Fables de La Fontaine

XXI

LA JEUNE VEUVE.

La perte d’un époux ne va point sans soupirs:
On fait beaucoup de bruit, et puis on se console.
Sur les ailes du Temps la tristesse s’envole:
Le Temps ramène les plaisirs.
Entre la veuve d’une année
Et la veuve d’une journée
La différence est grande: on ne croiroit jamais
Que ce fût la même personne;
L’une fait fuir les gens, et l’autre a mille attraits;
Aux soupirs vrais ou faux celle-là s’abandonne;
C’est toujours même note et pareil entretien.
On dit qu’on est inconsolable:
On le dit; mais il n’en est rien,
Comme on verra par cette fable,
Ou plutôt par la vérité.
L’époux d’une jeune beauté
Partoit pour l’autre monde. A ses côtés sa femme
Lui crioit: Attends-moi, je te suis; et mon âme,
Aussi bien que la tienne, est prête à s’envoler.
Le mari fait seul le voyage.
La belle avoit un père, homme prudent et sage;
Il laissa le torrent couler.
A la fin, pour la consoler:
Ma fille, lui dit-il, c’est trop verser de larmes;
Qu’a besoin le défunt que vous noyiez vos charmes?
Puisqu’il est des vivants, ne songez plus aux morts.
Je ne dis pas que tout à l’heure
Une condition meilleure
Change en des noces ces transports;
Mais après certain temps souffrez qu’on vous propose
Un époux, beau, bien fait, jeune, et tout autre chose
Que le défunt.—Ah! dit-elle aussitôt,
Un cloître est l’époux qu’il me faut.
Le père lui laissa digérer sa disgrâce.
Un mois de la sorte se passe;
L’autre mois on l’emploie à changer tous les jours
Quelque chose à l’habit, au linge, à la coiffure:
Le deuil enfin sert de parure,
En attendant d’autres atours.
Toute la bande des Amours
Revient au colombier; les jeux, les ris, la danse,
Ont aussi leur tour à la fin:
On se plonge soir et matin
Dans la fontaine de Jouvence.
Le père ne craint plus ce défunt tant chéri;
Mais comme il ne parloit de rien à notre belle:
Où donc est le jeune mari
Que vous m’avez promis? dit-elle.

ÉPILOGUE

Bornons ici cette carrière:
Les longs ouvrages me font peur.
Loin d’épuiser une matière,
On n’en doit prendre que la fleur.
Il s’en va temps que je reprenne
Un peu de forces et d’haleine,
Pour fournir à d’autres projets.
Amour, ce tyran de ma vie,
Veut que je change de sujets:
Il faut contenter son envie.
Retournons à Psyché. Damon, vous m’exhortez
A peindre ses malheurs et ses félicités:
J’y consens; peut-être ma veine
En sa faveur s’échauffera.
Heureux si ce travail est la dernière peine
Que son époux me causera!
FIN DU LIVRE SIXIÈME.


AVERTISSEMENT

Voici un second recueil de Fables que je présente au public. J’ai jugé à propos de donner à la plupart de celles-ci un air et un tour un peu différent de celui que j’ai donné aux premières, tant à cause de la différence des sujets que pour remplir de plus de variété mon ouvrage. Les traits familiers que j’ai semés avec assez d’abondance dans les deux autres parties convenoient bien mieux aux inventions d’Ésope qu’à ces dernières, où j’en use plus sobrement, pour ne pas tomber en des répétitions; car le nombre de ces traits n’est pas infini. Il a donc fallu que j’aie cherché d’autres enrichissements, et étendu davantage les circonstances de ces récits, qui d’ailleurs me sembloient le demander de la sorte. Pour peu que le lecteur y prenne garde, il le reconnoîtra lui-même: ainsi je ne tiens pas qu’il soit nécessaire d’en étaler ici les raisons, non plus que de dire où j’ai puisé ces derniers sujets. Seulement je dirai, par reconnoissance, que j’en dois la plus grande partie à Pilpay, sage Indien. Son livre a été traduit en toutes les langues. Les gens du pays le croient fort ancien, et original à l’égard d’Ésope, si ce n’est Ésope lui-même sous le nom du sage Locman. Quelques autres m’ont fourni des sujets assez heureux. Enfin j’ai tâché de mettre en ces deux dernières parties toute la diversité dont j’étois capable.

A

MADAME DE MONTESPAN

L’apologue est un don qui vient des immortels;
Ou, si c’est un présent des hommes,
Quiconque nous l’a fait mérite des autels:
Nous devons, tous tant que nous sommes,
Ériger en divinité
Le sage par qui fut ce bel art inventé.
C’est proprement un charme: il rend l’âme attentive,
Ou plutôt il la tient captive,
Nous attachant à des récits
Qui mènent à son gré les cœurs et les esprits.
O vous qui l’imitez, Olympe, si ma muse
A quelquefois pris place à la table des dieux,
Sur ses dons aujourd’hui daignez porter les yeux;
Favorisez les jeux où mon esprit s’amuse!
Le Temps, qui détruit tout, respectant votre appui,
Me laissera franchir les ans dans cet ouvrage:
Tout auteur qui voudra vivre encore après lui
Doit s’acquérir votre suffrage.
C’est de vous que mes vers attendent tout leur prix:
Il n’est beauté dans nos écrits
Dont vous ne connoissiez jusques aux moindres traces.
Eh! qui connoît que vous les beautés et les grâces!
Paroles et regards, tout est charme dans vous.
Ma muse, en un sujet si doux,
Voudroit s’étendre davantage;
Mais il faut réserver à d’autres cet emploi;
Et d’un plus grand maître[47] que moi
Votre louange est le partage.
Olympe, c’est assez qu’à mon dernier ouvrage
Votre nom serve un jour de rempart et d’abri;
Protégez désormais le livre favori
Par qui j’ose espérer une seconde vie:
Sous vos seuls auspices ces vers
Seront jugés, malgré l’envie,
Dignes des yeux de l’univers.
Je ne mérite pas une faveur si grande;
La fable en son nom la demande:
Vous savez quel crédit ce mensonge a sur nous.
S’il procure à mes vers le bonheur de vous plaire,
Je croirai lui devoir un temple pour salaire:
Mais je ne veux bâtir des temples que pour vous.