Fables de La Fontaine

IX

LE CHIEN A QUI ON A COUPÉ LES OREILLES.

Qu’ai-je fait, pour me voir ainsi
Mutilé par mon propre maître?
Le bel état où me voici!
Devant les autres chiens oserai-je paroître?
O rois des animaux, ou plutôt leurs tyrans,
Qui vous feroit choses pareilles!
Ainsi crioit Mouflar, jeune dogue; et les gens,
Peu touchés de ses cris douloureux et perçants,
Venoient de lui couper sans pitié les oreilles.
Mouflar y croyoit perdre. Il vit avec le temps
Qu’il y gagnoit beaucoup; car, étant de nature
A piller ses pareils, mainte mésaventure
L’auroit fait retourner chez lui
Avec cette partie en cent lieux altérée:
Chien hargneux a toujours l’oreille déchirée.
Le moins qu’on peut laisser de prise aux dents d’autrui,
C’est le mieux. Quand on n’a qu’un endroit à défendre,
On le munit, de peur d’esclandre.
Témoin maître Mouflar armé d’un gorgerin;
Du reste, ayant d’oreille autant que sur ma main,
Un loup n’eût su par où le prendre.