Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus et de la Sainte Face Histoire d'une âme écrite par elle-même
CELLULE DE Sr THÉRÈSE DE L'ENFANT-JÉSUS CELLULE DE Sr THÉRÈSE DE L'ENFANT-JÉSUS
LE PREAU DU CARMEL DE LISIEUX  Un côté du Monastère.  La fenêtre marquée d'une croix est celle de la cellule que St Thérèse de l'Enfant-Jésus habita pendant les dernières années de sa vie.—A gauche la salle du Chapitre où elle fit Profession. LE PREAU DU CARMEL DE LISIEUX
Un côté du Monastère.

La fenêtre marquée d'une croix est celle de la cellule que St Thérèse de l'Enfant-Jésus habita pendant les dernières années de sa vie.—A gauche la salle du Chapitre où elle fit Profession.


Parmi les grâces sans nombre que j'ai reçues cette année, je n'estime pas la moindre celle qui m'a donné de comprendre dans toute son étendue le précepte de la charité. Je n'avais jamais approfondi cette parole de Notre-Seigneur: «Le second commandement est semblable au premier: Tu aimeras ton prochain comme toi-même.»[90] Je m'appliquais surtout à aimer Dieu, et c'est en l'aimant que j'ai découvert le secret de ces autres paroles: «Ce ne sont pas ceux qui disent: Seigneur! Seigneur! qui entreront dans le royaume des deux: mais celui qui fait la volonté de mon Père.»[91]

Cette volonté, Jésus me l'a fait connaître, lorsqu'à la dernière Cène il donna son commandement nouveau, quand il dit à ses Apôtres de s'entr'aimer comme il les a aimés lui-même[92]... Et je me suis mise à rechercher comment Jésus avait aimé ses disciples; j'ai vu que ce n'était pas pour leurs qualités naturelles, j'ai constaté qu'ils étaient ignorants et remplis de pensées terrestres. Cependant il les appelle ses amis, ses frères, il désire les voir près de lui dans le royaume de son Père et, pour leur ouvrir ce royaume, il veut mourir sur la croix, disant qu'il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime[93].

En méditant ces paroles divines, j'ai vu combien mon amour pour mes sœurs était imparfait, j'ai compris que je ne les aimais pas comme Jésus les aime. Ah! je devine maintenant que la vraie charité consiste à supporter tous les défauts du prochain, à ne pas s'étonner de ses faiblesses, à s'édifier de ses moindres vertus; mais surtout, j'ai appris que la charité ne doit point rester enfermée dans le fond du cœur, car personne n'allume un flambeau pour le mettre sous le boisseau, mais on le met sur le chandelier, afin qu'il éclaire tous ceux qui sont dans la maison[94]. Il me semble, ma Mère, que ce flambeau représente la charité qui doit éclairer, réjouir, non seulement ceux qui me sont le plus chers, mais tous ceux qui sont dans la maison.

Lorsque le Seigneur, dans l'ancienne loi, ordonnait à son peuple d'aimer son prochain comme soi-même, il n'était pas encore descendu sur la terre; et, sachant bien à quel degré l'on aime sa propre personne, il ne pouvait demander davantage. Mais lorsque Jésus fait à ses Apôtres un commandement nouveau, son commandement à lui[95], il n'exige plus seulement d'aimer son prochain comme soi-même, mais comme il l'aime lui-même, comme il l'aimera jusqu'à la consommation des siècles.

O mon Jésus! je sais que vous ne commandez rien d'impossible; vous connaissez mieux que moi ma faiblesse et mon imperfection, vous savez bien que jamais je n'arriverai à aimer mes sœurs comme vous les aimez, si vous-même, ô mon divin Sauveur, ne les aimez encore en moi. C'est parce que vous voulez m'accorder cette grâce que vous avez fait un commandement nouveau. Oh! que je l'aime! puisqu'il me donne l'assurance que votre volonté est d'aimer en moi tous ceux que vous me commandez d'aimer.

Oui, je le sens, lorsque je suis charitable c'est Jésus seul qui agit en moi; plus je suis unie à lui, plus aussi j'aime toutes mes sœurs. Si je veux augmenter en mon cœur cet amour et que le démon essaie de me mettre devant les yeux les défauts de telle ou telle sœur, je m'empresse de rechercher ses vertus, ses bons désirs; je me dis que, si je l'ai vue tomber une fois, elle peut bien avoir remporté un grand nombre de victoires qu'elle cache par humilité; et que, même ce qui me paraît une faute peut très bien être, à cause de l'intention, un acte de vertu. J'ai d'autant moins de peine à me le persuader que j'en fis l'expérience par moi-même.

Un jour, pendant la récréation, la portière vint demander une sœur pour une besogne qu'elle désigna. J'avais un désir d'enfant de m'employer à ce travail, et justement le choix tomba sur moi. Aussitôt je commence à plier notre ouvrage, mais assez doucement pour que ma voisine ait plié le sien avant moi, car je savais la réjouir en lui laissant prendre ma place. La sœur qui demandait de l'aide, me voyant si peu pressée, dit en riant: «Ah! je pensais bien que vous ne mettriez pas cette perle à votre couronne, vous alliez trop lentement!» Et toute la communauté crut que j'avais agi par nature.

Je ne saurais dire combien ce petit événement me fut profitable et me rendit indulgente. Il m'empêche encore d'avoir de la vanité quand je suis jugée favorablement, car je me dis: Puisque mes petits actes de vertu peuvent être pris pour des imperfections, on peut tout aussi bien se tromper en appelant vertu ce qui n'est qu'imperfection; et je répète alors avec saint Paul: «Je me mets fort peu en peine d'être jugée par aucun tribunal humain. Je ne me juge pas moi-même. Celui qui me juge, c'est le Seigneur.» [96]

Oui, c'est le Seigneur, c'est Jésus qui me juge! Et pour me rendre son jugement favorable, ou plutôt pour ne pas être jugée du tout, puisqu'il a dit: «Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés[97]», je veux toujours avoir des pensées charitables.


Je reviens au saint Evangile où le Seigneur m'explique bien clairement en quoi consiste son commandement nouveau.

Je lis en saint Matthieu: «Vous avez appris qu'il a été dit: Vous aimerez votre ami, et vous haïrez votre ennemi. Pour moi, Je vous dis: Aimez vos ennemis, priez pour ceux qui vous persécutent.»[98]

Sans doute, au Carmel, on ne rencontre pas d'ennemis, mais enfin, il y a des sympathies; on se sent attiré vers telle sœur, au lieu que telle autre vous ferait faire un long détour pour éviter sa rencontre. Eh bien, Jésus me dit que cette sœur il faut l'aimer, qu'il faut prier pour elle, quand même sa conduite me porterait à croire qu'elle ne m'aime pas: «Si vous aimez ceux qui vous aiment, quel gré vous en saura-t-on? car les pécheurs aussi aiment ceux qui les aiment.»[99] Et ce n'est pas assez d'aimer, il faut le prouver. On est naturellement heureux de faire plaisir à un ami; mais cela n'est point de la charité, car les pécheurs le font aussi.

Voici ce que Jésus m'enseigne encore: «Donnez à quiconque vous demande; et si l'on prend ce qui vous appartient, ne le redemandez pas.»[100] Donner à toutes celles qui demandent, c'est moins doux que d'offrir soi-même par le mouvement de son cœur; encore, lorsqu'on vous demande avec affabilité, cela ne coûte pas de donner; mais si par malheur on use de paroles peu délicates, aussitôt l'âme se révolte quand elle n'est pas affermie dans la charité parfaite; elle trouve alors mille raisons pour refuser ce qui lui est ainsi demandé, et ce n'est qu'après avoir convaincu la solliciteuse de son indélicatesse qu'elle lui donne par grâce ce qu'elle réclame, ou qu'elle lui rend un léger service qui lui prend vingt fois moins de temps qu'il n'en a fallu pour faire valoir des obstacles et des droits imaginaires.

S'il est difficile de donner à quiconque demande, il l'est encore bien plus de laisser prendre ce qui appartient sans le redemander. O ma Mère, je dis que c'est difficile, je devrais plutôt dire que cela semble difficile; car le joug du Seigneur est suave et léger[101]: lorsqu'on l'accepte, on sent aussitôt sa douceur.

Je disais: Jésus ne veut pas que je réclame ce qui m'appartient; cela devrait me paraître tout naturel, puisque réellement rien ne m'appartient en propre: je dois donc me réjouir lorsqu'il m'arrive de sentir la pauvreté dont j'ai fait le vœu solennel. Autrefois je croyais ne tenir à quoi que ce soit; mais, depuis que les paroles de Jésus me sont lumineuses, je me vois bien imparfaite. Par exemple si, me mettant à l'ouvrage pour la peinture, je trouve les pinceaux en désordre, si une règle ou un canif a disparu, la patience est bien près de m'abandonner et je dois la prendre à deux mains pour ne pas réclamer avec amertume les objets qui me manquent.

Ces choses indispensables je puis sans doute les demander, mais en le faisant avec humilité je ne manque pas au commandement de Jésus; au contraire, j'agis comme les pauvres qui tendent la main pour recevoir le nécessaire; s'ils sont rebutés, ils ne s'en étonnent pas, personne ne leur doit rien. Ah! quelle paix inonde l'âme lorsqu'elle s'élève au—dessus des sentiments de la nature! Non, il n'est pas de joie comparable à celle que goûte le véritable pauvre d'esprit! S'il demande avec détachement une chose nécessaire, et que non seulement cette chose lui soit refusée, mais encore que l'on essaie de prendre ce qu'il a, il suit le conseil de Nôtre-Seigneur: «Abandonnez même votre manteau à celui qui veut plaider pour avoir votre robe.»[102]

Abandonner son manteau, c'est, il me semble, renoncer à ses derniers droits, se considérer comme la servante, l'esclave des autres. Lorsqu'on a quitté son manteau, c'est plus facile de marcher, de courir, aussi Jésus ajoute-t-il: «Et qui que ce soit qui vous force défaire mille pas, faites-en deux mille de plus avec lui.»[103] Non, ce n'est pas assez pour moi de donner à quiconque me demande, je dois aller au-devant des désirs, me montrer très obligée, très honorée de rendre service; et, si l'on prend une chose à mon usage, paraître heureuse d'en être débarrassée.

Toutefois je ne puis pas toujours pratiquer à la lettre les paroles de l'Evangile; il se rencontre des occasions où je me vois contrainte de refuser quelque chose à mes sœurs. Mais lorsque la charité a jeté de profondes racines dans l'âme, elle se montre à l'extérieur: il y a une façon si gracieuse de refuser ce qu'on ne peut donner, que le refus fait autant de plaisir que le don. Il est vrai qu'on se gêne moins de mettre à contribution celles qui se montrent toujours disposées à obliger; cependant, sous prétexte que je serais forcée de refuser, je ne dois pas m'éloigner des sœurs qui demandent facilement des services, puisque le divin Maître a dit: «N'évitez point celui qui veut emprunter de vous.»[104]

Je ne dois pas non plus être obligeante afin de le paraître ou dans l'espoir qu'une autre fois la sœur que j'oblige me rendra service à son tour; car Nôtre-Seigneur a dit encore: «Si vous prêtez à ceux de qui vous espérez recevoir quelque chose, quel gré vous en saura-t-on? les pécheurs même prêtent aux pécheurs afin d'en recevoir autant. Mais pour vous, faites du bien, prêtez sans en rien espérer, et votre récompense sera grande.»[105]

Oh! oui, la récompense est grande, même sur la terre. Dans cette voie, il n'y a que le premier pas qui coûte. Prêter sans en rien espérer, cela paraît dur; on aimerait mieux donner, car une chose donnée n'appartient plus. Lorsqu'on vient vous dire d'un air tout à fait convaincu: «Ma sœur, j'ai besoin de votre aide pendant quelques heures; mais soyez tranquille, j'ai permission de notre Mère, et je vous rendrai le temps que vous me donnez.» Vraiment, lorsqu'on sait très bien que jamais le temps prêté ne sera rendu, on aimerait mieux dire: «Je vous le donne!» Cela contenterait l'amour-propre; Car c'est un acte plus généreux de donner que de prêter, et puis on fait sentir à la sœur que l'on ne compte pas sur ses services.

Ah! que les enseignements divins sont contraires aux sentiments de la nature! Sans le secours de la grâce, il serait impossible, non seulement de les mettre en pratique, mais encore de les comprendre.


Ma Mère chérie, je sens que, plus que jamais, je me suis très mal expliquée. Je ne sais quel intérêt vous pourrez trouver à lire toutes ces pensées confuses. Enfin je n'écris pas pour faire une œuvre littéraire; si je vous ennuie par cette sorte de discours sur la charité, du moins vous verrez que votre enfant a fait preuve de bonne volonté.

Hélas! je suis loin, je l'avoue, de pratiquer ce que je comprends; et cependant le seul désir que j'en ai me donne la paix. S'il m'arrive de tomber en quelque faute contraire, je me relève aussitôt; depuis quelques mois, je n'ai plus même à combattre, je puis dire avec notre Père saint Jean de la Croix: «Ma demeure est entièrement pacifiée», et j'attribue cette paix intime à un certain combat dans lequel j'ai été victorieuse. A partir de ce triomphe, la milice céleste vient à mon secours, ne pouvant souffrir de me voir blessée après avoir lutté vaillamment dans l'occasion que je vais décrire.

Une sainte religieuse de la communauté avait autrefois le talent de me déplaire en tout; le démon s'en mêlait, car c'était lui certainement qui me faisait voir en elle tant de côtés désagréables; aussi, ne voulant pas céder à l'antipathie naturelle que j'éprouvais, je me dis que la charité ne devait pas seulement consister dans les sentiments, mais se laisser voir dans les œuvres. Alors je m'appliquai à faire pour cette sœur ce que j'aurais fait pour la personne que j'aime le plus. A chaque fois que je la rencontrais, je priais le bon Dieu pour elle, lui offrant toutes ses vertus et ses mérites. Je sentais bien que cela réjouissait grandement mon Jésus; car il n'est pas d'artiste qui n'aime à recevoir des louanges de ses œuvres, et le divin Artiste des âmes est heureux lorsqu'on ne s'arrête pas à l'extérieur, mais que, pénétrant jusqu'au sanctuaire intime qu'il s'est choisi pour demeure, on en admire la beauté.

Je ne me contentais pas de prier beaucoup pour celle qui me donnait tant de combats, je tâchais de lui rendre tous les services possibles; et quand j'avais la tentation de lui répondre d'une façon désagréable, je m'empressais de lui faire un aimable sourire, essayant de détourner la conversation; car il est dit dans l'Imitation qu'il vaut mieux laisser chacun dans son sentiment que de s'arrêter à contester[106].

Souvent aussi, quand le démon me tentait violemment et que je pouvais m'esquiver sans qu'elle s'aperçût de ma lutte intime, je m'enfuyais comme un soldat déserteur.... Et sur ces entrefaites, elle me dit un jour d'un air radieux: «Ma sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus, voudriez-vous me confier ce qui vous attire tant vers moi? Je ne vous rencontre pas que vous ne me fassiez le plus gracieux sourire.» Ah! ce qui m'attirait, c'était Jésus caché au fond de son âme, Jésus qui rend doux ce qu'il y a de plus amer!


Je vous parlais à l'instant, ma Mère, de mon dernier moyen pour éviter une défaite dans les combats de la vie, je veux dire la désertion. Ce moyen peu honorable, je l'employais pendant mon noviciat, il m'a toujours parfaitement réussi. Je vais vous en citer un éclatant exemple qui, je crois, vous fera sourire:

Vous étiez malade depuis plusieurs jours d'une bronchite qui nous donna bien des inquiétudes. Un matin, je vins tout doucement remettre à votre infirmerie les clefs de la grille de communion, car j'étais sacristine. Au fond, je me réjouissais d'avoir cette occasion de vous voir, mais je me gardais bien de le faire paraître. Or, l'une de vos filles, animée d'un saint zèle, crut que j'allais vous éveiller et voulut discrètement me prendre les clefs. Je lui répondis, le plus poliment possible, que je désirais autant qu'elle ne point faire de bruit, et j'ajoutai que c'était mon droit de rendre les clefs. Je comprends aujourd'hui qu'il eût été plus parfait de céder tout simplement, mais je ne le comprenais pas alors et voulus entrer à sa suite, malgré elle.

Bientôt le malheur redouté arriva, le bruit que nous faisions vous fit ouvrir les yeux, et tout retomba sur moi! La sœur à laquelle j'avais résisté se hâta de prononcer tout un discours, dont le fond était ceci: «C'est ma sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus qui a fait le bruit.» Je brûlais du désir de me défendre; mais heureusement il me vint une idée lumineuse; je me dis que, certainement, si je commençais à me justifier j'allais perdre la paix de mon âme; de plus, que ma vertu étant trop faible pour me laisser accuser sans rien répliquer, je devais choisir la fuite pour dernière planche de salut. Aussitôt pensé, aussitôt fait. Je partis... mais mon cœur battait si fort qu'il me fut impossible d'aller loin, et je m'assis dans l'escalier pour jouir en paix des fruits de ma victoire. Sans doute, c'était là une singulière bravoure; cependant il vaut mieux, je crois, ne pas s'exposer au combat lorsque la défaite est certaine.

Hélas! quand je pense au temps de mon noviciat, comme je constate mon imperfection! Je ris maintenant de certaines choses. Ah! que le Seigneur est bon d'avoir élevé mon âme, de lui avoir donné des ailes! Tous les filets des chasseurs ne sauraient plus m'effrayer; car c'est en vain que l'on jette le filet devant les yeux de ceux qui ont des ailes[107].

Plus tard, il se pourra que le temps où je suis me paraisse rempli de bien des misères encore, mais je ne m'étonne plus de rien, je ne m'afflige pas en me voyant la faiblesse même; au contraire, c'est en elle que je me glorifie et je m'attends chaque jour à découvrir en moi de nouvelles imperfections. Je l'avoue, ces lumières sur mon néant me font plus de bien que des lumières sur la foi.

Me souvenant que la charité couvre la multitude des péchés[108], je puise à cette mine féconde ouverte par le Seigneur dans son Evangile sacré. Je fouille dans les profondeurs de ses paroles adorables, et je m'écrie avec David: «J'ai couru dans la voie de vos commandements, depuis que vous avez dilaté mon cœur.»[109] Et la charité seule peut dilater mon cœur... O Jésus! depuis que cette douce flamme le consume, je cours avec délices dans la voie de votre commandement nouveau, et je veux y courir jusqu'au jour bienheureux où, m'unissant au cortège virginal, je vous suivrai dans les espaces infinis, chantant votre Cantique nouveau qui doit être celui de l'Amour.

VOIE D'ENFANCE SPIRITUELLE PAIX · SIMPLICITÉ ·  TA FORCE EST DANS LE REPOS ET LA CONFIANCE Is. XXX. LE PLUS PETIT DEVIENDRA LE CHEF D'UN PEUPLE NOMBREUX Is. LX.  «Seigneur, vous le voyez, je suis trop petite pour nourrir vos enfants; si vous voulez leur donner par moi ce qui convient à chacune, remplissez ma petite main, et sans quitter vos bras, sans même détourner la tête, je distribuerai vos trésors à l'âme qui viendra me demander sa nourriture.» VOIE D'ENFANCE SPIRITUELLE

PAIX · SIMPLICITÉ ·

TA FORCE EST DANS LE REPOS ET LA CONFIANCE Is. XXX. LE PLUS PETIT DEVIENDRA LE CHEF D'UN PEUPLE NOMBREUX Is. LX.

«Seigneur, vous le voyez, je suis trop petite pour nourrir vos enfants; si vous voulez leur donner par moi ce qui convient à chacune, remplissez ma petite main, et sans quitter vos bras, sans même détourner la tête, je distribuerai vos trésors à l'âme qui viendra me demander sa nourriture.»

CHAPITRE X

Nouvelles lumières sur la charité.—Le petit pinceau: sa manière de peindre dans les âmes.—Une prière exaucée.—Les miettes qui tombent de la table des enfants.—Le bon Samaritain.—Dix minutes plus précieuses que mille ans des joies de la terre.

——

Ma Mère bien-aimée, le bon Dieu m'a fait cette grâce de pénétrer les mystérieuses profondeurs de la charité. Si je pouvais exprimer ce que je comprends, vous entendriez une mélodie du ciel. Mais hélas! je n'ai que des bégaiements enfantins, et, si les paroles de Jésus ne me servaient d'appui, je serais tentée de vous demander la permission de me taire.

Quand le divin Maître me dit de donner à quiconque me demande et de laisser prendre ce qui m'appartient sans le redemander, je pense qu'il ne parle pas seulement des biens de la terre, mais qu'il entend aussi les biens du ciel. D'ailleurs, les uns et les autres ne sont pas à moi: j'ai renoncé aux premiers par le vœu de pauvreté, et les seconds me sont également prêtés par Dieu qui peut me les retirer sans qu'il me soit permis de me plaindre.

Mais les pensées profondes et personnelles, les flammes de l'intelligence et du cœur forment une richesse à laquelle on s'attache comme à un bien propre, auquel personne n'a le droit de toucher. Par exemple: si je communique à l'une de mes sœurs quelque lumière de mon oraison et qu'elle la révèle ensuite comme venant d'elle-même, il semble qu'elle s'approprie mon bien; ou si l'on dit tout bas à sa voisine, pendant la récréation, une parole d'esprit et d'à-propos et que celle-ci, sans en faire connaître la source, répète tout haut cette parole, cela paraît comme un vol à la propriétaire qui ne réclame pas, mais en aurait bien envie et saisira la première occasion pour faire savoir finement qu'on s'est emparé de ses pensées.

Ma Mère, je ne pourrais vous expliquer aussi bien ces tristes sentiments de la nature, si je ne les avais éprouvés moi-même; et j'aimerais à me bercer de la douce illusion qu'ils n'ont visité que moi, si vous ne m'aviez ordonné d'entendre les tentations des novices. J'ai beaucoup appris en remplissant la mission que vous m'avez confiée; surtout je me suis vue forcée de pratiquer ce que j'enseignais.

Oui, maintenant je puis le dire, j'ai reçu la grâce de n'être pas plus attachée aux biens de l'esprit et du cœur qu'à ceux de la terre. S'il m'arrive de penser et de dire une chose qui plaise à mes sœurs, je trouve tout naturel qu'elles s'en emparent comme d'un bien à elles: cette pensée appartient à l'Esprit-Saint et non pas à moi, puisque saint Paul assure que nous ne pouvons, sans cet Esprit d'amour, donner à Dieu le nom de Père[110]. Il est donc bien libre de se servir de moi pour donner une bonne pensée à une âme et je ne puis croire que cette pensée soit ma propriété.

D'ailleurs, si je ne méprise pas les belles pensées qui unissent à Dieu, j'ai compris, il y a longtemps, qu'il faut bien se garder de s'appuyer trop sur elles. Les inspirations les plus sublimes ne sont rien sans les œuvres. Il est vrai que d'autres âmes peuvent en retirer beaucoup de profit, si elles témoignent au Seigneur une humble reconnaissance de ce qu'il leur permet de partager le festin d'un de ses privilégiés: mais si celui-ci se complaît dans sa richesse et fait la prière du pharisien, il devient semblable à une personne mourant de faim devant une table bien servie, pendant que tous ses invités y puisent une abondante nourriture et jettent peut-être un regard d'envie sur le possesseur de tant de trésors.

Ah! comme il n'y a bien que le bon Dieu tout seul qui connaisse le fond des cœurs! Comme les créatures ont de courtes pensées! Lorsqu'elles voient une âme dont les lumières surpassent les leurs, elles en concluent que le divin Maître les aime moins. Et depuis quand donc n'a-t-il plus le droit de se servir de l'une de ses créatures pour dispenser à ses enfants la nourriture qui leur est nécessaire? Au temps de Pharaon, le Seigneur avait encore ce droit; car, dans l'Ecriture, il dit à ce monarque: «Je vous ai élevé tout exprès pour faire éclater en vous MA PUISSANCE, afin que mon nom soit annoncé par toute la terre[111].» Les siècles ont succédé aux siècles depuis que le Très-Haut prononça ces paroles, et sa conduite n'a pas changé: toujours il s'est choisi des instruments parmi les peuples pour faire son œuvre dans les âmes.


Si la toile peinte par un artiste pouvait penser et parler, certainement elle ne se plaindrait pas d'être sans cesse touchée et retouchée par le pinceau; elle n'envierait pas non plus le sort de cet objet, sachant que ce n'est point au pinceau, mais à l'artiste qui le dirige, qu'elle doit la beauté dont elle est revêtue. Le pinceau de son côté ne pourrait se glorifier du chef-d'œuvre exécuté par son moyen, car il n'ignorerait pas que les artistes ne sont jamais embarrassés, qu'ils se jouent des difficultés et se servent parfois, pour leur plaisir, des instruments les plus faibles, les plus défectueux.

Ma Mère vénérée, je suis un petit pinceau que Jésus a choisi pour peindre son image dans les âmes que vous m'avez confiées. Un artiste a plusieurs pinceaux, il lui en faut au moins deux: le premier, qui est le plus utile, donne les teintes générales et couvre complètement la toile en fort peu de temps; l'autre, plus petit, sert pour les détails. Ma Mère, c'est vous qui me représentez le précieux pinceau que la main de Jésus tient avec amour lorsqu'il veut faire un grand travail dans l'âme de vos enfants; et moi, je suis le tout petit qu'il daigne employer ensuite pour les moindres détails.

La première fois que le divin Maître saisit son petit pinceau, ce fut vers le 8 décembre 1892; je me rappellerai toujours cette époque comme un temps de grâces.

En entrant au Carmel, je trouvai au noviciat une compagne plus âgée que moi de huit ans; et, malgré la différence des années, il s'établit entre nous une véritable intimité. Pour favoriser cette affection qui semblait propre à donner des fruits de vertu, de petits entretiens spirituels nous furent permis: ma chère compagne me charmait par son innocence, son caractère expansif et ouvert; mais, d'un autre côté, je m'étonnais de voir combien son affection pour vous, ma Mère, était différente de la mienne; de plus, bien des choses dans sa conduite me paraissaient regrettables. Cependant le bon Dieu me faisait déjà comprendre qu'il est des âmes que sa miséricorde ne se lasse pas d'attendre, auxquelles il ne donne sa lumière que par degrés; aussi je me gardais bien de vouloir devancer son heure.

Réfléchissant un jour sur cette permission qui nous avait été donnée de nous entretenir ensemble, comme il est dit dans nos saintes constitutions: «pour nous enflammer davantage en l'amour de notre Epoux», je pensai avec tristesse que nos conversations n'atteignaient pas le but désiré; et je vis clairement qu'il ne fallait plus craindre de parler, ou bien alors cesser des entretiens qui ressemblaient à ceux des amies du monde. Je suppliai Notre-Seigneur de mettre sur mes lèvres des paroles douces et convaincantes, ou plutôt de parler lui-même pour moi. Il exauça ma prière; car ceux qui tournent leurs regards vers lui en seront éclairés[112], et la lumière s'est levée dans les ténèbres pour ceux qui ont le cœur droit[113]. La première parole, je me l'applique à moi-même, et la seconde à ma compagne qui véritablement avait le cœur droit.

A l'heure marquée pour notre entrevue, ma pauvre petite sœur vit bien dès le début que je n'étais plus la même, elle s'assit à mes côtés en rougissant; alors, la pressant sur mon cœur, je lui dis avec tendresse tout ce que je pensais d'elle. Je lui montrai en quoi consiste le véritable amour, je lui prouvai qu'en aimant sa Mère Prieure d'une affection naturelle c'était elle-même qu'elle aimait, je lui confiai les sacrifices que j'avais été obligée de faire à ce sujet au commencement de ma vie religieuse; et bientôt ses larmes se mêlèrent aux miennes. Elle convint très humblement de ses torts, reconnut que je disais vrai, et me promit de commencer une vie nouvelle, me demandant comme une grâce de l'avertir toujours de ses fautes. A partir de ce moment, notre affection devint toute spirituelle; en nous se réalisait l'oracle de l'Esprit-Saint: «Le frère qui est aidé par son frère est comme une ville fortifiée[114]

O ma Mère, vous savez bien que je n'avais pas l'intention de détourner de vous ma compagne, je voulais seulement lui dire que le véritable amour se nourrit de sacrifices, et que plus l'âme se refuse de satisfactions naturelles, plus sa tendresse devient forte et désintéressée.


Je me souviens qu'étant postulante j'avais parfois de si violentes tentations de me satisfaire et de trouver quelques gouttes de joie, que j'étais obligée de passer rapidement devant votre cellule et de me cramponner à la rampe de l'escalier pour ne point retourner sur mes pas. Il me venait à l'esprit quantité de permissions à demander, mille prétextes pour donner raison à ma nature et la contenter. Que je suis heureuse maintenant de m'être privée dès le début de ma vie religieuse! Je jouis déjà de la récompense promise à ceux qui combattent courageusement. Je ne sens plus qu'il soit nécessaire de me refuser les consolations du cœur; car mon cœur est affermi en Dieu... Parce qu'il l'a aimé uniquement, il s'est agrandi peu à peu, jusqu'à donner à ceux qui lui sont chers une tendresse incomparablement plus profonde que s'il s'était concentré dans une affection égoïste et infructueuse.


Je vous ai parlé, ma Mère bien-aimée, du premier travail que Jésus et vous avez daigné accomplir par le petit pinceau; mais il n'était que le prélude du tableau de maître que vous lui avez ensuite confié.

Aussitôt que je pénétrai dans le sanctuaire des âmes, je jugeai du premier coup d'œil que la tâche dépassait mes forces; et, me plaçant bien vite dans les bras du bon Dieu, j'imitai les petits bébés qui, sous l'empire de quelque frayeur, cachent leur tête blonde sur l'épaule de leur père, et je dis: «Seigneur, vous le voyez, je suis trop petite pour nourrir vos enfants; si vous voulez leur donner par moi ce qui convient à chacune, remplissez ma petite main; et, sans quitter vos bras, sans même détourner la tête, je distribuerai vos trésors à l'âme qui viendra me demander sa nourriture. Lorsqu'elle la trouvera de son goût, je saurai que ce n'est pas à moi, mais à vous qu'elle la doit; au contraire, si elle se plaint et trouve amer ce que je lui présente, ma paix ne sera pas troublée, je tâcherai de lui persuader que cette nourriture vient de vous, et me garderai bien d'en chercher une autre pour elle.»

En comprenant ainsi qu'il m'était impossible de rien faire par moi-même, la tâche me parut simplifiée. Je m'occupai intérieurement et uniquement à m'unir de plus en plus à Dieu, sachant que le reste me serait donné par surcroît. En effet, jamais mon espérance n'a été trompée: ma main s'est trouvée pleine autant de fois qu'il a été nécessaire pour nourrir l'âme de mes sœurs. Je vous l'avoue, ma Mère, si j'avais agi autrement, si je m'étais appuyée sur mes propres forces, je vous aurais, sans tarder, rendu les armes.

De loin, il semble aisé de faire du bien aux âmes, de leur faire aimer Dieu davantage, de les modeler d'après ses vues et ses pensées. De près, au contraire, on sent que faire du bien est chose aussi impossible, sans le secours divin, que de ramener sur notre hémisphère le soleil pendant la nuit. On sent qu'il faut absolument oublier ses goûts, ses conceptions personnelles et guider les âmes, non par sa propre voie, par son chemin à soi, mais par le chemin particulier que Jésus leur indique. Et ce n'est pas encore le plus difficile: ce qui me coûte par-dessus tout, c'est d'observer les fautes, les plus légères imperfections et de leur livrer une guerre à mort.

J'allais dire: malheureusement pour moi,—mais non, ce serait de la lâcheté,—je dis donc: heureusement pour mes sœurs, depuis que j'ai pris place dans les bras de Jésus, je suis comme le veilleur observant l'ennemi de la plus haute tourelle d'un château fort. Rien n'échappe à mes regards; souvent je suis étonnée d'y voir si clair, et je trouve le prophète Jonas bien excusable de s'être enfui de devant la face du Seigneur pour ne pas annoncer la ruine de Ninive. J'aimerais mieux recevoir mille reproches que d'en adresser un seul; mais je sens qu'il est très nécessaire que cette besogne me soit une souffrance, car lorsqu'on agit par nature, il est impossible que l'âme en défaut comprenne ses torts, elle pense tout simplement ceci: la sœur chargée de me diriger est mécontente, et son mécontentement retombe sur moi qui suis pourtant remplie des meilleures intentions.

Ma Mère, il en est de cela comme du reste: il faut que je rencontre en tout l'abnégation et le sacrifice; ainsi je sens qu'une lettre ne produira aucun fruit, tant que je ne l'écrirai pas avec une certaine répugnance et pour le seul motif d'obéir. Quand je parle avec une novice, je veille à me mortifier, j'évite de lui adresser des questions qui satisferaient ma curiosité. Si je la vois commencer une chose intéressante, puis passer à une autre qui m'ennuie sans achever la première, je me garde bien de lui rappeler cette interruption, car il me semble que l'on ne peut faire aucun bien en se recherchant soi-même.

Je sais, ma Mère, que vos petits agneaux me trouvent sévère!... S'ils lisaient ces lignes, ils diraient que cela n'a pas l'air de me coûter le moins du monde de courir après eux, de leur montrer leur belle toison salie, ou bien de leur rapporter quelques flocons de laine qu'ils ont accrochés aux ronces du chemin. Les petits agneaux peuvent dire tout ce qu'ils voudront: dans le fond, ils sentent que je les aime d'un très grand amour; non, il n'y a pas de danger que j'imite le mercenaire qui, voyant venir le loup, laisse le troupeau et s'enfuit[115]. Je suis prête à donner ma vie pour eux et mon affection est si pure que je ne désire même pas qu'ils la connaissent. Jamais, avec la grâce de Dieu, je n'ai essayé de m'attirer leurs cœurs; j'ai compris que ma mission était de les conduire à Dieu et à vous, ma Mère, qui êtes ici-bas le Dieu visible qu'ils doivent aimer et respecter.


J'ai dit qu'en instruisant les autres j'avais beaucoup appris. D'abord j'ai vu que toutes les âmes ont à peu près les mêmes combats; et, d'un autre côté, qu'il y a entre elles une différence extrême; cette différence oblige à ne pas les attirer de la même manière. Avec certaines, je sens qu'il faut me faire petite, ne point craindre de m'humilier en avouant mes luttes et mes défaites; alors elles avouent elles-mêmes facilement les fautes qu'elles se reprochent et se réjouissent que je les comprenne par expérience; avec d'autres, pour réussir, c'est la fermeté qui convient, c'est ne jamais revenir sur une chose dite: s'abaisser deviendrait faiblesse.

Le Seigneur m'a fait cette grâce de n'avoir nulle peur de la guerre; à tout prix, il faut que je fasse mon devoir. Plus d'une fois j'ai entendu ceci: «Si vous voulez obtenir quelque chose de moi, ne me prenez pas par la force mais par la douceur, autrement vous n'aurez rien.» Mais je sais que nul n'est bon juge dans sa propre cause, et qu'un enfant auquel le chirurgien fait subir une douloureuse opération, ne manquera pas de jeter les hauts cris et de dire que le remède est pire que le mal; cependant s'il se trouve guéri quelques jours après, il est tout heureux de pouvoir jouer et courir. Il en est de même pour les âmes: bientôt elles reconnaissent qu'un peu d'amertume est préférable au sucre et ne craignent pas de l'avouer.

Quelquefois c'est un spectacle vraiment féerique de constater le changement qui s'opère du jour au lendemain.

On vient me dire: «Vous aviez raison hier d'être sévère; au commencement, cela m'a révoltée, mais après je me suis souvenue de tout et j'ai vu que vous étiez très juste. En sortant de votre cellule, je pensais que c'était fini, je me disais: Je vais aller trouver notre Mère et lui dire que je n'irai plus avec ma sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus, mais j'ai senti que c'était le démon qui me soufflait cela; et puis il m'a semblé que vous priiez pour moi, alors je suis restée tranquille et la lumière commence à briller; maintenant éclairez-moi tout à fait, c'est pour cela que je viens.»

Et moi, tout heureuse de suivre le penchant de mon cœur, je sers vite des mets moins amers... Oui, mais... je m'aperçois qu'il ne faut pas trop s'avancer... un mot pourrait détruire le bel édifice construit dans les larmes! Si j'ai le malheur de dire la moindre chose qui semble atténuer les vérités de la veille, je vois ma petite sœur essayer de se raccrocher aux branches... Alors j'ai recours à la prière, je jette un regard intérieur sur la Vierge Marie, et Jésus triomphe toujours! Ah! c'est la prière et le sacrifice qui font toute ma force, ce sont mes armes invincibles; elles peuvent, bien plus que les paroles, toucher les cœurs, je le sais par expérience.


Pendant le carême, il y a deux ans, une novice vint me trouver toute rayonnante: «Si vous saviez, me dit-elle, ce que j'ai rêvé cette nuit! J'étais auprès de ma sœur qui est si mondaine, et je voulais la détacher de toutes les vanités du monde; pour cela je lui expliquais ces paroles de votre cantique: Vivre d'amour:

T'aimer, Jésus, quelle perte féconde!
Tous mes parfums sont à loi sans retour.

Je sentais bien que mon discours pénétrait jusqu'au fond de son âme, et j'étais ravie de joie. Ce matin, je pense que le bon Dieu veut peut-être que je lui donne cette âme. Si je lui écrivais à Pâques pour lui raconter mon rêve et lui dire que Jésus la veut pour son épouse! Qu'en pensez-vous?» Je répondis simplement qu'elle pouvait bien en demander la permission.

Comme le carême ne touchait pas à sa fin, vous avez été surprise, ma Mère, d'une demande si prématurée; et, visiblement inspirée par le bon Dieu, vous avez répondu que les carmélites doivent sauver les âmes plutôt par la prière que par des lettres. En apprenant cette décision, je dis à ma chère petite sœur: «Il faut nous mettre à l'œuvre, prions beaucoup; quelle joie si, à la fin du carême, nous étions exaucées!» O miséricorde infinie du Seigneur! A la fin du carême, une âme de plus se consacrait à Jésus! C'était un véritable miracle de la grâce: miracle obtenu par la ferveur d'une humble novice!

Qu'elle est donc grande la puissance de la prière! On dirait une reine ayant toujours libre accès auprès du roi et pouvant obtenir tout ce qu'elle demande. Il n'est point nécessaire, pour être exaucé, de lire dans un livre une belle formule composée pour la circonstance; s'il en était ainsi, que je serais à plaindre!

En dehors de l'office divin que je suis heureuse, quoique bien indigne, de réciter chaque jour, je n'ai pas le courage de m'astreindre à chercher dans les livres de belles prières; cela me fait mal à la tête, il y en a tant! Et puis, elles sont toutes plus belles les unes que les autres! Ne pouvant donc les réciter toutes, et ne sachant lesquelles choisir, je fais comme les enfants qui ne savent pas lire: je dis tout simplement au bon Dieu ce que je veux lui dire, et toujours il me comprend.

Pour moi, la prière c'est un élan du cœur, c'est un simple regard jeté vers le ciel, c'est un cri de reconnaissance et d'amour au milieu de l'épreuve comme au sein de la joie! Enfin c'est quelque chose d'élevé, de surnaturel, qui dilate l'âme et l'unit à Dieu. Quelquefois, lorsque mon esprit se trouve dans une si grande sécheresse que je ne puis en tirer une seule bonne pensée, je récite très lentement un Pater ou un Ave Maria; ces prières seules me ravissent, elles nourrissent divinement mon âme et lui suffisent.


Mais où en étais-je de mon sujet? Me voici de nouveau perdue dans un dédale de réflexions... Pardonnez-moi, ma Mère, d'être si peu précise! Cette histoire, j'en conviens, est un écheveau bien embrouillé. Hélas! je ne saurais mieux faire; j'écris comme les pensées me viennent, je pêche au hasard dans le petit ruisseau de mon cœur, et je vous offre ensuite mes petits poissons comme ils se laissent prendre.


J'en étais donc aux novices qui souvent me disent: «Mais vous avez une réponse à tout, je croyais cette fois vous embarrasser... où donc allez-vous chercher ce que vous nous enseignez?» Il en est même d'assez candides pour croire que je lis dans leur âme, parce qu'il m'est arrivé de les prévenir en leur révélant—sans révélation—ce qu'elles pensaient.

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