Fables de La Fontaine

I

LE LION AMOUREUX.

A MADEMOISELLE DE SÉVIGNÉ[23].

Sévigné, de qui les attraits
Servent aux Grâces de modèle,
Et qui naquîtes toute belle,
A votre indifférence près,
Pourriez-vous être favorable
Aux jeux innocents d’une fable,
Et voir, sans vous épouvanter,
Un lion qu’Amour sut dompter?
Amour est un étrange maître!
Heureux qui peut ne le connoître
Que par récit, lui ni ses coups!
Quand on en parle devant vous,
Si la vérité vous offense,
La fable au moins se peut souffrir:
Celle-ci prend bien l’assurance
De venir à vos pieds s’offrir,
Par zèle et par reconnoissance.
Du temps que les bêtes parloient,
Les lions entre autres vouloient
Être admis dans notre alliance.
Pourquoi non? puisque leur engeance
Valoit la nôtre en ce temps-là,
Ayant courage, intelligence,
Et belle hure outre cela.
Voici comment il en alla.
Un lion de haut parentage,
En passant par un certain pré,
Rencontra bergère à son gré:
Il la demande en mariage.
Le père auroit fort souhaité
Quelque gendre un peu moins terrible.
La donner lui sembloit bien dur:
La refuser n’étoit pas sûr;
Même un refus eût fait, possible,
Qu’on eût vu quelque beau matin
Un mariage clandestin;
Car, outre qu’en toute manière
La belle étoit pour les gens fiers,
Fille se coiffe volontiers
D’amoureux à longue crinière.
Le père donc, ouvertement
N’osant renvoyer notre amant,
Lui dit: Ma fille est délicate;
Vos griffes la pourront blesser
Quand vous voudrez la caresser.
Permettez donc qu’à chaque patte
On vous les rogne; et, pour les dents,
Qu’on vous les lime en même temps:
Vos baisers en seront moins rudes,
Et pour vous plus délicieux;
Car ma fille y répondra mieux,
Étant sans ces inquiétudes.
Le lion consent à cela,
Tant son âme étoit aveuglée!
Sans dents ni griffes le voilà,
Comme place démantelée.
On lâcha sur lui quelques chiens
Il fit fort peu de résistance.
Amour! Amour! quand tu nous tiens,
On peut bien dire: Adieu prudence!