Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus et de la Sainte Face Histoire d'une âme écrite par elle-même



PRIÈRE

pour obtenir la béatification
de la Servante de Dieu THÉRÈSE DE L'ENFANT-JÉSUS
et de la SAINTE FACE

O Jésus, qui avez voulu vous faire petit enfant, pour confondre notre orgueil, et qui, plus tard, prononciez cet oracle sublime: «Si vous ne devenez comme de petits enfants, vous n'entrerez point dans le Royaume des cieux», daignez écouter notre humble prière, en faveur de celle qui a vécu, avec tant de perfection, la vie d'enfance spirituelle et nous en a si bien rappelé la voie.

O petit Enfant de la Crèche! par les charmes ravissants de votre divine enfance; ô Face adorable de Jésus! par les abaissements de votre Passion, nous vous en supplions, si c'est pour la gloire de Dieu et la sanctification des âmes, faites que bientôt l'auréole des Bienheureuses rayonne au front si pur de votre petite épouse Thérèse de l'Enfant-Jésus et de la Sainte Face. Ainsi soit-il.

——

Imprimatur:
21 novembre 1907. Thomas, év. de Bayeux et Lisieux.

O Dieu, qui avez embrasé de votre Esprit d'amour l'âme de votre servante, Thérèse de l'Enfant-Jésus, accordez-nous de vous aimer, nous aussi, et de vous faire beaucoup aimer.

——

50 jours d'indulgence.
17 juillet 1909. Thomas, év. de Bayeux et Lisieux.



——

Voulez-vous un moment vivre entre ciel et terre,
Respirer, à plein cœur, un air délicieux,
Voir le monde à vos pieds, planer dans la lumière,
Et croire près de vous quelqu'un venu des cieux?

Lisez ce chant d'amour... Le regard du vulgaire
N'en pénétrerait pas le sens mystérieux;
Vous verrez, vous, comment on aime au monastère,
Et, dans ces murs sacrés, combien l'on est heureux.

A quinze ans! Tendre fleur, petite âme idéale,
Thérèse offre à Jésus sa candeur virginale;
Le Saint-Père a béni ce beau lis pour l'autel:

La douceur de l'agneau, le céleste sourire,
Les lyriques accents, tout en elle a fait dire:
C'est un ange qu'on vit passer par le Carmel.

P. N.

Abbaye de Mondaye, 8 avril 1898.

PRÉFACE

Si l'on nous demande pourquoi nous avons levé le voile mystérieux qui doit recouvrir ici-bas l'existence ignorée d'une humble carmélite, nous le dirons simplement:

Connaissant depuis son enfance cette âme privilégiée, et l'ayant vue grandir chaque jour en sagesse et en grâce, nous lui demandâmes de mettre par écrit les miséricordes du Seigneur à son égard. Nous n'avions point d'arrière-pensée; nous ne songions qu'à notre édification personnelle. Mais en parcourant ce pieux manuscrit, miroir si fidèle d'une âme séraphique, le doute ne fut pas possible; il ne nous fallait plus réserver pour nous seule ce trésor. Une source nouvelle était ouverte aux pauvres altérés de ce monde: c'était notre devoir d'en répandre les eaux vives. Nous l'avons fait. En buvant la première à cette source pure, nous ne pensions pas, hélas! que l'heure fût déjà venue d'en partager les délices... Mais le blanc lis de cette âme virginale s'était épanoui dès les premiers jours d'un printemps radieux; la grappe était mûre avant le temps ordinaire des vendanges. Et le Seigneur se pencha, il cueillit doucement la fleur embaumée, il détacha sans effort sa grappe chérie du cep amer de l'exil, la trouvant totalement dorée des feux de l'Amour divin.

Quelles actions héroïques ou éclatantes avait donc pu accomplir, à l'âge de 24 ans, Sr Thérèse de l'Enfant-Jésus et de la Sainte Face? écrit François Veuillot. La jeune carmélite avait simplement servi Dieu avec une fidélité constante et assidue dans les plus petites choses.

Tout enfant, née dans une famille admirablement chrétienne, elle s'était sentie attirée vers le cloître. Dès l'âge de quinze ans, à force de démarches et de supplications, elle avait obtenu la permission d'entrer au Carmel.

A vingt-quatre ans, minée par une maladie de poitrine, elle s'y éteignait dans la paix du Seigneur.

Voilà toute sa carrière. A la conter par les événements extérieurs, on en remplirait tout au plus une dizaine de pages. Mais, si l'on veut pénétrer dans la vie intime de cette âme, un volume entier paraît encore trop court.

Or, cette vie intime a été écrite par la main la plus propre à composer une telle œuvre: la main de Sœur Thérèse elle-même.

On devine que ce n'est point d'après son inspiration personnelle que l'humble carmélite entreprit cet ouvrage. Ce fut sa supérieure qui, admirant cette vertu modeste et appréhendant la fin prématurée de cette existence angélique, donna l'ordre à la sainte enfant de se raconter elle-même. Obéissante avant tout et sincère par-dessus tout, Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus écrivit tout. Une vertu médiocre aurait été troublée; une humilité de mauvais aloi eût voulu diminuer ses mérites aux dépens du vrai. Mais l'humilité réelle ne se propose point de cacher ses mérites; elle ignore si elle en possède. Les vertus qu'on admire en sa conduite, elle les expose avec simplicité, comme des bienfaits du Ciel. Les grâces extraordinaires où chacun reconnaît la prédilection de Dieu pour une âme d'élite, elle les révèle avec une candeur presque naïve comme des miséricordes imméritées. Mais, ni ces vertus, ni ces grâces, elle ne songe à les dissimuler. Voilà dans quel esprit Sœur Thérèse écrivit l'histoire de son âme.

Aux hommes de goût, fatigués des complications et des raffinements de la littérature contemporaine, nous indiquerions volontiers ces mémoires d'une carmélite: ils y trouveraient, au seul point de vue de la jouissance artistique et intellectuelle, un rafraîchissement délicieux, un bain d'innocence, de fraîcheur et de pureté.

Quant aux âmes chrétiennes, est-il besoin de dire que nous leur conseillons vivement cette lecture angélique? Elles y trouveront un essor, à la fois puissant et doux, vers le Ciel.

Ce qui caractérise la sainteté de Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus, c'est une simplicité d'enfant dans son commerce avec Dieu. La jeune religieuse a retenu le conseil de Notre-Seigneur: «Si vous ne devenez semblable à ces petits, vous n'entrerez pas dans le royaume des Cieux.» Elle se fait toute petite auprès du divin Maître. Elle lui parle, elle l'écoute, elle le sert avec la familiarité, l'obéissance et l'empressement d'une enfant docile et aimante. Elle ne le quitte pas de la main, elle s'abandonne à lui tout entière, elle professe envers lui cette confiance aveugle et illimitée des tout petits pour les très grands. Quelque souhait qu'elle forme, elle le confie sans crainte à Jésus; quelque désir que Jésus lui exprime, elle l'accomplit avec joie. Et c'est ainsi que, sans effort apparent, comme en se laissant conduire, elle atteint le sublime.

Sans effort apparent, mais non sans peine et sans labeur réels. Cette innocence eut à soutenir des luttes quotidiennes; elle eut à subir plusieurs fois dans le secret de son âme des épreuves terribles. Epreuves et luttes, elle les a consignées dans son «histoire», avec la même franchise et la même sérénité que les grâces et les miséricordes.

Et qu'on ne croie pas que cette constance à vouloir être enfant devant Dieu imprimât à la vertu de Sœur Thérèse un caractère puéril! Cette religieuse adolescente, qui s'appliquait à se faire toute petite, avait acquis au contraire, en peu de temps, par l'oraison et par l'étude, une telle maturité d'intelligence et une telle vigueur de jugement, que sa supérieure n'hésitait pas à lui confier la direction des novices, à un âge où elle aurait pu être encore leur compagne[3].


Chère Elue, qui êtes devenue si bienfaisante, écrit un autre auteur, qui redescendez du sein de la gloire comme vous l'avez promis, pour faire du bien, vous avez crû en ce monde dans le parterre choisi de l'Epoux, et là vous fûtes vraiment le lys de la vallée, singulièrement protégé contre les orages du monde et les vents mauvais qui, hélas! trop souvent effeuillent et brisent les plus beaux chefs-d'œuvre de Dieu. Mais, pour le réconfort de beaucoup, vous êtes devenue la fleur des champs, que les pauvres passants, tout couverts de la poussière du chemin, peuvent admirer et dont la suave odeur les vivifie et les réjouit. C'est une grâce que nous ne laisserons pas passer sans nous l'approprier; nous admirerons en vous l'œuvre du divin Jardinier, lui demandant de la continuer, de la renouveler dans beaucoup d'autres âmes.

La physionomie de la jeune carmélite a été admirablement dépeinte par Mgr Gay, et on dirait vraiment qu'elle posait devant lui quand il écrivit ces pages lumineuses sur l'Abandon:

«L'âme abandonnée vit de foi, elle espère comme elle respire, elle aime sans interruption. Chaque volonté divine, quelle qu'elle soit, la trouve libre. Tout lui semble également bon. N'être rien, être beaucoup, être peu: commander, obéir; être humiliée, être oubliée; manquer ou être pourvue, vivre longtemps, mourir bientôt, mourir sur l'heure, tout lui plaît. Elle veut tout, parce qu'elle ne veut rien, et elle ne veut rien, parce qu'elle veut tout. Sa docilité est active, et son indifférence amoureuse. Elle n'est à Dieu qu'un oui vivant.

«Dirai-je le dernier mot de ce bienheureux et sublime état? C'est la vie des enfants de Dieu, c'est la sainte enfance spirituelle. Oh! que cela est parfait! plus parfait que l'amour des souffrances, car rien n'immole tant l'homme que d'être sincèrement et paisiblement petit. L'esprit d'enfance tue l'orgueil bien plus sûrement que l'esprit de pénitence.

«... L'âpre rocher du Calvaire offre encore quelque pâture à l'amour-propre; à la crèche, tout le vieil homme meurt forcément d'inanition. Or, pressez ce béni mystère de la crèche, pressez ce fruit de la sainte enfance, vous n'en ferez jamais sortir que l'abandon. Un enfant se livre sans défense et s'abandonne sans résistance! Que sait-il? Que peut-il? Que prétend-il savoir et pouvoir? C'est un être dont on est absolument maître. Aussi avec quelles précautions on le traite et quelles caresses on lui fait...»

C'est jusque-là que Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus s'était donnée; aussi connut-elle la suavité des caresses divines, et sur le Cœur du Maître, dans ses doux battements, elle comprit le secret du Roi, qui est l'amour. L'esprit d'enfance lui communiqua aussi cette liberté que le P. Gratry a si bien définie, l'état d'une âme «qui est sortie des bornes rétrécies de son horizon personnel, qui a quitté l'étroite prison de l'habitude, pour prendre une vie large et puissante, toujours renouvelée en Dieu.» Cette épouse fidèle avait si bien su réduire sa nature fière et ardente et l'extrême sensibilité de son cœur que, peu de temps avant de mourir, elle pouvait se rendre ce témoignage: «Depuis l'âge de trois ans, je n'ai jamais rien refusé au bon Dieu.» Certes, elle avait beaucoup reçu, mais elle donna beaucoup aussi, et le mérite sortit d'elle comme le ruisseau sort de sa source.


Il était impossible de mieux analyser et de mieux comprendre cette âme choisie, à la fois enfantine et héroïque.


Avant d'introduire le lecteur dans ce sanctuaire intime, nous devons le prévenir, comme aux éditions précédentes, des modifications que nous avons cru devoir apporter au Manuscrit original, le divisant en plusieurs chapitres pour la clarté du récit.

Suivront: Conseils et Souvenirs, quelques Lettres, puis un recueil de ses Poésies, dernière révélation d'une âme tout embrasée du céleste amour.


Et, dès maintenant, qu'il nous soit permis de faire connaître en quelques mots les aspirations de cette «vierge apostolique», et comment Notre-Seigneur se plaît à les combler.

«Je ne compte pas rester inactive au Ciel, disait-elle; mon désir est d'y travailler encore pour l'Eglise et les âmes...

Après ma mort, je ferai tomber une pluie de roses. Je veux passer mon Ciel à faire du bien sur la terre.»

Ces espérances et ces promesses se réalisent en effet d'une manière touchante et souvent prodigieuse. Depuis l'apparition de l'«Histoire de son Ame», actuellement tirée en France à 125.000 exemplaires, sans compter les 350.000 de l'édition abrégée (Appel aux Petites âmes), nous ne cessons d'en recevoir de toutes parts les témoignages les plus précieux.

Cette «Histoire d'une Ame», sous différents titres, est traduite en neuf langues étrangères; et les traductions portugaise et anglaise—privilège singulier—sont enrichies d'indulgences par le cardinal-patriarche de Lisbonne, huit prélats de la même nation et par Mgr Bourne, archevêque de Westminster.

Depuis quatorze ans, les pèlerinages à la tombe de Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus deviennent de plus en en plus nombreux. On baise respectueusement cette terre sainte, on en garde des fleurs comme de véritables reliques; et, ce qui vaut mieux que des fleurs éphémères, on emporte de ce lieu béni des consolations durables, des grâces de toutes sortes. Un évêque missionnaire, revenant de ce tombeau, «qui bientôt, dit-il, sera glorieux», nous confiait qu'il avait vu par trois fois la «petite Thérèse» lui sourire.

Mais cette «petite Thérèse» ne fait point acception de personnes: si elle sourit à un prince de l'Eglise, elle essuie aussi volontiers les larmes des pauvres. Tant de fois elle nous l'a fait savoir! Citons simplement l'exemple de cette femme en haillons, surprise là, tout en pleurs, dans l'attitude et l'expression du plus affreux désespoir, et tout à coup changée, souriante, comme irradiée par une vision céleste. Etonné d'un tel contraste, le témoin caché de cette scène, qui ne connaissait ni Sœur Thérèse, ni sa tombe, osa s'approcher pour interroger la mendiante et connaître la cause d'une si subite transformation: «J'ai prié la petite sainte du Carmel, répondit la pauvre femme émue et confuse... Oh! comme elle m'a bien consolée!...»

Les grands et les petits sont donc les clients de cet ange.

Nous suffisons à peine à contenter les pieux désirs de tous ceux qui demandent une parcelle de ses vêtements, une «relique» quelconque, si minime soit-elle, de «la petite reine», de la «petite sainte Thérèse», de «la petite grande sainte», comme chacun l'appelle tour à tour. Nous ne comptons plus les souvenirs distribués.

Et c'est ainsi que, par son intercession, on obtient les faveurs les plus signalées.

Nous en donnerons d'autres exemples à la fin de ce volume, mais nous savons bien que le livre d'or du Ciel pourra seul nous révéler l'abondance et le parfum de cette pluie de roses qui tombe aujourd'hui silencieuse...

C'est encore dans ce livre du Ciel que nous apprendrons chacun des noms bénis de cette «légion de petites âmes» demandées par Thérèse, victimes comme elle de l'«Amour Miséricordieux», entraînées à sa suite dans sa «petite voie d'enfance spirituelle», voie de simplicité, de confiance et de paix dont l'Esprit-Saint a dit par la bouche du Prophète: «Il y a une route, une voie qu'on appelle la voie sainte, les simples même la suivront et ne s'égareront pas.» (Is., XXXV.)


O Thérèse, vous qui avez reçu de Dieu le don de comprendre si parfaitement cette «voie sainte», d'y marcher si fidèlement et d'y appeler si suavement les âmes; vous qui nous disiez sur votre lit de mort: «Je n'ai jamais donné au Bon Dieu que de l'amour, il me rendra de l'amour...», votre parole était une prophétie. Oui, nous en sommes les heureux témoins, le Seigneur vous rend de l'amour! Combien d'autels vous sont élevés dans les cœurs! et de quels ardents désirs ces cœurs qui vous aiment appellent le jour où se termineront heureusement les démarches qui doivent amener votre glorification sur la terre.


En effet, la cause de béatification de Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus, soumise à la Sainte Eglise en 1909, a déjà vu s'instruire, dans les premiers mois de 1910, le Procès diocésain des Ecrits. Le Procès dit de Réputation de Sainteté, commencé en août 1910, ayant été rapidement conduit, fut déposé à Rome en février 1912 et subit actuellement un examen préparatoire devant la Sacrée Congrégation des Rites.

Nous demandons humblement aux nombreux amis de Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus de bien vouloir unir leurs prières aux nôtres, pour assurer le succès de cette œuvre entreprise uniquement pour la plus grande gloire de Dieu.

La Mère Prieure des Carmélites.

Monastère du Carmel de Lisieux,
dédié au Sacré-Cœur de Jésus et à l'Immaculée Conception.

INTRODUCTION

Au mois de septembre 1843, un jeune homme de vingt ans gravissait, pensif et rêveur, la cime élevée du Grand Saint-Bernard: son regard profond et mélancolique brillait d'un pieux enthousiasme. Les beautés majestueuses de cette nature grandiose des Alpes faisaient naître en son âme mille pensées généreuses; et son cœur, ardent et pur comme la neige éternelle des montagnes, ne pouvant plus contenir le flot toujours croissant de son amoureuse louange, il s'arrêta longtemps et versa des larmes... Puis, reprenant sa marche interrompue, il arriva bientôt au but de son voyage, au monastère béni qui, du haut de ce sommet dangereux, rayonne au loin comme un phare d'espérance et d'exquise charité.

Le vénérable Prieur, tout d'abord frappé de la beauté remarquable de son hôte, de l'expression loyale de ses traits, le reçut avec une particulière bienveillance. Il s'informa de sa famille, du lieu de sa naissance, et connut ainsi ses noms: Louis-Joseph-Stanislas Martin, né à Bordeaux le 22 août 1823[4], alors que son père, brave capitaine[5], type de foi, de vaillance et d'honneur, y était en garnison. Il sut que, depuis quelque temps, ses parents habitaient Alençon, dans la Basse-Normandie, et que là, présentement, Louis était chéri comme le benjamin de ses frères et sœurs, le préféré entre tous.

Avait-il donc entrepris un si long voyage pour le seul motif de visiter en passant les beautés pittoresques de ce pays enchanteur? Il y a si loin de la Normandie à la Suisse, surtout par les diligences, et plus souvent le bâton à la main!—Non, ce n'était pas un asile pour une nuit, pour quelques heures seulement qu'il venait solliciter en ces lieux: c'était un abri pour la nuit un peu plus longue de la vie...

«Mon bon jeune homme, lui dit alors le respectable religieux, vos études de latin sont-elles terminées?» Et sur la réponse négative de Louis:

«Je le regrette, mon enfant, car c'est une condition essentielle pour être admis parmi nos frères; mais ne vous découragez pas, retournez dans votre pays, travaillez avec ardeur, et nous vous recevrons ensuite à bras ouverts.»

Notre voyageur reprit donc, un peu désenchanté, le chemin de sa patrie: ce jour-là, ne l'eût-il pas nommé plutôt le chemin de l'exil? Cependant, il ne tarda pas à sentir que le monastère antique du Grand Saint-Bernard devait être seulement pour sa vie entière, un doux et lointain souvenir; que, sur lui, le Seigneur avait d'autres desseins, également miséricordieux, également ineffables.


D'un autre côté, dans la même ville d'Alençon,—quelques années plus tard—une pieuse jeune fille, au visage agréablement empreint d'une rare énergie de caractère, Mlle Zélie Guérin, se présentait, accompagnée de sa mère, à l'Hôtel-Dieu des Sœurs de Saint-Vincent de Paul. Elle voulait, depuis longtemps déjà, solliciter son admission dans cet asile de charité; mais dès la première entrevue, la Mère Supérieure, guidée par l'Esprit-Saint, lui répondit sans hésiter que telle n'était pas la volonté de Dieu. Zélie rentra donc sous le toit paternel, dans la douce compagnie de ses chers parents, de sa sœur aînée[6] et de son jeune frère, dont il sera plus d'une fois question dans le cours de ce récit.

Or, depuis sa démarche infructueuse, la jeune fille faisait bien souvent dans son cœur cette naïve prière: «Mon Dieu, puisque je ne suis pas digne d'être votre épouse comme ma sœur chérie, j'entrerai dans l'état du mariage pour accomplir votre volonté sainte. Alors, je vous en prie, donnez-moi beaucoup d'enfants, et qu'ils vous soient tous consacrés


Dans sa miséricordieuse bonté, le Seigneur réservait à cette âme d'élite le vertueux jeune homme dont nous avons parlé; et, par un concours de circonstances vraiment providentielles, le 12 juillet 1858, se célébraient, dans l'église Notre-Dame d'Alençon, leurs noces bénies.

Le soir même de cet heureux jour,—une lettre intime nous l'a révélé—Louis confia à sa jeune compagne son désir de la regarder toujours comme une sœur bien-aimée. Mais, après de longs mois, partageant le rêve de son épouse, il désira comme elle voir leur union porter des fruits nombreux, afin de les offrir au Seigneur. Il put redire alors l'admirable prière du chaste Tobie: «Vous le savez, mon Dieu, si je prends une épouse sur la terre, c'est par le seul désir d'une postérité dans laquelle soit béni votre nom dans les siècles des siècles.»

Sa condescendance plut au Seigneur. De ce parterre choisi germèrent neuf blanches fleurs, dont quatre, dès le bas âge, allèrent s'ouvrir dans les jardins célestes, tandis que les cinq autres s'épanouirent plus tard, soit dans l'Ordre du Carmel, soit dans celui de la Visitation. Ainsi se réalisa le vœu de leur pieuse mère.

Toutes furent, dès le berceau, consacrées à la Reine des lis, la Vierge Immaculée. Nous donnons ici leurs noms, faisant remarquer le neuvième et dernier comme privilégié entre tous, ainsi que, dans les chœurs des Anges, on distingue au neuvième celui des séraphins.

Marie-Louise, Marie-Pauline, Marie-Léonie, Marie-Hélène, morte à quatre ans et demi, Marie-Joseph-Louis, Marie-Joseph-Jean-Baptiste, Marie-Céline, Marie-Mélanie-Thérèse, morte à trois mois, Marie-Françoise-Thérèse.

Les deux enfants du nom de Joseph furent obtenus par la prière et les larmes. Après la naissance des quatre filles aînées, il fut demandé à Dieu, par l'intercession de saint Joseph, un petit missionnaire; et bientôt parut ici-bas, plein de sourires et de charmes, le premier Marie-Joseph. Hélas! il ne fit que se montrer à sa mère... Après cinq mois d'exil, il s'envolait au sanctuaire des cieux! Suivirent alors d'autres neuvaines, plus pressantes. A tout prix, il fallait obtenir à la famille un prêtre, un missionnaire. Mais «les pensées du Seigneur ne sont pas nos pensées, ses voies ne sont pas nos voies». Un nouveau petit Joseph arriva plein d'espérances; et neuf mois s'étaient à peine écoulés qu'il s'enfuyait de ce monde, et rejoignait son frère aux Tabernacles éternels.

Alors ce fut fini. On ne demanda plus de missionnaire. Ah! si, dès ce temps-là, le voile de l'avenir s'était soulevé un instant, quels élans de reconnaissance et de joie! Oui, malgré les apparences, le désir de ces chrétiens d'un autre âge était entièrement comblé; il l'était surtout dans leur dernière enfant, âme bénie, reine entre ses sœurs, choisie et privilégiée par excellence. N'a-t-on pas écrit d'elle avec vérité: «Thérèse est maintenant un remarquable missionnaire à la parole puissante et irrésistible, sa vie a un charme qui ne se perdra jamais; et toute âme qui se laissera prendre à cet hameçon ne restera ni dans les eaux de la tiédeur, ni dans celles du péché.».......

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ses parents eux-mêmes ne sont-ils pas aussi devenus missionnaires?... Nous lisons aux premières pages de la traduction portugaise de l'«Histoire d'une Ame» cette touchante dédicace d'un pieux et savant religieux de la Compagnie de Jésus[7]:

A la sainte et éternelle mémoire de Louis-Joseph-Stanislas Martin et de Zélie Guérin, bienheureux parents de Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus, pour servir d'exemple a tous les parents chrétiens.

Bien loin de soupçonner cet apostolat futur, ils le préparaient cependant à leur insu par une vie toujours plus parfaite.

L'épreuve les visita bien des fois, mais une résignation pleine d'amour était leur seule réponse au Dieu, toujours Père, qui n'abandonne jamais ses enfants.

Chaque aurore les voyait au pied des saints autels. Ils s'agenouillaient ensemble au banquet sacré, observaient rigoureusement les abstinences et jeûnes de l'Eglise, gardaient avec une fidélité absolue le repos du dimanche et faisaient des lectures saintes leurs délassements préférés. Ils priaient en commun, à la façon touchante du vénérable aïeul, le capitaine Martin, qu'on ne pouvait, sans pleurer, entendre réciter le Pater.

Les grandes vertus chrétiennes brillaient à ce foyer. L'aisance n'y introduisait pas le luxe, on ne s'y départait jamais d'une simplicité toute patriarcale.

«Dans quelle illusion vivent la plupart des hommes! répétait souvent Madame Martin, possèdent-ils des richesses? ils veulent aussitôt des honneurs; et s'ils les obtiennent, ils sont encore malheureux; car jamais le cœur qui cherche autre chose que Dieu n'est satisfait.»

Toutes ses ambitions maternelles regardaient les Cieux. «Quatre de mes enfants sont déjà bien placés, écrivait-elle, et les autres, oui, les autres iront aussi dans ce royaume céleste, chargés de plus de mérites puisqu'ils auront plus longtemps combattu...»

La charité, sous toutes ses formes, devenait l'écoulement de cette pureté de vie et de ces sentiments généreux. Les deux époux prélevaient chaque année, sur le fruit de leurs travaux, une forte somme pour l'œuvre de la Propagation de la Foi. Ils soulageaient les pauvres dans leur détresse et les servaient de leurs propres mains. On a vu le père de famille, à l'exemple du bon Samaritain, relever sans honte un ouvrier, gisant ivre-mort dans une rue fréquentée, prendre sa boîte d'outils, lui offrir l'appui de son bras et, tout en lui faisant une douce remontrance, le conduire à sa demeure.

Il en imposait aux blasphémateurs qui, sur une simple observation, se taisaient en sa présence.

Jamais les petitesses du respect humain ne diminuèrent les grandeurs de son âme. En quelque compagnie qu'il fût, il saluait toujours le Saint Sacrement en passant devant une église. Il saluait de même, par respect pour le caractère sacerdotal, tout prêtre qu'il rencontrait sur son chemin.

Citons enfin un dernier exemple de la bonté de son cœur:

Ayant vu dans une gare un malheureux épileptique, mourant de faim, sans argent pour regagner son pays, Monsieur Martin fut ému de compassion, prit son chapeau, y déposa une première aumône, et s'en alla quêter à tous les voyageurs. Les pièces pleuvaient dans la bourse improvisée, et le malade, touché de tant de bonté, pleurait de reconnaissance.

En récompense de si rares vertus, toutes les bénédictions de Dieu s'attachaient aux pas de son fidèle serviteur. Dès l'année 1871, il put quitter sa maison de bijouterie et se retirer dans sa nouvelle habitation, rue Saint-Blaise. La fabrication de dentelles, dites «point d'Alençon», commencée par Madame Martin, fut alors uniquement continuée.

C'est dans cette maison de la rue Saint-Blaise que devait éclore notre céleste fleur; nous l'appelons ainsi, parce qu'elle-même donna pour titre au manuscrit de sa Vie: «Histoire printanière d'une petite fleur blanche.» Elle ne devait pas, en effet, connaître d'automne, encore moins d'hiver avec ses nuits glacées...

Pourtant ce fut en plein hiver, le 2 janvier 1873, qu'elle prit naissance au sein de la famille bénie dont nous avons parlé. Par une délicatesse toute providentielle pour ses deux sœurs aînées,—alors pensionnaires à la Visitation du Mans—cette date tombait pendant les vacances; aussi, quel ne fut pas leur bonheur lorsque, vers minuit, le bon père, montant d'un pas léger jusqu'à leur chambre, s'écria d'un ton joyeux: «Enfants, vous avez une petite sœur!» Cependant, cette fois encore, il espérait, sans trop se l'avouer, un petit missionnaire! Mais la déception ne fut pas grande, et l'on reçut cette dernière enfant comme un présent du Ciel. «C'était le bouquet», disait plus tard son bien-aimé père. Il l'appelait encore et surtout «sa petite reine», quand il n'ajoutait pas ces titres pompeux: «de France et de Navarre».

La petite reine, on le voit, fut bien accueillie; et, comme elle venait au monde dans le temps de Noël, les anges chantèrent aussi sur son berceau; ils empruntèrent pour cet office la voix d'un enfant pauvre qui vint, ce jour-là même, sonner timidement à la porte de l'heureuse demeure, remettant un papier sur lequel étaient écrits ces vers:

Souris et grandis vite,
Au bonheur tout t'invite:
Tendres soins, tendre amour...
Oui, souris à l'aurore,
Bouton qui viens d'éclore:
Tu seras rose un jour!...

C'était un doux présage, une prophétie gracieuse; en effet, le bouton devint une rose d'amour, mais pour de courts instants, «l'espace d'un matin!»

En attendant, il souriait à la vie, et tout le monde lui rendait ses sourires. Le 4 janvier, on le porta solennellement à l'église Notre-Dame pour recevoir la divine rosée du baptême, lui donnant pour marraine sa sœur aînée Marie, avec les noms déjà désignés de Marie-Françoise-Thérèse. Jusque-là, tout était joie et bonheur; mais bientôt, sur sa tige délicate, le tendre bouton se pencha. Plus d'espoir! on devait s'attendre à le voir tomber et mourir... «Il faut s'adresser à saint François de Sales, écrivait la tante Visitandine, et promettre, si l'enfant guérit, de l'appeler de son second nom: «Françoise». Ce fut un glaive pour le cœur de sa mère. Penchée sur le berceau de sa Thérèse chérie, elle attendait, pour ainsi dire, le dernier moment, se disant en elle-même: «Lorsque tout espoir va me sembler perdu, alors seulement je vais faire cette promesse de l'appeler Françoise.»

Le doux François de Sales déclina l'honneur à la sainte Réformatrice du Carmel: l'enfant revint à la vie et s'appela définitivement Thérèse. Il fallut néanmoins assurer sa guérison par un grand sacrifice: l'envoyer à la campagne et lui trouver une nourrice. Alors le «petit bouton de rose» se redressa sur sa tige, il devint fort et vigoureux, les mois de l'exil passèrent vite; puis on le remit frais et charmant dans les bras de sa vraie mère.





Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus

ET DE LA SAINTE FACE

HISTOIRE D'UNE AME
ÉCRITE PAR ELLE-MÊME

1873-1897

«Je suis venu apporter le feu sur la terre, et quel est mon désir, sinon qu'on l'allume?» Lucæ, XII, 49.

    Rappelle-toi cette très douce flamme
    Que tu voulais allumer dans les cœurs;
    Ce feu du ciel, tu l'as mis en mon âme,
    Je veux aussi répandre ses ardeurs.
Une faible étincelle, ô mystère de vie!
Suffit pour allumer un immense incendie.
    Que je veux, ô mon Dieu,
    Porter au loin ton feu,
        Rappelle-toi!

Sr Thérèse de l'Enfant-Jésus.

CHAPITRE IER

Les premières notes d'un cantique d'amour.
Le cœur d'une mère.
Souvenirs de deux à quatre ans.

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C'est à vous, ma Mère vénérée, que je viens confier l'histoire de mon âme. Le jour où vous me l'avez demandée, il me semblait que cela dissiperait mon cœur; mais depuis, Jésus m'a fait sentir qu'en obéissant simplement je lui serais agréable. Je vais donc commencer à chanter ce que je dois redire éternellement: les miséricordes du Seigneur!...

Avant de prendre la plume, je me suis agenouillée devant la statue de Marie[8]: celle qui a donné à ma famille tant de preuves des maternelles préférences de la Reine du ciel; je l'ai suppliée de guider ma main, afin de ne pas tracer une seule ligne qui ne lui soit agréable. Ensuite, ouvrant le saint Evangile, mes yeux sont tombés sur ces mots: «Jésus, étant monté sur une montagne, appela à lui ceux qu'il lui plut.»[9] Voilà bien le mystère de ma vocation, de ma vie tout entière; et surtout le mystère des privilèges de Jésus sur mon âme. Il n'appelle pas ceux qui en sont dignes, mais ceux qu'il lui plaît. Comme le dit saint Paul: «Dieu a pitié de qui il veut, et il fait miséricorde à qui il veut faire miséricorde[10]. Ce n'est donc pas l'ouvrage de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde.»[11]

Longtemps je me suis demandé pourquoi le bon Dieu avait des préférences, pourquoi toutes les âmes ne recevaient pas une égale mesure de grâces. Je m'étonnais de le voir prodiguer des faveurs extraordinaires à de grands pécheurs comme saint Paul, saint Augustin, sainte Madeleine et tant d'autres qu'il forçait, pour ainsi dire, à recevoir ses grâces. Je m'étonnais encore, en lisant la vie des saints, de voir Notre-Seigneur caresser du berceau à la tombe certaines âmes privilégiées, sans laisser sur leur passage aucun obstacle qui les empêchât de s'élever vers lui, ne permettant jamais au péché de ternir l'éclat immaculé de leur robe baptismale. Je me demandais pourquoi les pauvres sauvages, par exemple, mouraient en grand nombre sans même avoir entendu prononcer le nom de Dieu.

Jésus a daigné m'instruire de ce mystère. Il a mis devant mes yeux le livre de la nature, et j'ai compris que toutes les fleurs créées par lui sont belles, que l'éclat de la rose et la blancheur du lis n'enlèvent pas le parfum de la petite violette, n'ôtent rien à la simplicité ravissante de la pâquerette. J'ai compris que, si toutes les petites fleurs voulaient être des roses, la nature perdrait sa parure printanière, les champs ne seraient plus émaillés de fleurettes.

Ainsi en est-il dans le monde des âmes, ce jardin vivant du Seigneur. Il a trouvé bon de créer les grands saints qui peuvent se comparer aux lis et aux roses; mais il en a créé aussi de plus petits, lesquels doivent se contenter d'être des pâquerettes ou de simples violettes destinées à réjouir ses regards divins lorsqu'il les abaisse à ses pieds. Plus les fleurs sont heureuses de faire sa volonté, plus elles sont parfaites.

J'ai compris autre chose encore... J'ai compris que l'amour de Notre-Seigneur se révèle aussi bien dans l'âme la plus simple, qui ne résiste en rien à ses grâces, que dans l'âme la plus sublime. En effet, le propre de l'amour étant de s'abaisser, si toutes les âmes ressemblaient à celles des saints Docteurs qui ont illuminé l'Eglise, il semble que le bon Dieu ne descendrait point assez bas en venant jusqu'à elles. Mais il a créé l'enfant qui ne sait rien et ne fait entendre que de faibles cris; il a créé le pauvre sauvage n'ayant pour se conduire que la loi naturelle; et c'est jusqu'à leurs cœurs qu'il daigne s'abaisser!

Ce sont là les fleurs des champs dont la simplicité le ravit; et, par cette action de descendre aussi bas, le Seigneur montre sa grandeur infinie. De même que le soleil éclaire à la fois le cèdre et la petite fleur; de même l'Astre divin illumine particulièrement chacune des âmes, grande ou petite, et tout correspond à son bien: comme dans la nature, les saisons sont disposées de manière à faire éclore, au jour marqué, la plus humble pâquerette.


Sans doute, ma Mère, vous vous demandez avec étonnement où je veux en venir; car, jusqu'ici, je n'ai rien dit encore qui ressemble à l'histoire de ma vie; mais ne m'avez-vous pas ordonné d'écrire sans contrainte ce qui me viendrait naturellement à la pensée? Ce n'est donc pas ma vie proprement dite que vous trouverez dans ces pages; ce sont mes pennées sur les grâces que Notre-Seigneur a daigné m'accorder.

Je me trouve à une époque de mon existence où je puis jeter un regard sur le passé; mon âme s'est mûrie dans le creuset des épreuves intérieures et extérieures. Maintenant, comme la fleur après l'orage, je relève la tête, et je vois que se réalisent pour moi les paroles du psaume:

«Le Seigneur est mon Pasteur, je ne manquerai de rien. Il me lait reposer dans des pâturages agréables et fertiles; Il me conduit doucement le long des eaux. Il conduit mon âme sans la fatiguer... Mais, lors même que je descendrais dans la vallée de l'ombre de la mort, je ne craindrais aucun mal, parce que vous serez avec moi, Seigneur[12]!»

Oui, toujours le Seigneur a été pour moi compatissant et rempli de douceur, lent à punir, et abondant en miséricordes[13]! Aussi, j'éprouve un réel bonheur à venir chanter près de vous, ma Mère, ses ineffables bienfaits. C'est pour vous seule que je vais écrire l'histoire de la petite fleur cueillie par Jésus; cette pensée m'aidera à parler avec abandon, sans m'inquiéter ni du style, ni des nombreuses digressions que je vais faire; un cœur de mère comprend toujours son enfant, alors même qu'il ne sait que bégayer. Je suis donc sûre d'être comprise et devinée.

Si une petite fleur pouvait parler, il me semble qu'elle dirait simplement ce que le bon Dieu a fait pour elle, sans essayer de cacher ses dons. Sous prétexte d'humilité, elle ne dirait pas qu'elle est disgracieuse et sans parfum, que le soleil a terni son éclat, que les orages ont brisé sa tige, alors qu'elle reconnaîtrait en elle-même tout le contraire.

La fleur qui va raconter son histoire se réjouit d'avoir à publier les prévenances tout à fait gratuites de Jésus. Elle reconnaît que rien n'était capable en elle d'attirer ses divins regards; que sa miséricorde seule l'a comblée de biens. C'est lui qui l'a fait naître en une terre sainte et comme tout imprégnée d'un parfum virginal; c'est lui qui l'a fait précéder de huit lis éclatants de blancheur. Dans son amour, il a voulu la préserver du souffle empoisonné du monde: à peine sa corolle commençait-elle à s'entr'ouvrir, que ce bon Maître la transplanta sur la montagne du Carmel, dans le jardin choisi de la Vierge Marie.

Je viens, ma Mère, de résumer en peu de mots ce que le bon Dieu a fait pour moi; maintenant je vais entrer dans le détail de ma vie d'enfant: je sais que, là où tout autre ne verrait qu'un récit ennuyeux, votre cœur maternel trouvera des charmes.


Dans l'histoire de mon âme jusqu'à mon entrée au Carmel, je distingue trois périodes bien marquées: la première, malgré sa courte durée, n'est pas la moins féconde en souvenirs; elle s'étend depuis l'éveil de ma raison jusqu'au départ de ma mère chérie pour la patrie des cieux; autrement dit: jusqu'à mon âge de quatre ans et huit mois.

Le bon Dieu m'a fait la grâce d'ouvrir mon intelligence de très bonne heure, et de graver si profondément dans ma mémoire les souvenirs de mon enfance que ces événements passés me semblent d'hier. Sans doute, Jésus voulait me faire connaître et apprécier la mère incomparable qu'il m'avait donnée. Hélas! sa main divine me l'enleva bientôt pour la couronner dans le ciel.

Toute ma vie, le Seigneur s'est plu à m'entourer d'amour; mes premiers souvenirs sont empreints des sourires et des caresses les plus tendres. Mais s'il avait placé près de moi tant d'amour, il en avait mis aussi dans mon petit cœur, le créant affectueux et sensible. On ne peut se figurer combien je chérissais mon père et ma mère; je leur témoignais ma tendresse de mille manières, car j'étais très expansive; toutefois, les moyens que j'employais alors me font rire aujourd'hui quand j'y pense.

Vous avez voulu, ma Mère, me mettre entre les mains les lettres de maman, adressées en ce temps-là à ma sœur Pauline, pensionnaire à la Visitation du Mans; je me souviens parfaitement des traits qu'elles contiennent; mais il me sera plus facile de citer simplement certains passages de ces lettres charmantes, souvent trop élogieuses à mon égard, étant dictées par l'amour maternel.

A l'appui de ce que je disais sur la manière de témoigner mon affection à mes parents, voici un mot de ma mère: