Proverbes sur les femmes, l'amitié, l'amour et le mariage

PROVERBES
SUR
L'AMITIÉ

Il faut connaître avant d'aimer.

Ce proverbe n'est guère applicable à l'amour, qui est rarement déterminé par la réflexion; il est fait pour l'amitié, à la formation de laquelle le temps est nécessaire. C'est, en d'autres termes, l'adage des Grecs: «φίλους μὴ ταχὺ κτῶ. Ne fais pas des amis promptement.» Nous avons encore cette maxime bonne à rappeler: Le moyen de faire des amis qu'on puisse garder longtemps, c'est d'être longtemps à les faire.

«L'amour, dit la Bruyère, naît brusquement, sans autre réflexion, par tempérament ou par faiblesse. Un trait de beauté nous fixe, nous détermine. L'amitié, au contraire, se forme peu à peu avec le temps, par la pratique, par un long commerce. Combien d'esprit, de bonté de cœur, d'attachement, de services et de complaisances dans les amis pour faire, en plusieurs années, beaucoup moins que ne fait quelquefois, en un moment, un beau visage ou une belle main?» (Ch. IV, du Cœur.)

Aime comme si tu devais un jour haïr.

Ce mot, que Scipion regardait comme le plus odieux blasphème contre l'amitié, est attribué à Bias par Aristote, qui dit dans sa rhétorique: «L'amour et la haine sont sans vivacité dans le cœur des vieillards. Suivant le précepte de Bias, ils aiment comme s'ils devaient haïr un jour, ils haïssent comme s'ils devaient un jour aimer.» Cependant Cicéron (De Amicitia, XVI), ne peut croire que la première partie de cette sentence appartienne à un homme aussi sage que Bias. La seconde, en effet, est seule digne de lui. Il est probable, comme le remarque le savant M. Jos.-Vict. Leclerc, que le philosophe de Priène s'était contenté de dire: Haïssez comme si vous deviez aimer, et qu'on aura ajouté le reste pour former antithèse et pour appuyer une fausse maxime d'une grande autorité. Quoi qu'il en soit, cette maxime n'en est pas moins passée en proverbe, par une espèce de fatalité qui trop souvent fait retenir ce qui est mal et oublier ce qui est bien. Mais ce n'a pas été pourtant sans une forte opposition. Tous les auteurs qui ont écrit sur l'amitié se sont attachés à la combattre. Les deux meilleures réfutations qu'on en ait faites sont ce mot de César: «J'aime mieux périr une fois que de me défier toujours,» et ces vers de Gaillard que La Harpe a cités avec éloge dans son Cours de littérature:

Ah! périsse à jamais ce mot affreux d'un sage,
Ce mot, l'effroi du cœur et l'effroi de l'amour:
«Songez que votre ami peut vous trahir un jour!»
Qu'il me trahisse, hélas! sans que mon cœur l'offense,
Sans qu'une douloureuse ou coupable prudence
Dans l'obscur avenir cherche un crime douteux…
S'il cesse un jour d'aimer, qu'il sera malheureux!
S'il trahit nos serments, je dois aussi le plaindre,
Mon amitié fut pure et je n'ai rien à craindre.
Qu'il montre à tous les yeux les secrets de mon cœur;
Ces secrets sont l'amour, l'amitié, la douleur,
La douleur de le voir, infidèle et parjure,
Oublier ses serments, comme moi son injure.

«Vivre avec ses ennemis comme s'ils devaient être un jour nos amis, et vivre avec nos amis comme s'ils pouvaient devenir nos ennemis, n'est ni selon la nature de la haine ni selon les règles de l'amitié. Ce n'est point une maxime de morale, mais de politique.» (La Bruyère, ch. IV, du Cœur.)

Bacon juge cette maxime admissible, «pourvu toutefois qu'on n'y voie point une raison qui encourage à la perfidie, mais seulement une raison pour être circonspect et pour modérer ses affections». (Dign. et accr. des sciences, liv. VIII, ch. II.) Il la considère probablement par rapport à cette amitié superficielle sujette à passer, car elle ne saurait se concilier avec la véritable amitié qui veut une confiance entière. Prendre des précautions contre un ami, quelque honnêtement qu'on le fît, ce serait le traiter, pour ainsi dire, en ennemi.

On ne s'aime bien que lorsqu'on n'a plus besoin de se le dire.

Parce qu'il règne alors entre ceux qui s'aiment une confiance entière, qui est la preuve d'une affection parfaite. Cette maxime très-vraie de l'amitié ne l'est pas également de l'amour; car les amants, si persuadés qu'ils soient de leur tendresse mutuelle, éprouvent un besoin continuel d'en échanger les témoignages. Et il est démontré par l'expérience que ce besoin est inséparable de leur passion, dont on pourrait marquer les divers degrés sur une échelle chromatique des inflexions du langage amoureux, depuis la note la plus basse jusqu'à la plus élevée.

Qui aime bien châtie bien.

Proverbe dont l'idée se retrouve dans plusieurs passages de Salomon, notamment dans celui-ci: «Qui parcit virgæ odit filium suum; qui autem diligit illum instanter erudit. (Prov. XIII, 24.) Celui qui épargne la verge hait son fils; mais celui qui l'aime s'applique à le corriger.»

Le conseil qu'exprime ce proverbe étranger aux mœurs actuelles était approuvé des peuples de l'antiquité. Il fut regardé comme excellent en Chine jusqu'au temps de Confucius, qui en fit sentir les graves inconvénients. Il devint en Grèce un des points fondamentaux de la méthode du stoïcien Chrysippe pour l'éducation des enfants. Il paraît même avoir fait partie de la doctrine socratique, si l'on en juge par la quatrième scène du cinquième acte des Nuées d'Aristophane, où un disciple de Socrate est représenté battant son père et disant: «Battre ce qu'on aime est l'effet le plus naturel de tout sentiment d'affection: aimer et battre ne sont qu'une même chose. Τοῦτ' ἔστ' εὐνοεῖν τὸ τύπτειν.»

On sait qu'à Rome le rhéteur Orbilius de Bénévent, que le poëte Horace, dont il fut le maître, a nommé plagosus (Epist. II, 1, 10), introduisit l'usage du fouet dans son école; ce qui a fait donner aux régents qui, chez les modernes, ont adopté ce honteux usage, le surnom d'orbilianites, tombé depuis devant celui de monsieur Cinglant.

Qui m'aime me suive.

Philippe VI de Valois était à peine sur le trône de France qu'il voulut faire la guerre contre les Flamands. Comme son conseil ne paraissait pas approuver cette guerre, pour laquelle il montrait beaucoup d'ardeur, le roi porta sur Gaucher de Châtillon[8] un de ces regards qui semblent chercher à enlever les suffrages: «Et vous, seigneur connétable, lui dit-il, que pensez-vous de tout ceci? Croyez-vous qu'il faille attendre un temps plus favorable?—Sire, répondit le guerrier, qui a bon cœur a toujours le temps à propos.» Philippe, à ces mots, se lève transporté de joie, court au connétable, l'embrasse et s'écrie: Qui m'aime me suive! Saint-Foix, qui rapporte le fait, prétend que ce fut l'origine du proverbe; mais il est avéré que ce n'en fut que l'application. Le proverbe existait longtemps auparavant, puisqu'il se trouve dans ce vers de la troisième églogue de Virgile:

Qui te, Pollio, amat, veniat quo te quoque gaudet.

Il remonte jusqu'à Cyrus, qui exhortait ses soldats en s'écriant: Qui m'aime me suive!

[8] Ce guerrier magnanime, disent les historiens, avait eu l'honneur de recevoir l'ordre de chevalerie des mains de saint Louis, et s'était montré, pendant sept règnes consécutifs, le plus ferme appui du trône.

Quand on n'a pas ce que l'on aime il faut aimer ce que l'on a.

Proverbe qui existe dans presque toutes les langues, tant la vérité qu'il exprime est généralement reconnue, quoiqu'elle soit très-rarement mise en pratique. Il n'y a pas de maladie plus cruelle, disaient les Celtes, que de n'être pas content de son sort. Rien n'est plus cruel, en effet, que de vivre en révolte contre sa condition, et d'aigrir les maux réels qui s'y trouvent par le désir des biens imaginaires qui ne peuvent s'y trouver. «Quelle plus grande peine, s'écrie saint Bernard, que de vouloir toujours ce qui ne sera jamais, et de ne vouloir jamais ce qui sera toujours! Quæ pœna major est quam semper velle quod nunquam erit, et semper nolle quod nunquam non erit!» Pour nous rendre un peu contents et tranquilles en ce monde, nous devons nous résigner à notre sort et détourner autant que possible notre attention des mauvais côtés qu'il nous offre, afin de la porter sur les bons. C'était un véritable sage que ce paysan suisse qui répondit à celui qui lui vantait les richesses du roi de France: «Je parie qu'il n'a pas d'aussi belles vaches que les miennes.»

«Au lieu de me plaindre, dit le moraliste Joubert, de ce que la rose a des épines, je me félicite de ce que l'épine est surmontée de roses et de ce que le buisson porte des fleurs.»

Quoique ce proverbe ne s'applique pas précisément à l'amitié ni à l'amour, j'ai cru devoir l'admettre dans la catégorie de ceux qui s'y rapportent, car il pourrait être employé, et il l'a été, plus d'une fois sans doute, comme un précepte d'amour conjugal. Il est vrai pourtant qu'en ce cas il serait bien difficile à mettre en pratique.

Qui s'aime trop n'est aimé de personne.

«Quiconque n'aime que soi-même, uniquement occupé de sa propre volonté et de son plaisir, n'est plus soumis à la volonté de Dieu; et, demeurant incapable d'être touché des intérêts d'autrui, il est non-seulement rebelle à Dieu, mais encore insociable, intraitable, injuste et déraisonnable envers les autres, et veut que tout serve non-seulement à ses intérêts, mais encore à ses caprices.»

(Bossuet, de la Concupiscence, XI.)

«L'expérience confirme que la mollesse et l'indulgence pour soi et la dureté pour les autres n'est qu'un seul et même vice.»

(La Bruyère, ch. IV, du Cœur.)

Ce proverbe existait chez les Grecs, et chez les Latins qui l'avaient traduit du grec en ces termes: Nemo erit amicus, ipse si te amas nimis. Suidas le faisait remonter jusqu'aux premiers temps mythologiques, et le retrouvait dans ces paroles adressées au beau Narcisse par les Nymphes qu'il avait dédaignées: «Beaucoup te haïront si tu t'aimes toi-même.»

Nous disons encore: Qui s'aime trop s'aime sans rival, ce qui est pris de ces paroles de Cicéron: Se ipse amat sine rivali (lib. III, epist. VIII, ad Quintum fratrem), paroles qu'Horace a répétées dans le vers 444 de l'Art poétique:

Quin sine rivali teque et tua solus amares.

On connaît ce vers de La Fontaine, livre I, fable IX:

Un homme qui s'aimait sans avoir de rivaux.
Aime-moi un peu, mais continue.

Pour dire qu'on préfère une affection modérée, mais durable, à une affection excessive qui est sujette à passer promptement. Un autre proverbe, considérant la modération comme conservatrice de l'amitié, conseille de s'aimer peu à la fois, afin de s'aimer longtemps. Ce conseil ne signifie point sans doute qu'il faille amortir la vivacité d'un sentiment qui n'est presque jamais trop vif, car ce serait l'apparenter avec l'indifférence, mais qu'il est bon d'en réprimer les manifestations outrées et les susceptibilités hargneuses qui sont toujours de trop.

Montesquieu disait aux amis tyranniques et avantageux qui font trouver dans l'amitié tous les orages de l'amour: «Souvenez-vous que l'amour a des dédommagements que l'amitié n'a pas.»

Les deux proverbes que je viens d'interpréter comme spécialement applicables à l'amitié, ont été quelquefois appliqués à l'amour; mais on sent que cette application ne saurait convenir à l'amour qu'autant qu'on le fait consister dans ces liaisons communes, étrangères au sentiment passionné qui est son vrai caractère. N'est-ce pas être froidement amoureux que de souhaiter pour son repos que l'objet dont on est aimé n'ait qu'un amour modéré? Qui aime le die!

Qui aime Bertrand aime son chien.

Ou bien: Qui m'aime aime mon chien, pour signifier que lorsqu'on aime quelqu'un il faut prendre les intérêts, les sentiments, les passions, dont il est affecté, et se montrer attaché à tout ce qui lui appartient.—On trouve dans le lai de Graélant par Marie de France, cette variante corrélative:

Ki volentiers fiert vostre cien
Ja marquerès qu'il vos aint bien.

Les Latins avaient le même proverbe que nous: Quisquis amat dominum, diligit catulum.

Au besoin on connaît l'ami.

«Dans l'infortune on connaît ses vrais amis.» (Euripide, Hécube.)

In bonis viri, inimici illius in tristitia: et in malitia illius amicus agnitus est.

(Ecclesiastic., XII, 9.)

«Quand un homme est heureux ses ennemis sont tristes, et quand il est malheureux on connaît quel est son ami.»

Amicus certus in re incerta cernitur (Ennius.)

L'ami constant se montre dans l'inconstance du sort.

Is est amicus qui in re dubia re juvat, ubi re est opus.

(Plaut., Epidic., V. 104.)

Celui-là est ami qui, dans les moments difficiles, nous aide en effet, quand il faut des secours effectifs.

In angustiis amici apparent

(Petron.)

Dans les revers les amis se font voir.

On connaît les bonnes sources dans la sécheresse, et les bons amis dans l'adversité.

(Proverbe chinois.)

Nous avons encore le proverbe: Le malheur est la pierre de touche de l'amitié. Ce qui se retrouve dans cette pensée d'Isocrate: «L'adversité est le creuset où s'éprouvent les amis.»

Hélas! combien il y en a peu qui soient éprouvés à ce creuset sans y laisser un déchet considérable! Un vers proverbial en patois aveyronnais dit fort originalement que ceux qui y passent ne laissent dans la fonte que de l'écume et des scories.

Cad' amic que s'y found demoro tout en crasso.

Chaque ami qui s'y fond demeure tout en crasse.

Le faux ami ressemble à l'ombre du cadran.

Cette ombre, comme on sait, se montre lorsque le soleil brille, et elle n'est plus visible quand il est voilé par les nuages. De là ce quatrain:

Tel qui se dit un ami sûr
Est en tout point semblable à l'ombre,
Qui paraît quand le ciel est pur,
Et disparaît quand il est sombre. (Gobet.)

«Tant que vous serez heureux, dit Ovide, vous compterez beaucoup d'amis; si les temps deviennent sombres, vous serez seul.»

Donec eris felix, multos numerabis amicos;
Tempora si fuerint nubila, solus eris.

(Trist., I, élég. VIII.)

Ce que Ponsard a traduit dans ces deux vers de sa comédie intitulée l'Honneur et l'Argent:

Heureux, vous trouverez des amitiés sans nombre,
Mais vous resterez seul si le temps devient sombre.

Les anciens comparaient les faux amis aux hirondelles, qui viennent dans la belle saison et s'en vont dans la mauvaise. Le peuple de Paris les assimile aux cochers de fiacre, qu'on trouve toujours sur place quand il fait beau temps, et qu'on n'y rencontre plus dès qu'il pleut.

Nous avons encore une comparaison proverbiale qui a été reproduite dans cet ingénieux quatrain de Mermet, poëte du seizième siècle:

Les amis de l'heure présente
Ont le naturel du melon:
Il faut en essayer cinquante
Avant d'en trouver un de bon.
Rien de plus commun que le nom d'ami, rien de plus rare que la chose.
Vulgare amici nomen, sed rara est fides.

(Phædr., lib. III, fab. IX.)

Heureux celui qui, dans sa vie, peut trouver l'ombre d'un ami! disait, dans une comédie de Ménandre, un jeune homme qui n'osait croire à la réalité d'un bien si rare et si précieux.

Aristote s'écriait: «O mes amis, il n'y a plus d'amis!» et Caton l'Ancien prétendait qu'il fallait tant de choses pour faire un ami que cette rencontre n'arrivait pas en trois siècles.

«L'amitié est bien bête de compagnie, disait Plutarque, mais non pas bête de troupeau.» Remarque très-vraie, car les amitiés célèbres n'ont jamais existé qu'entre deux personnes.

«C'est un assez grand miracle de se doubler. N'en connaissent pas la hauteur ceux qui parlent de se tripler.»

(Montaigne, Ess., I, 27.)

Les Scythes, pour qui l'amitié était une chose sacrée, pensaient avec raison qu'elle ne pouvait étendre ses liens au delà sans les relâcher; et, pour la garantir de l'amoindrissement qu'elle eût subi par extension, ils avaient fait une loi qui ordonnait d'avoir un ami, en permettait deux et en défendait trois. Cette loi était fort sage, car il n'y a jamais assez d'amitié et il y a toujours assez d'amis.

«Assez d'amis parmi les hommes! s'écrie Bourdaloue, mais quels amis! assez d'amis de nom, assez d'amis d'intérêt, assez d'amis d'intrigue et de politique, assez d'amis d'amusements, de compagnie, de plaisir; assez d'amis de civilité, d'honnêteté, de bienséance; assez d'amis en paroles, en protestations.»

Certes, de ces amis-là, il y en a assez de peu, assez d'un, assez d'aucun, suivant le mot d'un Ancien rapporté par Sénèque: Satis sunt pauci, satis est unus, satis est nullus. (Epist. VII.)

On connaît cette boutade spirituelle de Chamfort: «Dans le monde vous avez trois sortes d'amis: vos amis qui vous aiment, vos amis qui ne se souviennent pas de vous, et vos amis qui vous haïssent.»

Hélas! pourquoi faut-il que ces chers amis, à qui nous donnons notre confiance, ne soient presque toujours que de chers ennemis!

Qui cesse d'être ami ne l'a jamais été.

Ce beau proverbe est traduit d'un vers grec cité par Aristote (Rhétor., liv. II). Il se trouve aussi dans le troisième discours de Dion Chrysostome, qui l'a développé en disant que le caractère de l'amitié est de ne point changer, et que, si quelqu'un est infidèle à une personne avec qui il a vécu dans une liaison intime, il déclare par cette infidélité qu'il ne l'aimait pas véritablement; car, s'il eût été son ami, il serait demeuré tel. C'est exactement la pensée que le père de Neuville a exprimée d'une manière heureuse en parlant de «la cour où les heureux n'ont point d'amis, puisqu'il n'en reste point aux malheureux.»

Un bon ami vaut mieux que cent parents.

Ce proverbe a sa raison dans cet autre: Beaucoup de parents et peu d'amis.—J. Delille a dit dans son poëme de la Pitié:

Le sort fait les parents, le choix fait les amis.

(Ch. II.)

Et ce joli vers n'est que la répétition textuelle d'un proverbe oriental que Dorat, avant Delille, avait imité ainsi:

C'est le hasard qui fait les frères,
Et la vertu fait les amis.

Cicéron (de Amicitia, V.) met l'amitié au-dessus de la parenté, en ce que la bienveillance est essentielle à la première et n'est point inséparable de la seconde, que sans bienveillance il n'y a plus d'amitié et qu'il y a toujours parenté.

D'autres, au contraire, ont mis la parenté au-dessus de l'amitié, et leur opinion a servi de fondement à quelques proverbes qu'on trouvera plus loin.

Le frère est ami de nature,
Mais son amitié n'est pas sûre.

Ce distique proverbial est tiré de la phrase suivante de Cicéron: Cum propinquis amicitiam natura ipsa peperit, sed ea non satis habet firmitatis. (De Amicitia, V.) Il paraît justifié par les démêlés trop fréquents que la jalousie et l'intérêt excitent parmi les frères: «C'est à la vérité, dit Montaigne, un beau nom et plein de dilection que le nom de frère; mais ce meslange de biens, ces partages, et que la richesse de l'un soit la pauvreté de l'autre, cela destrempe merveilleusement et relâche cette soudure fraternelle.»

On peut vivre sans frère, mais non sans ami.

Si cela était vrai, l'espèce humaine aurait été frappée depuis longtemps d'une mortalité qui l'eût enlevée tout entière; car, dans la plupart des siècles, il ne s'est pas rencontré peut-être un de ces êtres d'élite sans lesquels on dit la vie impossible. Ne prenons donc ce proverbe que pour une hyperbole excessive par laquelle on a voulu faire ressortir le prix inestimable de l'amitié, et ne cherchons pas même à le justifier sous ce rapport. La comparaison qu'il présente accuse une idée immorale, dénaturée, qui doit le faire proscrire. Il peut rester à l'usage de quelque mauvais frère, mais il ne saurait obtenir l'approbation d'aucun esprit sensé.

Malheur à l'homme qui sacrifie ses parents à ses amis. Les Espagnols disent à ce sujet: «Quien de los suyos se aleja, Dios le deja. Celui qui s'éloigne des siens, Dieu l'abandonne.» Les pères et mères devraient inculquer à leurs enfants cette belle maxime où respire l'esprit de famille, en y joignant des exemples propres à en confirmer la vérité.

Un ami est un autre nous-même.

Beau mot qui a été attribué faussement à Zénon, fondateur de la secte des stoïciens, car il se trouve dans le passage suivant des Entretiens de Socrate (II, 10): «Un bon ami est toujours prêt à se substituer à son ami, à le seconder dans les soins de sa maison, dans les affaires de l'État. Vous voulez obliger quelqu'un, il va se joindre à vous dans cette bonne action. Quelque crainte qui vous agite, comptez sur ses secours; vous faut-il faire des dépenses, des démarches, employer la force ou la persuasion? Vous trouverez en lui un autre vous-même.»

Ce mot n'appartient pas même à Socrate. Avant lui il était employé proverbialement dans l'école de Pythagore qui passait pour en être l'auteur.

Aristote a dit: «Un ami est une âme qui vit dans deux corps»; ce qu'Horace a imité en appelant Virgile la moitié de son âme: animæ dimidium mea (I, od. 3), et ce que saint Augustin a répété dans ses Confessions: «Sensi animam meam et animam illius unam fuisse animam in duobus corporibus (IV, 6). Je sentis que mon âme et la sienne n'avaient formé qu'une seule âme dans nos deux corps.»

Cette même vie à deux, qui est celle de la véritable amitié, Ennius la nommait la vie vivante, vita vitalis.

Qui ne connaît les vers charmants par lesquels La Fontaine a terminé sa fable des Deux Amis qui vivaient au Monomotapa?

Qu'un ami véritable est une douce chose!
Il cherche vos besoins au fond de votre cœur;
Il vous épargne la pudeur
De les lui découvrir vous-même:
Un songe, un rien, tout lui fait peur
Quand il s'agit de ce qu'il aime.

(Liv. VIII, fab. XI.)

Ces vers, où toutes les idées de la fable se reproduisent et se résument en traits de sentiment, sont calqués, à l'exception des deux derniers qui complètent si heureusement ce délicieux résumé, sur une maxime indienne que Pilpay, dans un apologue intitulé aussi les Deux Amis, a formulé en ces termes: «Un ami est une chose bien précieuse. Il cherche nos besoins au fond de notre cœur. Il nous épargne la honte de les lui découvrir nous-mêmes.»

Un ami fidèle est la médecine de la vie.

C'est-à-dire qu'il peut dissiper les ennuis, adoucir les amertumes et soulager la plupart des maux de la vie. Il est pour les maladies de l'esprit ce qu'un bon médecin est pour celles du corps. Ce proverbe est littéralement traduit du verset de l'Ecclésiastique: Amicus fidelis, medicamentum vitæ (VI, 16).

«L'amitié, dit Gœthe, est le fonds social où l'humanité trouve toujours des trésors nouveaux pour se relever forte et puissante, quel que soit l'état déplorable où les naufrages et les banqueroutes ont pu la réduire.»

On lit dans le Hava-mal ou Discours sublime d'Odin, poëme gnomique des Scandinaves: «L'arbre se dessèche quand il n'est revêtu ni d'écorce ni de feuillage: ainsi est l'homme sans ami. L'homme ne peut vivre seul.»

Les Arabes disent: «Pourquoi Dieu a-t-il donné une ombre à notre corps? C'est pour qu'en traversant le désert nos yeux se reposent sur elle, et soient ainsi préservés de la réverbération des sables brûlants.»

Il faut être fringant à l'ami.

Dicton fort usité au quatorzième et au quinzième siècle parmi les femmes, pour dire que celle qui attendait la visite de son bon ami devait se mettre en frais de braverie et d'amabilités afin de le bien recevoir. Fringant, autrefois invariable quant au genre, est le participe présent du verbe fringuer, employé par nos vieux auteurs dans le sens de se parer, caresser, faire l'amour. Ces deux dernières acceptions, désusitées en français, se sont conservées dans divers patois méridionaux.

Un ami pour l'autre veille.

Un ami ne s'endort pas sur les affaires de son ami; il les prend à cœur, il y veille comme aux siennes propres, et sa vigilance est payée de retour par celui qui en est l'objet: tous deux sont sous la garde l'un de l'autre, et ils doivent trouver dans leur sollicitude réciproque les conseils et les secours dont ils ont besoin pour bien soigner leurs intérêts moraux et matériels.

Il n'est si bon conseil que d'ami.

Parce que ce conseil a ordinairement toutes les qualités requises, étant inspiré par une sincère affection, formé en connaissance de cause et présenté de manière à ne pas blesser l'amour-propre de celui qui le reçoit.

Les Espagnols disent: «Consejo de quien bien te quiere aunque te parezca mal, escribelo. Conseil de celui qui te veut du bien, quoiqu'il te paraisse mal, mets-le par écrit (pour ne pas l'oublier).»

Les Allemands ont ce proverbe: «Freundes Stimme, Gottes Stimme. Conseil d'ami, conseil de Dieu.»

«Unguento et variis odoribus delectatur cor, et bonis amici consiliis anima dulcoratur (Salom., Prov. XXVII, 9). Le parfum et la variété des odeurs sont la joie du cœur, et les bons conseils d'un ami sont les délices de l'âme.»

Si ton ami te frappe, baise sa main.

On comprend que ce proverbe ne doit pas se prendre à la lettre, et que l'ami qui frappe ne signifie que l'ami qui reprend. Le sens est donc que, quelque véhémence qu'un ami mette dans ses remontrances, il faut lui en savoir gré, parce qu'elle est l'effet et la preuve d'un véritable attachement. Les Allemands disent d'une manière également figurée: «Freundes Schlæge, liebe Schlæge. Coup d'ami, coup chéri.»

Leur proverbe et le nôtre rappellent ces paroles de Salomon: «Meliora sunt vulnera diligentis quam fraudulenta oscula odientis (Prov. XXVII, 6). Les blessures que fait celui qui aime valent mieux que les baisers trompeurs de celui qui hait.»

Un vieil ami est une seconde conscience.

Parce que cette seconde conscience, de même que la première, ne laisse passer aucune faute sans avertissement. Le devoir de l'amitié véritable est de remontrer à celui qu'on aime les défauts qu'il peut avoir afin de l'exciter à s'en corriger. C'est ce que fait entendre aussi ce proverbe espagnol: «No hay mejor espejo que el amigo viejo. Il n'y a pas de plus fidèle miroir qu'un vieil ami.» On sent que ce proverbe ne désigne pas sans raison un vieil ami, car il faut être ami de longue main pour être en droit de faire de telles remontrances. «Le plus grand effort de l'amitié, dit La Rochefoucauld, n'est pas de montrer nos défauts à un ami; c'est de lui faire voir les siens.»

On ne peut dire ami celui avec qui on n'a pas mangé quelques minots de sel.

Aristote et Plutarque se sont servis de ce proverbe, dont le sens est que l'amitié ne peut se former subitement, et qu'elle a besoin d'être confirmée par le temps. «Semblable au vin généreux dont les années augmentent le prix, dit Cicéron, plus elle est vieille, et plus elle est parfaite, et c'est avec raison qu'on pense qu'il faut manger ensemble plusieurs boisseaux de sel pour consommer l'amitié.» Verum illud est, quod dicitur, multos modios salis simul edendos esse ut amicitiæ munus expletum sit. (Cic., de Amicitia XIX.)

L'amitié est aussi comparée au vin dans l'Ecclésiastique: «Vinum novum amicus novus: veterascet, et cum jucunditate bibes illud (IX, 15). Le nouvel ami est un vin nouveau: il vieillira, et tu le boiras avec délices.»

Qui est ami de tous ne l'est de personne.

Il en est de l'amitié comme d'une essence précieuse qui perd sa vertu quand on la délaye dans une trop grande quantité d'eau. Ce sentiment n'a de force qu'autant qu'il reste concentré dans un couple d'êtres d'élite. S'il s'épanche sur beaucoup de gens, il s'amoindrit tellement qu'il n'en vient presque rien à personne. Pluralité d'amis, nullité d'amis.

«L'amitié, dit Plutarque, nous serre et nous unit; plusieurs amitiés nous séparent et nous distraient. La pluralité d'amis convient à ceux qui veulent user de leurs amis sans se soucier de les servir réciproquement: ce qui vaut autant à dire qu'elle convient à des gens qui ne savent ce que c'est qu'amitié. Ne touche point à plusieurs dans la main, disait Pythagore; c'est-à-dire ne fais pas beaucoup d'amis… Qui a tant d'amis, certes assister à tous il est du tout impossible, et ne gratifier à nul il n'y aurait point d'apparence; et en gratifiant à tous en offenser plusieurs, il serait aussi trop fâcheux.» (De la pluralité d'amis.)

A nul n'est vrai ami qui de soi-même est ennemi.

«Celui qui est mauvais à soi-même ne doit être bon à personne.»

(Ménandre.)

«Qui sibi amicus est scito hunc amicum omnibus esse (Sén., Epist., VI). Sachez que celui qui est ami de soi-même l'est aussi de tous les autres.» En effet, l'homme qui sait ce qu'il se doit à lui-même sait aussi ce qu'il doit à ses semblables, et son attention consciencieuse à observer ses devoirs personnels est une garantie assurée de la bonne foi et de l'honnêteté qu'il apportera dans ses relations avec les autres. Un philosophe chinois, Ma-Koang, a très-bien dit: «Avant de chercher à se faire des amis, il faut commencer à devenir le sien.»

Un ami n'est pas sitôt fait que perdu.

Parce que, pour faire un ami, il faut une longue pratique, un commerce assidu, de l'attachement, des services, des prévenances, qualités qu'on ne rencontre guère; tandis que, pour le perdre, il suffit de quelques négligences, de quelques susceptibilités, de quelques saillies de mauvaise humeur, défauts d'autant plus fréquents que les qualités susdites sont plus rares. C'est pour cela aussi que les amitiés se forment si difficilement, et qu'elles ne sont, à proprement parler, que des essais sans résultat. Elles ont le sort de ces insectes qui mettent trois ans à se former pour ne vivre que peu de minutes.

Un ami en amène un autre.

Une personne invitée dans une maison y amène quelquefois une autre personne qu'on n'attendait pas, et la présentation se fait avec des excuses auxquelles on répond: Un ami en amène un autre. Les Anglais disent: «My friend's friend is welcome. L'ami de mon ami est le bienvenu.» Les Italiens ont ce proverbe dérivé d'un usage ecclésiastique: «Ogni prete può menar un chierico. Tout prêtre peut amener un clerc.»

Chez les Romains le convive amené à un festin par un invité s'appelait ombre, sans doute parce qu'il suivait son introducteur comme l'ombre suit le corps, et leur proverbe correspondant au nôtre était: «Locus est et pluribus umbris. (Hor., lib. I, epist. V.) Il y a place pour plusieurs ombres.»

Ami jusqu'aux autels.

Usque ad aras amicus. Proverbe que les Latins avaient emprunté aux Grecs pour signifier qu'on est disposé à tout faire pour ses amis, excepté ce qui est contraire à la religion et à la conscience. Ce proverbe, rapporté par Plutarque et par Aulu-Gelle, est une réponse de Périclès à un de ses amis qui l'engageait à prêter un faux serment en sa faveur. Il est fondé sur l'antique usage de jurer la main posée sur un autel.

François Ier en fit une noble application lorsque, en 1534, il écrivit au roi d'Angleterre Henri VIII, qui lui conseillait de se séparer de l'Église romaine comme il venait de le faire: Je suis votre ami, mais jusqu'aux autels.

Qui n'est pas grand ennemi n'est pas grand ami.

C'est-à-dire: celui qui n'est pas capable de bien haïr n'est pas capable de bien aimer; celui qui ne peut mettre beaucoup d'ardeur à se venger de ses ennemis ne peut non plus en mettre beaucoup à servir ses amis. L'auteur des Loisirs d'un ministre d'État (le marquis de Paulmy) désapprouve très-fort ce proverbe, qui mesure les degrés de l'amitié sur les degrés de la haine: «Distinguons, dit-il, entre les excès dans lesquels les passions peuvent nous entraîner, et les suites d'une liaison sage et réfléchie. L'amitié ne doit être que de ce dernier genre. Si elle devenait une passion, elle cesserait d'être aussi estimable et aussi respectable qu'elle l'est; elle aurait tous les dangers de l'amour, qui fait autant de fautes que la haine et la vengeance. Dieu nous garde de trop aimer, aussi bien que de trop haïr! cependant il faut bien aimer jusqu'à un certain point. Le cœur de l'homme a besoin de ce sentiment, et ce sentiment fait du bien à notre esprit, quand il ne l'aveugle point; mais la haine et le désir de la vengeance ne peuvent jamais que nous tourmenter; on est heureux de ne point haïr; mais, en aimant d'une manière sensée, ne peut-on pas servir ardemment ses amis, mettre de la vivacité, de la suite, même de la ténacité dans les affaires qui les intéressent? Eh! faut-il donc être cruel pour les uns parce que l'on est tendre pour les autres, persécuteur pour être serviable? Non. Pour moi, je déclare que je suis un faible ennemi, non-seulement en force, mais en intention, quoique je sois ami très-zélé et très-essentiel.»

Les observations qu'on vient de lire montrent fort bien que le proverbe n'est pas bon à pratiquer et ne s'accorde pas avec la morale, qui prescrit de ne haïr personne; mais elles ne prouvent pas précisément qu'il soit contraire à la vérité, chose essentielle qu'elles n'auraient pas dû omettre. Nous avons donc à donner cette preuve; et pour cela, il ne sera pas besoin d'une longue dissertation; il suffira de citer cette judicieuse pensée de Sénac de Meilhan: «On dit que ceux qui savent bien haïr savent bien aimer, comme si ces deux sentiments avaient le même principe. L'affection part du cœur, et la haine de l'amour-propre ou de l'intérêt blessé.»

La conséquence rigoureuse que tout esprit logique doit tirer de là, c'est, contrairement au proverbe, que la haine qu'on a contre une personne ne produit pas nécessairement l'affection pour une autre.

A l'ami soigne le figuier, à l'ennemi soigne le pêcher.

Ce proverbe, rapporté sans aucune explication dans le recueil de Gomes de Trier, conseille allégoriquement de mettre en pratique la fausse doctrine énoncée dans le précédent, c'est-à-dire de bien haïr ses ennemis afin de bien aimer ses amis. Le figuier y est considéré comme un emblème d'amitié, à cause de ses feuilles, qui couvrirent la nudité de nos premiers parents, et surtout à cause de son fruit employé, chez les peuples anciens, comme expression typique des vœux qu'ils formaient pour la prospérité des personnes chéries, et consacré, pour cette raison, aux étrennes du jour de l'an, dans le moyen âge, ainsi que dans l'antiquité. Le pêcher, au contraire, y figure comme un emblème de haine, par suite d'une vieille tradition d'après laquelle les rois de Perse auraient fait transplanter cet arbre, originaire de leur pays, sur les terres des Égyptiens leurs ennemis, parce que les pêches, en Perse, avaient des propriétés malfaisantes qui les faisaient classer parmi les poisons. Pline le Naturaliste a parlé de cette tradition, qu'il jugeait erronée, dans le passage suivant de son Histoire naturelle: «Il n'est pas vrai que la pomme persique soit un poison douloureux dans la Perse, ni que les rois de ce pays l'aient introduite, par vengeance, en Égypte, où la terre l'aurait bonifiée. Les auteurs exacts ont dit cela du perséa, qui diffère tout à fait du pêcher.» (Liv. XV, ch. XIII.)

Les Italiens ont le même proverbe qui doit se trouver dans le Jardin de récréation, etc., par Jean Florio (Giardino di ricreazione, etc., di Giovanni Florio), dont le recueil de Gomes de Trier est une traduction.

Il y a en outre, chez les Piémontais, un autre proverbe analogue, que M. le docteur Silva a bien voulu me communiquer. Le voici, avec la juste explication qu'il y a jointe: «Dans le Piémont, on croit généralement que l'enveloppe de la figue est un poison, et que la pêche, fruit malsain, porte son contre-poison dans la pellicule. De là le proverbe: «All'amico si pela il fico, al nemico il persico. A l'ami on pèle la figue, et à l'ennemi la pêche.» Aussi à la personne qu'on estime, et même dans les grands repas, la maîtresse de maison offre-t-elle parfois une figue dépouillée de son enveloppe.»

M. Silva pense que le proverbe français est fondé sur le même préjugé que celui des Piémontais, qu'il suppose antérieur, et j'avoue que, si cela était, j'en serais pour les frais d'érudition que j'ai faits dans mon commentaire. Mais je crois que c'est une conjecture que je puis me dispenser d'admettre, et que M. Silva n'aurait peut-être pas admise s'il avait connu le texte italien qui doit être cité par Florio. Ce texte, tel qu'il m'a été donné par le savant abbé Ciampi, porte pianta et non pela. Je dois conclure de cette différence notable que les deux proverbes, n'étant pas les mêmes par l'expression, ne le sont pas non plus par le sens. Je maintiens donc comme vraie l'origine que j'ai assignée à l'un, tout en adoptant l'explication que M. Silva a faite de l'autre.

Ce qui tombe en poche d'ami n'est pas perdu pour nous.

Cela se dit lorsqu'un bien qu'on espérait voir venir à soi arrive à quelque ami. Je ne sais si c'est pour exprimer une consolation sincère ou pour déguiser un regret égoïste que ce bien ait changé de direction. On peut admettre tantôt l'une et tantôt l'autre interprétation de ce proverbe, selon le caractère des gens qui l'emploient ou de ceux auxquels on l'applique.—S'il faut en croire La Rochefoucauld, «le premier mouvement de joie que nous avons eu du bonheur de nos amis ne vient ni de la bonté de notre naturel, ni de l'amitié que nous avons pour eux: c'est l'effet de l'amour-propre qui nous flatte d'être heureux à notre tour, ou de retirer quelque utilité de leur bonne fortune.»

Il est bien sûr que l'amour-propre, c'est-à-dire l'amour de soi, comme l'entend La Rochefoucauld, est le principal mobile des sentiments et des actions de l'homme. Mais ici l'amour-propre n'agit pas seul. Il y a aussi l'influence de l'inclination que nous avons pour ceux avec qui nous vivons et pour tous les objets qui nous environnent, inclination toujours jointe avec les passions, comme l'a remarqué Malebranche, et je crois que les réflexions suivantes de ce philosophe offrent une explication plus exacte, surtout plus morale, du proverbe. «Afin que l'amour naturel que nous avons pour nous-mêmes n'anéantisse pas et n'affaiblisse pas trop celui que nous avons pour les choses qui sont hors de nous, et qu'au contraire ces deux amours que Dieu met en nous s'entretiennent et se fortifient l'un l'autre, il nous a liés de telle manière avec tout ce qui nous environne, et principalement avec les êtres de même espèce que nous, que leurs maux nous affligent naturellement, que leur joie nous réjouit, et que leur grandeur, leur abaissement, leur diminution, semblent augmenter ou diminuer notre être propre. Les nouvelles dignités de nos parents et de nos amis, les nouvelles acquisitions de ceux qui ont le plus de rapport à nous, semblent ajouter quelque chose à notre substance. Tenant à toutes ces choses, nous nous réjouissons de leur grandeur et de leur étendue.» (Recherche de la vérité, liv. IV, ch. XIII.)