Fables de La Fontaine

XVII

LA TÊTE ET LA QUEUE DU SERPENT.

Le serpent a deux parties
Du genre humain ennemies,
Tête et queue; et toutes deux
Ont acquis un nom fameux
Auprès des Parques cruelles:
Si bien qu’autrefois entre elles
Il survint de grands débats
Pour le pas.
La tête avoit toujours marché devant la queue.
La queue au ciel se plaignit,
Et lui dit:
Je fais mainte et mainte lieue
Comme il plaît à celle-ci:
Croit-elle que toujours j’en veuille user ainsi?
Je suis son humble servante.
On m’a faite, Dieu merci,
Sa sœur, et non sa suivante.
Toutes deux de même sang,
Traitez-nous de même sorte:
Aussi bien qu’elle je porte
Un poison prompt et puissant.
Enfin, voilà ma requête:
C’est à vous de commander
Qu’on me laisse précéder,
A mon tour, ma sœur la tête.
Je la conduirai si bien,
Qu’on ne se plaindra de rien.
Le ciel eut pour ses vœux une bonté cruelle.
Souvent sa complaisance a de méchants effets.
Il devroit être sourd aux aveugles souhaits.
Il ne le fut pas lors; et la guide[55] nouvelle,
Qui ne voyoit, au grand jour,
Pas plus clair que dans un four,
Donnoit tantôt contre un marbre,
Contre un passant, contre un arbre;
Droit aux ondes du Styx elle mena sa sœur.
Malheureux les États tombés dans son erreur!