Fables de La Fontaine

V

LE COCHET, LE CHAT ET LE SOURICEAU.

Un souriceau tout jeune, et qui n’avoit rien vu,
Fut presque pris au dépourvu.
Voici comme il conta l’aventure à sa mère:
J’avois franchi les monts qui bornent cet État,
Et trottois comme un jeune rat
Qui cherche à se donner carrière,
Lorsque deux animaux m’ont arrêté les yeux;
L’un doux, bénin et gracieux,
Et l’autre turbulent et plein d’inquiétude;
Il a la voix perçante et rude,
Sur la tête un morceau de chair,
Une sorte de bras dont il s’élève en l’air
Comme pour prendre sa volée,
La queue en panache étalée.
Or c’étoit un cochet dont notre souriceau
Fit à sa mère le tableau
Comme d’un animal venu de l’Amérique.
Il se battoit, dit-il, les flancs avec ses bras,
Faisant tel bruit et tel fracas,
Que moi, qui, grâce aux dieux, de courage me pique,
En ai pris la fuite de peur,
Le maudissant de très-bon cœur.
Sans lui j’aurois fait connoissance
Avec cet animal qui m’a semblé si doux:
Il est velouté comme nous,
Marqueté, longue queue, une humble contenance,
Un modeste regard, et pourtant l’œil luisant.
Je le crois fort sympathisant
Avec messieurs les rats; car il a des oreilles
En figure aux nôtres pareilles.
Je l’allois aborder, quand d’un son plein d’éclat
L’autre m’a fait prendre la fuite.—
Mon fils, dit la souris, ce doucet est un chat,
Qui, sous son minois hypocrite,
Contre toute ta parenté
D’un malin vouloir est porté.
L’autre animal tout au contraire,
Bien éloigné de nous mal faire,
Servira quelque jour peut-être à nos repas.
Quant au chat, c’est sur nous qu’il fonde sa cuisine.
Garde-toi, tant que tu vivras,
De juger les gens sur la mine.