
AUX BUISSONNETS
Alors nos voix étaient mêlées,
Nos mains l'une à l'autre enchaînées;
Ensemble, chantant les noces sacrées,
Déjà nous rêvions le Carmel,
Le Ciel!
Lettres à la Rde Mère Agnès de Jésus.
FRAGMENTS
——
Lettre Ire.
Quelques mois avant l'entrée de Thérèse au Carmel.
1887.
Ma petite maman chérie,
Tu as raison de dire que la goutte de fiel doit être mêlée à tous les calices, mais je trouve que les épreuves aident beaucoup à se détacher de la terre; elles font regarder plus haut que ce monde. Ici-bas rien ne peut nous satisfaire; on ne goûte un peu de repos qu'en étant prête à faire la volonté du bon Dieu.
Ma nacelle a bien de la peine à atteindre le port. Depuis longtemps je l'aperçois, et toujours je m'en trouve éloignée; mais Jésus la guide, cette petite nacelle, et je suis sûre qu'au jour choisi par lui, elle abordera heureusement au rivage béni du Carmel. O Pauline! quand Jésus m'aura fait cette grâce, je veux me donner tout entière à lui, toujours souffrir pour lui, ne plus vivre que pour lui. Oh non! je ne craindrai pas ses coups, car, même dans les souffrances les plus amères, on sent que c'est sa douce main qui frappe.
Et quand je pense que, pour une souffrance supportée avec joie, nous aimerons davantage le bon Dieu toujours! Ah! si au moment de ma mort je pouvais avoir une âme à offrir à Jésus, que je serais heureuse! Il y aurait une âme de moins dans l'enfer, une de plus à bénir le bon Dieu toute l'éternité!
Lettre IIe.
Pendant sa retraite de Prise d'Habit.
Janvier 1889.
Dans mes rapports avec Jésus, rien: sécheresse! sommeil! Puisque mon Bien-Aimé veut dormir, je ne l'en empêcherai pas; je suis trop heureuse de voir qu'il ne me traite point comme une étrangère, qu'il ne se gêne pas avec moi. Il crible sa petite balle de piqûres d'épingles bien douloureuses. Quand c'est ce doux Ami qui perce lui-même sa balle, la souffrance n'est que douceur, sa main est si douce! Quelle différence avec celle des créatures!
Je suis pourtant heureuse, oui, bien heureuse de souffrir! Si Jésus ne perce pas directement sa petite balle, c'est bien lui qui conduit la main qui la blesse! O ma Mère, si vous saviez jusqu'à quel point je veux être indifférente aux choses de la terré! Que m'importent toutes les beautés créées? Je serais bien malheureuse si je les possédais! Ah! que mon cœur me paraît grand, quand je le considère par rapport aux biens de ce monde, puisque tous réunis ne pourraient le contenter; mais quand je le considère par rapport à Jésus, comme il me semble petit!
Qu'il est bon pour moi Celui qui sera bientôt mon Fiancé! qu'il est divinement aimable en ne permettant pas que je me laisse captiver par aucune chose d'ici-bas! Il sait bien que, s'il m'envoyait seulement une ombre de bonheur, je m'y attacherais avec toute l'énergie, toute la force de mon cœur; et cette ombre il me la refuse!... Il préfère me laisser dans les ténèbres, plutôt que de me donner une fausse lueur qui ne serait pas Lui.
Je ne veux pas que les créatures aient un seul atome de mon amour; je veux tout donner à Jésus, puisqu'il me fait comprendre que lui seul est le bonheur parfait. Tout sera pour lui, tout! Et même quand je n'aurai rien à lui offrir, comme ce soir, je lui donnerai ce rien...
Lettre IIIe.
1889.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Oui, je les désire ces blessures de cœur, ces coups d'épingle qui font tant souffrir!... A toutes les extases, je préfère le sacrifice. C'est là qu'est le bonheur pour moi, je ne le trouve nulle part ailleurs. Le petit roseau n'a pas peur de se rompre, car il est planté au bord des eaux de l'amour; aussi, lorsqu'il plie, cette onde bienfaisante le fortifie et lui fait désirer qu'un autre orage vienne à nouveau courber sa tête. C'est ma faiblesse qui fait toute ma force. Je ne puis me briser, puisque quelque chose qui m'arrive, je ne vois que la douce main de Jésus.
Rien de trop à souffrir pour conquérir la palme!
Lettre IVe.
Pendant sa retraite de Profession.
Septembre 1890.
Ma Mère chérie,
Il faut que votre petit solitaire vous donne l'itinéraire de son voyage.
Avant de partir, mon Fiancé m'a demandé dans quel pays je voulais voyager, quelle route je désirais suivre. Je lui ai répondu que je n'avais qu'un seul désir, celui de me rendre au sommet de la Montagne de l'Amour.
Aussitôt, des routes nombreuses s'offrirent à mes regards; mais il y en avait tant de parfaites que je me vis incapable d'en choisir aucune de mon plein gré. Je dis alors à mon divin Guide: Vous savez où je désire me rendre, vous savez pour qui je veux gravir la montagne, vous connaissez Celui que j'aime et que je veux contenter uniquement. C'est pour lui seul que j'entreprends ce voyage, menez-moi donc par les sentiers de son choix; pourvu qu'il soit content, je serai au comble du bonheur.
Et Notre-Seigneur me prit par la main et me fit entrer dans un souterrain où il ne fait ni froid ni chaud, où le soleil ne luit pas, où la pluie et le vent n'ont pas d'accès; un souterrain où je ne vois rien qu'une clarté à demi voilée, la clarté que répandent autour d'eux les yeux baissés de la Face de Jésus.
Mon Fiancé ne me dit rien, et moi je ne lui dis rien non plus, sinon que je l'aime plus que moi, et je sens au fond de mon cœur qu'il en est ainsi, car je suis plus à lui qu'à moi.
Je ne vois pas que nous avancions vers le but de notre voyage, puisqu'il s'effectue sous terre; et pourtant il me semble, sans savoir comment, que nous approchons du sommet de la montagne.
Je remercie mon Jésus de me faire marcher dans les ténèbres; j'y suis dans une paix profonde. Volontiers je consens à rester toute ma vie religieuse dans ce souterrain obscur où il m'a fait entrer; je désire seulement que mes ténèbres obtiennent la lumière aux pécheurs.
Je suis heureuse, oui, bien heureuse de n'avoir aucune consolation; j'aurais honte que mon amour ressemblât à celui des fiancées de la terre qui regardent toujours aux mains de leurs fiancés pour voir s'ils ne leur apportent pas quelque présent; ou bien à leur visage, pour y surprendre un sourire d'amour qui les ravit.
Thérèse, la petite fiancée de Jésus, aime Jésus pour lui-même; elle ne veut regarder le visage de son Bien-Aimé qu'afin d'y surprendre des larmes qui la ravissent par leurs charmes cachés. Ces larmes, elle veut les essuyer, elle veut les recueillir, comme des diamants inestimables, pour en broder sa robe de noces.
Jésus! Je voudrais tant l'aimer! L'aimer comme jamais il n'a été aimé...
Atout prix, je veux cueillir la palme d'Agnès; si ce n'est par le sang, il faut que ce soit par l'Amour...
Lettre Ve.
1890.
L'amour peut suppléer à une longue vie. Jésus ne regarde pas au temps puisqu'il est éternel. Il ne regarde qu'à l'amour. O ma petite Mère, demandez-lui de m'en donner beaucoup! Je ne désire pas l'amour sensible; pourvu qu'il soit sensible pour Jésus, cela me suffit. Oh! l'aimer et le faire aimer, que c'est doux! Dites-lui de me prendre le jour de ma Profession si je dois encore l'offenser, car je voudrais emporter au Ciel la robe blanche de mon second baptême, sans aucune souillure. Jésus peut m'accorder la grâce de ne plus l'offenser ou bien de ne faire que des fautes qui ne l'offensent pas. qui ne lui fassent pas de peine, mais ne servent qu'à m'humilier et à rendre mon amour plus fort.
Il n'y a aucun appui à chercher hors de Jésus. Lui seul est immuable. Quel bonheur de penser qu'il ne peut changer!
Lettre VIe.
1891.
Ma petite Mère chérie,
Oh! que votre lettre m'a fait de bien! Ce passage a été lumineux pour mon âme: «Retenons une parole qui pourrait nous élever aux yeux des autres.» Oui, il faut tout garder pour Jésus avec un soin jaloux; c'est si bon de travailler pour lui tout seul! Alors, comme le cœur est rempli de joie! comme l'âme est légère!...
Demandez à Jésus que son grain de sable lui sauve beaucoup d'âmes en peu de temps, pour voler plus promptement vers sa Face adorée.
Lettre VIIe.
1892.
Voici le rêve d'un grain de sable: Jésus seul!... rien que lui! Le grain de sable est si petit que, s'il voulait ouvrir son cœur à un autre qu'à Jésus, il n'y aurait plus de place pour ce Bien-Aimé.
Quel bonheur d'être si bien cachées que personne ne pense à nous, d'être inconnues, même aux personnes qui vivent avec nous! O ma petite Mère! comme je désire être inconnue de toutes les créatures! Je n'ai jamais désiré la gloire humaine, le mépris avait eu de l'attrait pour mon cœur; mais, ayant reconnu que c'était encore trop glorieux pour moi, je me suis passionnée pour l'oubli.
La gloire de mon Jésus, voilà toute mon ambition; la mienne, je la lui abandonne; et s'il semble m'oublier, eh bien! il est libre, puisque je ne suis plus à moi, mais à Lui. Il se lassera plus vite de me faire attendre que moi de l'attendre!
Lettre VIIIe.
28 mai 1897.
Ce jour-là, tandis que sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus souffrait d'un fort accès de fièvre, une de nos sœurs vint lui demander son concours immédiat pour un travail de peinture difficile à exécuter; un instant, son visage trahit le combat intérieur, ce dont s'aperçut Mère Agnès de Jésus qui était présente. Le soir, Thérèse lui écrivit cette lettre:
Ma Mère bien-aimée,
Tout à l'heure votre enfant a versé de douces larmes; des larmes de repentir, mais plus encore de reconnaissance et d'amour. Aujourd'hui je vous ai montré ma vertu, mes trésors de patience! Et moi qui prêche si bien les autres! Je suis contente que vous ayez vu mon imperfection. Vous ne m'avez pas grondée... cependant je le méritais; mais en toute circonstance, votre douceur m'en dit plus long que des paroles sévères; vous êtes pour moi l'image de la divine miséricorde.
Oui, mais Sœur ***, au contraire, est ordinairement l'image de la sévérité du bon Dieu. Eh bien, je viens de la rencontrer. Au lieu de passer froidement près de moi, elle m'a embrassée en médisant: «Pauvre petite sœur, vous m'avez fait pitié! Je ne veux pas vous fatiguer, laissez l'ouvrage que je vous ai demandé, j'ai eu tort.»
Moi qui sentais dans mon cœur la contrition parfaite, je fus bien surprise de ne recevoir aucun reproche. Je sais bien qu'au fond elle doit me trouver imparfaite; c'est parce qu'elle croit à ma mort prochaine qu'elle m'a ainsi parlé. Mais n'importe, je n'ai entendu que des paroles douces et tendres sortir de sa bouche; alors je l'ai trouvée bien bonne, et moi je me suis trouvée bien méchante!
En rentrant dans notre cellule, je me demandais ce que Jésus pensait de moi. Aussitôt, je me suis rappelé ce qu'il dit un jour à la femme adultère: «Quelqu'un t'a-t-il condamnée[244]?» Et moi, les larmes aux yeux, je lui ai répondu: «Personne, Seigneur... ni ma petite Mère, image de votre tendresse, ni ma Sœur ***, image de votre justice; et je sens bien que je puis aller en paix, car vous ne me condamnerez pas non plus!»
O ma Mère bien-aimée, je vous l'avoue, je suis bien plus heureuse d'avoir été imparfaite que si, soutenue par la grâce, j'avais été un modèle de patience. Cela me fait tant de bien de voir que Jésus est toujours aussi doux, aussi tendre pour moi. Vraiment, il y a de quoi mourir de reconnaissance et d'amour.
Ma petite Mère, vous comprendrez que, ce soir, le vase de la miséricorde divine a débordé pour votre enfant. Ah! dès à présent, je le reconnais: oui, toutes mes espérances seront comblées... oui, le Seigneur fera pour moi des merveilles qui surpasseront infiniment mes immenses désirs...
Lettres à Sœur Marie du Sacré-Cœur.
——
Lettre Ire.
21 février 1888.
Ma chère Marie,
Si tu savais le cadeau que papa m'a fait la semaine dernière!... Je crois que si je te le donnais en cent, et même en mille, tu ne le devinerais pas. Eh bien! ce bon petit père m'a acheté un petit agneau d'un jour, tout blanc et tout frisé. Il m'a dit, en me l'offrant, qu'il voulait, avant mon entrée au Carmel, me faire le plaisir d'avoir un petit agneau. Tout le monde était heureux, Céline était ravie. Ce qui surtout m'avait touchée, c'était la bonté de papa en me le donnant; et puis, un agneau, c'est si symbolique! il me faisait penser à Pauline.
Jusqu'ici tout va bien, tout est ravissant; mais il faut attendre la fin. Déjà, nous faisions des châteaux en Espagne, nous nous attendions à voir notre agneau bondir autour de nous, au bout de deux ou trois jours; mais hélas! la jolie petite bête est morte dans l'après-midi. Pauvre petite! à peine née, elle a souffert, puis elle est morte.
Elle était si gentille, elle avait l'air si innocent que Céline a fait son portrait; puis, papa a creusé une fosse dans laquelle on a mis le petit agneau qui semblait dormir; je n'ai pas voulu que la terre le recouvrît: nous avons jeté de la neige sur lui et puis tout a été fini...
Tu ne sais pas, ma chère marraine, combien la mort de ce petit animal m'a donné à réfléchir. Oh! oui, sur la terre il ne faut s'attacher à rien, pas même aux choses les plus innocentes, car elles nous manquent au moment où nous y pensons le moins. Seul ce qui est éternel peut nous contenter.
Lettre IIe.
Pendant sa retraite de Prise d'Habit.
8 janvier 1889.
Ma sœur chérie, votre petit agnelet—comme vous aimez à m'appeler—voudrait vous emprunter un peu de force et de courage. Il ne peut rien dire à Jésus; et surtout, Jésus ne lui dit absolument rien. Priez pour moi, afin que ma retraite plaise quand même au Cœur de Celui qui seul lit au plus profond de l'âme!
La vie est pleine de sacrifices, c'est vrai; mais pourquoi y chercher du bonheur? N'est-ce pas simplement «une nuit à passer dans une mauvaise hôtellerie», comme le dit notre Mère sainte Thérèse?
Je vous avoue que mon cœur a une soif ardente de bonheur; mais je vois bien que nulle créature n'est capable de l'étancher! Au contraire, plus je boirais à cette source enchanteresse, plus ma soif serait brûlante.
Je connais une source «où, après avoir bu, on a soif encore[245]»: mais d'une soif très douce, d'une soif que l'on peut toujours satisfaire: cette source, c'est la souffrance connue de Jésus seul!...
Lettre IIIe.
14 août 1889.
Vous voulez un mot de votre petit agnelet. Que voulez-vous qu'il vous dise? N'a-t-il pas été instruit par vous? Rappelez-vous le temps où, me tenant sur vos genoux, vous me parliez du Ciel...
Je vous entends encore me dire: «Regarde ceux qui veulent s'enrichir, vois quel mal ils se donnent pour gagner de l'argent; et nous, ma petite Thérèse, nous pouvons à chaque instant, et sans prendre tant de peine, acquérir des trésors pour le Ciel; nous pouvons ramasser des diamants comme avec un râteau! Pour cela, il suffit de faire toutes nos actions par amour pour le bon Dieu.» Et je m'en allais le cœur rempli de joie et du désir d'amasser aussi de grands trésors. Le temps a fui, depuis ces heureux moments écoulés dans notre doux nid. Jésus est venu nous visiter, il nous a trouvées dignes de passer par le creuset de la souffrance.
Le bon Dieu nous dit qu'au dernier jour «il essuiera toutes les larmes de nos yeux[246]»; et, sans doute, plus il y aura de larmes à essuyer, plus la consolation sera grande...
Priez bien, demain, pour la petite fille que vous avez élevée et qui, sans vous, ne serait peut-être pas au Carmel.
Lettre IVe.
Pendant sa Retraite de Profession.
4 septembre 1890.
Votre petite fille n'entend guère les harmonies célestes: son voyage de noces est bien aride! Son Fiancé, il est vrai, lui fait parcourir des pays fertiles et magnifiques; mais la nuit l'empêche de rien admirer et surtout de jouir de toutes ces merveilles.
Vous allez peut-être croire qu'elle s'en afflige? Mais non, au contraire, elle est heureuse de suivre son Fiancé pour Lui seul et non à cause de ses dons. Lui seul, il est si beau! si ravissant! même quand il se tait, même quand il se cache!
Comprenez votre petite fille: elle est lasse des consolations de la terre, elle ne veut plus que son Bien-Aimé.
Je crois que le travail de Jésus, pendant cette retraite, a été de me détacher de tout ce qui n'est pas lui. Ma seule consolation est une force et une paix très grandes; et puis, j'espère être comme Jésus veut que je sois: c'est ce qui fait tout mon bonheur.
Si vous saviez combien ma joie est grande de n'en avoir aucune pour faire plaisir à Jésus! C'est de la joie raffinée, bien qu'elle ne soit nullement sentie!
Lettre Ve.
7 septembre 1890.
Demain je serai l'épouse de Jésus, de Celui dont le «Visage était caché et que personne n'a reconnu[247]!» Quelle alliance et quel avenir! Que faire pour le remercier, pour me rendre moins indigne d'une telle faveur?...
... Que j'ai soif du Ciel, de ce séjour bienheureux où l'on aimera Jésus sans réserve! Mais il faut souffrir et pleurer pour y arriver; eh bien! je veux souffrir tout ce qu'il plaira à mon Bien-Aimé, je veux le laisser faire de sa petite balle tout ce qu'il désire.
Ma Marraine chérie, vous me dites que mon petit Jésus est très bien paré pour le jour de mes noces; vous vous demandez seulement pourquoi je ne lui ai pas mis les bougies roses neuves? Les autres m'en disent plus long à l'âme: elles ont commencé à brûler le jour de ma Prise d'habit, alors elles étaient fraîches et roses; papa, qui me les avait données, était là, et tout était joie! Mais maintenant, la couleur de rose est passée..... Y a-t-il encore ici-bas des joies couleur de rose pour votre petite Thérèse? Oh! non, il n'y a plus pour elle que des joies célestes, des joies où tout le créé, qui n'est rien, fait place à l'incréé qui est la réalité...
Lettre VIe.
17 septembre 1896.
Ma sœur bien-aimée, je ne suis pas embarrassée pour vous répondre... Comment pouvez-vous me demander s'il vous est possible d'aimer le bon Dieu comme je l'aime?... Mes désirs du martyre ne sont rien; je ne leur dois pas la confiance illimitée que je sens en mon cœur. A vrai dire, on peut les appeler ces richesses spirituelles qui rendent injuste[248], lorsqu'on s'y repose avec complaisance, et que l'on croit qu'ils sont quelque chose de grand... Ces désirs sont une consolation que Jésus accorde parfois aux âmes faibles comme la mienne—et ces âmes sont nombreuses.—Mais, lorsqu'il ne donne pas cette consolation, c'est une grâce de privilège; rappelez-vous ces paroles d'un saint religieux: «Les martyrs ont souffert avec joie et le Roi des Martyrs a souffert avec tristesse!» Oui, Jésus a dit: «Mon Père, éloignez de moi ce calice.»[249] Comment pouvez-vous penser maintenant que mes désirs sont la marque de mon amour? Ah! je sens bien que ce n'est pas cela du tout qui plaît au bon Dieu dans ma petite âme. Ce qui lui plaît, c'est de me voir aimer ma petitesse et ma pauvreté, c'est l'espérance aveugle que j'ai en sa miséricorde... Voilà mon seul trésor, Marraine chérie, pourquoi ce trésor ne serait-il pas le vôtre?
N'êtes-vous pas prête à souffrir tout ce que le bon Dieu voudra? Oui, je le sais bien; alors, si vous désirez sentir de la joie, avoir de l'attrait pour la souffrance, c'est donc votre consolation que vous cherchez, puisque, lorsqu'on aime une chose, la peine disparaît. Je vous assure que si nous allions ensemble au martyre, vous auriez un grand mérite, et moi je n'en aurais aucun, à moins qu'il ne plaise à Jésus de changer mes dispositions.
O ma sœur chérie, je vous en prie, comprenez-moi! comprenez que pour aimer Jésus, être sa victime d'amour, plus on est faible et misérable, plus on est propre aux opérations de cet amour consumant et transformant... Le seul désir d'être victime suffit; mais il faut consentir à rester toujours pauvre et sans force, et voilà le difficile, car le véritable pauvre d'esprit, où le trouver? Il faut le chercher bien loin[250], dit l'auteur de l'Imitation... Il ne dit pas qu'il faut le chercher parmi les grandes âmes, mais bien loin, c'est-à-dire dans la bassesse, dans le néant... Ah! restons donc bien loin de tout ce qui brille, aimons notre petitesse, aimons à ne rien sentir; alors nous serons pauvres d'esprit, et Jésus viendra nous chercher, si loin que nous soyons; il nous transformera en flammes d'amour!... Oh! que je voudrais pouvoir vous faire comprendre ce que je sens! C'est la confiance et rien que la confiance qui doit nous conduire à l'Amour... La crainte ne conduit-elle pas à la justice sévère telle qu'on la représente aux pécheurs? Mais ce n'est pas cette justice que Jésus aura pour ceux qui l'aiment.
Le bon Dieu ne vous donnerait pas ce désir d'être possédée par son Amour miséricordieux, s'il ne vous réservait cette faveur; ou plutôt, il vous l'a déjà faite, puisque vous êtes toute livrée à Lui, puisque vous désirez être consumée par Lui, et que jamais le bon Dieu ne donne de désirs qu'il ne veuille réaliser.
Puisque nous voyons la voie, courons ensemble. Je le sens, Jésus veut nous faire les mêmes grâces, il veut nous donner gratuitement son Ciel.
Marraine chérie, vous voudriez encore entendre les secrets que Jésus confie à votre petite fille; mais la parole humaine est impuissante à redire des choses que le cœur humain peut à peine pressentir. D'ailleurs, ses secrets, Jésus vous les confie aussi, car c'est vous qui m'avez appris à recueillir ses divins enseignements; c'est vous qui, en mon nom, avez promis au jour de mon baptême que je ne voulais servir que Lui seul; vous avez été l'ange qui m'a conduite et guidée sur la route de l'exil, c'est vous qui m'avez offerte au Seigneur! Aussi je vous aime comme une enfant sait aimer sa mère; au ciel seulement vous connaîtrez toute la reconnaissance qui déborde de mon cœur.
Votre petite fille,
Thérèse de l'Enfant-Jésus.
Lettres à Sœur Françoise-Thérèse[251].
——
Lettre Ire.
13 août 1893.
Chère petite sœur Thérèse,
Tes vœux sont donc comblés! Comme la colombe sortie de l'arche, tu ne pouvais trouver sur la terre du monde où poser le pied, tu as volé longtemps, cherchant à rentrer dans la demeure bénie où ton cœur avait pour jamais fixé son séjour. Jésus s'est fait attendre, mais enfin les gémissements de sa colombe l'ont touché, il a étendu sa main divine, il l'a prise et l'a placée dans son Cœur, dans le tabernacle de son amour.
Ah! sans doute, ma joie est toute spirituelle puisque désormais je ne dois plus te revoir ici-bas, je ne dois plus entendre ta voix en épanchant mon cœur dans le tien. Mais je sais que la terre est un lieu de passage, nous sommes des voyageurs qui cheminons vers notre patrie; qu'importe si la route que nous suivons n'est pas absolument la même, puisque notre terme unique c'est le Ciel, où nous serons réunies pour ne plus nous quitter. C'est là que nous goûterons éternellement les joies de la famille... Que de choses nous aurons à nous dire après l'exil de cette vie! Ici-bas la parole est impuissante, mais là-haut un seul regard suffira pour nous comprendre et, je le crois, notre joie sera encore plus grande que si jamais nous ne nous étions séparées.
En attendant, il nous faut vivre de sacrifices, sans cela la vie religieuse serait-elle méritoire? Non, n'est-ce pas! Comme on nous le disait dans une instruction: «Si les chênes des forêts atteignent une si grande hauteur, c'est parce que, pressés de tous côtés, ils ne dépensent pas leur sève à pousser des branches à droite et à gauche, mais s'élèvent droit vers le ciel. Ainsi, dans la vie religieuse, l'âme se trouve pressée de toutes parts par sa règle, par l'exercice de la vie commune, et il faut que tout lui devienne un moyen de s'élever très haut vers les Cieux.»
Ma sœur bien-aimée, prie pour ta petite Thérèse afin qu'elle profite de l'exil de la terre et des moyens abondants qu'elle a pour mériter le Ciel...
Lettre IIe.
Janvier 1895.
Chère petite sœur,
Comme l'année qui vient de s'écouler a été fructueuse pour le Ciel!... Notre père chéri a vu ce que «l'œil de l'homme ne peut contempler», il a entendu l'harmonie des anges... et son cœur comprend, son âme jouit des récompenses que Dieu a préparées à ceux qui l'aiment!... Notre tour viendra aussi; oh! qu'il est doux de penser que nous voguons vers l'éternel rivage!
Ne trouves-tu pas, comme moi, que le départ de notre père bien-aimé nous a rapprochées des Cieux? Plus de la moitié de la famille jouit maintenant de la vue de Dieu, et les cinq exilées ne tarderont pas à s'envoler vers leur Patrie. Cette pensée de la brièveté de la vie me donne du courage, elle m'aide à supporter les fatigues du chemin. «Qu'importe un peu de travail sur la terre, nous passons et n'avons point ici de demeure permanente[252]!»
Pense à ta Thérèse pendant ce mois consacré à l'Enfant-Jésus, demande-lui qu'elle reste toujours petite, toute petite!... Je lui ferai pour toi la même prière, car je connais tes désirs et je sais que l'humilité est ta vertu préférée.
Laquelle des Thérèse sera la plus fervente? Celle qui sera la plus humble, la plus unie à Jésus, la plus fidèle à faire toutes ses actions par amour. Ne laissons passer aucun sacrifice, tout est si grand dans la vie religieuse... Ramasser une épingle par amour peut convertir une âme! C'est Jésus qui seul peut donner un tel prix à nos actions, aimons-le donc de toutes nos forces...
Lettre IIIe.
12 juillet 1896.
Ma chère petite Léonie,
J'aurais répondu à ta lettre dimanche dernier, si elle m'avait été donnée; mais tu sais qu'étant la plus petite, je suis exposée à ne voir les lettres que bien après mes sœurs, ou même pas du tout... Ce n'est que vendredi que j'ai lu la tienne, ainsi pardonne-moi si je suis en retard.
Oui, tu as raison, Jésus se contente d'un regard, d'un soupir d'amour. Pour moi, je trouve la perfection bien facile à pratiquer, parce que j'ai compris qu'il n'y a qu'à prendre Jésus par le cœur. Regarde un petit enfant qui vient de fâcher sa mère, soit en se mettant en colère ou bien en lui désobéissant; s'il se cache dans un coin avec un air boudeur et qu'il crie dans la crainte d'être puni, sa maman ne lui pardonnera certainement pas sa faute; mais s'il vient lui tendre ses petits bras en disant: «Embrasse-moi, je ne recommencerai plus», est-ce que sa mère ne le pressera pas aussitôt sur son cœur avec tendresse, oubliant tout ce qu'il a fait?... Cependant elle sait bien que son cher petit recommencera à la prochaine occasion, mais cela ne fait rien, et, s'il la prend encore par le cœur, jamais il ne sera puni.
Au temps de la loi de crainte, avant la venue de Notre-Seigneur, le prophète Isaïe disait déjà en parlant au nom du Roi des Cieux: «Une mère peut-elle oublier son enfant?... Eh bien! quand même une mère oublierait son enfant, moi, je ne vous oublierai jamais[253].» Quelle ravissante promesse! Ah! nous qui vivons sous la loi d'amour, comment ne pas profiter des amoureuses avances que nous fait notre Epoux? Comment craindre Celui qui se laisse enchaîner par un cheveu qui vole sur notre cou[254]? Sachons donc le retenir prisonnier, ce Dieu qui devient le mendiant de notre amour. En nous disant que c'est un cheveu qui peut opérer ce prodige, il nous montre que les plus petites actions faites par amour sont celles qui charment son Cœur. Ah! s'il fallait faire de grandes choses, combien serions-nous à plaindre! Mais que nous sommes heureuses, puisque Jésus se laisse enchaîner par les plus petites!... Ce ne sont pas les petits sacrifices qui te manquent, ma chère Léonie, ta vie n'en est-elle pas composée? Je me réjouis de te voir en face d'un pareil trésor et surtout en pensant que tu sais en profiter, non seulement pour toi, mais encore pour les pauvres pécheurs. Il est si doux d'aider Jésus à sauver les âmes qu'il a rachetées au prix de son sang, et qui n'attendent que notre secours pour ne pas tomber dans l'abîme.
Il me semble que, si nos sacrifices captivent Jésus, nos joies l'enchaînent aussi; pour cela il suffit de ne pas se concentrer dans un bonheur égoïste, mais d'offrir à notre Epoux les petites joies qu'il sème sur le chemin de la vie, pour charmer nos cœurs et les élever jusqu'à lui.
Tu me demandes des nouvelles de ma santé. Eh bien, je ne tousse plus du tout. Es-tu contente? Cela n'empêchera pas le bon Dieu de me prendre quand il voudra. Puisque je fais tous mes efforts pour être un tout petit enfant, je n'ai pas de préparatifs à faire. Jésus doit lui-même payer tous les frais du voyage et le prix d'entrée au Ciel!
Adieu, ma sœur bien-aimée, n'oublie pas, près de lui, la dernière, la plus pauvre de tes sœurs.
Lettre IVe.
17 juillet 1897.
Ma chère Léonie,
Je suis bien heureuse de pouvoir m'entretenir avec toi, il y a quelques jours je ne pensais plus avoir cette consolation sur la terre; mais le bon Dieu paraît vouloir prolonger un peu mon exil. Je ne m'en afflige pas, car je ne voudrais point entrer au Ciel une minute plus tôt par ma propre volonté. L'unique bonheur ici-bas, c'est de s'appliquer à toujours trouver délicieuse la part que Jésus nous donne; la tienne est bien belle, ma chère petite sœur. Si tu veux être une sainte cela te sera facile, n'aie qu'un seul but: faire plaisir à Jésus, t'unir toujours plus intimement à lui.
Adieu, ma sœur chérie, je voudrais que la pensée de mon entrée au Ciel te remplît de joie, puisque je pourrai plus que jamais te prouver ma tendresse. Dans le Cœur de notre céleste Epoux, nous vivrons de la même vie, et pour l'éternité je resterai
Ta toute petite sœur,
Thérèse de l'Enfant-Jésus.
A sa cousine Marie Guérin.
——
Lettre Ire.
1888.
Avant de recevoir tes confidences (à propos des scrupules), je pressentais tes angoisses; mon cœur était uni au tien. Puisque tu as l'humilité de demander des conseils à ta petite Thérèse, elle va te dire ce qu'elle pense. Tu m'as causé beaucoup de peine en laissant tes communions, parce que tu en as causé à Jésus. Il faut que le démon soit bien fin pour tromper ainsi une âme! Ne sais-tu pas, ma chérie, que tu lui fais atteindre ainsi le but de ses désirs? Il n'ignore pas, le perfide, qu'il ne peut faire pécher une âme qui veut être toute au bon Dieu; aussi, s'efforce-t-il seulement de lui persuader qu'elle pèche. C'est déjà beaucoup; mais, pour sa rage, ce n'est pas encore assez... il poursuit autre chose: il veut priver Jésus d'un tabernacle aimé. Ne pouvant entrer, lui, dans ce sanctuaire, il veut du moins qu'il demeure vide et sans maître. Hélas! que deviendra ce pauvre cœur!... Quand le diable a réussi à éloigner une âme de la communion, il a tout gagné, et Jésus pleure!...
O ma petite Marte, pense donc que ce doux Jésus est là, dans le Tabernacle, exprès pour toi, pour toi seule, qu'il brûle du désir d'entrer dans ton cœur. N'écoute pas le démon, moque-toi de lui, et va sans crainte recevoir le Jésus de la paix et de l'amour.
Mais je t'entends dire: Thérèse pense cela parce qu'elle ne sait pas mes misères... Si, elle sait bien, elle devine tout, elle t'assure que tu peux aller sans crainte recevoir ton seul Ami véritable. Elle a aussi passé par le martyre du scrupule, mais Jésus lui a fait la grâce de communier toujours, alors même qu'elle pensait avoir commis de grands péchés. Eh bien, je t'assure qu'elle a reconnu que c'était le seul moyen de se débarrasser du démon; s'il voit qu'il perd son temps, il nous laisse tranquille.
Non, il est impossible qu'un cœur dont l'unique repos est de contempler le Tabernacle—et c'est le tien, me dis-tu—offense Nôtre-Seigneur au point de ne pouvoir le recevoir. Ce qui offense Jésus, ce qui le blesse au Cœur, c'est le manque de confiance.
Prie-le beaucoup, afin que tes plus belles années ne se passent pas en craintes chimériques. Nous n'avons que les courts instants de la vie à dépenser pour la gloire de Dieu; le diable le sait bien; c'est pour cela qu'il essaie de nous les faire consumer en travaux inutiles. Petite sœur chérie, communie souvent, bien souvent, voilà le seul remède si tu veux guérir.
Lettre IIe.
1894.
Tu ressembles à une petite villageoise qu'un roi puissant demanderait en mariage, et qui n'oserait accepter sous prétexte qu'elle n'est pas assez riche, qu'elle est étrangère aux usages de la cour. Mais son royal fiancé ne connaît-il pas mieux qu'elle sa pauvreté et son ignorance?
Marie, si tu n'es rien, oublies-tu que Jésus est tout? Tu n'as qu'à perdre ton petit rien dans son infini tout, et à ne plus penser qu'à ce tout uniquement aimable.
Tu voudrais voir, me dis-tu, le fruit de tes efforts? C'est justement ce que Jésus veut te cacher. Il se plaît à regarder tout seul ces petits fruits de vertu que nous lui offrons et qui le consolent.
Tu te trompes, ma chérie, si tu crois que ta Thérèse marche avec ardeur dans le chemin du sacrifice: elle est faible, bien faible; et, chaque jour, elle en fait une nouvelle et salutaire expérience. Mais Jésus se plaît à lui communiquer la science de se glorifier de ses infirmités[255]. C'est une grande grâce que celle-là, et je le prie de te la donner, car dans ce sentiment se trouvent la paix et le repos du cœur. Quand on se voit si misérable, on ne veut plus se considérer; on regarde seulement l'unique Bien-Aimé.
Tu me demandes un moyen pour arriver à la perfection. Je n'en connais qu'un seul: L'AMOUR. Aimons, puisque notre cœur n'est fait que pour cela. Parfois, je cherche un autre mot pour exprimer l'amour; mais sur la terre d'exil, la parole qui commence et finit[256] est bien impuissante à rendre les vibrations de l'âme; il faut donc s'en tenir à ce mot unique et simple: AIMER.
Mais à qui notre pauvre cœur prodiguera-t-il l'amour? Qui donc sera assez grand pour recevoir ses trésors? Un être humain saura-t-il les comprendre? et surtout, pourra-t-il les rendre? Marie, il n'existe qu'un Etre pour comprendre l'amour: c'est notre JÉSUS; Lui seul peut nous rendre infiniment plus que nous ne lui donnerons jamais...
A sa cousine Jeanne Guérin.
(Mme La Néele.)
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Août 1895.
Il est bien grand, ma chère Jeanne, le sacrifice que Dieu t'a demandé en appelant au Carmel ta petite Marie; mais souviens-toi «qu'il a promis le centuple à celui qui, pour son amour, aura quitté son père, ou sa mère, ou sa sœur[257].» Eh bien, puisque tu n'as pas hésité, pour l'amour de Jésus, à te séparer d'une sœur, chérie au delà de tout ce qu'on peut dire, il se trouve obligé de tenir sa promesse. Je sais qu'ordinairement ces paroles sont appliquées aux âmes religieuses; cependant, je sens au fond de mon cœur qu'elles ont été prononcées aussi pour les généreux parents, qui font à Dieu le sacrifice d'enfants plus chers qu'eux-mêmes.
Aux deux missionnaires
ses Frères spirituels.
FRAGMENTS
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Lettre Ire.
26 décembre 1895.
Notre-Seigneur ne nous demande jamais de sacrifice au-dessus de nos forces. Parfois, il est vrai, ce divin Sauveur nous fait sentir toute l'amertume du calice qu'il présente à notre âme. Lorsqu'il demande le sacrifice de tout ce qui est le plus cher au monde, il est impossible, à moins d'une grâce toute particulière, de ne pas s'écrier comme lui au jardin de l'Agonie: «Mon Père, que ce calice s'éloigne de moi...» Mais empressons-nous d'ajouter aussi: «Que votre volonté soit faite et non la mienne.»[258] Il est bien consolant de penser que Jésus, le divin Fort, a connu toutes nos faiblesses, qu'il a tremblé à la vue du calice amer, ce calice qu'il avait autrefois si ardemment désiré.
Monsieur l'Abbé, votre part est vraiment belle, puisque Notre-Seigneur vous l'a choisie et que, le premier, il a trempé ses lèvres à la coupe qu'il vous présente. Un saint l'a dit: «Le plus grand honneur que Dieu puisse faire à une âme, ce n'est pas de lui donner beaucoup, c'est de lui demander beaucoup.» Jésus vous traite en privilégié; il veut que, déjà, vous commenciez votre mission et que, par la souffrance, vous sauviez des âmes. N'est-ce pas en souffrant, en mourant, que lui-même a racheté le monde? Je sais que vous aspirez au bonheur de sacrifier votre vie pour lui; mais le martyre du cœur n'est pas moins fécond que l'effusion du sang; et, dès maintenant, ce martyre est le vôtre. J'ai donc bien raison de dire que votre part est belle, qu'elle est digne d'un apôtre du Christ.
Lettre IIe.
1896.
Travaillons ensemble au salut des âmes; nous n'avons que l'unique jour de cette vie pour les sauver, et donner ainsi au Seigneur des preuves de notre amour. Le lendemain de ce jour sera l'éternité; alors Jésus vous rendra au centuple les joies si douces que vous lui sacrifiez. Il connaît l'étendue de votre immolation, il sait que la souffrance de ceux qui vous sont chers augmente encore la vôtre; mais Lui-même a souffert ce martyre pour sauver nos âmes. Il a quitté sa Mère, il a vu la Vierge Immaculée debout au pied de la Croix, le cœur transpercé d'un glaive de douleur; aussi j'espère que notre divin Sauveur consolera votre bonne mère, et je le lui demande instamment.
Ah! si le divin Maître laissait entrevoir à ceux que vous allez quitter pour son amour la gloire qu'il vous réserve, la multitude d'âmes qui formeront votre cortège au Ciel, ils seraient déjà récompensés du grand sacrifice que votre éloignement va leur causer.
Lettre IIIe.
24 février 1896.
Je vous demande de faire chaque jour pour moi cette petite prière qui renferme tous mes désirs:
«Père miséricordieux, au nom de votre doux Jésus, de la sainte Vierge et des saints, je vous demande d'embraser ma sœur de votre Esprit d'amour, et de lui accorder la grâce de vous faire beaucoup aimer.»
Si le Seigneur me prend bientôt avec Lui, je vous supplie de continuer chaque jour la même prière, car je désirerai au Ciel la même chose que sur la terre: AIMER JÉSUS ET LE FAIRE AIMER.
Lettre IVe.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La seule chose que je désire, c'est de voir le bon Dieu aimé; et j'avoue que si, dans le ciel, je ne pouvais plus travailler pour sa gloire, j'aimerais mieux l'exil que la Patrie.
Lettre Ve.
21 juin 1897.
Vous pouvez chanter les divines miséricordes! elles brillent en vous dans toute leur splendeur. Vous aimez saint Augustin, sainte Madeleine, ces âmes auxquelles beaucoup de péchés ont été remis, parce qu'elles ont beaucoup aimé; moi aussi, je les aime, j'aime leur repentir et surtout leur amoureuse audace. Lorsque je vois Madeleine s'avancer devant les nombreux convives de Simon, arroser de ses larmes les pieds de son Maître adoré, qu'elle touche pour la première fois, je sens que son cœur a compris les abîmes d'amour et de miséricorde du Cœur de Jésus, et que, non seulement il est disposé à lui pardonner, mais encore à lui prodiguer les bienfaits de son intimité divine, à l'élever jusqu'aux plus hauts sommets de la contemplation.
Ah! mon frère, depuis qu'il m'a été donné de comprendre, moi aussi, l'amour du Cœur de Jésus, j'avoue qu'il a chassé de mon cœur toute crainte. Le souvenir de mes fautes m'humilie, me porte à ne jamais m'appuyer sur ma force qui n'est que faiblesse; mais, plus encore, ce souvenir me parle de miséricorde et d'amour. Comment, lorsqu'on jette ses fautes, avec une confiance toute filiale, dans le brasier dévorant de l'amour, comment ne seraient-elles pas consumées sans retour?
Je sais qu'un grand nombre de saints passèrent leur vie à faire d'étonnantes mortifications pour expier leurs péchés, mais que voulez-vous! «Il y a plusieurs demeures dans la maison du Père céleste[259]...» Jésus l'a dit, et c'est pour cela que je suis la voie qu'il me trace: je tâche de ne plus m'occuper de moi-même en rien; et ce que Jésus daigne opérer dans mon âme, je le lui abandonne sans réserve.
Lettre VIe.
1897.
Sur cette terre où tout change, une seule chose reste stable: la conduite du Roi des Cieux à l'égard de ses amis. Depuis qu'il a levé l'étendard de la Croix, c'est à son ombre que tous doivent combattre et remporter la victoire. «Toute vie de missionnaire est féconde en croix», disait Théophane Vénard; et encore: «Le vrai bonheur est de souffrir, et, pour vivre, il nous faut mourir.»
Mon frère, les débuts de votre apostolat sont marqués du sceau de la croix: réjouissez-vous! C'est bien plus par la souffrance et la persécution que par de brillantes prédications que Jésus veut affermir son règne dans les âmes.
Vous dites: «Je suis encore un petit enfant qui ne sait pas parler.» Le Père Mazel, qui fut ordonné prêtre le même jour que vous, ne savait pas parler non plus; cependant, il a déjà cueilli la palme... Oh! que les pensées divines sont au-dessus des nôtres!... En apprenant que ce jeune missionnaire était mort, avant même d'avoir foulé le sol de sa mission, je me suis sentie portée à l'invoquer; il me semblait le voir au Ciel dans le glorieux chœur des martyrs. Sans doute, aux yeux des hommes, il ne mérite pas le titre de martyr; mais, au regard du bon Dieu, ce sacrifice sans gloire n'est pas moins fécond que ceux des confesseurs de la foi.
S'il faut être bien pur pour paraître devant le Dieu de toute sainteté, je sais, moi, qu'il est infiniment juste; et cette justice qui effraie tant d'âmes fait le sujet de ma joie et de ma confiance. Etre juste, ce n'est pas seulement exercer la sévérité envers les coupables, c'est encore reconnaître les intentions droites et récompenser la vertu. J'espère autant de la justice du bon Dieu que de sa miséricorde; c'est parce qu'il est juste «qu'il est compatissant et rempli de douceur, lent à punir et abondant en miséricorde. Car il connaît notre fragilité, il se souvient que nous ne sommes que poussière. Comme un père a de la tendresse pour ses enfants, ainsi le Seigneur a compassion de nous[260]!...» O mon frère! en entendant ces belles et consolantes paroles du Roi-Prophète, comment douter que le bon Dieu ne veuille ouvrir les portes de son royaume à ses enfants qui l'ont aimé jusqu'à tout sacrifier pour lui, qui, non seulement, ont quitté leur famille et leur patrie, pour le faire connaître et aimer, mais encore désirent donner leur vie pour lui!... Jésus avait bien raison de dire qu'il n'est pas de plus grand amour que celui-là! Comment donc se laisserait-il vaincre en générosité? Comment purifierait-il, dans les flammes du purgatoire, des âmes consumées des feux de l'amour divin?...
Voici bien des phrases pour exprimer ma pensée, ou plutôt pour ne pas arriver à le faire. Je voulais simplement vous dire que, selon moi, tous les missionnaires sont martyrs par le désir et la volonté; et que, par conséquent, pas un ne devrait aller en purgatoire.
Voilà, mon frère, ce que je pense de la justice du bon Dieu; ma voie est toute de confiance et d'amour, je ne comprends pas les âmes qui ont peur d'un si tendre Ami. Parfois, lorsque je lis certains traités où la perfection est montrée à travers mille entraves, mon pauvre petit esprit se fatigue bien vite, je ferme le savant livre qui me casse la tête et me dessèche le cœur, et je prends l'Ecriture Sainte. Alors tout me paraît lumineux, une seule parole découvre à mon âme des horizons infinis, la perfection me semble facile, je vois qu'il suffit de reconnaître son néant et de s'abandonner, comme un enfant, dans les bras du bon Dieu. Laissant aux grandes âmes, aux esprits sublimes les beaux livres que je ne puis comprendre, encore moins mettre en pratique, je me réjouis d'être petite, puisque «les enfants seuls et ceux qui leur ressemblent seront admis au banquet céleste.»[261] Heureusement que le Royaume des Cieux est composé de plusieurs demeures! car, s'il n'y avait que celles dont la description et le chemin me semblent incompréhensibles, certainement je n'y entrerais jamais...
Lettre VIIe.
13 juillet 1897.
Votre âme est trop grande pour s'attacher aux consolations d'ici-bas! C'est dans les Cieux que vous devez vivre par avance, car il est dit: «Là où est votre trésor, là aussi est votre cœur.»[262] Votre unique trésor, n'est-ce pas Jésus? Puisqu'il est au Ciel, c'est là que doit habiter votre cœur. Ce doux Sauveur a, depuis longtemps, oublié vos infidélités; seuls vos désirs de perfection lui sont présents pour réjouir son cœur.
Je vous en supplie, ne restez plus à ses pieds; suivez ce premier élan qui vous entraîne dans ses bras; c'est là votre place, et je constate, plus encore que dans vos autres lettres, qu'il vous est interdit d'aller au Ciel par une autre voie que celle de votre petite sœur.
Je suis tout à fait de votre avis: le Cœur de Jésus est bien plus attristé des mille petites imperfections de ses amis que des fautes, même graves, que commettent ses ennemis. Mais, mon frère, il me semble que c'est seulement quand les siens se font une habitude de leurs indélicatesses et ne lui en demandent pas pardon, qu'il peut dire: «Ces plaies que vous voyez au milieu de mes mains, je les ai reçues dans la maison de ceux qui m'aimaient.»[263]
Pour ceux qui l'aiment et qui, après chaque petite faute, viennent se jeter dans ses bras en lui demandant pardon, Jésus tressaille de joie. Il dit à ses anges ce que le père de l'enfant prodigue disait à ses serviteurs: «Mettez-lui un anneau au doigt et réjouissons-nous.»[264] Ah! mon frère, que la bonté et l'amour miséricordieux du Cœur de Jésus sont peu connus! Il est vrai que, pour jouir de ces trésors, il faut s'humilier, reconnaître son néant, et voilà ce que beaucoup d'âmes ne veulent pas faire...
Lettre VIIIe.
1897.
Ce qui m'attire vers la Patrie des Cieux, c'est l'appel du Seigneur, c'est l'espoir de l'aimer enfin comme je l'ai tant désiré, et la pensée que je pourrai le faire aimer d'une multitude d'âmes qui le béniront éternellement.
Jamais je n'ai demandé au bon Dieu de mourir jeune: cela m'aurait paru de la lâcheté; mais lui, dès mon enfance, a daigné me donner la persuasion intime que ma course ici-bas serait courte.
Je le sens, nous devons aller au Ciel par la même voie: la souffrance unie à l'amour. Quand je serai au port, je vous enseignerai comment vous devez naviguer sur la mer orageuse du monde: avec l'abandon et l'amour d'un enfant qui sait que son père le chérit, et ne saurait le laisser seul à l'heure du danger.
Oh! que je voudrais vous faire comprendre la tendresse du Cœur de Jésus, ce qu'il attend de vous! Votre dernière lettre a fait tressaillir doucement mon cœur. J'ai compris jusqu'à quel point votre âme est sœur de la mienne, puisqu'elle est appelée à s'élever à Dieu par l'ascenseur de l'amour, et non à gravir le rude escalier de la crainte. Je ne m'étonne pas de voir que la familiarité avec Jésus vous semble difficile: on ne peut y arriver en un jour; mais j'en suis sûre, je vous aiderai beaucoup plus à marcher dans cette voie délicieuse, quand je serai délivrée de mon enveloppe mortelle; et bientôt vous direz, comme saint Augustin: «L'amour est le poids qui m'entraîne.»
Lettre IXe.
26 juillet 1897.
Quand vous lirez ce petit mot, peut-être ne serai-je plus sur la terre. Je ne connais pas l'avenir; cependant, je puis dire avec assurance que l'Epoux est à la porte. Il faudrait un miracle pour me retenir dans l'exil, et je ne pense pas que Jésus le fasse, car il ne fait rien d'inutile.
O mon frère, que je suis heureuse de mourir! Oui, je suis heureuse, non parce que je serai délivrée des souffrances d'ici-bas: la souffrance unie à l'amour est, au contraire, la seule chose qui me paraît désirable en cette vallée de larmes; je suis heureuse de mourir parce que, bien plus qu'ici-bas, je serai utile aux âmes qui me sont chères.
Jésus m'a toujours traitée en enfant gâtée... C'est vrai que sa croix m'a accompagnée dès le berceau; mais cette croix, il me l'a fait aimer avec passion.
Lettre Xe.
14 août 1897.
Au moment de paraître devant le bon Dieu, je comprends plus que jamais qu'il n'y a qu'une chose nécessaire: travailler uniquement pour Lui, et ne rien faire pour soi ni pour les créatures. Jésus veut posséder complètement votre cœur; pour cela, il vous faudra beaucoup souffrir... mais aussi quelle joie inondera votre âme quand vous serez arrivé à l'heureux moment de votre entrée au Ciel!...
Je ne meurs pas, j'entre dans la vie... et tout ce que je ne puis vous dire ici-bas, je vous le ferai comprendre du haut des Cieux...................