battu, près de l'île de Naxos, Pollis amiral de Sparte, perdit, par la crainte d'un sort semblable, tout le fruit immédiat d'une victoire qui était pour eux d'une importance capitale. Pour ne pas laisser sans sépulture les corps de quelques-uns des siens qui surnageaient sur les flots, il laissa échapper un nombre considérable d'ennemis qui, mis à nouveau en ligne contre lui, lui firent, depuis, payer cher l'observation si inopportune de cette superstition.—«Tu voudrais savoir où tu seras après ta mort? Tu iras où sont les choses encore à naître (Sénèque).» Une autre école, au contraire, concède en principe le repos au corps que l'âme abandonne: «Qu'il n'ait pas de tombeau pour le recevoir et où, déchargé du poids de la vie, son corps puisse reposer en paix (Ennius).» Tout nous porte à croire que la mort n'est pas notre fin dernière; et la nature elle-même nous fournit des exemples de relations mystérieuses entre ce qui n'est plus et ce qui vit encore: le vin ne subit-il pas dans la cave des modifications correspondant à celles que les saisons impriment à la vigne; ne dit-on pas aussi que les viandes provenant des animaux tués à la chasse conservées dans les saloirs, se modifient et que leur goût change, comme il arrive de la chair ces mêmes animaux encore vivants.
CHAPITRE IV. (ORIGINAL LIV. I, CH. IIII.)
L'âme exerce ses passions sur des objets auxquels
elle s'attaque sans raison, quand ceux, cause de son délire,
échappent à son action.
Il faut à l'âme en proie à une passion, des objets sur lesquels, à tort ou à raison, elle l'exerce.—Un gentilhomme de notre société, sujet à de très forts accès de goutte, avait coutume de répondre en plaisantant, à ses médecins, quand ils le pressaient de renoncer à l'usage des viandes salées, que, lorsqu'il était aux prises avec son mal, et qu'il en souffrait, il voulait avoir à qui s'en prendre; et que c'était un soulagement à sa douleur, que de pouvoir en rejeter la cause, tantôt sur le cervelas, tantôt sur la langue de bœuf ou le jambon qu'il avait pu manger et de les vouer au diable.
De fait, de même que le bras levé pour frapper, nous fait mal si le coup vient à ne pas porter et à n'atteindre que le vide; de même que pour faire ressortir un paysage, il ne faut pas qu'il soit en quelque sorte perdu et isolé dans l'espace, mais qu'il apparaisse, à distance convenable, sur un fond approprié; «de même que le vent, si d'épaisses forêts ne viennent lui faire obstacle, perd ses forces et se dissipe dans l'immensité (Lucain)»; de même aussi, il semble que l'âme, troublée et agitée, s'égare quand un but lui fait défaut; dans ses transports, il lui faut toujours à qui s'en prendre et contre qui agir.
Plutarque dit, à propos de personnes qui affectionnent plus particulièrement les guenons et les petits chiens, que le besoin d'aimer qui est en nous, quand il n'a pas possibilité de s'exercer légitimement, plutôt que de demeurer inassouvi, se donne carrière sur des objets illicites ou qui n'en sont pas dignes. Nous voyons pareillement l'âme, aux prises avec la passion, plutôt que de ne pas s'y abandonner, se leurrer elle-même, et, tout en ayant conscience de son erreur, s'attaquer souvent de façon étrange à ce qui n'en peut mais. C'est ainsi que les animaux blessés s'en prennent avec rage à la pierre ou au fer qui a causé leur blessure, ou encore se déchirent eux-mêmes à belles dents, pour se venger de la douleur qu'ils ressentent: «Ainsi l'ourse de Pannonie devient plus féroce, quand elle a été atteinte du javelot que retient la mince courroie de Libye; furieuse, elle veut mordre le trait qui la déchire et poursuit le fer qui tourne avec elle (Lucain).»
Souvent en pareil cas, nous nous en prenons même a des objets inanimés.—Quelles causes n'imaginons-nous pas aux malheurs qui nous adviennent? A qui, à quoi, à tort ou à raison, ne nous en prenons-nous pas, pour avoir contre qui nous escrimer?—«Dans ta douleur, tu arraches tes tresses blondes, tu te déchires la poitrine, au point que le sang en macule la blancheur; sont-elles donc cause de la mort de ce frère bien-aimé, qu'une balle mortelle a si malheureusement frappé? Non, eh bien! prends-t'en donc à d'autres.»—A propos de l'armée romaine qui, en Espagne, venait de perdre ses deux chefs Publius et Cneius Scipion, deux frères, tous deux grands hommes de guerre, Tite Live dit: «Dans l'armée entière, chacun se mit aussitôt à verser des larmes et à se frapper la tête.» N'est-ce pas là une coutume généralement répandue?—Le philosophe Bion n'était-il pas dans le vrai, quand, en parlant de ce roi qui, dans les transports de sa douleur, s'arrachait la barbe et les cheveux, il disait plaisamment: «Pense-t-il donc que la pelade adoucisse le chagrin que nous cause la perte des nôtres?»—Qui n'a vu des joueurs déchirer et mâcher les cartes, avaler les dés, dans leur dépit d'avoir perdu leur argent.—Xercès fit fouetter la mer * de l'Hellespont, la fit charger de fers, et accabler d'insultes, et envoya un cartel de défi au mont Athos.—Cyrus se donna en spectacle à son armée, pendant plusieurs jours, par la vengeance qu'il prétendait tirer de la rivière du Gyndus, pour la peur qu'il avait eue en la franchissant.—Caligula ne détruisit-il pas un magnifique palais, pour le déplaisir qu'y avait éprouvé sa mère, qui y avait été enfermée.
Folie d'un roi voulant se venger de Dieu lui-même, d'Auguste contre Neptune, des Thraces contre le ciel en temps d'orage.—Dans ma jeunesse, il se contait dans le peuple qu'un roi de nos voisins, châtié par Dieu, jura de s'en venger. Pour ce faire, il ordonna que pendant dix ans, on ne le priât pas, on ne parlât pas de lui, ni même, autant qu'il pouvait l'obtenir, qu'on ne crût pas en lui. Et ce n'était pas tant la sottise de cet acte, que ce conte avait pour objet de faire ressortir, que la gloire de la nation, dont le souverain en agissait ainsi vis-à-vis de Dieu. L'outrecuidance et la bêtise vont toujours de pair; mais de tels faits tiennent plus encore du premier de ces défauts que du second.—L'empereur Auguste, ayant éprouvé sur mer une violente tempête, se mit à défier Neptune, et, pour se venger de lui, fit, dans les jeux solennels du cirque, ôter la statue de ce dieu d'avec celles des autres divinités, extravagance encore moins excusable que les précédentes. Il le fut davantage plus tard, quand, après la défaite en Allemagne de son lieutenant Quintilius Varus, de colère et de désespoir il allait, se heurtant la tête contre les murailles, en criant: «Varus, Varus, rends-moi mes légions.» De semblables insanités sont plus que de la folie, surtout quand l'impiété s'y joint et qu'elles s'attaquent à Dieu même, ou simplement à la Fortune, comme si elle pouvait nous voir et nous entendre. C'est agir à la façon des Thraces qui, pendant les orages, quand il tonne ou qu'il fait des éclairs, à l'instar des Titans, pensent amener les dieux à composition en les intimidant, et lancent des flèches contre le ciel.—Un ancien poète, rapporte Plutarque, dit «qu'il ne faut point nous emporter contre la marche des affaires qui, elles, n'ont pas souci de nos colères»; nous ne saurions en effet assez condamner cette sorte de déréglement de notre esprit.
CHAPITRE V. (ORIGINAL LIV. I, CH. V.)
Le commandant d'une place assiégée doit-il sortir
de sa place pour parlementer?
Jadis on réprouvait la ruse contre un ennemi.—Lucius Marcius qui commandait les Romains, lors de leur guerre contre Persée, roi de Macédoine, voulant gagner le temps qui lui était encore nécessaire pour que son armée fût complètement sur pied, fit au roi des propositions de paix qui endormirent sa prudence et l'amenèrent à accorder une trêve de quelques jours, dont son ennemi profita pour compléter à loisir ses armements; ce qui fut cause de la défaite de ce prince et lui coûta le trône et la vie. A Rome, quelques vieux sénateurs, imbus des mœurs de leurs ancêtres, condamnèrent ce procédé, comme contraire à ce qui jadis était de règle. «Alors, disaient-ils, on faisait assaut de courage et non d'astuce; on n'avait recours ni aux surprises, ni aux attaques de nuit, non plus qu'aux fuites simulées suivies de retours inopinés; la guerre ne commençait qu'après avoir été déclarée, souvent même après qu'eussent été assignés le lieu et l'heure où les armées en viendraient aux mains. C'est à ce sentiment d'honnêteté que nos pères obéissaient, en livrant à Pyrrhus son médecin qui le trahissait, et aux Phalisques leur si pervers maître d'école. En cela, ils agissaient vraiment en Romains, et non comme d'astucieux Carthaginois, ou des Grecs, qui, dans leur subtilité d'esprit, attachent plus de gloire au succès acquis par des moyens frauduleux que par la force des armes. Tromper l'ennemi est un résultat du moment; mais un adversaire n'est réellement dompté que s'il a été vaincu non par ruse, ni par un coup du sort, mais dans une guerre * loyale et juste, où les deux armées étant en présence, la victoire est demeurée au plus vaillant.» Les sénateurs qui tenaient ce langage honnête, ne connaissaient évidemment pas encore cette belle maxime émise plus tard par Virgile: «Ruse ou valeur, qu'importe contre un ennemi!»
L'emploi à la guerre de toute ruse ou stratagème, dit Polybe, répugnait aux Achéens; une victoire n'était telle, suivant eux, qu'autant que toute confiance en ses forces était anéantie chez l'ennemi. «L'homme sage et vertueux, dit Florus, doit savoir que la seule véritable victoire est celle que peuvent avouer la bonne foi et l'honneur.» «Que notre valeur décide, lisons-nous dans Ennius, si c'est à vous ou à moi que la Fortune, maîtresse des événements, destine l'empire.»
Chez certains peuples, de ceux même que nous qualifions de barbares, les hostilités étaient toujours précédées d'une déclaration de guerre.—Au royaume de Ternate, l'une de ces peuplades que nous qualifions sans hésitation de barbares, on a coutume de ne commencer les hostilités qu'après avoir au préalable fait une déclaration de guerre, y ajoutant l'énumération précise des moyens qu'on se propose d'employer: le nombre d'hommes qui seront mis en ligne, la nature des armes (offensives et défensives) et des munitions dont il sera fait usage; mais, par contre, cela fait, si l'adversaire ne se décide pas à entrer en composition, ils se considèrent dès lors comme libres d'user sans scrupule, pour obtenir le succès, de tous les moyens qui peuvent y aider.
Jadis, à Florence, on était si peu porté à chercher à vaincre par surprise qu'on prévenait l'ennemi, un mois avant d'entrer en campagne, sonnant continuellement à cet effet un beffroi, appelé Martinella.
Aujourd'hui, nous admettons comme licite tout ce qui peut conduire au succès; aussi est-il de principe que le gouverneur d'une place assiégée n'en doit pas sortir pour parlementer.—Quant à nous, moins scrupuleux, nous tenons comme ayant les honneurs de la guerre, celui qui en a le profit, et, après Lysandre, estimons que «là où la peau du lion ne peut suffire, il faut y coudre un morceau de celle du renard». Or, comme c'est pendant qu'on parlemente et qu'on semble prêts à tomber d'accord, que les surprises se pratiquent le plus ordinairement; nous reconnaissons que c'est surtout dans ces moments, qu'un chef doit particulièrement avoir l'œil au guet; et c'est pour cela qu'il est de règle, chez tous les hommes de guerre de notre temps, «que le gouverneur d'une place assiégée n'en sorte jamais pour parlementer».
Nos pères ont fait reproche aux seigneurs de Montmord et de l'Assigny, défendant Pont-à-Mousson contre le comte de Nassau, d'avoir contrevenu à ce principe.—Par contre, celui-là serait excusable qui sortirait de sa place pour parlementer, mais seulement après avoir pris ses mesures pour, le cas échéant, n'avoir rien à redouter, et que tout incident pouvant se produire, tourne à son avantage.—Ainsi fit le comte Guy de Rangon, qui défendait la ville de Reggium: le seigneur de l'Ecut s'étant présenté pour parlementer, Guy de Rangon s'éloigna si peu de la place, qu'une échauffourée s'étant produite pendant les pourparlers, non seulement M. de l'Ecut et son escorte, dont était Alexandre Trivulce qui y fut tué, eurent le dessous, mais lui-même, pour sa propre sûreté, fut dans l'obligation d'entrer en ville avec le comte qui le prit sous sa sauvegarde. Ce fait est attribué par du Bellay au comte de Rangon; Guicciardin, qui le rapporte également, se l'attribue à lui-même.
Antigone assiégeant Eumènes dans Nora et le pressant d'en sortir pour venir, en personne, parlementer avec lui, alléguant que c'était à lui, Eumènes, à venir le trouver, parce que lui, Antigone, était plus puissant et de rang plus élevé, s'attira cette noble réponse: «Je ne reconnaîtrai personne au-dessus de moi, tant que j'aurai la faculté d'user de mon épée.» Et il ne consentit à aller à lui que lorsque Antigone lui eut donné en otage Ptolémée, son propre neveu.
Exemple d'un cas où le gouverneur d'une place s'est bien trouvé de se fier a son adversaire.—Et cependant, il y en a qui se sont très bien trouvés, en pareille occurrence, d'être sortis en se fiant à la parole de leur adversaire; témoin Henry de Vaux, chevalier de Champagne, qui était assiégé par les Anglais dans le château de Commercy. Barthélemy de Bonnes, qui les commandait, ayant, de l'extérieur, réussi à saper la majeure partie du château, et n'ayant plus qu'à y mettre le feu pour accabler les assiégés sous ses ruines, manda à Henry de Vaux, qui déjà lui avait envoyé trois parlementaires, de venir de sa personne, dans son propre intérêt. Celui-ci vint, et, ayant constaté par lui-même l'imminence de la catastrophe à laquelle il ne pouvait échapper, en sut profondément gré à son ennemi et se rendit à discrétion, lui et sa troupe; le feu ayant alors été mis à la mine, les bois qui étançonnaient les murailles cédèrent et le château croula, ruiné de fond en comble.
Pour moi, j'ai assez facilement foi en autrui; cependant je m'y fierais difficilement, si cela pouvait donner à supposer que c'est, de ma part, un acte de faiblesse ou de lâcheté, et non parce que je suis franc et crois à la loyauté de mon adversaire.