CHAPITRE V
La grâce de Noël.—Zèle des âmes.—Première conquête.—Douce
intimité avec sa sœur Céline.—Elle obtient
de son père la
permission d'entrer au Carmel à quinze ans.—Refus du
Supérieur.—Elle en réfère à S. G. Mgr Hugonin,
évêque de Bayeux.
——
Si le ciel me comblait de grâces, j'étais loin de les mériter. J'avais constamment un vif désir de pratiquer la vertu; mais quelles imperfections se mêlaient à mes actes! Mon extrême sensibilité me rendait vraiment insupportable; tous les raisonnements étaient inutiles, je ne pouvais me corriger de ce vilain défaut.
Comment donc osais-je espérer mon entrée prochaine au Carmel? Un petit miracle était nécessaire pour me faire grandir en un moment; et, ce miracle tant désiré, le bon Dieu le fit au jour inoubliable du 25 décembre 1886. En cette fête de Noël, en cette nuit bénie, Jésus, le doux Enfant d'une heure, changea la nuit de mon âme en torrents de lumière. En se rendant faible et petit pour mon amour, il me rendit forte et courageuse; il me revêtit de ses armes, et depuis je marchai de victoire en victoire, commençant pour ainsi dire une course de géant. La source de mes larmes fut tarie et ne s'ouvrit plus que rarement et difficilement.
Je vous dirai maintenant, ma Mère, en quelle circonstance je reçus cette grâce inestimable de ma complète conversion:
En arrivant aux Buissonnets, après la Messe de minuit, je savais trouver dans la cheminée, comme aux jours de ma petite enfance, mes souliers remplis de gâteries.—Ce qui prouve que, jusque-là, mes sœurs me traitaient comme un petit bébé.—Mon père lui-même aimait à voir mon bonheur, à entendre mes cris de joie lorsque je tirais chaque nouvelle surprise des souliers enchantés, et sa gaieté augmentait encore mon plaisir. Mais l'heure était venue où Jésus voulait me délivrer des défauts de l'enfance et m'en retirer les innocentes joies. Il permit que mon père, contre son habitude de me gâter en toutes circonstances, éprouvât cette fois de l'ennui. En montant dans ma chambre, je l'entendis prononcer ces paroles qui me percèrent le cœur: «Pour une grande fille comme Thérèse, c'est là une surprise trop enfantine; je l'espère, ce sera la dernière année.»
Céline, connaissant ma sensibilité extrême, me dit tout bas: «Ne descends pas tout de suite, attends un peu; tu pleurerais trop en regardant les surprises devant papa.» Mais Thérèse n'était plus la même... Jésus avait changé son cœur!
Refoulant mes larmes, je descendis rapidement dans la salle à manger; et, comprimant les battements de mon cœur, je pris mes souliers, les posai devant mon père, et tirai joyeusement tous les objets, ayant l'air heureux comme une reine. Papa riait, il ne paraissait plus sur son visage aucune marque de contrariété, et Céline se croyait au milieu d'un songe! Heureusement c'était une douce réalité: la petite Thérèse venait de retrouver pour toujours sa force d'âme, autrefois perdue à l'âge de quatre ans et demi.
En cette nuit lumineuse commença donc la troisième période de ma vie, la plus belle de toutes, la plus remplie des grâces du ciel. En un instant, l'ouvrage que je n'avais pu faire pendant plusieurs années, Jésus l'accomplit, se contentant de ma bonne volonté. Comme les Apôtres, je pouvais dire: «Seigneur, j'ai péché toute la nuit sans rien prendre[31].» Plus miséricordieux encore pour moi qu'il ne le fut pour ses disciples, Jésus prit lui-même le filet, le jeta et le retira plein de poissons; il fit de moi un pêcheur d'âmes... La charité entra dans mon cœur avec le besoin de m'oublier toujours, et depuis lors je fus heureuse.
Un dimanche, en fermant mon livre à la fin de la Messe, une photographie représentant Notre-Seigneur en croix glissa un peu en dehors des pages, ne me laissant voir qu'une de ses mains divines percée et sanglante. J'éprouvai alors un sentiment nouveau, ineffable. Mon cœur se fendit de douleur à la vue de ce sang précieux qui tombait à terre sans que personne s'empressât de le recueillir; et je résolus de me tenir continuellement en esprit au pied de la croix, pour recevoir la divine rosée du salut et la répandre ensuite sur les âmes.
Depuis ce jour, le cri de Jésus mourant: «J'ai soif!» retentissait à chaque instant dans mon cœur, pour y allumer une ardeur inconnue et très vive. Je voulais donner à boire à mon Bien-Aimé; je me sentais dévorée moi-même de la soif des âmes, et je voulais à tout prix arracher les pécheurs aux flammes éternelles.
Afin d'exciter mon zèle, le bon Maître me montra bientôt que mes désirs lui étaient agréables. J'entendis parler d'un grand criminel,—du nom de Pranzini—condamné à mort pour des meurtres épouvantables, et dont l'impénitence faisait craindre une éternelle damnation. Je voulus empêcher ce dernier et irrémédiable malheur. Afin d'y parvenir, j'employai tous les moyens spirituels imaginables; et, sachant que de moi-même je ne pouvais rien, j'offris pour sa rançon les mérites infinis de Notre-Seigneur et les trésors de la sainte Eglise.
Faut-il le dire? je sentais au fond de mon cœur la certitude d'être exaucée. Mais afin de me donner du courage pour continuer de courir à la conquête des âmes, je fis cette naïve prière: «Mon Dieu, je suis bien sûre que vous pardonnerez au malheureux Pranzini; je le croirais même s'il ne se confessait pas et ne donnait aucune marque de contrition, tant j'ai confiance en votre infinie miséricorde. Mais c'est mon premier pécheur; à cause de cela, je vous demande seulement un signe de repentir pour ma simple consolation.»
Ma prière fut exaucée à la lettre!—Jamais mon père ne nous laissait lire les journaux; cependant je ne crus pas désobéir en regardant les passages qui concernaient Pranzini. Le lendemain de son exécution, j'ouvre avec empressement le journal «la Croix» et que vois-je?... Ah! mes larmes trahirent mon émotion et je fus obligée de m'enfuir. Pranzini, sans confession, sans absolution, était monté sur l'échafaud; déjà les bourreaux l'entraînaient vers la fatale bascule, quand, remué tout à coup par une inspiration subite, il se retourne, saisit un Crucifix que lui présentait le prêtre et baise par trois fois ses plaies sacrées!...
J'avais donc obtenu le signe demandé; et ce signe était bien doux pour moi! N'était-ce pas devant les plaies de Jésus, en voyant couler son sang divin, que la soif des âmes avait pénétré dans mon cœur? Je voulais leur donner à boire ce sang immaculé, afin de les purifier de leurs souillures; et les lèvres «de mon premier enfant» allèrent se coller sur les plaies divines! Quelle réponse ineffable! Ah! depuis cette grâce unique, mon désir de sauver les âmes grandit chaque jour; il me semblait entendre Jésus me dire tout bas comme à la Samaritaine: «Donne-moi à boire!»[32] C'était un véritable échange d'amour: aux âmes je versais le sang de Jésus, à Jésus j'offrais ces mêmes âmes rafraîchies par la rosée du Calvaire; ainsi je pensais le désaltérer; mais plus je lui donnais à boire, plus la soif de ma pauvre petite âme augmentait, et je recevais cette soif ardente comme la plus délicieuse récompense.
En peu de temps, le bon Dieu m'avait conduite au delà du cercle étroit où je vivais. Le grand pas était donc fait; mais hélas! il me restait encore un long chemin à parcourir.
Dégagé de ses scrupules, de sa sensibilité excessive, mon esprit se développa. J'avais toujours aimé le grand, le beau; à cette époque, je fus prise d'un désir extrême de savoir. Ne me contentant pas des leçons de ma maîtresse, je m'appliquais seule à des sciences spéciales; et, par ce moyen, j'acquis plus de connaissances en quelques mois seulement que pendant toutes mes années d'études. Ah! ce zèle n'était-il pas vanité et affliction d'esprit?
Avec ma nature ardente, je me trouvais au moment de la vie le plus dangereux. Mais le Seigneur fit à mon égard ce que rapporte Ezéchiel dans ses prophéties:
«Il a vu que le temps était venu pour moi d'être aimée; il a fait alliance avec moi, et je suis devenue sienne; il a étendu sur moi son manteau; il m'a lavée dans les parfums précieux; il m'a revêtue de robes étincelantes, me donnant des colliers et des parfums sans prix. Il m'a nourrie de la plus pure farine, de miel et d'huile en abondance. Alors je suis devenue belle à ses yeux, et il a fait de moi une puissante reine.»[33]
Oui, Jésus a fait tout cela pour moi! Je pourrais reprendre chaque mot de cet ineffable passage et montrer qu'il s'est réalisé en ma faveur; mais les grâces rapportées plus haut en sont déjà une preuve suffisante. Je vais donc seulement parler de la nourriture que le divin Maître m'a prodiguée «en abondance».
Depuis longtemps je soutenais ma vie spirituelle avec «la plus pure farine» contenue dans l'Imitation. C'était le seul livre qui me fît du bien; car je n'avais pas découvert les trésors cachés dans le saint Evangile. Ce petit livre ne me quittait jamais. Dans la famille on s'en amusait beaucoup; et souvent, ma tante, l'ouvrant au hasard, me faisait réciter le chapitre tombé sous ses yeux.
A quatorze ans, avec mon désir de science, le bon Dieu trouva nécessaire de joindre à «la plus pure farine, du miel et de l'huile en abondance». Ce miel et cette huile, il me les fit goûter dans les conférences de M. l'abbé Arminjon sur la fin du monde présent et les mystères de la vie future. La lecture de cet ouvrage plongea mon âme dans un bonheur qui n'est pas de la terre; je pressentais déjà ce que Dieu réserve à ceux qui l'aiment; et, voyant ces récompenses éternelles si disproportionnées avec les légers sacrifices de cette vie, je voulais aimer, aimer Jésus avec passion, lui donner mille marques de tendresse pendant que je le pouvais encore.
Céline était devenue, depuis Noël surtout, la confidente intime de mes pensées. Jésus, qui voulait nous faire avancer ensemble, forma dans nos cœurs des liens plus forts que ceux du sang. Il nous fit devenir sœurs d'âmes.
En nous se réalisèrent les paroles de notre Père saint Jean de la Croix, dans son Cantique spirituel:
En suivant vos traces, ô mon Bien-Aimé,
Les jeunes filles parcourent légèrement le chemin.
L'attouchement de l'étincelle,
Le vin épicé,
Leur font produire des aspirations divinement embaumées.
Oui, c'était bien légèrement que nous suivions les traces de Jésus! Les étincelles brûlantes semées par lui dans nos âmes, le vin délicieux et fort qu'il nous donnait à boire faisaient disparaître à nos yeux les choses passagères d'ici-bas; et de nos lèvres sortaient des aspirations toutes d'amour.
Avec quelle douceur je me rappelle nos conversations d'alors! Chaque soir, au belvédère, nous plongions ensemble nos regards dans l'azur profond semé d'étoiles d'or. Il me semble que nous recevions de bien grandes grâces. Comme le dit l'Imitation: «Dieu se communique parfois au milieu d'une vive splendeur, ou bien, doucement voilé sous des ombres ou des figures.»[34] Ainsi daignait-il se manifester à nos cœurs; mais que ce voile était transparent et léger! Le doute n'eût pas été possible; déjà la foi et l'espérance quittaient nos âmes: l'amour nous faisant trouver sur la terre Celui que nous cherchions. L'ayant trouvé seul, il nous avait donné son baiser, afin qu'à l'avenu-personne ne pût nous mépriser[35].
Ces divines impressions ne devaient pas rester sans fruit; la pratique de la vertu me devint douce et naturelle. Au début, mon visage trahissait le combat; mais, peu à peu, le renoncement me sembla facile, même au premier instant. Jésus l'a dit: «A celui qui possède on donnera encore, et il sera dans l'abondance.»[36] Pour une grâce fidèlement reçue, il m'en accordait une multitude d'autres. Il se donnait lui-même à moi dans la sainte communion, plus souvent que je n'aurais osé l'espérer. J'avais pris pour règle de conduite de faire, bien fidèlement, toutes les communions permises par mon confesseur, sans lui demander jamais d'en augmenter le nombre. Aujourd'hui, je m'y prendrais d'une autre façon; car je suis bien sûre qu'une âme doit dire à son directeur l'attrait qu'elle sent à recevoir son Dieu. Ce n'est pas pour rester dans le ciboire d'or qu'il descend chaque jour du ciel, mais afin de trouver un autre ciel: le ciel de notre âme où il prend ses délices.
Jésus, qui voyait mon désir, inspirait donc mon confesseur de me permettre plusieurs communions par semaine; et ces permissions, venant directement de lui, me comblaient de joie. En ce temps-là, je n'osais rien dire de mes sentiments intérieurs; la voie par laquelle je marchais était si droite, si lumineuse, que je ne sentais pas le besoin d'un autre guide que Jésus. Je comparais les directeurs à des miroirs fidèles qui reflétaient Nôtre-Seigneur dans les âmes; et je pensais que, pour moi, le bon Dieu ne se servait pas d'intermédiaire, mais agissait directement.
Lorsqu'un jardinier entoure de soins un fruit qu'il veut faire mûrir avant la saison, ce n'est jamais pour le laisser suspendu à l'arbre; c'est afin de le présenter sur une table richement servie. Dans une intention semblable, Jésus prodiguait ses grâces à sa petite fleurette. Il voulait faire éclater en moi sa miséricorde; lui qui s'écriait dans un transport de joie, aux jours de sa vie mortelle: «Mon Père, je vous bénis de ce que vous avez caché ces choses aux sages et aux prudents, pour les révéler aux plus petits.»[37] Parce que j'étais petite et faible, il s'abaissait vers moi et m'instruisait doucement des secrets de son amour. Comme le dit saint Jean de la Croix dans son Cantique de l'âme:
Je n'avais ni guide, ni lumière,
Excepté celle qui brillait dans mon cœur.
Cette lumière me guidait,
Plus sûrement que celle du midi,
Au lieu où m'attendait
Celui qui me connaît parfaitement.
Ce lieu, c'était le Carmel; mais avant de me reposer à l'ombre de Celui que je désirais[38], je devais passer par bien des épreuves. Et toutefois l'appel divin devenait si pressant que, m'eût-il fallu traverser les flammes, je m'y serais élancée pour répondre à Notre-Seigneur.
Seule, ma sœur Agnès de Jésus m'encourageait dans ma vocation; Marie me trouvait trop jeune, et vous, ma Mère bien-aimée, essayiez aussi, pour m'éprouver sans doute, de ralentir mon ardeur. Dès le début, je ne rencontrai qu'obstacles. D'un autre côté, je n'osais rien dire à Céline, et ce silence me faisait beaucoup souffrir; il m'était si difficile de lui cacher quelque chose! Bientôt cependant, cette sœur chérie apprit ma détermination, et, loin d'essayer de m'en détourner, elle accepta le sacrifice avec un courage admirable. Puisqu'elle voulait être religieuse, elle aurait dû partir la première; mais, comme autrefois les martyrs donnaient joyeusement le baiser d'adieu à leurs frères, choisis les premiers, pour combattre dans l'arène: ainsi me laissa-t-elle m'éloigner, prenant la même part à mes épreuves que s'il se fût agi de sa propre vocation.
Du côté de Céline je n'avais donc rien à craindre; mais je ne savais quel moyen prendre pour annoncer mes projets à mon père. Comment lui parler de quitter sa reine, lorsqu'il venait de sacrifier ses deux aînées? De plus, cette année-là, nous l'avions vu malade d'une attaque de paralysie assez sérieuse dont il se remit promptement, il est vrai, mais qui ne laissait pas de nous donner pour l'avenir bien des inquiétudes.
Ah! que de luttes intimes n'ai-je pas souffertes avant de parler! Cependant il fallait me décider: j'allais avoir quatorze ans et demi, six mois seulement nous séparaient encore de la belle nuit de Noël, et j'étais résolue d'entrer au Carmel à l'heure même où, l'année précédente, j'avais reçu ma grâce de conversion.
Pour faire ma grande confidence je choisis la fête de la Pentecôte. Toute la journée, je demandai les lumières de l'Esprit-Saint, suppliant les Apôtres de prier pour moi, de m'inspirer les paroles que j'allais avoir à dire. N'étaient-ce pas eux, en effet, qui devaient aider l'enfant timide que Dieu destinait à devenir l'apôtre des apôtres par la prière et le sacrifice?
L'après-midi, en revenant des Vêpres, je trouvai l'occasion désirée. Mon père était allé s'asseoir dans le jardin; et là, les mains jointes, il contemplait les merveilles de la nature. Le soleil couchant dorait de ses derniers feux le sommet des grands arbres, et les petits oiseaux gazouillaient leur prière du soir.
Son beau visage avait une expression toute céleste, je sentais que la paix inondait son cœur. Sans dire un seul mot, j'allai m'asseoir à ses côtés, les yeux déjà mouillés de larmes. Il me regarda avec une tendresse indéfinissable, appuya ma tête sur son cœur et me dit: «Qu'as-tu, ma petite reine? Confie-moi cela...» Puis, se levant comme pour dissimuler sa propre émotion, il marcha lentement, me pressant toujours sur son cœur.
«Qu as tu ma petite reine?... confie-moi cela...»
A travers mes larmes je parlai du Carmel...
A travers mes larmes je parlai du Carmel, de mes désirs d'entrer bientôt; alors il pleura lui-même! Toutefois, il ne me dit rien qui pût me détourner de ma vocation; il me fit simplement remarquer que j'étais encore bien jeune pour prendre une détermination aussi grave; et, comme j'insistais, défendant bien ma cause, mon incomparable père avec sa droite et généreuse nature fut bientôt convaincu. Nous continuâmes longtemps notre promenade; mon cœur était soulagé, papa ne versait plus de larmes. Il me parla comme un saint. S'approchant d'un mur peu élevé, il me montra de petites fleurs blanches, semblables à des lis en miniature; et, prenant une de ces fleurs, il me la donna, m'expliquant avec quel soin le Seigneur l'avait fait éclore et conservée jusqu'à ce jour.
Je croyais écouter mon histoire tant la ressemblance était frappante entre la petite fleur et la petite Thérèse. Je reçus cette fleurette comme une relique; et je vis qu'en voulant la cueillir, mon père avait enlevé toutes ses racines sans les briser: elle paraissait destinée à vivre encore dans une autre terre plus fertile. Cette même action, papa venait de la faire pour moi, en me permettant de quitter, pour la montagne du Carmel, la douce vallée témoin de mes premiers pas dans la vie.
Je collai ma petite fleur blanche sur une image de Notre-Dame des Victoires: la sainte Vierge lui sourit, et le petit Jésus semble la tenir dans sa main. C'est là qu'elle est encore, seulement la tige s'est brisée tout près de la racine. Le bon Dieu, sans doute, veut me dire par là qu'il brisera bientôt les liens de sa petite fleur et ne la laissera pas se faner sur la terre...
Après avoir obtenu le consentement de mon père, je croyais pouvoir m'envoler sans crainte au Carmel. Hélas! mon oncle, après avoir entendu à son tour mes confidences, déclara que cette entrée à quinze ans, dans un ordre austère, lui paraissait contre la prudence humaine; que ce serait faire tort à la religion de laisser une enfant embrasser une pareille vie. Il ajouta qu'il allait y mettre de son côté toute l'opposition possible, et qu'à moins d'un miracle, il ne changerait pas d'avis.
Je m'aperçus que tous les raisonnements étaient inutiles, et je me retirai, le cœur plongé dans la plus profonde amertume. Ma seule consolation était la prière; je suppliais Jésus de faire le miracle demandé, puisqu'à ce prix seulement je pouvais répondre à son appel. Un temps assez long s'écoula; mon oncle ne semblait plus se souvenir de notre entretien; mais j'ai su plus tard que, tout au contraire, je le préoccupais beaucoup.
Avant de faire luire sur mon âme un rayon d'espérance, le Seigneur voulut m'envoyer un autre martyre bien douloureux qui dura trois jours. Oh! jamais je n'ai si bien compris la peine amère de la sainte Vierge et de saint Joseph, cherchant à travers les rues de Jérusalem le divin Enfant Jésus. Je me trouvais dans un désert affreux; ou plutôt mon âme ressemblait au fragile esquif livré sans pilote à la merci des flots orageux. Je le sais, Jésus était là, dormant sur ma nacelle, mais comment le voir au milieu d'une si sombre nuit? Si l'orage avait éclaté ouvertement, un éclair eût peut-être sillonné mes nuages. Sans doute, c'est une bien triste lueur que celle des éclairs; cependant, à leur clarté, j'aurais aperçu un instant le Bien-Aimé de mon cœur.
Mais non... c'était la nuit! la nuit profonde, le délaissement complet, une véritable mort! Comme le divin Maître, au Jardin de l'Agonie, je me sentais seule, ne trouvant de consolation ni du côté de la terre, ni du côté des cieux. La nature semblait prendre part à ma tristesse amère: pendant ces trois jours, le soleil ne montra pas un seul de ses rayons et la pluie tomba par torrents. J'en fis toujours la remarque: dans toutes les circonstances de ma vie la nature était l'image de mon âme. Quand je pleurais, le ciel pleurait avec moi; quand je jouissais, l'azur du firmament ne se trouvait obscurci d'aucun nuage.
Le quatrième jour qui se trouvait un samedi, j'allai voir mon oncle. Quelle ne fut pas ma surprise en le trouvant tout changé à mon égard! D'abord, sans que je lui en eusse témoigné le désir, il me fit entrer dans son cabinet; puis, commençant par m'adresser de doux reproches sur ma manière d'être, un peu gênée avec lui, il me dit que le miracle exigé n'était plus nécessaire; qu'ayant prié le bon Dieu de lui donner une simple inclination de cœur, il venait de l'obtenir. Je ne le reconnaissais plus. Il m'embrassa avec la tendresse d'un père, ajoutant d'un ton bien ému: «Va en paix, ma chère enfant, tu es une petite fleur privilégiée que le Seigneur veut cueillir, je ne m'y opposerai pas.»
Avec quelle allégresse je repris le chemin des Buissonnets sous le beau ciel dont les nuages s'étaient complètement dissipés! Dans mon âme aussi la nuit avait cessé. Jésus se réveillant m'avait rendu la joie, je n'entendais plus le bruit des vagues: au lieu du vent de l'épreuve, une brise légère enflait ma voile et je me croyais au port! Hélas! plus d'un orage devait encore s'élever, me faisant craindre à certaines heures, de m'être éloignée sans retour du rivage si ardemment désiré.
Après avoir obtenu le consentement de mon oncle, j'appris par vous, ma Mère vénérée, que M. le Supérieur du Carmel ne me permettait pas d'entrer avant l'âge de vingt et un ans. Personne n'avait pensé à cette opposition, la plus grave, la plus invincible de toutes. Cependant, sans perdre courage, j'allai moi-même avec mon père lui exposer mes désirs. Il me reçut très froidement, et rien ne put changer ses dispositions. Nous le quittâmes enfin sur un non bien arrêté: «Toutefois, ajouta-t-il, je ne suis que le délégué de Monseigneur; s'il permet cette entrée, je n'aurai plus rien à dire.» En sortant du presbytère, nous nous trouvâmes sous une pluie torrentielle; hélas! de gros nuages aussi chargeaient le firmament de mon âme. Papa ne savait comment me consoler. Il me promit de me conduire à Bayeux si je le désirais; j'acceptai avec reconnaissance.
Bien des événements se passèrent avant qu'il nous fût possible d'accomplir ce voyage. A l'extérieur, ma vie paraissait la même: j'étudiais, et surtout je grandissais dans l'amour du bon Dieu. J'avais parfois des élans, de véritables transports...
Un soir, ne sachant comment dire à Jésus que je l'aimais et combien je désirais qu'il fût partout servi et glorifié, je pensai avec douleur qu'il ne monterait jamais des abîmes de l'enfer un seul acte d'amour. Alors je m'écriai que, de bon cœur, je consentirais à me voir plongée dans ce lieu de tourments et de blasphèmes, pour qu'il y fût aimé éternellement. Cela ne pourrait le glorifier, puisqu'il ne désire que notre bonheur; mais, quand on aime, on éprouve le besoin de dire mille folies. Si je parlais ainsi, ce n'était pas que le ciel n'excitât mon envie; mais alors, mon ciel à moi n'était autre que l'amour, et je sentais, dans mon ardeur, que rien ne pourrait me détacher de l'objet divin qui m'avait ravie...
Vers cette époque, Nôtre-Seigneur me donna la consolation de voir de près des âmes d'enfants. Voici en quelle circonstance: pendant la maladie d'une pauvre mère de famille, je m'occupai beaucoup de ses deux petites filles dont l'aînée n'avait pas six ans. C'était un vrai plaisir pour moi de voir avec quelle candeur elles ajoutaient foi à tout ce que je leur disais. Il faut que le saint baptême dépose dans les âmes un germe bien profond des vertus théologales puisque, dès l'enfance, l'espoir des biens futurs suffit pour faire accepter des sacrifices. Lorsque je voulais voir mes deux petites filles bien conciliantes entre elles, au lieu de leur promettre des jouets et des bonbons, je leur parlais des récompenses éternelles que le petit Jésus donnera aux enfants sages. L'aînée, dont la raison commençait à se développer, me regardait avec une expression de vive joie et me faisait mille questions charmantes sur le petit Jésus et son beau ciel. Elle me promettait ensuite avec enthousiasme de toujours céder à sa sœur, ajoutant que, jamais de sa vie, elle n'oublierait les leçons de «la grande demoiselle»—c'est ainsi qu'elle m'appelait.
Considérant ces âmes innocentes, je les comparais à une cire molle sur laquelle on peut graver toute empreinte; celle du mal, hélas! comme celle du bien; et je compris la parole de Jésus: Qu'il vaudrait mieux être jeté à la mer que de scandaliser un seul de ces petits enfants[39]. Ah! que d'âmes arriveraient à une haute sainteté si, dès le principe, elles étaient bien dirigées!
Je le sais, Dieu n'a besoin de personne pour accomplir son œuvre de sanctification; mais, comme il permet à un habile jardinier d'élever des plantes rares et délicates, lui donnant à cet effet la science nécessaire, tout en se réservant le soin de féconder; ainsi veut-il être aidé dans sa divine culture des âmes. Qu'arriverait-il si un horticulteur maladroit ne greffait pas bien ses arbres? s'il ne savait pas reconnaître la nature de chacun et voulait faire éclore, par exemple, des roses sur un pêcher?
Cela me fait souvenir qu'autrefois, parmi mes oiseaux, j'avais un serin qui chantait à ravir; j'avais aussi un petit linot auquel je prodiguais des soins particuliers, l'ayant adopté à sa sortie du nid. Ce pauvre petit prisonnier, privé des leçons de musique de ses parents et n'entendant du matin au soir que les joyeuses roulades du serin, voulut l'imiter un beau jour.—Difficile entreprise pour un linot!—C'était charmant de voir les efforts de ce pauvre petit, dont la douce voix eut bien du mal à s'accorder avec les notes vibrantes de son maître. Il y arriva cependant, à ma grande surprise, et son chant devint absolument le même que celui du serin.
O ma Mère, vous savez qui m'a appris à chanter dès l'enfance! Vous savez quelles voix m'ont charmée! Et maintenant j'espère un jour, malgré ma faiblesse, redire éternellement le cantique d'amour dont j'ai entendu bien des fois moduler ici-bas les notes harmonieuses.
Mais où en suis-je? Ces réflexions m'ont entraînée trop loin... Je reprends vite le récit de ma vocation.
Le 31 octobre 1887, je partis pour Bayeux, seule avec mon père, le cœur rempli d'espérance, mais aussi bien émue à la pensée de me présenter à l'évêché. Pour la première fois de ma vie, je devais aller faire une visite sans être accompagnée de mes sœurs; et cette visite était à un Evêque! Moi qui n'avais jamais besoin de parler que pour répondre aux questions qui m'étaient adressées, je devais expliquer et développer les raisons qui me faisaient solliciter mon entrée au Carmel, afin de donner des preuves de la solidité de ma vocation.
Qu'il m'en a coûté pour surmonter à ce point ma timidité! Oh! c'est bien vrai que jamais l'amour ne trouve d'impossibilité, parce qu'il se croit tout possible et tout permis[40]. C'était bien, en effet, le seul amour de Jésus qui pouvait me faire braver ces difficultés et celles qui suivirent; car je devais acheter mon bonheur par de grandes épreuves. Aujourd'hui, sans doute, je trouve l'avoir payé bien peu cher, et je serais prête à supporter des peines mille fois plus amères pour l'acquérir, si je ne l'avais pas encore.
Les cataractes du ciel semblaient ouvertes quand nous arrivâmes à l'évêché. M. l'abbé Révérony, Vicaire général, qui lui-même avait fixé la date du voyage, se montra très aimable, bien qu'un peu étonné. Apercevant des larmes dans mes yeux, il me dit: «Ah! je vois des diamants, il ne faut pas les montrer à Monseigneur!»
Nous traversâmes alors de grands salons où je me faisais l'effet d'une petite fourmi et me demandais ce que j'allais oser dire! Monseigneur se promenait en ce moment dans une galerie, avec deux prêtres; je vis M. le Grand Vicaire échanger avec lui quelques mots, et revenir en sa compagnie dans l'appartement où nous attendions. Là, trois énormes fauteuils étaient placés devant la cheminée où pétillait un feu ardent.
En voyant entrer Monseigneur, mon père se mit à genoux près de moi pour recevoir sa bénédiction, puis Sa Grandeur nous fit asseoir. M. Révérony me présenta le fauteuil du milieu: je m'excusai poliment; il insista, me disant de montrer si j'étais capable d'obéir. Aussitôt je m'exécutai sans la moindre réflexion, et j'eus la confusion de lui voir prendre une chaise, tandis que je me trouvais enfoncée dans un siège monumental où quatre comme moi auraient été à l'aise—plus à l'aise que moi, car j'étais loin d'y être!—J'espérais que mon père allait parler; mais il me dit d'expliquer le but de notre visite. Je le fis le plus éloquemment possible, tout en comprenant très bien qu'un simple mot du Supérieur m'eût plus servi que mes raisons. Hélas! son opposition ne plaidait guère en ma faveur.
Monseigneur me demanda s'il y avait longtemps que je désirais le Carmel.
«Oh! oui, Monseigneur, bien longtemps.
—Voyons, reprit en riant M. Révérony, il ne peut toujours pas y avoir quinze ans de cela!
—C'est vrai, répondis-je, mais il n'y a pas beaucoup d'années à retrancher; car j'ai désiré me donner au bon Dieu dès l'âge de trois ans.»
Monseigneur, croyant être agréable à mon père, essaya de me faire comprendre que je devais rester quelque temps encore près de lui. Quelles ne furent pas la surprise et l'édification de Sa Grandeur de voir alors papa prendre mon parti! ajoutant, d'un air plein de bonté, que nous devions aller à Rome avec le pèlerinage diocésain et que je n'hésiterais pas à parler au Saint-Père, si je n'obtenais auparavant la permission sollicitée.
Cependant, un entretien avec le Supérieur fut exigé comme indispensable, avant de nous donner aucune décision. Je ne pouvais rien entendre qui me fît plus de peine; car je connaissais son opposition formelle et bien arrêtée. Aussi, sans tenir compte de la recommandation de M. l'abbé Révérony, je fis plus que montrer des diamants à Monseigneur, je lui en donnai. Je vis bien qu'il était touché; il me fit des caresses comme jamais, paraît-il, aucune enfant n'en avait reçu de lui.
«Tout n'est pas perdu, ma chère petite, me dit-il; mais je suis bien content que vous fassiez avec votre bon père le voyage de Rome: vous affermirez ainsi votre vocation. Au lieu de pleurer, vous devriez vous réjouir! D'ailleurs, la semaine prochaine je vais aller à Lisieux; je parlerai de vous à M. le Supérieur, et, certainement, vous recevrez ma réponse en Italie.»
Sa Grandeur nous conduisit ensuite jusqu'au jardin; mon père l'intéressa beaucoup en lui racontant que, ce matin même, afin de paraître plus âgée, je m'étais relevé les cheveux. Ceci ne fut pas perdu! Aujourd'hui, je le sais, Monseigneur ne parle à personne de sa petite fille, sans raconter l'histoire des cheveux.—J'aurais préféré, je l'avoue, que cette révélation ne se fît point. M. le Grand Vicaire nous accompagna jusqu'à la porte, disant que jamais chose pareille ne s'était vue: un père aussi empressé de donner son enfant à Dieu, que cette enfant de s'offrir elle-même.
Il fallut donc reprendre le chemin de Lisieux sans aucune réponse favorable. Il me semblait que mon avenir était brisé pour toujours; plus j'approchais du terme, plus je voyais mes affaires s'embrouiller. Cependant je ne cessai point d'avoir au fond de l'âme une grande paix, parce que je ne cherchais que la volonté du Seigneur.

CHAPITRE VI
Voyage de Rome.—Audience de S. S. Léon XIII.
Réponse de
Monseigneur l'Evêque de Bayeux.
Trois mois d'attente.
——
Trois jours après le voyage de Bayeux, je devais en faire un beaucoup plus long: celui de la Ville éternelle. Ce dernier voyage m'a montré le néant de tout ce qui passe. Cependant j'ai vu de splendides monuments, j'ai contemplé toutes les merveilles de l'art et de la religion; surtout, j'ai foulé la même terre que les saints Apôtres, la terre arrosée du sang des Martyrs, et mon âme s'est agrandie au contact des choses saintes.
Je suis bien heureuse d'être allée à Rome; mais je comprends les personnes qui supposaient ce voyage entrepris par mon père dans le but de changer mes idées de vie religieuse. Il y avait certainement de quoi ébranler une vocation mal affermie.
Nous nous trouvâmes d'abord, ma sœur et moi, au milieu du grand monde qui composait presque exclusivement le pèlerinage. Ah! bien loin de nous éblouir, tous ces titres de noblesse ne nous parurent qu'une vaine fumée. J'ai compris cette parole de l'Imitation: «Ne poursuivez pas cette ombre que l'on appelle un grand nom[41].» J'ai compris que la vraie grandeur ne se trouve point dans le nom, mais dans l'âme.
Le Prophète nous dit que le Seigneur donnera UN AUTRE NOM à ses élus[42]; et nous lisons dans saint Jean: «Le vainqueur recevra une pierre blanche, sur laquelle est écrit un NOM NOUVEAU que nul ne connaît, hors celui qui le reçoit»[43]. C'est donc au ciel que nous saurons nos titres de noblesse. Alors chacun recevra de Dieu la louange qu'il mérite[44], et celui qui, sur la terre, aura choisi d'être le plus pauvre, le plus inconnu pour l'amour de Notre-Seigneur, celui-là sera le premier, le plus noble et le plus riche.
La seconde expérience que j'ai faite regarde les prêtres. Jusque-là, je ne pouvais comprendre le but principal de la réforme du Carmel; prier pour les pécheurs me ravissait, mais prier pour les prêtres dont les âmes me semblaient plus pures que le cristal, cela me paraissait étonnant! Ah! j'ai compris ma vocation en Italie. Ce n'était pas aller chercher trop loin une aussi utile connaissance.
Pendant un mois, j'ai rencontré beaucoup de saints prêtres; et j'ai vu que, si leur sublime dignité les élève au-dessus des Anges, ils n'en sont pas moins des hommes faibles et fragiles. Donc, si de saints prêtres, que Jésus appelle dans l'Evangile: le sel de la terre, montrent qu'ils ont besoin de prières, que faut-il penser de ceux qui sont tièdes? Jésus n'a-t-il pas dit encore: «Si le sel vient à s'affadir, avec quoi l'assaisonnera-t-on?»[45]
O ma Mère, qu'elle est belle notre vocation! C'est à nous, c'est au Carmel de conserver le sel de la terre! Nous offrons nos prières et nos sacrifices pour les apôtres du Seigneur; nous devons être nous-mêmes leurs apôtres, tandis que, par leurs paroles et leurs exemples, ils évangélisent les âmes de nos frères. Quelle noble mission est la nôtre! Mais je dois en rester là, je sens que, sur ce sujet, ma plume ne s'arrêterait jamais...
Je vais, ma Mère chérie, vous raconter mon voyage avec quelques détails:
Le 4 novembre, à trois heures du matin, nous traversions la ville de Lisieux encore ensevelie dans les ombres de la nuit. Bien des impressions passèrent en mon âme: je me sentais aller vers l'inconnu, je savais que de grandes choses m'attendaient là-bas!
Arrivés à Paris, mon père nous en fit visiter toutes les merveilles; pour moi, je n'en trouvai qu'une seule: Notre-Dame des Victoires. Ce que j'éprouvai dans son sanctuaire, je ne pourrais le dire. Les grâces qu'elle m'accorda ressemblaient à celles de ma première Communion: j'étais remplie de paix et de bonheur... C'est là que ma Mère, la Vierge Marie, me dit clairement que c'était bien elle qui m'avait souri et m'avait guérie. Avec quelle ferveur je la suppliai de me garder toujours et de réaliser mon rêve, en me cachant à l'ombre de son manteau virginal! Je lui demandai encore d'éloigner de moi toutes les occasions de péché.
Je n'ignorais pas que, pendant mon voyage, il se rencontrerait bien des choses capables de me troubler; n'ayant aucune connaissance du mal, je craignais de le découvrir. Je n'avais pas expérimenté que tout est pur pour les purs[46], que l'âme simple et droite ne voit de mal à rien, puisque le mal n'existe que dans les cœurs impurs, et non dans les objets insensibles. Je priai aussi saint Joseph de veiller sur moi; depuis mon enfance, ma dévotion pour lui se confondait avec mon amour pour la très sainte Vierge. Chaque jour, je récitais la prière: «O saint Joseph, père et protecteur des vierges...» Il me semblait donc être bien protégée et tout à fait à l'abri du danger.
Après notre consécration au Sacré-Cœur, dans la basilique de Montmartre, nous partîmes de Paris, le 7 novembre. Comme il s'agissait de mettre chaque compartiment de wagon sous le vocable d'un saint, il était convenu de décerner cet honneur à l'un des prêtres qui habitaient ce compartiment: soit en adoptant son patron ou celui de sa paroisse.
Et voici qu'en présence de tous les pèlerins, nous entendîmes appeler le nôtre: Saint Martin. Mon père, très sensible à cette délicatesse, alla remercier immédiatement Mgr Legoux, grand Vicaire de Coutances et directeur du pèlerinage. Depuis, plusieurs personnes ne l'appelaient pas autrement que monsieur Saint Martin.
M. l'abbé Révérony examinait soigneusement toutes mes actions; je l'apercevais de loin qui m'observait. A table, lorsque je n'étais pas en face de lui, il trouvait moyen de se pencher pour me voir et m'entendre. Je pense qu'il dut être satisfait de son examen; car, à la fin du voyage, il parut bien disposé en ma faveur. Je dis, à la fin, parce qu'à Rome il fut loin de me servir d'avocat, comme je le dirai bientôt.—Néanmoins, je ne voudrais pas faire croire qu'il voulût me tromper, en n'agissant plus d'après les bonnes intentions manifestées à Bayeux. Je suis persuadée, au contraire, qu'il resta toujours pour moi rempli de bienveillance; s'il contraria mes désirs, ce fut uniquement pour m'éprouver.
Avant d'atteindre le but de notre pèlerinage, nous traversâmes la Suisse avec ses hautes montagnes dont le sommet neigeux se perd dans les nuages, ses cascades, ses vallées profondes remplies de fougères gigantesques et de bruyères roses.
Ma Mère bien-aimée, que ces beautés de la nature, répandues ainsi à profusion, ont fait de bien à mon âme! Comme elles l'ont élevée vers Celui qui s'est plu à jeter de pareils chefs-d'œuvre sur une terre d'exil qui ne doit durer qu'un jour!
Parfois nous étions emportés jusqu'au sommet des montagnes: à nos pieds, des précipices dont le regard ne pouvait sonder la profondeur, semblaient vouloir nous engloutir. Plus loin, nous traversions un village charmant avec ses chalets et son gracieux clocher, au-dessus duquel se balançaient mollement de légers nuages. Ici, c'était un vaste lac aux flots calmes et purs, dont la teinte azurée se mêlait aux feux du couchant.
Comment dire mes impressions devant ce spectacle si poétique et si grandiose? Je pressentais les merveilles du ciel... La vie religieuse m'apparaissait telle qu'elle est, avec ses assujettissements, ses petits sacrifices quotidiens accomplis dans l'ombre. Je comprenais combien alors il devient facile de se replier sur soi-même, d'oublier le but sublime de sa vocation; et je me disais: «Plus tard, à l'heure de l'épreuve, lorsque, prisonnière au Carmel, je ne pourrai voir qu'un petit coin du ciel, je me souviendrai d'aujourd'hui; ce tableau me donnera du courage. Je ne ferai plus cas de mes petits intérêts en pensant à la grandeur, à la puissance de Dieu; je l'aimerai uniquement et n'aurai pas le malheur de m'attacher à des pailles, maintenant que mon cœur entrevoit ce qu'il réserve à ceux qui l'aiment.»
Après avoir contemplé les œuvres de Dieu, je pus admirer aussi celles de ses créatures. La première ville d'Italie que nous visitâmes fut Milan. Sa cathédrale en marbre blanc, avec ses statues assez nombreuses pour former un peuple, devint pour nous l'objet d'une étude particulière.
Laissant les dames timides se cacher le visage dans leurs mains, après avoir gravi les premiers degrés de l'édifice, nous suivîmes, Céline et moi, les pèlerins les plus hardis, et atteignîmes le dernier clocheton, ayant ensuite le plaisir de voir à nos pieds la ville de Milan tout entière, dont les habitants ressemblaient à de petites fourmis. Descendues de notre piédestal, nous commençâmes nos promenades en voiture qui devaient durer un mois, et me rassasier pour toujours du désir de rouler sans fatigue.
Le Campo Santo nous ravit. Ses statues de marbre blanc, qu'un ciseau de génie semble avoir animées, sont semées sur le vaste champ des morts, avec une sorte de négligence qui ne manque point de charme. On serait presque tenté de consoler les personnages allégoriques qui vous entourent. Leur expression est si vraie de douleur calme et chrétienne! Et quels chefs-d'œuvre! Ici, c'est un enfant qui jette des fleurs sur la tombe de son père; on oublie la pesanteur du marbre: les pétales délicats semblent glisser entre ses doigts. Ailleurs, le voile léger des veuves et les rubans dont sont ornés les cheveux des jeunes filles paraissent flotter au gré du vent.
Nous ne trouvions pas de paroles pour exprimer notre admiration; lorsqu'un vieux monsieur français, qui nous suivait partout, regrettant sans doute de ne pouvoir partager nos sentiments, dit avec mauvaise humeur: «Ah! que les Français sont donc enthousiastes!» Je crois que ce pauvre monsieur aurait mieux fait de rester chez lui. Loin d'être heureux de son voyage, toujours des plaintes sortaient de sa bouche: il était mécontent des villes, des hôtels, des personnes, de tout.
Souvent, mon père, qui se trouvait bien n'importe où,—étant d'un caractère diamétralement opposé à celui de son désobligeant voisin—essayait de le réjouir, lui offrait sa place en voiture et ailleurs, lui montrait, avec sa grandeur d'âme habituelle, le bon côté des choses; rien ne le déridait! Que nous avons vu de personnages différents! Quelle intéressante étude que celle du monde, quand on est à la veille de le quitter!
A Venise, la scène changea complètement. Au lieu du tumulte des grandes cités, on n'entend, au milieu du silence, que les cris des gondoliers et le murmure de l'onde agitée par les rames. Cette ville a bien ses charmes, mais elle est triste. Le palais des doges avec toutes ses splendeurs est triste lui-même. Depuis longtemps, l'écho de ses voûtes sonores ne répète plus la voix des gouverneurs, prononçant des arrêts de vie ou de mort dans les salles que nous avons traversées. Ils ont cessé de souffrir, les malheureux condamnés, enterrés vivants dans les oubliettes obscures.
En visitant ces affreuses prisons, je me croyais au temps des martyrs. Cet asile ténébreux, je l'aurais avec joie choisi pour demeure, s'il se fût agi de confesser ma foi; mais bientôt la voix du guide me tira de ma rêverie, et je passai sur le pont des soupirs, ainsi appelé à cause des soupirs de soulagement des pauvres prisonniers, en se voyant délivrés de l'horreur des souterrains auxquels ils préféraient la mort.
Après avoir dit adieu à Venise, nous vénérâmes à Padoue la langue de saint Antoine; puis, à Bologne, le corps de sainte Catherine, dont le visage conserve l'empreinte du baiser de l'Enfant Jésus.
Je me vis avec bonheur sur la route de Lorette. Que la sainte Vierge a bien choisi cet endroit pour y déposer sa Maison bénie! Là, tout est pauvre, simple et primitif: les femmes ont conservé le gracieux costume italien, et n'ont pas, comme celles des autres villes, adopté la mode de Paris. Enfin, Lorette m'a charmée.
Que dirai-je de la sainte Maison? Mon émotion fut bien profonde en me trouvant sous le même toit que la sainte Famille, en contemplant les murs sur lesquels Notre-Seigneur avait fixé ses yeux divins, en foulant la terre que saint Joseph avait arrosée de ses sueurs, où Marie avait porté Jésus dans ses bras, après l'avoir porté dans son sein virginal. J'ai vu la petite chambre de l'Annonciation. J'ai déposé mon chapelet dans l'écuelle de l'Enfant Jésus. Que ces souvenirs sont ravissants!
Mais notre plus grande consolation fut de recevoir Jésus dans sa maison et de devenir ainsi son temple vivant, au lieu même qu'il avait honoré de sa divine présence. Suivant l'usage romain, la sainte Eucharistie ne se conserve dans chaque église que sur un autel; et, là seulement, les prêtres la distribuent aux fidèles. A Lorette, cet autel se trouve dans la basilique où la sainte Maison est renfermée, comme un diamant précieux, en un écrin de marbre blanc. Cela ne fit pas notre affaire. C'était dans le diamant, et non dans l'écrin, que nous voulions recevoir le Pain des Anges. Mon père, avec sa douceur ordinaire, suivit les pèlerins, tandis que ses filles moins soumises se dirigeaient vers la santa Casa.
Par un privilège spécial, un prêtre se disposait à y célébrer sa messe; nous lui confiâmes notre désir. Immédiatement, ce prêtre dévoué demanda deux petites hosties qu'il plaça sur sa patène, et vous devinez, ma Mère, le bonheur ineffable de cette communion! Les paroles sont impuissantes à le traduire. Que sera-ce donc quand nous communierons éternellement dans la demeure du Roi des cieux? Alors nous ne verrons plus finir notre joie, il n'y aura plus pour l'assombrir la tristesse du départ, il ne sera pas nécessaire de gratter furtivement, comme nous l'avons fait, les murs sanctifiés par la présence divine; puisque sa maison sera la nôtre pendant tous les siècles.
Il ne veut pas nous donner celle de la terre, il se contente de nous la montrer, pour nous faire aimer la pauvreté et la vie cachée; celle qu'il nous réserve est son palais de gloire, où nous ne le verrons plus voilé sous l'apparence d'un enfant ou d'un peu de pain, mais tel qu'il est dans l'éclat de sa splendeur infinie!
Maintenant, c'est de Rome que je vais parler: de Rome, où je croyais rencontrer la consolation; où, hélas! je trouvai la croix! A notre arrivée, il faisait nuit; et, m'étant endormie dans le wagon, je fus réveillée au cri des employés de la gare, répété avec enthousiasme par les pèlerins: Roma! Roma! Ce n'était pas un rêve, j'étais à Rome!
Notre première journée, peut-être la plus délicieuse, se passa hors les murs. Là, tous les monuments ont conservé leur antique cachet; tandis qu'au centre de Rome, devant les hôtels et les magasins, on pourrait se croire à Paris.
Cette promenade dans les campagnes romaines m'a laissé un souvenir particulièrement embaumé. Comment pourrais-je traduire l'impression qui me fit tressaillir devant le Colysée? Je la voyais donc enfin cette arène, où tant de martyrs avaient versé leur sang pour Jésus! Déjà je m'apprêtais à baiser la terre sanctifiée par leurs combats glorieux. Mais quelle déception! Le sol ayant été exhaussé, la véritable arène est ensevelie à huit mètres environ de profondeur. Par suite des fouilles, le centre n'est qu'un amas de décombres; une barrière infranchissable en défend l'entrée. D'ailleurs, personne n'ose pénétrer au sein de ces ruines dangereuses.
Fallait-il être venue à Rome sans descendre au Colysée?—Non, c'était impossible! Je n'écoutais plus déjà les explications du guide; une seule pensée m'occupait: descendre dans l'arène!
Il est dit dans le saint Evangile, que Madeleine restant toujours auprès du Tombeau, et se baissant à plusieurs reprises pour regarder à l'intérieur, finit par voir deux anges. Comme elle, continuant de me baisser, je vis, non pas deux anges, mais ce que je cherchais; et, poussant un cri de joie, je dis à ma sœur: «Viens! suis-moi, nous allons pouvoir passer!» Aussitôt nous nous élançons, escaladant les ruines qui croulaient sous nos pas; tandis que mon père, étonné de notre audace, nous appelait de loin. Mais nous n'entendions plus rien.
De même que les guerriers sentent leur courage augmenter au milieu du péril, ainsi notre joie grandissait en proportion de notre fatigue et du danger que nous affrontions pour atteindre le but de nos désirs.
Céline, plus prévoyante que moi, avait écouté le guide. Se rappelant qu'il venait de signaler un certain petit pavé croisé, comme étant l'endroit où combattaient les martyrs, elle se mit à le chercher. L'ayant trouvé bientôt, et nous étant agenouillées sur cette terre bénie, nos âmes se confondirent en une même prière..... Mon cœur battait bien fort lorsque j'approchai mes lèvres de la poussière empourprée du sang des premiers chrétiens. Je demandai la grâce d'être aussi martyre pour Jésus, et je sentis au fond de mon âme que j'étais exaucée.
Tout ceci dura très peu de temps. Après avoir ramassé quelques pierres, nous nous dirigeâmes vers les murs pour recommencer notre périlleuse entreprise. Mon père nous voyant si heureuses ne put nous gronder; je m'aperçus même qu'il était fier de notre courage.
Après le Colysée, nous visitâmes les Catacombes. Là, Céline et Thérèse trouvèrent le moyen de se coucher ensemble jusqu'au fond de l'ancien tombeau de sainte Cécile, et prirent de la terre sanctifiée par ses reliques bénies.
Avant ce voyage, je n'avais pour cette sainte aucune dévotion particulière; mais en visitant sa maison, le lieu de son martyre, en l'entendant proclamer «reine de l'harmonie», à cause du chant virginal qu'elle fit entendre au fond de son cœur à son Epoux céleste, je sentis pour elle plus que de la dévotion: une véritable tendresse d'amie. Elle devint ma sainte de prédilection, ma confidente intime. Ce qui surtout me ravissait en elle, c'étaient son abandon, sa confiance illimitée, qui l'ont rendue capable de virginiser des âmes n'ayant jamais désiré que les joies de la vie présente. Sainte Cécile est semblable à l'épouse des Cantiques. En elle, je vois un chœur dans un camp d'armée[47]. Sa vie n'a été qu'un chant mélodieux au milieu même des plus grandes épreuves; et cela ne m'étonne pas, puisque l'Evangile sacré reposait sur son cœur[48], et que dans son cœur reposait l'Epoux des vierges.
La visite à l'église de Sainte-Agnès me fut aussi bien douce. Là, je retrouvais une amie d'enfance. J'essayai, mais sans succès, d'obtenir une de ses reliques afin de la rapporter à ma petite mère Agnès de Jésus. Les hommes me refusant, le bon Dieu se mit de la partie: une petite pierre de marbre rouge, se détachant d'une riche mosaïque dont l'origine remonte au temps de la douce martyre, vint tomber à mes pieds. N'était-ce pas charmant? Sainte Agnès me donnait elle-même un souvenir de sa maison!
Six jours se passèrent à contempler les principales merveilles de Rome; et le septième, je vis la plus grande de toutes: Léon XIII. Ce jour, je le désirais et le redoutais à la fois, de lui dépendait ma vocation; car je n'avais reçu aucune réponse de Monseigneur, et la permission du Saint-Père devenait mon unique planche de salut. Mais, pour obtenir cette permission, il fallait la demander! Il fallait devant plusieurs cardinaux, archevêques et évêques, oser parler au Pape! Cette seule pensée me faisait trembler.
Ce fut le dimanche matin, 20 novembre, que nous entrâmes au Vatican dans la chapelle du Souverain Pontife. A huit heures nous assistions à sa messe; et, pendant le saint Sacrifice, il nous montra par son ardente piété, digne du Vicaire de Jésus-Christ, qu'il était véritablement le saint Père.
L'Evangile de ce jour contenait ces ravissantes paroles: «Ne craignez rien, petit troupeau; car il a plu à mon Père de vous donner son royaume.»[49] Et mon cœur s'abandonnait à la confiance la plus vive. Non, je ne craignais pas, j'espérais que le royaume du Carmel m'appartiendrait bientôt. Je ne pensais pas alors à ces autres paroles de Jésus: «Je vous prépare mon royaume comme mon Père me l'a préparé.»[50]—C'est-à-dire, je vous réserve des croix et des épreuves; ainsi vous deviendrez digne de posséder mon royaume.—«Il a été nécessaire que le Christ souffrît avant d'entrer dans sa gloire[51]. Si vous désirez prendre place à ses côtés, buvez le calice qu'il a bu lui-même.»[52]
Après la messe d'action de grâces qui suivit celle de Sa Sainteté, l'audience commença.
Léon XIII était assis sur un fauteuil élevé, vêtu simplement d'une soutane blanche et d'un camail de même couleur. Près de lui se tenaient des prélats et autres grands dignitaires ecclésiastiques. Suivant le cérémonial, chaque pèlerin s'agenouillait à son tour, baisait d'abord le pied, puis la main de l'auguste Pontife, et recevait sa bénédiction; ensuite deux gardes-nobles le touchant du doigt, lui indiquaient par là de se lever pour passer dans une autre salle et donner sa place au suivant.
Personne ne disait mot; mais j'étais bien résolue à parler quand, tout à coup, M. l'abbé Révérony qui se tenait à la droite de Sa Sainteté, nous fit avertir bien haut qu'il défendait absolument de parler au Saint-Père. Je me tournai vers Céline, l'interrogeant du regard; mon cœur battait à se rompre...—«Parle!» me dit-elle.
Un instant après, j'étais aux genoux du Pape. Ayant baisé sa mule, il me présenta la main. Alors, levant vers lui mes yeux baignés de larmes, je le suppliai en ces termes:
«Très Saint Père, j'ai une grande grâce à vous demander!»
Aussitôt, baissant la tête jusqu'à moi, son visage toucha presque le mien; on eût dit que ses yeux noirs et profonds voulaient me pénétrer jusqu'à l'intime de l'âme.
«Très Saint Père, répétai-je, en l'honneur de votre Jubilé, permettez-moi d'entrer au Carmel à quinze ans!»
M. le grand Vicaire de Bayeux, étonné et mécontent, reprit bientôt:
«Très Saint Père, c'est une enfant qui désire la vie du Carmel; mais les supérieurs examinent la question en ce moment.
—Eh bien, mon enfant, me dit Sa Sainteté, faites ce que les supérieurs décideront.»
Joignant alors les mains et les appuyant sur ses genoux, je tentai un dernier effort:
—«O Très Saint Père, si vous disiez oui, tout le monde voudrait bien!»
Il me regarda fixement, et prononça ces mots en appuyant sur chaque syllabe d'un ton pénétrant:
—«Allons... Allons... vous entrerez si le bon Dieu le veut.»
J'allais parler encore, quand deux gardes-nobles m'invitèrent à me lever. Voyant que cela ne suffisait pas, ils me prirent par les bras et M. Révérony leur aida à me soulever, car je restais encore les mains jointes appuyées sur les genoux du Pape. Au moment où j'étais ainsi enlevée, le bon Saint-Père posa doucement sa main sur mes lèvres, puis, la levant pour me bénir, il me suivit longtemps des yeux.
Mon père eut bien de la peine en me trouvant tout en pleurs au sortir de l'audience: ayant passé avant moi, il ne savait rien de ma démarche. Pour lui, M. le grand Vicaire s'était montré on ne peut plus aimable, le présentant à Léon XIII comme le père de deux carmélites. Le Souverain Pontife, en signe de particulière bienveillance, avait posé sa main sur sa tête vénérable, semblant ainsi le marquer d'un sceau mystérieux au nom du Christ lui-même.
Ah! maintenant qu'il est au ciel, ce père de quatre carmélites, ce n'est plus la main du représentant de Jésus qui repose sur son front, lui prophétisant le martyre, c'est la main de l'Epoux des vierges, du Roi des cieux; et plus jamais cette main divine ne se retirera du front qu'elle a glorifié.