PROVERBES
SUR
L'AMOUR
Proverbe rapporté par Sénèque: Si vis amari, ama (Epist. IX), et très-bien expliqué dans ce passage de J.-J. Rousseau: «On peut résister à tout, hors à la bienveillance, et il n'y a pas de moyen plus sûr de gagner l'affection des autres que de leur donner la sienne. On sent qu'un tendre cœur ne demande qu'à se donner, et le doux sentiment qu'il cherche le vient chercher à son tour.»
Il y a dans une passion véritable une puissance d'attraction qui finit par triompher, non-seulement de l'indifférence, mais de la haine, et c'est avec raison qu'un grave archevêque de Paris, monseigneur de Péréfixe, a dit: «Le philtre de l'amour, c'est l'amour même.»
Les Italiens ont ce proverbe: «Chi non arde non incende. Qui n'est pas en feu n'enflamme point.»
Proverbe que Gilles de Nuits ou des Noyers (Ægidius Nuceriensis), dans son recueil d'Adages françois, traduits en vers latins, Adagia gallica, etc., a rendu par ce pentamètre:
Ce proverbe est du moyen âge, où le culte de l'amour pouvait faire des martyrs. Il trouve rarement son application dans notre siècle d'égoïsme. On dit, au contraire, aujourd'hui: Mort d'amour et d'une fluxion de poitrine.
Le troubadour Pons de Breuil avait écrit, à ce que nous apprend Nostradamus, un roman jadis très-goûté, dont le titre était: «Las amors enrabyadas de Andrieu de Fransa. Les amours enragées d'André de France.» Il se pourrait que le proverbe fût venu d'une allusion au héros de ce roman, mort d'amour pour une reine du pays, et fréquemment cité comme le parfait modèle des amants.
Le Romancero espagnol nous offre l'histoire de l'amoureux don Bernaldino, qui disait: «Ma gloire est à bien aimer,» et qui se tua de désespoir parce que le père de son amie Léonor avait emmené cette belle en pays lointain. Ses vassaux, désolés de sa mort, lui élevèrent un mausolée tout de cristal, où ils gravèrent une épitaphe touchante terminée par ces deux vers:
«Ci-gît don Bernaldino, qui mourut pour bien aimer.»
Sahid, fils d'Agba, demandait un jour à un jeune Arabe: «A quelle tribu appartiens-tu?—J'appartiens à celle chez laquelle on meurt d'amour.—Tu es donc de la tribu des Arza?—Oui, j'en suis, et je m'en glorifie.»
Ajoutons que cette tribu, célèbre par son caractère d'amour passionné, a fourni presque tous les noms qui figurent dans un livre ou nécrologe arabe fort curieux, intitulé Histoire des Arabes morts d'amour.
Cette maxime proverbiale est sans doute du temps des Amadis, où le faux amour était plus décrié que la fausse monnaie. Je le remarque, afin qu'elle ne paraisse pas trop étrange, aujourd'hui qu'on ne reconnaît plus rien de sérieux ni de vrai dans l'amour, et qu'on en fait un jeu de société qui ne se joue qu'avec de faux jetons, et où tout le monde triche. Autres temps, autres mœurs.
On a voulu chercher une origine historique à ce proverbe, qui est né peut-être de la simple réflexion, et l'on a trouvé cette origine dans l'affreux supplice que subirent deux gentilshommes normands, Philippe d'Aulnai et Gauthier d'Aulnai, son frère, convaincus d'avoir eu, pendant trois ans, un commerce adultère avec les princesses Marguerite et Blanche, épouses de Louis et de Charles, fils de Philippe le Bel. Les chroniques en vers de Godefroy de Paris (Manuscrits de la Bibliothèque nationale, no 6,812) nous apprennent que les deux coupables furent mutilés, écorchés vifs, traînés, après cela, dans la prairie de Maubuisson tout fraîchement fauchée, puis décapités et pendus par les aisselles à un gibet. Quant aux deux princesses, elles furent honteusement tondues et incarcérées. Marguerite fut étranglée dans la suite au château Gaillard, par ordre de son époux, Louis le Hutin, qui voulut se remarier en montant sur le trône. Blanche passa le reste de sa vie dans une triste captivité.
Cette locution, employée pour dire être dans une disposition d'amour pleine de sincérité et de confiance, fait allusion à une superstition amoureuse bien connue dans les campagnes, et que je vais expliquer.
Telle est la disposition du cœur de l'homme que, dans toutes les passions qu'il éprouve, il ne saurait jamais s'affranchir d'une sorte de superstition. On dirait que, ne trouvant dans le monde réel rien qui réponde pleinement aux besoins d'émotion et de sympathie produits par l'exaltation de son être, il cherche à étendre ses rapports dans un monde merveilleux. C'est surtout dans l'amour que se manifeste cette disposition. L'amant est curieux, inquiet, il veut pénétrer l'avenir pour lui arracher le secret de sa destinée. Il rattache ses craintes et ses espérances à toutes les pratiques mystérieuses que son imagination lui fait croire capables de changer la volonté du sort et de la disposer en sa faveur. Il veut trouver dans tous les objets de la nature des assurances contre les craintes dont il est assiégé. Il les interroge sur les sentiments de celle qu'il adore. Les fleurs, qui lui présentent son image, lui paraissent surtout propres à révéler l'oracle de l'amour. Lorsqu'il va rêvant dans la prairie, il cueille une marguerite, il en arrache les pétales l'un après l'autre, en disant tour à tour: «M'aime-t-elle?—pas du tout,—un peu,—beaucoup,—passionnément,» dans la persuasion que ce qu'il tient à savoir lui sera dit par celui de ces mots qui coïncidera avec la chute du dernier pétale. Si ce mot est pas du tout, il gémit, il se désespère; si c'est passionnément, il s'enivre de joie, il se croit destiné à la suprême félicité, car la marguerite est trop franche pour le tromper.
Les amoureux villageois emploient aussi la plante vulgairement appelée pissenlit pour savoir s'ils sont aimés. Ils soufflent fortement sur les aigrettes duveteuses de cette plante, et s'ils les font toutes envoler d'un seul coup, c'est un signe certain qu'ils ont inspiré un véritable amour.
Les bergers de Sicile, comme on le voit dans la troisième idylle de Théocrite, se servaient d'une feuille de la plante que ce poëte nomme téléphilon (espèce de pavot). Ils la pressaient entre leurs doigts de manière à la faire claquer; car ils regardaient ce claquement comme un heureux présage que leur tendresse ne pouvait manquer d'être payée de retour.
Les jeunes paysans anglais, lorsqu'ils aiment, ont soin de porter dans leurs poches des boutons d'une certaine plante qui sont appelés, en raison d'un tel usage: bachelor's buttons (boutons de jeunes gens), persuadés que la manière dont ces boutons s'ouvrent et se flétrissent doit leur faire connaître s'ils réussiront ou non auprès de l'objet de leur passion: Shakespeare a rappelé cette coutume dans les Joyeuses Bourgeoises de Windsor (act. III, sc. II).
Les naturalistes et les poëtes du moyen âge ont fait de ces oiseaux le symbole de la tendresse et de la fidélité conjugales. Ils nous apprennent que le mâle ne s'attache qu'à une seule femelle, et la femelle qu'à un seul mâle; qu'ils vivent dans la plus étroite union, et que si l'un d'eux vient à mourir, le survivant renonce à s'apparier avec un autre.
On lit à ce sujet dans le Bestiaire divin composé par le clerc ou trouvère Guillaume: «O vous, hommes et femmes, que l'Église a unis par les liens éternels du mariage, vous qui avez juré d'être fidèles, et qui tenez si mal vos serments, instruisez-vous par l'exemple de la tourterelle. Dans les bois épais qu'elle habite, elle aime sans partage et veut être aimée de même. Lorsqu'elle perd sa compagne, il n'est point de saison, point de moment où elle ne gémisse. Elle ne se pose ni sur le gazon, ni sous la feuillée; mais elle attend toujours celle qu'elle a perdue, et ne forme jamais de nouveaux liens. Elle n'oublie point son premier ami, et, s'il meurt, le reste de la terre lui est indifférent.
«O vous qui vivez dans le tourbillon du monde, apprenez de cet oiseau l'inviolable fidélité des regrets, et ne faites point comme ces maris qui, en revenant de l'enterrement de leurs femmes, s'occupent, dès le soir même, de la remplacer.» (Ch. XXXI.)
L'abbé Salgues dit: «La tourterelle est si douce qu'on regrette de lui enlever la réputation qu'on lui a faite d'être un modèle de fidélité; mais la douceur est souvent compagne de la faiblesse, et je suis forcé d'avouer que j'ai vu des tourterelles oublier les lois de la constance pour coqueter avec des amants. Peut-être était-ce la contagion du mauvais exemple, car ces tourterelles étaient domestiques et vivaient parmi nous. Cependant Le Roy (naturaliste) assure qu'il en a vu de sauvages faire deux heureux de suite, sans quitter la même branche.»
S'aimer d'un amour tendre et fidèle. Il y a une espèce de pastorale du douzième siècle, le Jeu du Berger et de la Bergère, par Adam de la Halle, où Robin et Marion sont représentés comme les parfaits modèles des amants. Le chevalier Aubert, épris de Marion, l'accoste en lui demandant pourquoi elle répète si souvent et avec tant de plaisir le nom de Robin. Elle répond: «C'est que j'aime Robin, et que Robin m'aime.» Il lui déclare qu'il l'aime aussi, qu'elle serait plus heureuse avec lui, et il cherche à la séduire par les plus belles promesses. Voyant enfin qu'il ne peut y réussir, il veut l'enlever. Mais elle résiste, et il est forcé de la laisser aller vers son cher Robin, avec qui l'auteur nous la montre échangeant les plus doux témoignages d'une tendresse mutuelle.
Cette pièce que les jongleurs jouaient et chantaient dans les festins publics, entre les mets ou après les mets, a sans doute donné lieu à l'expression proverbiale: s'aimer comme Robin et Marion, ainsi qu'à cette autre expression analogue: être ensemble comme Robin et Marion, c'est-à-dire en parfaite intelligence.
On dit aussi de deux amants inséparables: L'un ne va pas sans l'autre, non plus que Robin sans Marion.
C'est un apophthegme que Plutarque, dans la Vie d'Agésilas, attribue à ce grand capitaine. Il s'explique par le proverbe: «Omnis amans amens, tout amant est fou.» Les Latins disaient encore qu'aimer et être sage à la fois était à peine possible à un dieu.
(P. Syrus.)
Il y a bien des dames, disons-le à leur gloire, qui cherchent tous les jours à démentir ce proverbe; plus elles font l'amour, plus elles s'efforcent de passer pour sages: e sempre bene.
Ou plus simplement aimer est amer. Ce jeu de mots était un vrai calembour dans l'ancien temps, où l'on disait amer pour aimer. Le sens est suffisamment expliqué par cette apostrophe à l'amour, tirée des Stances sur le déplaisir d'un départ, partie IV, liv. XI du roman d'Astrée.
Le mystère est nécessaire à l'amour, et il ajoute beaucoup à la vivacité de cette passion, dont il est la preuve. Ce proverbe est traduit du texte latin, qui non celat amare non potest, qui forme le second des trente et un articles du Code d'amour, qu'on trouve dans l'ouvrage intitulé Livre de l'art d'aimer et de la réprobation de l'amour, par maître André, chapelain de la cour royale de France, vers 1176.
«L'amour aime de sa nature tellement le secret et le mystère, qu'on peut dire que tout ce qui n'est ni secret ni mystérieux n'est point amour.» (Mlle de Scudéri.)
Le comte de Bussy-Rabutin, qui regardait aussi le mystère comme un assaisonnement nécessaire de l'amour, a dit dans une de ses maximes:
Expression qui a beaucoup de rapport avec ce vers qu'Alcyone adresse à Céyx, dans les Métamorphoses d'Ovide (liv. XI, fab. XI):
Il est bien vrai qu'on aime mieux certaines personnes lorsqu'on n'est plus auprès d'elles, celles surtout qui sont d'un caractère conciliant, parce que leurs défauts, rendus moins sensibles et presque effacés par l'éloignement, ne contrarient plus la tendre impulsion du cœur, d'où le proverbe russe: Ensemble, à charge; séparés, supplice, proverbe qui peut avoir été suggéré par ce joli vers latin:
Je ne puis vivre avec toi ni sans toi.
Mais ce n'est pas là ce qu'on entend d'ordinaire quand on dit aimer mieux de loin que de près. Cette phrase n'a pas été faite pour exprimer ce que Mme de Sévigné appelle si heureusement les unions de l'absence, et elle ne s'emploie guère que pour signifier qu'on ne se soucie point d'avoir un commerce assidu avec une personne.
Qui bien aime tard oublie.
Un sentiment vif et sincère laisse dans le cœur qui l'éprouve un souvenir qui dure longtemps. Ce proverbe usité en langue romane, qui ben ama tart oblida, est passé dans plusieurs autres langues, et ce qui est assez curieux, il a été employé en vieux français par Chaucer, poëte anglais du quinzième siècle, dans son poëme intitulé: The Assemble of foule (st. 97),
Chaucer l'avait peut-être tiré d'un poëme relatif aux aventures de Tristan, où il se trouve sous les mêmes termes.
Il y a beaucoup d'autres proverbes formulés primitivement en langue d'oc et en langue d'oïl qui sont devenus communs aux Italiens, aux Espagnols, aux Anglais, aux Allemands. J'en ai compté plus de quinze cents dont l'invention a été attribuée à ces peuples, qui n'ont fait que les emprunter à notre ancienne littérature. Ce que je dis n'est pas une assertion hasardée, c'est une vérité établie sur des preuves chronologiques qu'on ne saurait contester, et que j'ai données, en grand nombre, dans mes Études historiques, littéraires et morales sur le langage proverbial.
Les amants se plaisent à bercer leur tendre rêverie de félicités imaginaires; «et c'est bien ce qu'on dict en proverbe, qu'il faict bon voir vasches noyres en boys bruslés, quand on jouit de ses amours.» (Rabelais, liv. II, c. XII.)
Voir vaches noires en bois brûlé est une locution qui signifie se forger d'agréables chimères, poursuivre de douces illusions, comme font les vachers lorsque, devant leur feu, ils rêvent au bonheur d'avoir de bonnes vaches noires, réputées meilleures laitières que les autres, et croient les voir apparaître avec leurs mamelles pendantes dans les figures fantastiques que les tisons, en se consumant, offrent à leurs yeux. Les vaches noires en bois brûlé sont les châteaux en Espagne des vachers.
Proverbe traduit du roman qui ama vilmen si eis vilzis. Il exprime une opinion qui régnait aux époques chevaleresques et qui interdisait à tout gentilhomme de choisir pour son épouse ou pour sa dame une femme issue de basse condition. Cette mésalliance, réputée honteuse et avilissante, surtout dans le mariage, exposait celui qui l'avait contractée à une pénalité dégradante que les autres nobles lui infligeaient. Saint-Foix cite, à ce sujet, dans ses Essais historiques sur Paris, le passage suivant d'un écrit du roi René: «Un gentilhomme qui se rabaissoit par mariage, et qui se marioit à une femme roturière et non noble, devoit subir la punition, qui étoit qu'en plein tournoi tous les autres seigneurs, chevaliers et écuyers, se devoient arrêter sur lui et tant le battre qu'ils lui fissent dire qu'il donnoit cheval et qu'il se rendoit.»
Tire plus que quatre bœufs.
Proverbe pris d'une ancienne chanson et employé pour marquer l'empire que peut exercer une femme sur les volontés de l'homme qui l'adore. Il y a dans l'Anthologie grecque de Planude (VII, 39) une épigramme de Paul le Silentiaire, où un amant dit que sa Doris l'a attaché avec un cheveu de sa blonde tresse, et que ce lien, qu'il se flattait de rompre avec facilité, est devenu une chaîne d'airain contre laquelle tous ses efforts sont impuissants. «O malheureux que je suis! s'écrie-t-il, je ne suis lié que par un cheveu, et ma Doris me mène ainsi comme elle veut!»
Nous disons encore: On tire plus de choses avec un cheveu de femme qu'avec six chevaux bien vigoureux. Ce qui signifie que l'entremise d'une belle dans une affaire est un des plus puissants moyens de succès.
Les Persans disent dans un sens analogue: Celui qui est aimé d'une belle femme est à l'abri des coups du sort.—Rapprochons de cela cet autre proverbe: Une belle solliciteuse vaut bien une bonne raison; c'est-à-dire une belle solliciteuse obtient tout ce qu'elle veut. Et comment résister à une femme aimable qui vous implore, qui a des regards ravissants, des souris gracieux, des paroles pleines de charme, des mains blanches qui vous pressent et des baisers qui vous enivrent! il n'y a pas moyen de s'en tirer autrement que par la réponse que M. de Calonne, ministre, fit à une princesse charmante qui lui recommandait une affaire: «Madame, si la chose est possible, elle est déjà faite, et si elle est impossible, elle se fera.»
Les personnes qui s'aiment se revoient avec plus de plaisir après une courte séparation. Le sentiment, affaibli par l'habitude d'être ensemble, se retrempe dans l'absence. «L'imagination, dit Montaigne, embrasse plus chauldement et plus continuellement ce qu'elle va querir que ce que nous touchons. Comptez vos amusements journaliers, vous trouverez que vous estes le plus absent de votre ami quand il vous est présent. Son assistance relasche votre attention et donne liberté à votre pensée de s'absenter à toute heure, pour toute occasion.» (Ess., III, IX.)
Les deux passages suivants de Saady offrent une explication plus sensible: «Abuhurra allait tous les jours rendre ses devoirs à Mahomet, à qui Dieu veuille être propice! Le prophète lui dit: Abuhurra, viens me voir plus rarement, si tu veux que notre amitié s'accroisse, de trop fréquentes visites l'useraient trop promptement.»
Un plaisant disait: «Depuis le temps qu'on vante la beauté du soleil, je n'ai jamais ouï dire que personne en soit devenu plus amoureux.—C'est, répondit-on, parce qu'on le voit tous les jours, excepté en hiver, où il se cache quelquefois sous les nuages. Mais alors même on en connaît mieux le prix.»
Un amant dit à sa maîtresse dans une épigramme d'Owen:
«On fuit le soleil présent, on le cherche absent. O Névia, combien notre amour ressemble au soleil!»
Raynouard parle d'un tenson manuscrit où est discutée cette question: «Laquelle est plus aimée, ou la dame présente ou la dame absente? Qui induit le plus à aimer, ou les yeux ou le cœur?» Cette question, ajoute-t-il, fut soumise à la décision de la cour d'amour de Pierrefeu et de Signe, mais l'histoire ne nous apprend pas quelle fut la décision.
Le silence de l'histoire fait supposer celui de la cour d'amour. Les dames siégeant à ce tribunal sentirent sans doute qu'il valait mieux se taire que de prononcer sur une question qu'elles ne pouvaient résoudre sans se placer dans une alternative nuisible à leurs intérêts; car, en décidant pour la présence ou pour les yeux, elles eussent donné à leurs amants une sorte de droit d'avoir toujours les yeux sur elles, ce qui serait devenu incommode ou compromettant sous plusieurs rapports, et, en accordant gain de cause à l'absence ou au cœur, elles se fussent exposées à ne jouir que par passades de leurs adorateurs changés en chevaliers errants: situation incompatible avec les sentiments des femmes, qui sont toujours plus jalouses d'être aimées de près que de loin.
Quoi qu'il en soit, les personnes qui sentent l'amour prêt à les quitter et qui désirent retenir ce volage, ne sauraient mieux faire que de le soumettre, pendant quelque temps, au régime fortifiant de l'absence, car l'absence est un moyen de se rapprocher, comme dit un proverbe turc. Une fois séparées par l'espace, elles se toucheront de plus près par le cœur. Il y avait répulsion à proximité, il y aura attraction à distance. Ce sont là deux phénomènes dépendant de plusieurs causes fort naturelles. La plus générale, c'est que les amants dépareillés par la séparation passent d'un état de satiété qui alanguissait leurs désirs à un état de privation qui les excite. L'éloignement produit d'ailleurs dans l'amour le même effet que dans la perspective, où il prête aux objets une apparence plus agréable en les montrant sous des formes arrondies qui font disparaître les aspérités. Ils ne laissent plus voir l'objet aimé que par les côtés séduisants: les défauts cessent d'être aperçus, les qualités se présentent sans ombre, elles s'embellissent au gré de l'imagination et du sentiment, elles se transforment en idéalités poétiques, et le rêve doré des premières amours recommence.
Properce (liv. II, élégie 35) dit que l'absence des amants est un surcroît heureux au feu de l'amour:
Il ne faut pas croire pourtant que l'absence ait une influence vivifiante sur toutes les passions. Elle augmente les grandes et diminue les petites.
On connaît ce distique proverbial qui a survécu à d'autres vers du comte de Bussy-Rabutin, son auteur:
Il paraît avoir été pris de cette pensée de La Rochefoucauld: «L'absence diminue les médiocres passions et augmente les grandes, comme le vent éteint les bougies et allume le feu.»
La Rochefoucauld passe pour avoir tiré sa pensée de la réflexion suivante de saint François de Sales, qu'il s'est appropriée en l'appliquant à l'absence: «Ce sont les grands feux qui s'enflamment au vent, mais les petits s'éteignent si on ne les met à couvert.» (Introduction à la vie dévote, part. III, ch. XXXIII.)
La comparaison était connue et probablement populaire avant ces trois auteurs, et les trois manières dont ils l'ont employée ne sont que des variantes de la maxime persane que voici: «Les obstacles abattent les âmes vulgaires, tandis qu'ils exaltent celles des héros, semblables à un vent impétueux qui éteint les flambeaux et allume les incendies.»
«L'absence, dit un écrivain anglais, tue l'amant ou l'amour.»
On sent, d'après les explications données dans l'article précédent, qu'il s'agit ici de l'absence prolongée et non de l'absence passagère, car celle-ci agit sur l'amour à l'inverse de l'autre. La longue absence l'éteint, et la courte absence le rallume. Il en est de l'absence comme de la diète, qui est nuisible ou salutaire au malade selon qu'il y a excès ou mesure dans sa durée.
L'absence est, dit-on, la mort moins le repos. Elle cause donc plus de souffrances que la mort aux personnes sensibles, qui quelquefois aiment mieux cesser de vivre que de continuer de vivre dans l'éloignement de l'objet de leur affection. Un distique du chevalier Vatan donne, par un sophisme ingénieux, une autre explication de ce lieu commun proverbial, si fréquemment et si longuement développé dans toutes les correspondances épistolaires des amants condamnés par le sort barbare à gémir, éloignés l'un de l'autre.
Proverbe pris du vers suivant de Properce, liv. III, élég. 21.
Il s'explique très-bien par cet autre proverbe qu'on trouve dans le troubadour Peyrols: «Cor oblida qu'elhs no ve. Cœur oublie ce qu'œil ne voit.»
Un bel esprit, écrivant à un voyageur qui se plaignait d'être loin des beaux yeux de la dame de ses pensées, lui rappelait le proverbe et ajoutait plaisamment: «Ce proverbe s'est toujours accompli à Paris comme un arrêt du destin contre les absents. Hâtez-vous donc d'oublier la maîtresse que vous y avez laissée, car il est bon de prévenir les infidèles.»
Traduction littérale du proverbe roman: Los uelhs so messatgier del cor.—Les yeux de deux amants se cherchent et se rencontrent sans cesse. Fidèles conducteurs de ce fluide magnétique qui va remuer au fond des cœurs tout ce qu'il y a de plus intime, ils le versent de l'un à l'autre, et par cette correspondance réciproque les confondent et les absorbent dans le même sentiment. Le troubadour Hugues Brunet de Rhodez a dit sur ce sujet: «L'amour s'élance doucement d'œil en œil, de l'œil dans le cœur, du cœur dans les pensées.»
On trouve dans une chanson des Grecs modernes: «L'amour se prend par les yeux, il descend sur les lèvres, des lèvres il se glisse dans le cœur, et y prend racine.»
Pour signifier que le cœur, chez les personnes âgées, n'éprouve pas toujours le refroidissement que la vieillesse communique aux autres organes, qu'il conserve une certaine chaleur de sentiment, qu'il est quelquefois sujet à s'enflammer d'amour et qu'il ne doit pas être considéré comme une propriété assurée contre l'incendie.
Nous avons encore le proverbe le cœur n'a point de rides, c'est-à-dire qu'on est toujours jeune pour aimer.
On connaît cet autre proverbe: Le bois sec brûle mieux que le bois vert, vulgairement employé pour faire entendre qu'une personne âgée est quelquefois plus portée à l'amour qu'une jeune, et qu'elle éprouve cette passion avec plus d'ardeur.
Voici un sixain assez plaisant qu'il faut joindre aux errata dont un tel proverbe paraît susceptible:
Cet adage ingénieux, rapporté par Plutarque dans la Vie de Marc-Antoine, signifie qu'un amant est tout entier à sa passion et ne s'appartient pas à lui-même. Suivant un autre adage, «l'âme d'un amant vit plus dans ce qu'elle aime que dans ce qu'elle anime, anima plus vivit ubi amat quam ubi animat,» parce que, disent les philosophes, elle est par nécessité là où elle anime, tandis qu'elle est par choix et par inclination là où elle aime.
Quand on est véritablement amoureux, on prend l'esprit de la personne qu'on aime, on pense d'après elle, on sent par son cœur, on voit par ses yeux, on renonce, pour ainsi dire, à ce qu'on est soi-même pour devenir ce qu'elle est et ne faire plus qu'un avec elle. Tel est le sens de cette maxime proverbiale dont Mme de Motteville a fait l'application à la reine épouse de Louis XIV, dans le passage suivant de ses Mémoires: «Si elle était chagrine, c'est parce que, selon ce que disent les philosophes, l'amant se transforme en l'objet aimé, et que, voyant le roi triste, il était impossible qu'elle fût gaie.»
M. Michelet a exhumé des œuvres de Morin, auteur peu connu qu'il appelle «un homme du moyen âge égaré dans le dix-septième siècle», le vers charmant que voici:
Ce vers, que M. Michelet loue avec raison, n'est qu'une variante du proverbe suivant, beaucoup plus ancien.
Ce proverbe, plein de délicatesse dans la pensée et dans l'expression, s'emploie pour signifier qu'un amant a une sorte d'intuition qui lui fait sentir, deviner les désirs de sa maîtresse et qu'il ne pense qu'à les prévenir. Il est traduit de ce texte roman:
Racine a dit heureusement dans son Andromaque, par une expression dans le genre de celle du proverbe, qui lui était probablement inconnu:
(Acte IV, sc. V.)
Écouter du cœur offre la même beauté poétique que parler du cœur.
C'est-à-dire qu'elle n'est pas liée, parce que les feuilles de poireau, qui se rompent aussitôt qu'on veut les nouer, ne peuvent servir de lien.—Ce proverbe, qui était usité chez les Grecs et chez les Latins, et qui est cité dans les Symposiaques de Plutarque (liv. Ier, quest. 5), s'emploie pour marquer la prodigalité des amants. Cette prodigalité, dont on pourrait citer des milliers d'exemples remarquables, ne s'est jamais manifestée par un trait plus charmant que celui qui a inspiré à J. Delille les vers suivants de son poëme de l'Imagination, chant IV:
C'est ainsi, dit-on, que le duc de Buckingham témoigna l'ivresse de son bonheur à l'endroit où la reine de France, Anne d'Autriche, venait de lui avouer qu'elle l'aimait. Ce trait fut reproduit, dans la suite, par milord Albemarle, le même qui, voyant un soir Mlle Gaucher, sa maîtresse, occupée à regarder fixement une étoile, s'écria: «Ne la regardez pas tant, ma chère, je ne pourrais vous la donner.»
Le sentiment qui respire dans ce mot, où le cœur s'est exprimé avec tant d'esprit et de délicatesse, se trouve sous une forme non moins naïve qu'originale dans ces vers d'une ballade qui est insérée parmi les ballades de Villon, mais qui n'est pas de Villon:
Un barde gallois nommé Moke, qui florissait au treizième siècle, dit dans une pièce de vers où il loue l'excessive libéralité de je ne sais plus quel prince: «Si je souhaitais que mon prince me fît cadeau de la lune, il me la donnerait certainement.»
J'ignore si la phrase de Moke a été l'origine ou l'application de cette locution proverbiale par laquelle on caractérise un homme galant et magnifique qui ne refuse rien aux désirs de la femme qu'il adore: Il décrocherait la lune pour elle.
Gœthe fait dire à Méphistophélès parlant de Faust: «Un pareil fou amoureux vous tirerait en feu d'artifice le soleil, la lune et les étoiles, pour peu que cela pût divertir sa belle.»
Un proverbe roman dit: «Pauc ama qui non fai messis. Peu aime qui ne fait dépenses.»
Traduction d'un proverbe des anciens encadré dans ce joli vers de l'Andrienne de Térence (act. III, sc. VI):
Ovide a dit, dans son premier livre des Amours, que si les amants n'avaient point de démêlés ils cesseraient bientôt de s'aimer:
(Eleg. IV.)
On connaît le mot de Marivaux: «En amour querelle vaut mieux qu'éloge.»
Ainsi la colère est comme le sel de l'amour, elle le conserve. Ce n'est pas tout, à l'effet conservateur qu'elle produit sur lui elle en joint un autre non moins précieux: c'est le nouveau charme qu'elle lui communique par la douceur des raccommodements dont elle est suivie. D'après un proverbe latin traduit du grec, «l'amour après la colère est plus agréable, amor fit ex ira jucundior.» Ce que Plutarque a expliqué de cette manière: «De même que le soleil est plus ardent au sortir des nuages, ainsi l'amour sorti de la colère et du soupçon, lorsque la paix est faite et que les esprits sont apaisés, est plus agréable et plus vif.»
Il ne faut donc pas s'étonner que tant de femmes se plaisent à exciter la colère de leurs maris ou de leurs amants, puisqu'elles ont un double intérêt à le faire. La chose d'ailleurs leur est conseillée par un antique adage qui dit de pousser à la colère la personne qui aime, si l'on tient à son amour.
(P. Syrus.)
Voilà le secret de la plupart des dépits amoureux chez les dames. Ils ne sont pas toujours de purs caprices, comme les sots le prétendent, mais le plus souvent des moyens calculés pour enflammer la passion qu'elles inspirent. Ils sont aussi des témoignages de celle qu'elles éprouvent, et, sous ce rapport, les hommes devraient leur en savoir gré.
L'explication de ce proverbe se présente d'elle-même après ce qui a été dit dans l'article précédent, et elle n'a pas besoin d'être donnée de nouveau. Mais il n'est pas inutile d'ajouter que ceux et celles qui prétendent faire de la dispute un aiguillon d'amour doivent avoir soin de ne pas la prolonger, car elle produirait un effet contraire. C'est une recommandation d'Ovide dans ses Amours:
(Lib. I, eleg. VIII.)
«Ne vous abandonnez pas trop longtemps à la colère; une colère prolongée a souvent engendré la haine.»
Et nul autre ne saurait mieux leur convenir. Il leur offre l'avantage de converser au gré de leur cœur, au milieu d'un monde indiscret, sans en être entendus: il les dispense, en outre, des lenteurs obligées de la parole, qui ne pourrait exprimer que successivement les pensées qu'ils sont pressés de se communiquer, et il leur permet de les exposer d'une manière presque simultanée en un tableau vivant: par quels discours rendrait-on aussi bien ce qu'on sent, quand on aime? «On voudrait, dit Pascal, avoir cent langues pour le faire connaître; car, comme l'on ne peut pas se servir de la parole, l'on est obligé de se réduire à l'éloquence d'action… Un amour ferme et solide commence toujours par l'éloquence d'action. Les yeux y ont la meilleure part.» (Discours sur les passions de l'amour).
On nommait autrefois «fête du regard» (festum reguardi), une entrevue publique qu'avaient un fiancé et une fiancée, en présence de leurs parents et amis, ordinairement le dimanche qui précédait la bénédiction nuptiale. Carpentier en a parlé dans son Glossaire, et a cité, en preuve du fait, des lettres de rémission de 1374, où se trouve cette phrase: «Comme le jour de Nostre-Dame le suppliant feut alez voir la feste du regard qui se faisoit en l'hostel du prevost des marchands (de Paris) d'une sienne fille, etc.» C'est sans doute de cette fête, nommée aussi le beau dimanche, qu'est venu le proverbe employé pour signifier que deux amants ont toujours les yeux fixés l'un sur l'autre, avec un plaisir dont rien ne saurait les distraire.
«Oh! que ne puis-je, s'écrie Pétrarque, considérer, un jour entier du moins, ces yeux dont l'amour dirige les mouvements! Dans cette contemplation divine, je voudrais oublier autrui et moi-même; je voudrais suspendre jusqu'au battement de ma paupière.»
Cette exclamation passionnée rappelle un vers charmant du poëme grec Héro et Léandre: «J'ai fatigué mes yeux à la regarder; je n'ai pu me rassasier de la voir.»
Saadi, dans son style oriental, fait dire à un amant ravi en extase tandis qu'il contemple sa maîtresse: «Je verrais une flèche partir devant moi et venir chercher mes yeux, que je ne pourrais les détourner d'elle.»
Qu'on me pardonne de joindre à ces citations les vers suivants que j'ai mis dans la bouche d'un amant parlant à sa belle absente:
Les Anglais ont un proverbe qui dit qu'un aigle qui regarde fixement le soleil ne pourrait soutenir le regard d'un amant: «A lover's eyes will gaze an eagle blind. Les yeux d'un amant peuvent regarder un aigle de façon à l'aveugler.»
De même que pour les fous, les enfants et les ivrognes, parce que les amants, non moins exposés que ces trois espèces d'individus à une foule d'accidents funestes, y échappent comme eux par un bonheur inespéré qu'on prend pour l'effet d'une protection spéciale du ciel. C'est de l'antiquité païenne qu'est venue cette idée proverbiale de l'intervention d'un dieu qui les préserve des dangers dont ils sont menacés. Elle se trouve exprimée dans la vingt-neuvième élégie du second livre de Properce. Ce poëte suppose qu'un amant est à l'abri du péril sous la garde des immortels, que la douleur d'être abandonné de l'objet de son amour peut seule lui donner la mort, et même que si la douce présence de sa maîtresse venait le rappeler à la vie, fût-il déjà descendu dans la barque infernale, l'immuable Destin ne l'empêcherait pas de revoir la lumière.
Trompent souvent dans leurs serments.
Ces deux vers, que Régnier a placés dans ses Stances contre un amoureux transy, était un proverbe de son temps. Ce proverbe est trop clair pour qu'il soit besoin d'en expliquer le sens. Je remarquerai seulement que le mot serments appliqué aux rejetons du cep de vigne se disait autrefois pour sarments. En voici deux exemples curieux: «L'année que Charles VIII renvoya Marguerite d'Autriche pour épouser Anne de Bretagne fut si pluvieuse, que les raisins ne purent venir en maturité, de sorte que les vins furent extrêmement verts et incommodes à l'estomac, d'où il vint quantité de coliques. «Il ne faut s'étonner, dit Marguerite, si les vins sont verts et malfaisants cette année, puisque les serments n'ont rien valu.» (Mém. hist. sur Charles VIII.)
«Par le vray Dieu, dict Pantagruel des procureurs, puisqu'ils guaignent tant aux grappes, le serment leur peut beaucoup valoir.» (Rabelais, liv. V, ch. XVIII.)
Les hommes les plus beaux ne sont pas les plus heureux en amour. Les mères et les maris les redoutent et les surveillent; les femmes tendres croient qu'ils s'aiment trop; les fières ne leur trouvent pas assez de soumission; celles qui craignent la médisance les jugent dangereux pour leur réputation. Ils coûtent trop cher à celles qui payent, ils ne donnent rien à celles qui se font payer. D'ailleurs ils n'ont point ces craintes obligeantes d'être quittés qui flattent tant la vanité féminine; au contraire, ils menacent de quitter eux-mêmes, et ils reçoivent les faveurs comme des tributs mérités.