Essais de Montaigne (self-édition) - Volume I
C'est icy vn Liure de bonne foy, Lecteur. Il t'aduertit dés l'entree,
que ie ne m'y suis proposé aucune fin, que domestique et priuee:
ie n'y ay eu nulle consideration de ton seruice, ny de ma gloire:
mes forces ne sont pas capables d'vn tel dessein. Ie l'ay voué à la
commodité particuliere de mes parens et amis: à ce que m'ayans
perdu (ce qu'ils ont à faire bien tost) ils y puissent retrouuer aucuns
traicts de mes conditions et humeurs, et que par ce moyen ils
nourrissent plus entiere et plus vifue la connoissance qu'ils ont eu
de moy. Si c'eust esté pour rechercher la faueur du monde, ie me
fusse mieus paré et me presanterois en vne marche estudiee. Ie veux1
qu'on m'y voye en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans
contantion et artifice: car c'est moy que ie peins. Mes defauts
s'y liront au vif et ma forme naifue, autant que la reuerence publique
me l'a permis. Que si i'eusse esté entre ces nations qu'on dit
viure encore souz la douce liberté des premieres loix de nature, ie
t'asseure que ie m'y fusse tres-volontiers peint tout entier, et tout
nud.   Ainsi, Lecteur, ie suis moy-mesme la matiere de mon liure,
ce n'est pas raison que tu employes ton loisir en vn subiect si
friuole et si vain.   A Dieu donq.   De Montaigne, ce premier de
mars, mille cinq cens quattre vins.2



Nota.—Ce texte a été collationné sur l'exemplaire de l'édition de 1595 (éditée à Paris, à cette date, par Abel Langelier), appartenant à la Bibliothèque nationale, no 15 de la collection Payen.—En ce qui concerne spécialement l'avis au lecteur ci-dessus, se reporter aux Notes, I, 14, 1, Av Lectevr.


LIVRE  PREMIER.


CHAPITRE I.    (TRADUCTION LIV. I, CH. I.)
Par diuers moyens on arrive à pareille fin.

LA plus commune façon d'amollir les cœurs de ceux qu'on a offencez,
lors qu'ayans la vengeance en main, ils nous tiennent à
leur mercy, c'est de les esmouuoir par submission, à commiseration
et à pitié: toutesfois la brauerie, la constance, et la resolution,
moyens tous contraires, ont quelquesfois seruy à ce mesme
effect.   Edouard Prince de Galles, celuy qui regenta si long temps
nostre Guienne: personnage duquel les conditions et la fortune ont
beaucoup de notables parties de grandeur; ayant esté bien fort
offencé par les Limosins, et prenant leur ville par force, ne peut
estre arresté par les cris du peuple, et des femmes, et enfans1
abandonnez à la boucherie, luy criants mercy, et se iettans à ses
pieds: iusqu'à ce que passant tousiours outre dans la ville, il
apperçeut trois Gentilshommes François, qui d'vne hardiesse incroyable
soustenoient seuls l'effort de son armee victorieuse. La
consideration et le respect d'vne si notable vertu, reboucha premierement
la pointe de sa cholere: et commença par ces trois,
à faire misericorde à tous les autres habitans de la ville.   Scanderberch,
Prince de l'Epire, suyuant vn soldat des siens pour le
tuer, et ce soldat ayant essayé par toute espece d'humilité et de
supplication de l'appaiser, se resolut à toute extremité de l'attendre2
l'espee au poing: cette sienne resolution arresta sus bout
la furie de son maistre, qui pour luy auoir veu prendre vn si
honorable party, le reçeut en grace. Cet exemple pourra souffrir
autre interpretation de ceux, qui n'auront leu la prodigieuse force
et vaillance de ce Prince là.   L'Empereur Conrad troisiesme, ayant
assiegé Guelphe Duc de Bauieres, ne voulut condescendre à plus
douces conditions, quelques viles et lasches satisfactions qu'on luy
offrist, que de permettre seulement aux gentils-femmes qui estoient
assiegees auec le Duc, de sortir leur honneur sauue, à pied, auec
ce qu'elles pourroient emporter sur elles. Elles d'vn cœur magnanime,
s'aduiserent de charger sur leurs espaules leurs maris, leurs
enfans, et le Duc mesme. L'Empereur print si grand plaisir à voir la
gentillesse de leur courage, qu'il en pleura d'aise, et amortit toute
cette aigreur d'inimitié mortelle et capitale qu'il auoit portee contre
ce Duc: et dés lors en auant traita humainement luy et les siens.1
L'vn et l'autre de ces deux moyens m'emporteroit aysement:
car i'ay vne merueilleuse lascheté vers la misericorde et mansuetude:
tant y a, qu'à mon aduis, ie serois pour me rendre plus
naturellement à la compassion, qu'à l'estimation. Si est la pitié
passion vitieuse aux Stoiques: ils veulent qu'on secoure les affligez,
mais non pas qu'on flechisse et compatisse auec eux. Or
ces exemples me semblent plus à propos, d'autant qu'on voit ces
ames assaillies et essayees par ces deux moyens, en soustenir l'vn
sans s'esbranler, et courber sous l'autre. Il se peut dire, que de
rompre son cœur à la commiseration, c'est l'effet de la facilité,2
debonnaireté, et mollesse: d'où il aduient que les natures plus
foibles, comme celles des femmes, des enfans, et du vulgaire, y
sont plus subiettes: mais ayant eu à desdaing les larmes et les
pleurs, de se rendre à la seule reuerence de la saincte image de
la vertu, que c'est l'effect d'vne ame forte et imployable, ayant
en affection et en honneur vne vigueur masle, et obstinee.   Toutesfois
és ames moins genereuses, l'estonnement et l'admiration
peuuent faire naistre vn pareil effect: tesmoin le peuple Thebain,
lequel ayant mis en Iustice d'accusation capitale, ses Capitaines,
pour auoir continué leur charge outre le temps qui3
leur auoit esté prescript et preordonné, absolut à toute peine
Pelopidas, qui plioit sous le faix de telles obiections, et n'employoit
à se garantir que requestes et supplications: et au contraire
Epaminondas, qui vint à raconter magnifiquement les choses
par luy faites, et à les reprocher au peuple d'vne façon fiere et
arrogante, il n'eut pas le cœur de prendre seulement les balotes
en main, et se departit: l'assemblee louant grandement la hautesse
du courage de ce personnage.   Dionysius le vieil, apres des
longueurs et difficultés extremes, ayant prins la ville de Rege,
et en icelle le Capitaine Phyton, grand homme de bien, qui
l'auoit si obstinéement defendue, voulut en tirer vn tragique
exemple de vengeance. Il luy dict premierement, comment le iour
auant, il auoit faict noyer son fils, et tous ceux de sa parenté.
A quoy Phyton respondit seulement, qu'ils en estoient d'vn iour
plus heureux que luy. Apres il le fit despouiller, et saisir à des
Bourreaux, et le trainer par la ville, en le fouëttant tres ignominieusement
et cruellement: et en outre le chargeant de felonnes
parolles et contumelieuses. Mais il eut le courage tousiours constant,1
sans se perdre. Et d'vn visage ferme, alloit au contraire
ramenteuant à haute voix, l'honorable et glorieuse cause de sa
mort, pour n'auoir voulu rendre son païs entre les mains d'vn
tyran: le menaçant d'vne prochaine punition des dieux. Dionysius,
lisant dans les yeux de la commune de son armee, qu'au lieu de
s'animer des brauades de cet ennemy vaincu, au mespris de leur
chef, et de son triomphe, elle alloit s'amollissant par l'estonnement
d'vne si rare vertu, et marchandoit de se mutiner, et mesmes
d'arracher Phyton d'entre les mains de ses sergens, feit cesser
ce martyre: et à cachettes l'enuoya noyer en la mer.   Certes2
c'est vn subiect merueilleusement vain, diuers, et ondoyant, que
l'homme: il est malaisé d'y fonder iugement constant et vniforme.
Voyla Pompeius qui pardonna à toute la ville des Mamertins,
contre laquelle il estoit fort animé, en consideration de la vertu
et magnanimité du citoyen Zenon, qui se chargeoit seul de la
faute publique, et ne requeroit autre grace que d'en porter seul
la peine. Et l'hoste de Sylla, ayant vsé en la ville de Peruse de
semblable vertu, n'y gaigna rien, ny pour soy, ny pour les autres.
Et directement contre mes premiers exemples, le plus hardy
des hommes et si gratieux aux vaincus Alexandre, forçant apres3
beaucoup de grandes difficultez la ville de Gaza, rencontra Betis
qui y commandoit, de la valeur duquel il auoit, pendant ce siege,
senty des preuues merueilleuses, lors seul, abandonné des siens,
ses armes despecees, tout couuert de sang et de playes, combatant
encores au milieu de plusieurs Macedoniens, qui le chamailloient
de toutes parts: et luy dit, tout piqué d'vne si chere victoire:
car entre autres dommages, il auoit receu deux fresches blessures
sur sa personne: Tu ne mourras pas comme tu as voulu, Betis:
fais estat qu'il te faut souffrir toutes les sortes de tourmens qui
se pourront inuenter contre un captif. L'autre, d'vne mine non
seulement asseuree, mais rogue et altiere, se tint sans mot dire
à ces menaces. Lors Alexandre voyant l'obstination à se taire:
A il flechy vn genouil? luy est-il eschappé quelque voix suppliante?
Vrayement ie vainqueray ce silence: et si ie n'en puis arracher
parole, i'en arracheray au moins du gemissement. Et tournant sa
cholere en rage, commanda qu'on luy perçast les talons, et le
fit ainsi trainer tout vif, deschirer et desmembrer au cul d'vne
charrette. Seroit-ce que la force de courage luy fust si naturelle1
et commune, que pour ne l'admirer point, il la respectast moins?
ou qu'il l'estimast si proprement sienne, qu'en cette hauteur il ne
peust souffrir de la veoir en vn autre, sans le despit d'vne passion
enuieuse? ou que l'impetuosité naturelle de sa cholere fust incapable
d'opposition? De vray, si elle eust receu bride, il est à
croire, qu'en la prinse et desolation de la ville de Thebes elle
l'eust receue: à veoir cruellement mettre au fil de l'espee tant de
vaillans hommes, perdus, et n'ayans plus moyen de defence publique.
Car il en fut tué bien six mille, desquels nul ne fut veu
ny fuiant, ny demandant mercy: au rebours cerchans, qui çà,2
qui là, par les rues, à affronter les ennemis victorieux: les prouoquans
à les faire mourir d'vne mort honorable. Nul ne fut veu,
qui n'essaiast en son dernier souspir, de se venger encores: et à
tout les armes du desespoir consoler sa mort en la mort de quelque
ennemy. Si ne trouua l'affliction de leur vertu aucune pitié: et ne
suffit la longueur d'vn iour à assouuir sa vengeance. Ce carnage
dura iusques à la derniere goute de sang espandable: et ne s'arresta
qu'aux personnes desarmées, vieillards, femmes et enfants,
pour en tirer trente mille esclaues.

CHAPITRE II.    (TRADUCTION LIV. I, CH. II.)
De la tristesse.

IE suis des plus exempts de cette passion, et ne l'ayme ny3
l'estime: quoy que le monde ayt entrepris, comme à prix faict,
de l'honorer de faueur particuliere. Ils en habillent la sagesse,
la vertu, la conscience. Sot et vilain ornement. Les Italiens ont
plus sortablement baptisé de son nom la malignité. Car c'est vne
qualité tousiours nuisible, tousiours folle: et comme tousiours
couarde et basse, les Stoïciens en defendent le sentiment à leurs
sages.   Mais le conte dit que Psammenitus Roy d'Ægypte, ayant
esté deffait et pris par Cambysez Roy de Perse, voyant passer
deuant luy sa fille prisonniere habillee en seruante, qu'on enuoyoit
puiser de l'eau, tous ses amis pleurans et lamentans autour de
luy, se tint coy sans mot dire, les yeux fichez en terre: et voyant
encore tantost qu'on menoit son fils à la mort, se maintint en1
cette mesme contenance: mais qu'ayant apperçeu vn de ses
domestiques conduit entre les captifs, il se mit à battre sa teste,
et mener vn dueil extreme.   Cecy se pourroit apparier à ce qu'on
vid dernierement d'vn Prince des nostres, qui ayant ouy à Trente,
où il estoit, nouuelles de la mort de son frere aisné, mais vn frere
en qui consistoit l'appuy et l'honneur de toute sa maison, et
bien tost apres d'vn puisné, sa seconde esperance, et ayant soustenu
ces deux charges d'vne constance exemplaire, comme quelques
iours apres vn de ses gens vint à mourir, il se laissa emporter
à ce dernier accident; et quitant sa resolution, s'abandonna2
au dueil et aux regrets; en maniere qu'aucuns en prindrene
argument, qu'il n'auoit esté touché au vif que de cette derniere
secousse: mais à la verité ce fut, qu'estant d'ailleurs plein et
comblé de tristesse, la moindre sur-charge brisa les barrieres
de la patience. Il s'en pourroit, di-ie, autant iuger de nostre
histoire, n'estoit qu'elle adiouste, que Cambyses s'enquerant à
Psammenitus, pourquoy ne s'estant esmeu au malheur de son filz
et de sa fille, il portoit si impatiemment celuy de ses amis:
C'est, respondit-il, que ce seul dernier desplaisir se peut signifier
par larmes, les deux premiers surpassans de bien loin tout moyen3
de se pouuoir exprimer.   A l'auenture reuiendroit à ce propos
l'inuention de cet ancien peintre, lequel ayant à representer au
sacrifice de Iphigenia le dueil des assistans, selon les degrez de
l'interest que chacun apportoit à la mort de cette belle fille innocente,
ayant espuisé les derniers efforts de son art, quand ce
vint au pere de la vierge, il le peignit le visage couuert, comme
si nulle contenance ne pouuoit rapporter ce degré de dueil. Voyla
pourquoy les Poëtes feignent cette miserable mere Niobé, ayant
perdu premierement sept filz, et puis de suite autant de filles,
sur-chargee de pertes, auoir esté en fin transmuee en rocher,4

diriguisse malis:

pour exprimer cette morne, muette et sourde stupidité, qui nous
transsit, lors que les accidens nous accablent surpassans nostre
portee. De vray, l'effort d'vn desplaisir, pour estre extreme, doit
estonner toute l'ame, et luy empescher la liberté de ses actions:
comme il nous aduient à la chaude alarme d'vne bien mauuaise
nouuelle, de nous sentir saisis, transis, et comme perclus de tous
mouuemens: de façon que l'ame se relaschant apres aux larmes et
aux plaintes, semble se desprendre, se desmeller, et se mettre plus
au large, et à son aise.

Et via vix tandem voci laxata dolore est.
En la guerre que le Roy Ferdinand mena contre la veufue du
Roy Iean de Hongrie, autour de Bude, vn gendarme fut particulierement1
remerqué de chacun, pour auoir excessiuement bien faict
de sa personne, en certaine meslee: et incognu, hautement loué,
et plaint y estant demeuré: mais de nul tant que de Raiscïac
Seigneur Allemand, esprins d'vne si rare vertu: le corps estant
rapporté, cetuicy d'vne commune curiosité, s'approcha pour voir
qui c'estoit: et les armes ostees au trespassé, il reconut son fils.
Cela augmenta la compassion aux assistans: luy seul, sans rien
dire, sans siller les yeux, se tint debout, contemplant fixement
le corps de son fils: iusques à ce que la vehemence de la tristesse,
aiant accablé ses esprits vitaux, le porta roide mort par2
terre.

Chi puo dir com' egli arde è in picciol fuoco,

disent les amoureux, qui veulent representer vne passion
insupportable.

misero quod omnes
Eripit sensu mihi. Nam simul te
Lesbia aspexi, nihil est superîm
Quod loquar amens.
Lingua sed torpet, tenuis sub artus
Flamma dimanat, sonitu suopte3
Tinniunt aures, gemina teguntur
Lumina nocte.

Aussi n'est ce pas en la viue, et plus cuysante chaleur de l'accés,
que nous sommes propres à desployer nos plaintes et nos persuasions:
l'ame est lors aggrauee de profondes pensees, et le corps
abbatu et languissant d'amour: et de là s'engendre par fois la defaillance
fortuite, qui surprent les amoureux si hors de saison; et
cette glace qui les saisit par la force d'vne ardeur extreme, au giron
mesme de la iouïssance. Toutes passions qui se laissent gouster,
et digerer, ne sont que mediocres,4

Curæ leues loquuntur, ingentes stupent.
La surprise d'un plaisir inesperé nous estonne de mesme.

Vt me conspexit venientem, et Troïa circum
Arma amens vidit, magnis exterrita monstris,
Diriguit visu in medio, calor ossa reliquit,
Labitur, et longo vix tandem tempore fatur.

Outre la femme Romaine, qui mourut surprise d'aise de voir
son fils reuenu de la routte de Cannes: Sophocles et Denis le
Tyran, qui trespasserent d'aise: et Talua qui mourut en Corsegue,
lisant les nouuelles des honneurs que le Senat de Rome luy auoit
decernez; nous tenons en nostre siecle, que le Pape Leon dixiesme
ayant esté aduerty de la prinse de Milan, qu'il auoit extremement
souhaittee, entra en tel excez de ioye, que la fieure l'en print, et
en mourut. Et pour vn plus notable tesmoignage de l'imbecillité
humaine, il a esté remerqué par les anciens, que Diodorus le
Dialecticien mourut sur le champ, espris d'vne extreme passion
de honte, pour en son escole, et en public, ne se pouuoir desuelopper1
d'vn argument qu'on luy auoit faict. Ie suis peu en prise
de ces violentes passions: i'ay l'apprehension naturellement dure;
et l'encrouste et espessis tous les iours par discours.

CHAPITRE III.    (TRADUCTION LIV. I, CH. III.)
Nos affections s'emportent au delà de nous.

CEVX qui accusent les hommes d'aller tousiours beant apres les
choses futures, et nous apprennent à nous saisir des biens presens,
et nous rassoir en ceux-là, comme n'ayants aucune prise sur
ce qui est à venir, voire assez moins que nous n'auons sur ce qui
est passé, touchent la plus commune des humaines erreurs: s'ils
osent appeller erreur, chose à quoy nature mesme nous achemine
pour le seruice de la continuation de son ouurage, nous imprimant,2
comme assez d'autres, cette imagination fausse, plus ialouse de
nostre action, que de nostre science. Nous ne sommes iamais chez
nous, nous sommes tousiours au delà. La crainte, le desir, l'esperance,
nous eslancent vers l'aduenir: et nous desrobent le sentiment
et la consideration de ce qui est, pour nous amuser à ce qui sera,
voire quand nous ne serons plus. Calamitosus est animus futuri
anxius.   Ce grand precepte est souuent allegué en Platon, Fay ton
faict, et te congnoy. Chascun de ces deux membres enueloppe generallement
tout nostre deuoir: et semblablement enueloppe son
compagnon. Qui auroit à faire son faict, verroit que sa premiere3
leçon, c'est cognoistre ce qu'il est, et ce qui luy est propre. Et qui
se cognoist, ne prend plus l'estranger faict pour le sien: s'ayme,
et se cultiue auant toute autre chose: refuse les occupations superflues,
et les pensees, et propositions inutiles. Comme la folie
quand on luy octroyera ce qu'elle desire, ne sera pas contente:
aussi est la sagesse contente de ce qui est present, ne se desplait
iamais de soy. Epicurus dispense son sage de la preuoyance
et soucy de l'aduenir.   Entre les loix qui regardent les trespassez,
celle icy me semble autant solide, qui oblige les actions des
Princes à estre examinees apres leur mort: ils sont compagnons,
sinon maistres des loix: ce que la Iustice n'a peu sur leurs testes,
c'est raison qu'elle l'ayt sur leur reputation, et biens de leurs
successeurs: choses que souuent nous preferons à la vie. C'est
vne vsance qui apporte des commoditez singulieres aux nations où1
elle est obseruee, et desirable à tous bons Princes: qui ont à se
plaindre de ce, qu'on traitte la memoire des meschants comme la
leur. Nous deuons la subiection et obeïssance egalement à tous
Rois: car elle regarde leur office: mais l'estimation, non plus que
l'affection, nous ne la deuons qu'à leur vertu. Donnons à l'ordre
politique de les souffrir patiemment, indignes: de celer leurs
vices: d'aider de nostre recommandation leurs actions indifferentes,
pendant que leur auctorité a besoin de nostre appuy. Mais
nostre commerce finy, ce n'est pas raison de refuser à la Iustice,
et à nostre liberté, l'expression de noz vrays ressentiments: et2
nommément de refuser aux bons subiects, la gloire d'auoir reueremment
et fidellement serui vn maistre, les imperfections duquel
leur estoient si bien cognues: frustrant la posterité d'vn si vtile
exemple. Et ceux, qui, par respect de quelque obligation priuee
espousent iniquement la memoire d'vn Prince mesloüable, font iustice
particuliere aux despends de la Iustice publique. Titus Liuius
dict vray, que le langage des hommes nourris sous la Royauté, est
tousiours plein de vaines ostentations et faux tesmoignages: chascun
esleuant indifferemment son Roy, à l'extreme ligne de valeur
et grandeur souueraine. On peult reprouuer la magnanimité de3
ces deux soldats, qui respondirent à Neron, à sa barbe, l'vn enquis
de luy, pourquoy il luy vouloit mal: Ie t'aimoy quand tu le valois:
mais despuis que tu és deuenu parricide, boutefeu, basteleur, cochier,
ie te hay, comme tu merites. L'autre, pourquoy il le vouloit
tuer; Par ce que ie ne trouue autre remede à tes continuels
malefices. Mais les publics et vniuersels tesmoignages, qui apres
sa mort ont esté rendus, et le seront à tout iamais, à luy, et à tous
meschans comme luy, de ses tiranniques et vilains deportements,
qui de sain entendement les peut reprouuer?   Il me desplaist,
qu'en vne si saincte police que la Lacedemonienne, se fust meslée
vne si feinte ceremonie à la mort des Roys. Tous les confederez et
voysins, et tous les Ilotes, hommes, femmes, pesle-mesle, se descoupoient
le front, pour tesmoignage de deuil: et disoient en leurs
cris et lamentations, Que celuy la, quel qu'il eust esté, estoit le
meilleur Roy de tous les leurs: attribuants au reng, le los qui appartenoit
au merite; et, qui appartient au premier merite, au postreme
et dernier reng.   Aristote, qui remue toutes choses, s'enquiert
sur le mot de Solon, Que nul auant mourir ne peut estre
dict heureux, Si celuy la mesme, qui a vescu, et qui est mort à souhait,1
peut estre dict, heureux, si sa renommee va mal, si sa posterité
est miserable. Pendant que nous nous remuons, nous nous
portons par preoccupation où il nous plaist: mais estant hors de
l'estre, nous n'auons aucune communication auec ce qui est. Et
seroit meilleur de dire à Solon, que iamais homme n'est donc heureux,
puis qu'il ne l'est qu'apres qu'il n'est plus.

quisquam
Vix radicitus è vita se tollit, et eiicit:
Sed facit esse sui quiddam super inscius ipse,
Nec remouet satis à proiecto corpore sese, et2
Vindicat.
Bertrand du Glesquin mourut au siege du Chasteau de Rancon,
pres du Puy en Auuergne: les assiegez s'estans rendus apres, furent
obligez de porter les clefs de la place sur le corps du trespassé. Barthelemy
d'Aluiane, General de l'armee des Venitiens, estant mort
au seruice de leurs guerres en la Bresse, et son corps ayant esté
rapporté à Venise par le Veronois, terre ennemie; la pluspart de
ceux de l'armee estoient d'aduis, qu'on demandast sauf-conduit
pour le passage à ceux de Veronne: mais Theodore Triuulce y contredit;
et choisit plustost de le passer par viue force, au hazard du3
combat: N'estant conuenable, disoit-il, que celuy qui en sa vie
n'auoit iamais eu peur de ses ennemis, estant mort fist demonstration
de les craindre. De vray, en chose voisine, par les loix Grecques,
celuy qui demandoit à l'ennemy vn corps pour l'inhumer,
renonçoit à la victoire, et ne lui estoit plus loisible d'en dresser
trophee: à celuy qui en estoit requis, c'estoit tiltre de gain. Ainsi
perdit Nicias l'auantage qu'il auoit nettement gaigné sur les Corinthiens:
et au rebours, Agesilaus asseura celuy qui luy estoit bien
doubteusement acquis sur les Bœotiens.   Ces traits se pourroient
trouuer estranges, s'il n'estoit receu de tout temps, non seulement4
d'estendre le soing de nous, au delà cette vie, mais encore de
croire, que bien souuent les faueurs celestes nous accompaignent
au tombeau, et continuent à nos reliques. Dequoy il y a tant
d'exemples anciens, laissant à part les nostres, qu'il n'est besoing
que ie m'y estende. Edouard premier Roy d'Angleterre, ayant essayé
aux longues guerres d'entre luy et Robert Roy d'Escosse,
combien sa presence donnoit d'aduantage à ses affaires, rapportant
tousiours la victoire de ce qu'il entreprenoit en personne;
mourant, obligea son fils par solennel serment, à ce qu'estant trespassé,
il fist bouillir son corps pour desprendre sa chair d'auec
les os, laquelle il fit enterrer: et quant aux os, qu'il les reseruast
pour les porter auec luy, et en son armee, toutes les fois qu'il luy
aduiendroit d'auoir guerre contre les Escossois: comme si la destinee1
auoit fatalement attaché la victoire à ses membres. Iean
Zischa, qui troubla la Boheme pour la deffence des erreurs de
VViclef, voulut qu'on l'escorchast apres sa mort, et de sa peau
qu'on fist vn tabourin à porter à la guerre contre ses ennemis:
estimant que cela ayderoit à continuer les aduantages qu'il auoit
eus aux guerres, par luy conduictes contre eux. Certains Indiens
portoient ainsin au combat contre les Espaignols, les ossemens
d'vn de leurs Capitaines, en consideration de l'heur qu'il auoit
eu en viuant. Et d'autres peuples en ce mesme monde, trainent à la
guerre les corps des vaillans hommes, qui sont morts en leurs2
batailles, pour leur seruir de bonne fortune et d'encouragement.
Les premiers exemples ne reseruent au tombeau, que la reputation
acquise par leurs actions passees: mais ceux-cy y veulent encore
mesler la puissance d'agir.   Le faict du Capitaine Bayard est de
meilleure composition, lequel se sentant blessé à mort d'vne harquebusade
dans le corps, conseillé de se retirer de la meslee,
respondit qu'il ne commenceroit point sur sa fin à tourner le dos
à l'ennemy: et ayant combatu autant qu'il eut de force, se sentant
defaillir, et eschapper du cheual, commanda à son maistre d'hostel,
de le coucher au pied d'vn arbre: mais que ce fust en façon qu'il3
mourust le visage tourné vers l'ennemy: comme il fit.   Il me faut
adiouster cet autre exemple aussi remarquable pour cette consideration,
que nul des precedens. L'Empereur Maximilian bisayeul
du Roy Philippes, qui est à present, estoit Prince doué de tout
plein de grandes qualitez, et entre autres d'vne beauté de corps singuliere:
mais parmy ces humeurs, il auoit ceste cy bien contraire
à celle des Princes, qui pour despescher les plus importants affaires,
font leur throsne de leur chaire percee: c'est qu'il n'eut
iamais valet de chambre, si priué, à qui il permist de le voir en sa
garderobbe: il se desroboit pour tomber de l'eau, aussi religieux4
qu'vne pucelle à ne descouurir ny à Medecin ny à qui que ce fust
les parties qu'on a accoustumé de tenir cachees. Moy qui ay la
bouche si effrontée, suis pourtant par complexion touché de cette
honte: si ce n'est à vne grande suasion de la necessité ou de la
volupté, ie ne communique gueres aux yeux de personne, les membres
et actions, que nostre coustume ordonne estre couuertes: i'y
souffre plus de contrainte que ie n'estime bien seant à vn homme,
et sur tout à vn homme de ma profession: mais luy en vint à telle
superstition, qu'il ordonna par parolles expresses de son testament,
qu'on luy attachast des calessons, quand il seroit mort. Il
deuoit adiouster par codicille, que celuy qui les luy monteroit eust
les yeux bandez. L'ordonnance que Cyrus faict à ses enfans, que
ny eux, ny autre, ne voye et touche son corps, apres que l'ame en1
sera separee: ie l'attribue à quelque sienne deuotion: car et son
Historien et luy, entre leurs grandes qualitez, ont semé par tout le
cours de leur vie, vn singulier soin et reuerence à la religion.   Ce
conte me despleut, qu'vn grand me fit d'vn mien allié, homme
assez cogneu et en paix et en guerre. C'est que mourant bien vieil
en sa cour, tourmenté de douleurs extremes de la pierre, il amusa
toutes ses heures dernieres auec vn soing vehement, à disposer
l'honneur et la ceremonie de son enterrement: et somma toute la
noblesse qui le visitoit, de luy donner parolle d'assister à son
conuoy. A ce Prince mesme, qui le vid sur ces derniers traits, il fit2
vne instante supplication que sa maison fust commandee de s'y
trouuer; employant plusieurs exemples et raisons, à prouuer que
c'estoit chose qui appartenoit à vn homme de sa sorte: et sembla
expirer content ayant retiré cette promesse, et ordonné à son gré la
distribution, et ordre de sa montre. Ie n'ay guere veu de vanité si
perseuerante.   Cette autre curiosité contraire, en laquelle ie n'ay
point aussi faute d'exemple domestique, me semble germaine à
ceste-cy: d'aller se soignant et passionnant à ce dernier poinct,
à regler son conuoy, à quelque particuliere et inusitee parsimonie,
à vn seruiteur et vne lanterne. Ie voy louer cett'humeur, et l'ordonnance3
de Marcus Æmylius Lepidus, qui deffendit à ses heritiers
d'employer pour luy les ceremonies qu'on auoit accoustumé en telles
choses. Est-ce encore temperance et frugalité, d'euiter la despence
et la volupté, desquelles l'vsage et la cognoissance nous est imperceptible?
Voila vne aisee reformation et de peu de coust. S'il estoit
besoin d'en ordonner, ie seroy d'aduis, qu'en celle là, comme en
toutes actions de la vie, chascun en rapportast la regle, au degré de
sa fortune. Et le Philosophe Lycon prescrit sagement à ses amis,
de mettre son corps où ils aduiseront pour le mieux: et quant aux
funerailles, de les faire ny superflues ny mechaniques. Ie lairrois
purement la coustume ordonner de cette ceremonie, et m'en remettray
à la discretion des premiers à qui ie tomberay en charge.
Totus hic locus est contemnendus in nobis, non negligendus in nostris.
Et est sainctement dict à vn sainct: Curatio funeris, conditio
sepulturæ, pompa exequiarum, magis sunt viuorum solatia, quàm
subsidia mortuorum. Pourtant Socrates à Criton, qui sur l'heure de
sa fin luy demande, comment il veut estre enterré: Comme vous
voudrez, respond-il. Si i'auois à m'en empescher plus auant, ie1
trouuerois plus galand, d'imiter ceux qui entreprennent viuans et
respirans, iouyr de l'ordre et honneur de leur sepulture: et qui se
plaisent de voir en marbre leur morte contenance. Heureux qui
sachent resiouyr et gratifier leur sens par l'insensibilité, et viure de
leur mort!   A peu, que ie n'entre en haine irreconciliable contre
toute domination populaire: quoy qu'elle me semble la plus naturelle
et equitable: quand il me souuient de cette inhumaine iniustice
du peuple Athenien: de faire mourir sans remission, et sans
les vouloir seulement ouïr en leurs defenses, ces braues Capitaines,
venants de gaigner contre les Lacedemoniens la bataille naualle2
pres les Isles Arginenses: la plus contestee, la plus forte bataille,
que les Grecs aient onques donnee en mer de leurs forces: par ce
qu'apres la victoire, ils auoient suiuy les occasions que la loy de
la guerre leur presentoit, plustost que de s'arrester à recueillir
et inhumer leurs morts. Et rend cette execution plus odieuse, le
faict de Diomedon. Cettuy cy est l'vn des condamnez, homme de
notable vertu, et militaire et politique: lequel se tirant auant pour
parler, apres auoir ouy l'arrest de leur condemnation, et trouuant
seulement lors temps de paisible audience, au lieu de s'en seruir au
bien de sa cause, et à descouurir l'euidente iniquité d'vne si cruelle3
conclusion, ne representa qu'vn soin de la conseruation de ses
iuges: priant les Dieux de tourner ce iugement à leur bien: et à
fin que, par faute de rendre les vœux que luy et ses compagnons
auoient voué, en recognoissance d'vne si illustre fortune, ils n'attirassent
l'ire des Dieux sur eux, les aduertissant quels vœux c'estoient.
Et sans dire autre chose, et sans marchander, s'achemina
de ce pas courageusement au supplice.   La fortune quelques
annees apres les punit de mesme pain souppe. Car Chabrias
Capitaine general de leur armee de mer, ayant eu le dessus du
combat contre Pollis Admiral de Sparte, en l'isle de Naxe, perdit
le fruict tout net et content de sa victoire, tres-important à leurs
affaires, pour n'encourir le malheur de cet exemple, et pour ne
perdre peu de corps morts de ses amis, qui flottoyent en mer,
laissa voguer en sauueté vn monde d'ennemis viuants, qui depuis
leur feirent bien acheter cette importune superstition.

Quæris, quo iaceas, post obitum, loco?
Quo non nata iacent.1

Cet autre redonne le sentiment du repos, à vn corps sans ame,

Neque sepulcrum, quo recipiat, habeat portum corporis:
Vbi, remissa humana vita, corpus requiescat à malis.

Tout ainsi que nature nous faict voir, que plusieurs choses mortes
ont encore des relations occultes à la vie. Le vin s'altere aux caues,
selon aucunes mutations des saisons de sa vigne. Et la chair de
venaison change d'estat aux saloirs et de goust, selon les loix de la
chair viue, à ce qu'on dit.

CHAPITRE IIII.    (TRADUCTION LIV. I, CH. IV.)
Comme l'ame descharge ses passions sur des obiects
faux, quand les vrais luy defaillent.