Tout ce que vous demanderez à mon Père
en mon nom, il vous le donnera[183].
Père Eternel, votre Fils unique, le doux Enfant Jésus est à moi, puisque vous me l'avez donné. Je vous offre les mérites infinis de sa divine Enfance, et je vous demande, en son nom, d'appeler aux joies du Ciel d'innombrables phalanges de petits enfants qui suivront éternellement ce divin Agneau.
——
De même que, dans un royaume, on se
procure tout ce qu'on désire avec l'effigie du
prince, ainsi avec la pièce précieuse de ma
sainte humanité, qui est mon adorable Face,
vous obtiendrez tout ce que vous voudrez.
N.-S. à Sr Marie de St-Pierre.
Père Eternel, puisque vous m'avez donné pour héritage la Face adorable de votre divin Fils, je vous l'offre et vous demande, en échange de cette Pièce infiniment précieuse, d'oublier les ingratitudes des âmes qui vous sont consacrées et de pardonner aux pauvres pécheurs.
Prière à l'Enfant Jésus.
O petit Enfant Jésus! mon unique trésor, je m'abandonne à tes divins caprices, je ne veux pas d'autre joie que celle de te faire sourire. Imprime en moi tes grâces et tes vertus enfantines, afin qu'au jour de ma naissance au ciel, les Anges et les Saints reconnaissent en ta petite épouse: Thérèse de l'Enfant-Jésus.
Prière à la sainte Face.
O Face adorable de Jésus, seule beauté qui ravit mon cœur, daigne imprimer en moi ta divine ressemblance, afin que tu ne puisses regarder l'âme de ta petite épouse sans te contempler toi-même. O mon Bien-Aimé, pour ton amour, j'accepte de ne pas voir ici-bas la douceur de ton regard, de ne pas sentir l'inexprimable baiser de ta bouche, mais je te supplie de m'embraser de ton amour, afin qu'il me consume rapidement et fasse bientôt paraître devant toi: Thérèse de la sainte Face.
Prière inspirée par une image
représentant la Bienheureuse Jeanne d'Arc.
Seigneur, Dieu des armées, qui nous avez dit dans votre Evangile: «Je ne suis pas venu apporter la paix mais le glaive[184]», armez-moi pour la lutte; je brûle de combattre pour votre gloire; mais, je vous en supplie, fortifiez mon courage... Alors, avec le saint roi David, je pourrai m'écrier: «C'est mus seul qui êtes mon bouclier; c'est vous, Seigneur, qui dressez mes mains à la guerre.»[185]
O mon Bien-Aimé! je comprends à quels combats vous me destinez; ce n'est point sur les champs de bataille que je lutterai... Je suis prisonnière de votre amour, j'ai librement rivé la chaîne qui m'unit à vous et me sépare à jamais du monde. Mon glaive c'est l'Amour! avec lui je chasserai l'étranger du royaume, je vous ferai proclamer Roi dans les âmes.
Sans doute, Seigneur, un aussi faible instrument que moi ne vous est pas nécessaire; mais Jeanne, votre virginale et valeureuse épouse, l'a dit: «Il faut batailler pour que Dieu donne victoire.» O mon Jésus, je bataillerai donc pour votre amour jusqu'au soir de ma vie. Puisque vous n'avez pas voulu goûter de repos sur la terre, je veux suivre votre exemple; alors cette promesse tombée de vos lèvres divines se réalisera pour moi: «Si quelqu'un me suit, en quelque lieu que je sois il y sera aussi; et mon Père l'élèvera en honneur.»[186] Etre avec vous, être en vous, voilà mon unique désir; cette assurance que vous me donnez de sa réalisation m'aide à supporter l'exil, en attendant le radieux jour du face à face éternel.
Prière pour obtenir l'humilité.
(Composée pour une novice.)
O Jésus, lorsque vous étiez voyageur sur la terre, vous avez dit: «Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur et vous trouverez le repos de vos âmes.»[187] Puissant Monarque des Cieux, oui, mon âme trouve le repos en vous voyant, revêtu de la forme et de la nature d'esclave, vous abaisser jusqu'à laver les pieds de vos apôtres. Je me souviens alors de ces paroles que vous avez prononcées, pour m'apprendre à pratiquer l'humilité: «Je vous ai donné l'exemple, afin que vous fassiez vous-même ce que j'ai fait. Le disciple n'est pas plus grand que le Maître... Si vous comprenez ceci, vous serez heureux en le pratiquant.»[188] Je les comprends, Seigneur, ces paroles sorties de votre Cœur doux et humble, je veux les pratiquer, avec le secours de votre grâce.
Je veux m'abaisser humblement et soumettre ma volonté à celle de mes sœurs, sans les contredire en rien, et sans rechercher si elles ont, ou non, le droit de me commander. Personne, ô mon Bien-Aimé, n'avait ce droit envers vous, et cependant vous avez obéi, non seulement à la sainte Vierge et à saint Joseph, mais encore à vos bourreaux. Maintenant c'est dans l'Hostie que je vous vois mettre le comble à vos anéantissements. Avec quelle humilité, ô divin Roi de gloire, vous vous soumettez à tous vos prêtres, sans faire aucune distinction entre ceux qui vous aiment et ceux qui sont, hélas! tièdes ou froids dans votre service. Ils peuvent avancer, retarder l'heure du saint Sacrifice, toujours vous êtes prêt à descendre du ciel à leur appel.
O mon Bien-Aimé, sous le voile de la blanche Hostie, que vous m'apparaissez doux et humble de cœur! Pour m'enseigner l'humilité, vous ne pouvez vous abaisser davantage; aussi je veux, pour répondre à votre amour, me mettre au dernier rang, partager vos humiliations, afin «d'avoir part avec vous[189]» dans le royaume des Cieux.
Je vous supplie, mon divin Jésus, de m'envoyer une humiliation, chaque fois que j'essaierai de m'élever au-dessus des autres.
Mais, Seigneur, ma faiblesse vous est connue; chaque matin je prends la résolution de pratiquer l'humilité et, le soir, je reconnais que j'ai commis encore bien des fautes d'orgueil. A cette vue, je suis tentée de me décourager; mais, je le sais, le découragement est aussi de l'orgueil; je veux donc, ô mon Dieu, fonder sur vous seul mon espérance: puisque vous pouvez tout, daignez faire naître en mon âme la vertu que je désire. Pour obtenir cette grâce de votre infinie miséricorde, je vous répéterai souvent:
«Jésus, doux et humble de cœur, rendez mon cœur semblable au vôtre.»
Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus
ET DE LA SAINTE FACE
LETTRES
(Fragments.)
«Celui qui enseigne la justice à son frère brillera comme un soleil dans les perpétuelles éternités.» (Dan., XII, 3.)
LETTRES
De Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus
à sa sœur Céline.
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Lettre Ire.
Jésus. J. M. J. T. 8 mai 1888.
Ma Céline chérie,
Il y a des moments où je me demande s'il est bien vrai que je suis au Carmel; parfois, je n'y puis croire! Qu'ai-je donc fait au bon Dieu pour qu'il me comble de tant de grâces?
Déjà un mois que nous sommes séparées! Mais pourquoi dire séparées? Quand l'océan serait entre nous, nos âmes resteraient unies. Cependant, je le sais, tu souffres de ne plus m'avoir, et si je m'écoutais, je demanderais à Jésus de me donner tes tristesses; mais vois-tu, je ne m'écoute pas, j'aurais peur d'être égoïste, voulant pour moi la meilleure part, c'est-à-dire la souffrance.
Tu as raison, la vie est souvent pesante et amère; il est pénible de commencer une journée de labeur, surtout quand Jésus se cache à notre amour. Que fait-il ce doux Ami? Il ne voit donc pas notre angoisse, le poids qui nous oppresse; où est-il? Pourquoi ne vient-il pas nous consoler?
Céline, ne crains rien, il est là, tout près de nous! Il nous regarde; c'est lui qui nous mendie cette peine, ces larmes... il en a besoin pour les âmes, pour notre âme; il veut nous donner une si belle récompense! Ah! je t'assure qu'il lui en coûte pour nous abreuver d'amertume, mais il sait que c'est l'unique moyen de nous préparer à le connaître comme il se connaît, à devenir des dieux nous-mêmes! Oh! quelle destinée! Que notre âme est grande! Elevons-nous au-dessus de ce qui passe, tenons-nous à distance de la terre; plus haut, l'air est si pur! Jésus peut se cacher, mais on le devine...
Lettre IIe.
20 octobre 1888.
Ma sœur chérie
Que ton impuissance ne te désole pas. Lorsque le matin nous ne sentons aucun courage, aucune force pour pratiquer la vertu, c'est une grâce, c'est le moment de mettre la cognée à la racine de l'arbre[190], ne comptant que sur Jésus seul. Si nous tombons, tout est réparé dans un acte d'amour, et Jésus sourit! Il nous aide sans en avoir l'air; et les larmes que lui font verser les méchants sont essuyées par notre pauvre et faible amour. L'amour peut tout faire; les choses les plus impossibles lui semblent faciles et douces. Tu sais bien que Notre-Seigneur ne regarde pas tant à la grandeur des actions, ni même à leur difficulté, qu'à l'amour avec lequel nous les accomplissons. Qu'avons-nous à craindre?
Tu voudrais devenir une sainte, et tu me demandes si ce n'est pas trop oser. Céline, je ne te dirai pas de viser à la sainteté séraphique des âmes les plus privilégiées, mais bien d'être parfaite, comme ton Père céleste est parfait[191]. Tu vois donc que ton rêve, que nos rêves et nos désirs ne sont pas des chimères, puisque Jésus nous en a fait lui-même un commandement.
Lettre IIIe.
Janvier 1889.
Ma chère petite Céline,
Jésus te présente la croix, une croix bien pesante! et tu t'effraies de ne pouvoir porter cette croix sans faiblir; pourquoi? Notre Bien-Aimé, sur la route du Calvaire, est bien tombé trois fois, pourquoi n'imiterions-nous pas notre Epoux?
Quel privilège de Jésus! Comme il nous aime pour nous envoyer une si grande douleur! Ah! l'éternité ne sera pas assez longue pour l'en bénir. Il nous comble de ses faveurs, comme il en comblait les plus grands saints. Quels sont donc ses desseins d'amour sur nos âmes? Voilà un secret qui ne nous sera dévoilé que dans notre patrie, le jour où le Seigneur essuiera toutes nos larmes[192].
Maintenant, nous n'avons plus rien à espérer sur la terre, les fraîches matinées sont passées[193], il ne nous reste que la souffrance! Oh! quel sort digne d'envie! Les Séraphins dans les cieux sont jaloux de notre bonheur.
J'ai trouvé ces jours-ci cette parole admirable: «La résignation est encore distincte de la volonté de Dieu, il y a la même différence qui existe entre l'union et l'unité; dans l'union on est encore deux, dans l'unité on n'est plus qu'un.»[194]
Oh! oui, ne soyons qu'un avec Dieu, même dès ce monde; et pour cela soyons plus que résignées, embrassons la croix avec joie.
Lettre IVe.
28 février 1889.
Ma chère petite sœur,
Jésus est un Epoux de sang[195], Il veut pour lui tout le sang de notre cœur! Tu as raison, il en coûte pour lui donner ce qu'il demande. Et quelle joie que cela coûte! Quel bonheur de porter nos croix faiblement!
Céline, loin de me plaindre à Notre-Seigneur de cette croix qu'il nous envoie, je ne puis comprendre l'amour infini qui l'a porté à nous traiter ainsi. Il faut que notre père soit bien aimé de Dieu, pour avoir tant à souffrir! Quelles délices d'être humiliées avec lui! L'humiliation est la seule voie qui fait les saints, je le sais; je sais aussi que notre épreuve est une mine d'or à exploiter. Moi, petit grain de sable, je veux me mettre à l'œuvre, sans courage, sans force; et cette impuissance même me facilitera l'entreprise, je veux travailler par amour. C'est le martyre qui commence... Ensemble, ma sœur chérie, entrons dans la lice; offrons nos souffrances à Jésus pour sauver des âmes...
Lettre Ve.
12 mars 1889.
..... Céline, j'ai besoin d'oublier la terre; ici-bas tout me fatigue, je ne trouve qu'une joie, celle de souffrir... et cette joie non sentie est au-dessus de toute joie. La vie passe, l'éternité s'avance; bientôt nous vivrons de la vie même de Dieu. Après avoir été abreuvées à la source des amertumes, nous serons désaltérées à la source même de toutes les douceurs.
Oui, la figure de ce monde passe[196], bientôt nous verrons de nouveaux cieux; «un soleil plus radieux éclairera de ses splendeurs des mers éthérées et des horizons infinis...» Nous ne serons plus prisonnières sur une terre d'exil, tout sera passé! Avec notre Epoux céleste, nous voguerons sur des lacs sans rivages; nos harpes sont suspendues aux saules qui bordent le fleuve de Babylone[197]; mais au jour de notre délivrance, quelles harmonies ne ferons-nous pas entendre! Avec quelle joie nous ferons vibrer toutes les cordes de nos instruments! Aujourd'hui, nous répandons des larmes en nous souvenant de Sion, comment pourrions-nous chanter les cantiques du Seigneur sur une terre étrangère[198]?
Notre refrain, c'est le cantique de la souffrance. Jésus nous présente un calice bien amer; n'en retirons pas nos lèvres, souffrons en paix! Qui dit paix ne dit pas joie, ou du moins joie sentie; pour souffrir en paix, il suffit de bien vouloir tout ce que veut Notre-Seigneur.
Ne croyons pas trouver l'amour sans la souffrance. Notre nature est là, elle n'y est pas pour rien; mais quels trésors elle nous fait acquérir! C'est notre gagne-pain; elle est si précieuse que Jésus est descendu sur la terre tout exprès pour la posséder. Nous voudrions souffrir généreusement, grandement; nous voudrions ne jamais tomber: quelle illusion! Et que m'importe, à moi, de tomber à chaque instant! je sens par là ma faiblesse et j'y trouve un grand profit. Mon Dieu, vous voyez ce que je puis faire si vous ne me portez dans vos bras; et si vous me laissez seule, eh bien! c'est qu'il vous plaît de me voir par terre; pourquoi donc m'inquiéter?
Si tu veux supporter en paix l'épreuve de ne pas te plaire à toi-même, tu donneras au divin Maître un doux asile; il est vrai que tu souffriras, puisque tu seras à la porte de chez toi, mais ne crains pas: plus tu seras pauvre, plus Jésus t'aimera. Je sais bien qu'il aime mieux te voir heurter dans la nuit les pierres du chemin, que marcher en plein jour sur une route émaillée de fleurs, parce que ces fleurs pourraient retarder ta marche.
Lettre VIe.
14 juillet 1889.
Ma sœur chérie,
Mon âme ne te quitte pas. Oh! oui, c'est bien dur de vivre sur cette terre! Mais demain, dans une heure, nous serons au port! Mon Dieu, que verrons-nous alors? Qu'est-ce donc que cette vie qui n'aura pas de fin?... Le Seigneur sera l'âme de notre âme. Mystère insondable! «L'œil de l'homme n'a point vu la lumière incréée, son oreille n'a point entendu les incomparables mélodies des cieux, et son cœur ne peut comprendre ce qui lui est réservé dans l'avenir.»[199] Et tout cela viendra bientôt! oui, bientôt, si nous aimons Jésus avec passion.
Il me semble que le bon Dieu n'a pas besoin d'années pour faire son œuvre d'amour dans une âme; un rayon de son Cœur peut, en un instant, faire épanouir sa fleur pour l'éternité... Céline, pendant les courts instants qui nous restent, sauvons des âmes; je sens que notre Epoux nous demande des âmes, des âmes de prêtres, surtout... C'est lui qui veut que je te dise cela.
Il n'y a qu'une seule chose à faire ici-bas: aimer Jésus, lui sauver des âmes pour qu'il soit aimé. Soyons jalouses des moindres occasions pour le réjouir, ne lui refusons rien. Il a tant besoin d'amour!
Nous sommes ses lis préférés; il réside au milieu de nous, il y réside en Roi, et nous fait partager les honneurs de sa royauté: son Sang divin arrose nos corolles; et ses épines, en nous déchirant, laissent exhaler le parfum de notre amour.
Lettre VIIe.
22 octobre 1889.
Ma Céline chérie,
Je t'envoie une image de la Sainte Face, je trouve que ce sujet divin convient si parfaitement à la vraie petite sœur de mon âme... Oh! qu'elle soit une autre Véronique! Qu'elle essuie tout le sang et les larmes de Jésus, son unique Bien-Aimé! Qu'elle lui donne des âmes! Qu'elle s'ouvre un chemin à travers les soldats, c'est-à-dire le monde, pour arriver jusqu'à lui!... Oh! qu'elle sera heureuse quand elle verra un jour, dans la gloire, la valeur de ce breuvage mystérieux dont elle aura désaltéré son Fiancé céleste; quand elle verra ses lèvres, autrefois desséchées par une soif ardente, lui dire l'unique et éternelle parole de l'Amour! le merci qui n'aura pas de fin...
A bientôt, petite Véronique[200] chérie, demain sans doute le bien-Aimé te demandera un nouveau sacrifice, un nouveau soulagement à sa soif; mais «allons et mourons avec lui[201]».
Lettre VIIIe.
18 juillet 1890.
Ma chère petite sœur,
Je t'envoie un passage d'Isaïe qui te consolera. Vois donc, il y a si longtemps! et déjà l'âme du prophète se plongeait comme la nôtre dans les beautés cachées de la Face divine... Il y a des siècles! Ah! je me demande ce qu'est le temps. Le temps n'est qu'un mirage, un rêve; déjà Dieu nous voit dans la gloire, il jouit de notre béatitude éternelle. Que cette pensée fait de bien à mon âme! Je comprends alors pourquoi il nous laisse souffrir...
Eh bien, puisque notre Bien-Aimé a été seul à fouler le vin[202] qu'il nous donne à boire; à notre tour, ne refusons pas de porter des vêtements teints de sang, foulons pour Jésus un vin nouveau qui le désaltère, et, regardant autour de lui[203], il ne pourra plus dire qu'il est seul, nous serons là pour lui venir en aide.
Son visage était caché[204], hélas! il l'est encore aujourd'hui, personne ne comprend ses larmes... «Ouvre-moi, ma sœur, mon épouse, nous dit-il, car ma tête est pleine de rosée, et mes cheveux humides des gouttes de la nuit[205].» Oui, voilà ce que Jésus dit à notre âme lorsqu'il est abandonné, oublié... L'oubli, il me semble que c'est encore ce qui lui fait le plus de peine.
Et notre père chéri! Ah! mon cœur est déchiré; mais comment nous plaindre, puisque Notre-Seigneur lui-même a été considéré comme un homme frappé de Dieu et humilié[206]? Dans cette grande douleur, oublions-nous et prions pour les prêtres; que notre vie leur soit consacrée. Le divin Maître me fait de plus en plus sentir qu'il veut cela de nous deux...
Lettre IXe.
Mardi, 23 septembre 1890.
O Céline, comment te dire ce qui se passe dans mon âme?... Quelle blessure! Mais je sens qu'elle est faite par une main amie, par une main divinement jalouse!...
Tout était prêt pour mes noces[207]; cependant ne trouves-tu pas qu'il manquait quelque chose à la fête? Il est vrai que Jésus avait déjà mis bien des joyaux dans ma corbeille, mais il en fallait un, sans doute, d'une beauté incomparable, et ce diamant précieux, Jésus me l'a donné aujourd'hui... Papa ne viendra pas demain! Céline, je te l'avoue, mes larmes ont coulé... elles coulent encore pendant que je t'écris, je puis à peine tenir ma plume.
Tu sais à quel point je désirais revoir notre Père chéri; eh bien! maintenant, je sens que c'est la volonté du bon Dieu qu'il ne soit pas à ma fête. Il a permis cela simplement pour éprouver notre amour... Jésus me veut orpheline, il veut que je sois seule avec Lui seul, pour s'unir plus intimement à moi; et il veut aussi me rendre, dans la Patrie, les joies si légitimes qu'il m'a refusées dans l'exil.
L'épreuve d'aujourd'hui est une douleur difficile à comprendre: une joie nous était offerte, elle était possible, naturelle, nous avançons la main... et nous ne pouvons saisir cette consolation si désirée! Mais ce n'est pas une main humaine qui a fait cela, c'est Jésus! Céline, comprends ta Thérèse! et, toutes deux, acceptons de bon cœur l'épine qui nous est présentée; la fête de demain sera une fête de larmes pour nous, mais je sens que Jésus sera si consolé!...
Lettre Xe.
14 octobre 1890.
Ma sœur chérie,
Je comprends tout ce que tu souffres, je comprends tes déchirements et je les partage. Ah! si je pouvais te communiquer la paix que Jésus a mise dans mon âme au plus fort de mes larmes... Console-toi! Tout passe! Notre vie d'autrefois est passée, la mort passera aussi, et alors nous jouirons de la vie, de la vraie vie, pour des millions de siècles, pour toujours!
En attendant, faisons de notre cœur un parterre de délices où notre doux Sauveur vienne se reposer... N'y plantons que des lis, et puis chantons avec saint Jean de la Croix:
Le visage incliné sur mon Bien-Aimé,
Je restai là et m'oubliai;
Tout disparut pour moi et je m'abandonnai,
Laissant toutes mes sollicitudes
Perdues au milieu des lis.
Lettre XIe.
26 avril 1891.
Ma chère petite sœur,
Il y a trois ans, nos âmes n'avaient pas encore été brisées, le bonheur nous souriait ici-bas; mais Jésus nous a regardées, et ce regard s'est changé pour nous en un océan de larmes, mais aussi en un océan de grâces et d'amour. Le bon Dieu nous a ravi celui que nous aimions avec une si grande tendresse; n'est-ce pas afin que nous puissions dire véritablement: «Notre Père qui êtes aux cieux»? Qu'elle est consolante cette divine parole! Quels horizons elle ouvre à nos yeux!
Ma Céline chérie, toi qui m'adressais tant de questions lorsque tu étais petite, je me demande comment tu ne m'as jamais fait celle-ci: «Pourquoi donc le bon Dieu ne m'a-t-il pas créée un ange?» Eh bien, je vais te répondre quand même:—Le Seigneur veut avoir ici-bas sa cour comme là-haut, il veut des anges-martyrs, des anges-apôtres; et s'il ne t'a pas créée un ange du ciel, c'est qu'il te veut un ange de la terre, afin que tu puisses souffrir pour son amour.
Céline, ma sœur chérie! les ombres bientôt se seront dissipées, aux durs frimas de l'hiver succéderont les rayonnements du soleil éternel... bientôt nous serons dans notre terre natale; bientôt les joies de notre enfance, les soirées du dimanche, les épanchements intimes nous seront rendus pour toujours!
Lettre XIIe
15 août 1892.
Ma chère petite sœur,
Pour t'écrire aujourd'hui, je suis obligée de dérober quelques instants à Nôtre-Seigneur; il ne m'en voudra pas, car c'est de lui que nous allons parler ensemble.
Céline! les vastes solitudes, les horizons enchanteurs qui s'ouvrent devant toi, dans la belle campagne que tu habites, doivent élever grandement ton âme. Moi je ne vois pas tout cela, je me contente de dire avec saint Jean de la Croix dans son Cantique spirituel:
J'ai en mon Bien-Aimé les montagnes,
Les vallées solitaires et boisées...
Dernièrement, je pensais à ce qu'il m'était possible d'entreprendre pour sauver les âmes; et cette simple parole de l'Evangile m'a donné la lumière. Autrefois, Jésus disait à ses disciples en leur montrant les champs de blés mûrs:
«Levez les yeux et voyez comme les campagnes sont déjà assez blanches pour être moissonnées[208]», et un peu plus loin: «La moisson est abondante, mais le nombre des ouvriers est petit; demandez donc au Maître de la moisson d'envoyer des ouvriers.»[209]
Quel mystère! Jésus n'est-il pas tout-puissant? Les créatures ne sont-elles pas à celui qui les a créées? Pourquoi s'abaisse-t-il à dire: «Demandez au Maître de la moisson d'envoyer des ouvriers?...»—Ah! c'est qu'il a pour nous un amour si incompréhensible, si délicat, qu'il ne veut rien faire sans nous y associer. Le Créateur de l'univers attend la prière d'une pauvre petite âme pour en sauver une multitude d'autres, rachetées comme elle au prix de son sang.
Notre vocation à nous, ce n'est pas d'aller moissonner dans les champs du Père de famille; Jésus ne nous dit pas: Baissez les yeux, moissonnez les campagnes; notre mission est plus sublime encore. Voici les paroles du divin Maître: «Levez les yeux et voyez...» Voyez comme dans le ciel il y a des places vides; c'est à vous de les combler... vous êtes mes Moïse priant sur la montagne; demandez-moi des ouvriers et j'en enverrai, je n'attends qu'une prière, un soupir de votre cœur!
L'apostolat de la prière n'est-il pas, pour ainsi dire, plus élevé que celui de la parole? C'est à nous de former des ouvriers évangéliques qui sauveront des milliers d'âmes dont nous deviendrons les mères; qu'avons-nous donc à envier aux prêtres du Seigneur?
Lettre XIIIe.
Ma sœur chérie,
Notre tendresse d'enfant s'est changée en union bien grande de pensées et de sentiments. Jésus nous a attirées ensemble, car n'es-tu pas à lui déjà? Il a mis le monde sous nos pieds. Comme Zachée, nous sommes montées sur un arbre pour le voir; arbre mystérieux qui nous élève bien au-dessus de toutes choses; alors nous pouvons dire: Tout est à moi, tout est pour moi: la terre est à moi, les cieux sont à moi, Dieu est à moi, et la Mère de mon Dieu est à moi.»[210]
A propos de la sainte Vierge, il faut que je te confie une de mes simplicités: parfois je me surprends à lui dire: «Savez-vous, ma Mère chérie, que je me trouve plus heureuse que vous? Je vous ai pour Mère, et vous n'avez pas comme moi de sainte Vierge à aimer!... Il est vrai que vous êtes la Mère de Jésus, mais vous me l'avez donné; et lui, sur la croix, vous a donnée à nous comme notre Mère; ainsi nous sommes plus riches que vous! Autrefois, dans votre humilité, vous souhaitiez de devenir la petite servante de la Mère de Dieu; et moi, pauvre petite créature, je suis, non pas votre servante, mais votre enfant! Vous êtes la Mère de Jésus et vous êtes ma Mère!»
Céline, qu'elle est donc admirable notre grandeur en Jésus! Que de mystères il nous a dévoilés en nous faisant monter sur l'arbre symbolique dont je te parlais tout à l'heure! Et maintenant, quelle science va-t-il nous enseigner? Ne nous a-t-il pas tout appris? Ecoutons:
«Hâtez-vous de descendre, il faut que je loge aujourd'hui chez vous.»[211]
Eh quoi! Jésus nous dit de descendre! Où donc faudra-t-il aller? Autrefois, les Juifs lui demandaient: «Maître, où logez-vous[212]?» et il leur répondait: «Les renards ont leurs tanières, les oiseaux du ciel leurs nids: et moi, je n'ai pas où reposer la tête.»[213] Voilà jusqu'où nous devons descendre afin de pouvoir servir de demeure à Jésus: être si pauvres que nous n'ayons pas où reposer la tête.
Cette lumière m'a été donnée pendant ma retraite. Notre-Seigneur désire que nous le recevions dans nos cœurs; sans doute, ils sont vides des créatures, mais hélas! le mien n'est pas vide de moi-même, et c'est pour cela qu'il m'est commandé de descendre. Oh! je veux descendre bien bas, afin que dans mon cœur Jésus puisse reposer sa tête divine, et que là il se sente aimé et compris.
Lettre XIVe.
25 avril 1893.
Ma petite Céline,
Je viens te faire part des désirs de Jésus sur ton âme. Rappelle-toi qu'il n'a pas dit: Je suis la fleur des jardins, la rose cultivée, mais: «Je suis la Fleur des champs et le Lis des vallées.»[214] Eh bien, tu dois rester toujours une goutte de rosée cachée dans la divine corolle du beau Lis des vallées.
Une goutte de rosée, qu'y a-t-il de plus simple et de plus pur? Ce ne sont pas les nuages qui l'ont formée, elle naît sous le ciel étoilé. La rosée n'existe que la nuit; quand le soleil darde ses chauds rayons, les charmantes perles qui scintillent à l'extrémité des brins d'herbe se changent bientôt en vapeur légère. Voilà le portrait de ma petite Céline... Céline est une goutte de rosée descendue du beau ciel, sa patrie. Pendant la nuit de cette vie, elle doit se cacher dans le calice vermeil de la Fleur des champs; nul regard ne doit l'y découvrir.
Heureuse petite goutte de rosée, connue de Dieu seul, ne t'arrête pas à considérer le cours retentissant des neuves de ce monde, n'envie même pas le clair ruisseau qui serpente dans la prairie. Sans doute son murmure est bien doux, mais les créatures peuvent l'entendre, et puis le calice de la Fleur des champs ne saurait le contenir. Pour approcher de Jésus, il faut être si petit! Oh! qu'il y a peu d'âmes qui aspirent à être petites et inconnues! «Mais, disent-elles, le fleuve et le ruisseau ne sont-ils pas plus utiles que la goutte de rosée? Que fait-elle? Nous la jugeons propre à rien, sinon à rafraîchir un instant la corolle fragile d'une fleur champêtre.»
Ah! vous ne connaissez pas la véritable Fleur champêtre! Si vous la connaissiez, vous comprendriez mieux le reproche de Notre-Seigneur à Marthe. Le Bien-Aimé n'a besoin ni de nos œuvres éclatantes, ni de nos belles pensées; s'il veut des conceptions sublimes, n'a-t-il pas ses Anges, dont la science surpasse infiniment celle des plus grands génies de ce monde? Ce n'est donc ni l'esprit, ni les talents qu'il vient chercher ici-bas... Il ne s'est fait la Fleur des champs qu'afin de nous montrer combien il chérit la simplicité.
Le Lis de la vallée ne demande qu'une goutte de rosée, laquelle, pendant une nuit seulement, restera cachée aux regards humains. Mais lorsque les ombres commenceront à décliner, que la Fleur des champs sera devenue le Soleil de Justice[215], l'humble compagne de son exil montera jusqu'à lui comme une vapeur d'amour; il arrêtera sur elle un de ses rayons, et, devant toute la cour céleste, elle brillera éternellement, comme une perle précieuse, éclatant miroir du Soleil divin.
Lettre XVe.
2 août 1893.
Ma chère Céline,
Ce que tu m'écris me comble de joie, tu marches par un chemin royal. L'épouse des Cantiques, n'ayant pu trouver son Bien-Aimé dans le repos, se leva, dit-elle, pour le chercher dans la ville, mais en vain... elle ne le put trouver qu'en dehors des remparts[216]. Jésus ne veut pas que nous trouvions dans le repos sa présence adorable, il se cache, il s'enveloppe de ténèbres... Ce n'est pas ainsi qu'il agit à l'égard des foules, car nous lisons dans le saint Evangile que le peuple était enlevé dès qu'il parlait[217].
Jésus charmait les âmes faibles par ses divines paroles, il essayait de les rendre fortes pour le jour de la tentation et de l'épreuve; mais combien fut petit le nombre de ses amis fidèles lorsqu'il se tut[218] devant ses juges! Oh! quelle mélodie pour mon cœur que ce silence du divin Maître!
Il veut que nous lui fassions la charité comme à un pauvre; il se met, pour ainsi dire, à notre merci; il ne veut rien prendre sans que nous le lui donnions de bon cœur, et la plus petite obole est précieuse à ses yeux divins. Il nous tend la main pour recevoir un peu d'amour, afin qu'au jour radieux du Jugement, ce doux Sauveur puisse nous adresser ces paroles ineffables: «Venez, les bénis de mon Père; car j'ai eu faim et vous m'avez donné à manger: j'ai eu soif et vous m'avez donné à boire: je ne savais où loger et vous m'avez donné un asile; j'étais en prison, malade, et vous m'avez secouru.»[219]
Ma Céline chérie, réjouissons-nous de notre part; donnons, donnons au Bien-Aimé, soyons prodigues envers lui, mais n'oublions jamais qu'il est un Trésor caché: peu d'âmes savent le découvrir. Pour trouver une chose cachée, il faut se cacher soi-même; que notre vie soit un mystère. «Voulez-vous apprendre quelque chose qui vous serve? dit l'auteur de l'Imitation, aimez à être inconnu et compté pour rien[220]... Après avoir tout quitté, il faut encore se quitter soi-même[221]; que celui-ci se glorifie d'une chose, celui-là d'une autre; pour vous, ne mettez votre joie que dans le mépris de vous-même.»[222]
Lettre XVIe.
Tu me dis, ma Céline chérie, que mes lettres te font du bien; j'en suis heureuse, mais je t'assure que je ne me méprends pas. «Si le Seigneur ne bâtit lui-même la maison, c'est en vain que travaillent ceux qui l'élèvent.»[223] Tous les plus beaux discours seraient incapables de faire jaillir un acte d'amour, sans la grâce qui touche le cœur.
Voici une belle pêche rosée et si suave que tous les confiseurs ne sauraient composer un semblable nectar. Dis-moi, Céline, est-ce pour la pêche que le Bon Dieu a créé cette jolie couleur et ce velouté si agréable? Est-ce pour elle encore qu'il a dépensé tant de sucre? Mais non, c'est pour nous; ce qui lui appartient uniquement, ce qui fait l'essence de son être, c'est son noyau; elle ne possède que cela.
Ainsi Jésus se plaît à prodiguer ses dons à quelques-unes de ses créatures, dans le but de s'attirer d'autres âmes; mais intérieurement, il les humilie par miséricorde, il les force doucement à reconnaître leur néant et sa toute-puissance. Ces sentiments forment en elles comme un noyau de grâce qu'il se hâte de développer pour le jour bienheureux où, revêtues d'une beauté immortelle et impérissable, elles seront servies sans danger sur la table des cieux.
Chère petite sœur, doux écho de mon âme, ta Thérèse ne se trouve pas dans les hauteurs en ce moment; mais vois-tu, quand je suis dans la sécheresse, incapable de prier, de pratiquer la vertu, je cherche de petites occasions, des riens, pour faire plaisir à mon Jésus: par exemple, un sourire, une parole aimable, alors que je voudrais me taire et montrer de l'ennui. Si je n'ai pas d'occasions, je veux au moins lui répéter souvent que je l'aime; ce n'est pas difficile, et cela entretient le feu dans mon cœur. Quand même il me semblerait éteint ce feu d'amour, je jetterais encore de petites pailles sur la cendre et je suis sûre qu'il se rallumerait.
Il est vrai que je ne suis pas toujours fidèle; mais je ne me décourage jamais, je m'abandonne dans les bras du Seigneur; il m'apprend à tirer profit de tout, du bien et du mal qu'il trouve en moi[224], il m'apprend à jouer à la banque de l'amour, ou plutôt c'est lui qui joue pour moi, sans me dire comment il s'y prend: cela c'est son affaire, et pas la mienne; ce qui me regarde, c'est de me livrer entièrement, sans rien me réserver, pas même la jouissance de savoir combien la banque me rapporte... Après tout, je ne suis pas l'enfant prodigue, ce n'est pas la peine que Jésus me fasse un festin, puisque je suis toujours avec lui[225].
J'ai lu dans le saint Evangile, que le divin Pasteur abandonne toutes les brebis fidèles dans le désert pour courir après la brebis perdue. Que je suis touchée de cette confiance! Vois donc, il est sûr d'elles! Comment pourraient-elles s'enfuir? elles sont captives de l'amour. Ainsi le bien-aimé Pasteur de nos âmes nous dérobe sa présence sensible, pour donner ses consolations aux pécheurs; ou bien, s'il nous conduit au Thabor, c'est pour un instant... les vallées sont presque toujours le lieu des pâturages, «c'est là qu'il prend son repos à midi[226]».
Lettre XVIIe.
20 octobre 1893.
Ma sœur chérie,
Je trouve dans les Cantiques sacrés ce passage qui te convient parfaitement: «Que voyez-vous dans l'épouse, sinon un chœur de musique dans un camp d'armée[227]?» Par la souffrance, ta vie est en effet un champ de bataille; il y faut un chœur de musique, eh bien! tu seras la petite lyre de Jésus. Mais un concert est-il complet quand personne ne chante? Puisque Jésus joue, ne faut-il pas que Céline chante? Quand l'air sera triste, elle chantera les cantiques de l'exil; quand l'air sera joyeux, elle modulera quelques refrains d'en haut...
Tout ce qui arrivera d'heureux ou de fâcheux, tous les événements de la terre ne seront que des bruits lointains, incapables de faire vibrer la lyre de Jésus; seul, il se réserve le droit d'en toucher légèrement les cordes.
Je ne puis penser sans ravissement à la chère petite sainte Cécile; quel modèle! Au milieu d'un monde païen, au sein du danger, au moment d'être unie à un mortel qui ne respire que l'amour profane, il me semble qu'elle aurait dû trembler et pleurer. Mais non, tandis que les instruments de joie célébraient ses noces, Cécile chantait en son cœur[228]. Quel abandon! Elle entendait sans doute d'autres mélodies que celles de la terre, son Epoux divin chantait lui aussi, et les Anges répétaient en chœur ce refrain d'une nuit bénie: «Gloire à Dieu au plus haut des cieux et paix sur la terre aux âmes de bonne volonté.»[229]
La gloire de Dieu! Oh! Cécile la comprenait, elle l'appelait de tous ses vœux, elle devinait que son Jésus avait soif des âmes... C'est pourquoi tout son désir était de lui amener bientôt celle du jeune Romain qui ne songeait qu'à la gloire humaine; cette vierge sage en fera un martyr, et des multitudes marcheront sur ses traces. Elle ne craint rien: les Anges ont promis et chanté la paix; elle sait que le Prince de la paix est obligé de la protéger, de garder sa virginité et de lui donner sa récompense. «Oh! qu'elle est belle la génération des âmes vierges[230]!»
Ma sœur chérie, je ne sais trop ce que je te dis, je me laisse aller au courant de mon cœur. Tu m'écris que tu sens ta faiblesse, c'est une grâce; c'est Nôtre-Seigneur qui imprime en ton âme ces sentiments de défiance de toi-même. Ne crains pas; si tu restes fidèle à lui faire plaisir dans les petites occasions, il se trouvera obligé de t'aider dans les grandes.
Les Apôtres, sans lui, travaillèrent longtemps, toute une nuit, sans prendre aucun poisson; leur travail pourtant lui était agréable, mais il voulait prouver que lui seul peut nous donner quelque chose. Il demandait seulement un acte d'humilité: «Enfants, n'avez-vous rien à manger[231]?» et le bon saint Pierre avoue son impuissance: «Seigneur, nous avons péché toute la nuit sans rien prendre[232]!» C'est assez! le Cœur de Jésus est touché, il est ému... Peut-être que si l'apôtre eût pris quelques petits poissons, le divin Maître n'aurait pas fait de miracle; mais il n'avait rien, aussi par la puissance et la bonté divines ses filets furent bientôt remplis de gros poissons!
Voilà bien le caractère de Nôtre-Seigneur: il donne en Dieu, mais il veut l'humilité du cœur.
Lettre XVIIIe.
7 juillet 1894.
Ma chère petite sœur,
Je ne sais pas si tu te trouves encore dans les mêmes dispositions d'esprit que tu manifestais dans ta dernière lettre; je le suppose, et j'y réponds par ce passage du Cantique des Cantiques qui explique parfaitement l'état d'une âme plongée dans la sécheresse, d'une âme que rien ne peut réjouir ni consoler:
«Je suis descendue dans le jardin des noyers, pour voir les fruits de la vallée, pour considérer si la vigne a fleuri et si les pommes de grenade ont poussé. Je n'ai plus su où j'étais; mon âme a été troublée à cause des chariots d'Aminadab.»[233]
Voilà bien l'image de nos âmes. Souvent nous descendons dans les vallées fertiles où notre cœur aime à se nourrir; et le vaste champ des saintes Ecritures, qui tant de fois s'est ouvert pour répandre en notre faveur ses plus riches trésors, ce champ lui-même nous semble un désert aride et sans eau; nous ne savons même plus où nous sommes: au lieu de la paix, de la lumière, le trouble et les ténèbres sont notre partage...
Mais, comme l'épouse, nous connaissons la cause de cette épreuve: «Notre âme est troublée à cause des chariots d'Aminadab.» Nous ne sommes pas encore dans notre patrie, et la tentation doit nous purifier comme l'or à l'action du feu; nous nous croyons parfois abandonnées, hélas! les chariots, c'est-à-dire les vains bruits qui nous assiègent et nous affligent, sont-ils en nous ou en dehors de nous? Nous ne savons! mais Jésus le sait; il est témoin de notre tristesse, et dans la nuit soudain sa voix se fait entendre:
«Reviens, reviens, ma Sulamite, reviens afin que nous le considérions[234]!»
Quel appel! Eh quoi! nous n'osions plus même nous regarder, notre état nous faisait horreur, et Jésus nous appelle pour nous considérer à loisir... Il veut nous voir, il vient, et les deux autres Personnes adorables de la Sainte Trinité viennent avec lui prendre possession de notre âme.
Nôtre-Seigneur l'avait promis autrefois, lorsqu'il disait avec une tendresse ineffable: «Si quelqu'un m'aime, il gardera ma parole; et mon Père l'aimera, et nous viendrons à lui, et nous ferons en lui notre demeure.»[235] Garder la parole de Jésus, voilà l'unique condition de notre bonheur, la preuve de notre amour pour lui; et cette parole, il me semble que c'est lui-même, puisqu'il se nomme le Verbe ou Parole incréée du Père.
Dans le même Evangile de saint Jean, il fait cette prière sublime: «Sanctifiez-les par votre parole; votre parole est la vérité.»[236] En un autre endroit, Jésus nous apprend qu'il est la voie, la vérité et la vie[237]. Nous savons donc quelle est la parole à garder; nous ne pouvons pas dire comme Pilate: «Qu'est-ce que la vérité[238]?»—La vérité, nous la possédons, puisque le Bien-Aimé habite dans nos cœurs.
Souvent ce Bien-Aimé nous est un bouquet de myrrhe[239], nous partageons le calice de ses douleurs; mais qu'il nous sera doux d'entendre un jour cette parole suave: «C'est vous qui êtes demeurés avec moi dans toutes les épreuves que j'ai eues, aussi je vous prépare mon royaume, comme mon Père me l'a préparé[240]!»
Lettre XIXe.
19 août 1894.
C'est peut-être la dernière fois, ma chère petite sœur, que je me sers de la plume pour parler avec toi; le bon Dieu a exaucé mon vœu le plus cher! Viens, nous souffrirons ensemble... et puis Jésus prendra l'une de nous, et les autres resteront pour un peu de temps dans l'exil. Ecoute bien ce que je vais te dire: Jamais, jamais, le bon Dieu ne nous séparera; si je meurs avant loi, ne crois pas que je m'éloignerai de ton âme, jamais nous n'aurons été plus unies. Surtout ne te fais pas de peine de ma prophétie, c'est un enfantillage! je ne suis pas malade, j'ai une santé de fer; mais le Seigneur peut briser le fer comme l'argile...
Notre père chéri nous fait sentir sa présence d'une manière qui me touche profondément. Après une mort de cinq longues années, quelle joie de le retrouver comme autrefois, et plus paternel encore! Oh! comme il va te rendre les soins que tu lui as prodigués! Tu as été son ange, il sera ton ange à son tour. Vois donc, il n'y a pas un mois qu'il est au ciel, et déjà, par son intervention puissante, toutes tes démarches réussissent. Maintenant ce lui est chose facile d'arranger nos affaires, aussi a-t-il eu moins de peine pour sa Céline que pour sa pauvre petite reine!
Depuis longtemps tu me demandes des nouvelles du noviciat, surtout des nouvelles de mon métier; je vais te satisfaire:
Je suis un petit chien de chasse, et ce titre me donne bien des sollicitudes, à cause des fonctions qu'il exige, tu en jugeras: toute la journée, du matin jusqu'au soir, je cours après le gibier. Les chasseurs—Révérende Mère Prieure et Maîtresse des novices—sont trop grands pour se couler dans les buissons; tandis qu'un petit chien, ça se faufile partout... et puis ça a le nez fin! Aussi je veille de près mes petits lapins; je ne veux pas leur faire de mal; mais je les lèche en leur disant, tantôt que leur poil n'est pas assez lisse, d'autres fois que leur regard est trop semblable à celui des lapins de garenne... enfin je tâche de les rendre tels que le Chasseur le désire: des petits lapins bien simples, occupés seulement de l'herbette qu'ils doivent brouter.
Je ris, mais au fond je pense bien sincèrement qu'un de ces petits lapins—celui que tu connais—vaut mieux cent fois que le petit chien: il a couru bien des dangers... Je t'avoue qu'à sa place, il y a longtemps que je me serais perdue pour toujours dans la vaste forêt du monde.
Lettre XXe.
Je suis heureuse, ma petite Céline, que tu n'éprouves aucun attrait sensible en venant au Carmel; c'est une délicatesse de Jésus qui veut recevoir de toi un présent. Il sait qu'il est bien plus doux de donner que de recevoir. Quel bonheur de souffrir pour celui qui nous aime à la folie, et de passer pour folles aux yeux du monde! On juge les autres d'après soi-même, et comme le monde est insensé, naturellement il nous appelle de ce nom.
Consolons-nous, nous ne sommes pas les premières! Le seul crime reproché à Notre-Seigneur par Hérode fut celui d'être fou... et franchement c'était vrai! Oui, c'était de la folie de venir chercher les pauvres petits cœurs des mortels pour en faire ses trônes, lui, le Roi de gloire qui est assis au-dessus des Chérubins! N'était-il pas parfaitement heureux en compagnie de son Père et de l'Esprit d'amour? Pourquoi venir ici—bas chercher des pécheurs pour en faire ses amis, ses intimes?
Nous ne pourrons jamais accomplir pour notre Epoux les folies qu'il a accomplies pour nous; nos actes sont très raisonnables en comparaison des siens. Que le monde nous laisse tranquilles! Je le répète, c'est lui qui est insensé, puisqu'il ignore ce que Jésus a fait et souffert pour le sauver de la damnation.
Nous ne sommes pas non plus des fainéantes, des prodigues; le divin Maître s'est chargé de notre défense. Ecoute: Il était à table avec Lazare et ses disciples, Marthe servait; pour Marie, elle ne pensait pas à prendre de nourriture, mais à faire plaisir à son Bien-Aimé, aussi répandit-elle sur la tête du Sauveur un parfum de grand prix, et, cassant le vase fragile[241], toute la maison fut embaumée de cette liqueur[242].
Les Apôtres murmurèrent contre Madeleine; c'est encore ce qui arrive pour nous: les chrétiens les plus fervents trouvent que nous sommes exagérées, que nous devrions servir Jésus avec Marthe, au lieu de lui consacrer les vases de nos vies avec les parfums qui y sont renfermés. Et cependant, qu'importe que ces vases soient brisés, puisque Notre-Seigneur est consolé, et que, malgré lui, le monde est contraint de sentir les parfums qui s'en exhalent! Oh! ces parfums sont bien nécessaires pour purifier l'atmosphère malsaine qu'il respire.
A bientôt, ma sœur chérie. Voici ta barque près du port; le vent qui la pousse est un vent d'amour, et ce vent-là est plus rapide que l'éclair! Adieu! dans quelques jours nous serons réunies au Carmel, puis là-haut! Jésus n'a-t-il pas dit pendant sa Passion: «Au reste vous verre BIENTÔT le Fils de l'homme assis à la droite de Dieu et venant sur les nuées du ciel[243]?»
Nous y serons!!!