Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur

«Madame,

«Je ne sais comment vous remercier. Car c'est bien vous, n'est-ce pas, qui m'avez envoyé cela? Ce ne peut être que vous. Personne autre ne connaît ma retraite au fond de ce petit village. Si je me trompe, excusez-moi, et retenez du moins l'expression de ma reconnaissance pour vos bontés passées... »

Que voulait-elle dire? Les bontés présentes ou passées de la comtesse envers elle se réduisaient à beaucoup d'injustices. Que signifiaient ces remerciements?

Sommée de s'expliquer, elle répondit qu'elle avait reçu par la poste, en un pli non recommandé ni chargé, deux billets de mille francs. L'enveloppe, qu'elle joignait à sa réponse, était timbrée de Paris et ne portait que son adresse, tracée d'une écriture visiblement déguisée.

D'où provenaient ces deux mille francs? Qui les avait envoyés? La justice s'informa. Mais quelle piste pouvait-on suivre parmi ces ténèbres?

Et le même fait se reproduisit douze mois après. Et une troisième fois; et une quatrième fois; et chaque année pendant six ans, avec cette différence que la cinquième et la sixième année, la somme doubla, ce qui permit à Henriette, tombée subitement malade, de se soigner comme il convenait.

Autre différence: l'administration de la poste ayant saisi une des lettres sous prétexte qu'elle n'était point chargée, les deux dernières lettres furent envoyées selon le règlement, la première datée de Saint-Germain, l'autre de Suresnes. L'expéditeur signa d'abord Anquety, puis Péchard. Les adresses qu'il donna étaient fausses.

Au bout de six ans, Henriette mourut. L'énigme demeura entière.

* * *

Tous ces événements sont connus du public. L'affaire fut de celles qui passionnèrent l'opinion, et c'est un destin étrange que celui de ce collier, qui, après avoir bouleversé la France à la fin du dix-huitième siècle, souleva encore tant d'émotion un siècle plus tard. Mais ce que je vais dire est ignoré de tous, sauf des principaux intéressés et de quelques personnes auxquelles le comte demanda le secret absolu. Comme il est probable qu'un jour ou l'autre elles manqueront à leur promesse, je n'ai, moi, aucun scrupule à déchirer le voile et l'on aura ainsi, en même temps que la clef de l'énigme, l'explication de la lettre publiée par les journaux d'avant-hier matin, lettre extraordinaire qui ajoutait encore, si c'est possible, un peu d'ombre et de mystère aux obscurités de ce drame.

Il y a cinq jours de cela. Au nombre des invités qui déjeunaient chez M. de Dreux-Soubise, se trouvaient ses deux nièces et sa cousine, et, comme hommes, le président d'Essaville, le député Bochas, le chevalier Floriani que le comte avait connu en Sicile, et le général marquis de Rouzières, un vieux camarade de cercle.

Après le repas, ces dames servirent le café, et les messieurs eurent l'autorisation d'une cigarette, à condition de ne point déserter le salon. On causa. L'une des jeunes filles s'amusa à faire les cartes et à dire la bonne aventure. Puis on en vint à parler de crimes célèbres. Et c'est à ce propos que M. de Rouzières, qui ne manquait jamais l'occasion de taquiner le comte, rappela l'aventure du collier, sujet de conversation que M. de Dreux avait en horreur.

Aussitôt chacun donna son avis. Chacun recommença l'instruction à sa manière. Et, bien entendu, toutes les hypothèses se contredisaient, toutes également inadmissibles.

—Et vous, Monsieur, demanda la comtesse au chevalier Floriani, quelle est votre opinion?

—Oh! moi, je n'ai pas d'opinion, Madame.

On se récria. Précisément le chevalier venait de raconter très brillamment diverses aventures auxquelles il avait été mêlé avec son père, magistrat à Palerme, et où s'étaient affirmés son jugement et son goût pour ces questions.

—J'avoue, dit-il, qu'il m'est arrivé de réussir alors que de plus habiles avaient renoncé. Mais de là à me considérer comme un Sherlock Holmes... Et puis, c'est à peine si je sais de quoi il s'agit.

On se tourna vers le maître de la maison. À contre-cœur, il dut résumer les faits. Le chevalier écouta, réfléchit, posa quelques interrogations, et murmura:

—C'est drôle... à première vue il ne me semble pas que la chose soit si difficile à deviner.

Le comte haussa les épaules. Mais les autres personnes s'empressèrent autour du chevalier, et il reprit d'un ton un peu dogmatique:

—En général, pour remonter à l'auteur d'un crime ou d'un vol, il faut déterminer comment ce crime ou ce vol ont été commis, ou du moins ont pu être commis. Dans le cas actuel, rien de plus simple selon moi, car nous nous trouvons en face, non pas de plusieurs hypothèses, mais d'une certitude, d'une certitude unique, rigoureuse, et qui s'énonce ainsi: l'individu ne pouvait entrer que par la porte de la chambre ou par la fenêtre du cabinet. Or, on n'ouvre pas, de l'extérieur, une porte verrouillée. Donc il est entré par la fenêtre.

—Elle était fermée et on l'a retrouvée fermée, déclara nettement M. de Dreux.

—Pour cela, continua Floriani sans relever l'interruption, il n'a eu besoin que d'établir un pont, planche ou échelle, entre le balcon de la cuisine et le rebord de la fenêtre, et dès que l'écrin...

—Mais je vous répète que la fenêtre était fermée! s'écria le comte avec impatience.

Cette fois Floriani dut répondre. Il le fit avec la plus grande tranquillité, en homme qu'une objection aussi insignifiante ne trouble point.

—Je veux croire qu'elle l'était, mais n'y a-t-il pas un vasistas?

—Comment le savez-vous?

—D'abord c'est presque une règle dans les hôtels de cette époque. Et ensuite il faut bien qu'il en soit ainsi, puisque, autrement, le vol est inexplicable.

—En effet, il y en a un, mais il était clos, comme la fenêtre. On n'y a même pas fait attention.

—C'est un tort. Car si on y avait fait attention, on aurait vu évidemment qu'il avait été ouvert.

—Et comment?

—Je suppose que, pareil à tous les autres, il s'ouvre au moyen d'un fil de fer tressé, muni d'un anneau à son extrémité inférieure?

—Oui.

—Et cet anneau pendait entre la croisée et le bahut?

—Oui, mais je ne comprends pas...

—Voici. Par une fente pratiquée dans le carreau, on a pu, à l'aide d'un instrument quelconque, mettons une baguette de fer pourvue d'un crochet, agripper l'anneau, peser et ouvrir.

Le comte ricana:

—Parfait! parfait! vous arrangez tout cela avec une aisance! seulement vous oubliez une chose, cher Monsieur, c'est qu'il n'y a pas eu de fente pratiquée dans le carreau.

—Il y a eu une fente.

—Allons donc! on l'aurait vue.

—Pour voir il faut regarder, et l'on n'a pas regardé. La fente existe, il est matériellement impossible qu'elle n'existe pas, le long du carreau, contre le mastic... dans le sens vertical, bien entendu...

Le comte se leva. Il paraissait très surexcité. Il arpenta deux ou trois fois le salon d'un pas nerveux, et, s'approchant de Floriani:

—Rien n'a changé là-haut depuis ce jour... personne n'a mis les pieds dans ce cabinet.

—En ce cas, Monsieur, il vous est loisible de vous assurer que mon explication concorde avec la réalité.

—Elle ne concorde avec aucun des faits que la justice a constatés. Vous n'avez rien vu, vous ne savez rien, et vous allez à l'encontre de tout ce que nous avons vu et de tout ce que nous savons.

Floriani ne sembla point remarquer l'irritation du comte, et il dit en souriant:

—Mon Dieu, Monsieur, je tâche de voir clair, voilà tout. Si je me trompe, prouvez-moi mon erreur.

—Sans plus tarder... J'avoue qu'à la longue votre assurance...

M. de Dreux mâchonna encore quelques paroles, puis, soudain, se dirigea vers la porte et sortit.

Pas un mot ne fut prononcé. On attendait anxieusement, comme si, vraiment, une parcelle de la vérité allait apparaître. Et le silence avait une gravité extrême.

Enfin, le comte apparut dans l'embrasure de la porte. Il était pâle et singulièrement agité. Il dit à ses amis d'une voix tremblante:

—Je vous demande pardon... les révélations de Monsieur sont si imprévues... je n'aurais jamais pensé...

Sa femme l'interrogea avidement:

—Parle... je t'en supplie... qu'y a-t-il?

Il balbutia:

—La fente existe... à l'endroit même indiqué... le long du carreau...

Il saisit brusquement le bras du chevalier et lui dit d'un ton impérieux:

—Et maintenant, Monsieur, poursuivez... je reconnais que vous avez raison jusqu'ici, mais maintenant... Ce n'est pas fini... répondez... que s'est-il passé selon vous?

Floriani se dégagea doucement et après un instant prononça:

—Eh bien, selon moi, voilà ce qui s'est passé. L'individu, sachant que Mme de Dreux allait au bal avec le collier, a jeté sa passerelle pendant votre absence. Au travers de la fenêtre il vous a surveillé et vous a vu cacher le bijou. Dès que vous êtes parti, il a coupé la vitre et a tiré l'anneau.

—Soit, mais la distance est trop grande pour qu'il ait pu, par le vasistas, atteindre la poignée de la fenêtre.

—S'il n'a pu l'ouvrir, c'est qu'il est entré par le vasistas lui-même.

—Impossible; il n'y a pas d'homme assez mince pour s'introduire par là.

—Alors ce n'est pas un homme.

—Comment!

—Certes. Si le passage est trop étroit pour un homme, il faut bien que ce soit un enfant.

—Un enfant!

—Ne m'avez-vous pas dit que votre amie Henriette avait un fils!

—En effet... un fils qui s'appelait Raoul.

—Il est infiniment probable que c'est ce Raoul qui a commis le vol.

—Quelle preuve en avez-vous?

—Quelle preuve!... il n'en manque pas de preuves... Ainsi par exemple...

Il se tut et réfléchit quelques secondes. Puis il reprit:

—Ainsi, par exemple, cette passerelle, il n'est pas à croire que l'enfant l'ait apportée du dehors et remportée sans que l'on s'en soit aperçu. Il a dû employer ce qui était à sa disposition. Dans le réduit où Henriette faisait sa cuisine, il y avait, n'est-ce pas, des tablettes accrochées au mur où l'on posait les casseroles?

—Deux tablettes, autant que je m'en souvienne.

—Il faudrait s'assurer si ces planches sont réellement fixées aux tasseaux de bois qui les supportent. Dans le cas contraire nous serions autorisés à penser que l'enfant les a déclouées, puis attachées l'une à l'autre. Peut-être aussi, puisqu'il y avait un fourneau, trouverait-on le crochet à fourneau dont il a dû se servir pour ouvrir le vasistas.

Sans mot dire le comte sortit, et cette fois les assistants ne ressentirent même point la petite anxiété de l'inconnu qu'ils avaient éprouvée la première fois. Ils savaient, ils savaient de façon absolue, que les prévisions de Floriani étaient justes. Il émanait de cet homme une impression de certitude si rigoureuse qu'on l'écoutait non point comme s'il déduisait des faits les uns des autres, mais comme s'il racontait des événements dont il était facile de vérifier au fur et à mesure l'authenticité.

Et personne ne s'étonna lorsqu'à son retour le comte déclara:

—C'est bien l'enfant, c'est bien lui, tout l'atteste.

—Vous avez vu les planches... le crochet?

—J'ai vu... les planches ont été déclouées... le crochet est encore là.

Mais Mme de Dreux-Soubise s'écria:

—C'est lui... Vous voulez dire plutôt que c'est sa mère. Henriette est la seule coupable. Elle aura obligé son fils...

—Non, affirma le chevalier, la mère n'y est pour rien.

—Allons donc! ils habitaient la même chambre, l'enfant n'aurait pu agir à l'insu d'Henriette.

—Ils habitaient la même chambre, mais tout s'est passé dans la pièce voisine, la nuit, tandis que la mère dormait.

—Et le collier? fit le comte, on l'aurait trouvé dans les affaires de l'enfant.

—Pardon! il sortait, lui. Le matin même où vous l'avez surpris devant sa table de travail, il venait de l'école, et peut-être la justice, au lieu d'épuiser ses ressources contre la mère innocente, aurait-elle été mieux inspirée en perquisitionnant là-bas, dans le pupitre de l'enfant, parmi ses livres de classe.

—Soit, mais ces deux mille francs qu'Henriette recevait chaque année, n'est-ce pas le meilleur signe de sa complicité?

—Complice, vous eût-elle remerciés de cet argent? Et puis, ne la surveillait-on pas? Tandis que l'enfant est libre, lui, il a toute facilité pour courir jusqu'à la ville voisine, pour s'aboucher avec un revendeur quelconque et lui céder à vil prix un diamant, deux diamants, selon le cas... sous la seule condition que l'envoi d'argent sera effectué de Paris, moyennant quoi on recommencera l'année suivante.

Un malaise indéfinissable oppressait les Dreux-Soubise et leurs invités. Vraiment il y avait dans le ton, dans l'attitude de Floriani, autre chose que cette certitude qui, dès le début, avait si fort agacé le comte. Il y avait comme de l'ironie, et une ironie qui semblait plutôt hostile que sympathique et amicale ainsi qu'il eût convenu.

Le comte affecta de rire.

—Tout cela est d'un ingénieux qui me ravit, mes compliments. Quelle imagination brillante!

—Mais non, mais non, s'écria Floriani avec plus de gravité, je n'imagine pas, j'évoque des circonstances qui furent inévitablement telles que je les montre.

—Qu'en savez-vous?

—Ce que vous-même m'en avez dit. Je me représente la vie de la mère et de l'enfant, là-bas, au fond de la province, la mère qui tombe malade, les ruses et les inventions du petit pour vendre les pierreries et sauver sa mère ou tout au moins adoucir ses derniers moments. Le mal l'emporte. Elle meurt. Des années passent. L'enfant grandit, devient un homme. Et alors—et pour cette fois, je veux bien admettre que mon imagination se donne libre cours—supposons que cet homme éprouve le besoin de revenir dans les lieux où il a vécu son enfance, qu'il les revoie, qu'il retrouve ceux qui ont soupçonné, accusé sa mère... pensez-vous à l'intérêt poignant d'une telle entrevue dans la vieille maison où se sont déroulées les péripéties du drame?

Ses paroles retentirent quelques secondes dans le silence inquiet, et sur le visage de M. et Mme de Dreux, se lisait un effort éperdu pour comprendre, en même temps que la peur, que l'angoisse de comprendre. Le comte murmura:

—Qui êtes-vous donc, Monsieur?

—Moi? mais le chevalier Floriani que vous avez rencontré à Palerme, et que vous avez été assez bon de convier chez vous déjà plusieurs fois.

—Alors que signifie cette histoire?

—Oh! mais rien du tout! C'est un simple jeu de ma part. J'essaie de me figurer la joie que le fils d'Henriette, s'il existe encore, aurait à vous dire qu'il fut le seul coupable, et qu'il le fut parce que sa mère était malheureuse, sur le point de perdre la place de... domestique dont elle vivait, et parce que l'enfant souffrait de voir sa mère malheureuse.

Il s'exprimait avec une émotion contenue, à demi levé et penché vers la comtesse. Aucun doute ne pouvait subsister. Le chevalier Floriani n'était autre que le fils d'Henriette. Tout, dans son attitude, dans ses paroles, le proclamait. D'ailleurs n'était-ce point son intention évidente, sa volonté même d'être reconnu comme tel?

Le comte hésita. Quelle conduite allait-il tenir envers l'audacieux personnage? Sonner? Provoquer un scandale? Démasquer celui qui l'avait dépouillé jadis? Mais il y avait si longtemps! Et qui voudrait admettre cette histoire absurde d'enfant coupable? Non, il valait mieux accepter la situation, en affectant de n'en point saisir le véritable sens. Et le comte, s'approchant de Floriani, s'écria avec enjouement:

—Très amusant, très curieux, votre roman. Je vous jure qu'il me passionne. Mais, suivant vous, qu'est-il devenu ce bon jeune homme, ce modèle des fils? J'espère qu'il ne s'est pas arrêté en si beau chemin.

—Oh! certes, non.

—N'est-ce pas! Après un tel début! Prendre le Collier de la Reine à six ans, le célèbre collier que convoitait Marie-Antoinette!

—Et le prendre, observa Floriani, se prêtant au jeu du comte, le prendre sans qu'il lui en coûte le moindre désagrément, sans que personne ait l'idée d'examiner l'état des carreaux ou s'avise que le rebord de la fenêtre est trop propre, ce rebord qu'il avait essuyé pour effacer les traces de son passage sur l'épaisse poussière... Avouez qu'il y avait de quoi tourner la tête d'un gamin de son âge. C'est donc si facile? Il n'y a donc qu'à vouloir et à tendre la main?... Ma foi, il voulut...

—Et il tendit la main.

—Les deux mains, reprit le chevalier en riant.

Il y eut un frisson. Quel mystère cachait la vie de ce soi-disant Floriani? Combien extraordinaire devait être l'existence de cet aventurier, voleur génial à six ans, et qui, aujourd'hui, par un raffinement de dilettante en quête d'émotion, ou tout au plus pour satisfaire un sentiment de rancune, venait braver sa victime chez elle, audacieusement, follement, et cependant avec toute la correction d'un galant homme en visite!

Il se leva et s'approcha de la comtesse pour prendre congé. Elle réprima un mouvement de recul. Il sourit.

—Oh! Madame, vous avez peur! aurais-je donc poussé trop loin ma petite comédie de sorcier de salon!

Elle se domina et répondit avec la même désinvolture un peu railleuse:

—Nullement, Monsieur. La légende de ce bon fils m'a au contraire fort intéressée, et je suis heureuse que mon collier ait été l'occasion d'une destinée aussi brillante. Mais ne croyez-vous pas que le fils de cette... femme, de cette Henriette, obéissait surtout à sa vocation?

Il tressaillit, sentant la pointe, et répliqua:

—J'en suis persuadé, et il fallait même que cette vocation fût sérieuse pour que l'enfant ne se rebutât point.

—Et comment cela?

—Mais oui, vous le savez, la plupart des pierres étaient fausses. Il n'y avait de vrais que les quelques diamants rachetés au bijoutier anglais, les autres ayant été vendus un à un selon les dures nécessités de la vie.

—C'était toujours le Collier de la Reine, Monsieur, dit la comtesse avec hauteur, et voilà, me semble-t-il, ce que le fils d'Henriette ne pouvait comprendre.

—Il a dû comprendre, Madame, que, faux ou vrai, le collier était avant tout un objet de parade, une enseigne.

M. de Dreux fit un geste. Sa femme aussitôt le prévint.

—Monsieur, dit-elle, si l'homme auquel vous faites allusion a la moindre pudeur...

Elle s'interrompit, intimidée par le calme regard de Floriani.

Il répéta:

—Si cet homme a la moindre pudeur...

Elle sentit qu'elle ne gagnerait rien à lui parler de la sorte, et malgré elle, malgré sa colère et son indignation, toute frémissante d'orgueil humilié, elle lui dit presque poliment:

—Monsieur, la légende veut que Rétaux de Villette, quand il eut le Collier de la Reine entre les mains et qu'il en eut fait sauter tous les diamants avec Jeanne de Valois, n'ait point osé toucher à la monture. Il comprit que les diamants n'étaient que l'ornement, que l'accessoire, mais que la monture était l'œuvre essentielle, la création même de l'artiste, et il la respecta. Pensez-vous que cet homme ait compris également?

—Je ne doute pas que la monture existe. L'enfant l'a respectée.

—Eh bien, Monsieur, s'il vous arrive de le rencontrer, vous lui direz qu'il garde injustement une de ces reliques qui sont la propriété et la gloire de certaines familles, et qu'il a pu en arracher les pierres sans que le Collier de la Reine cessât d'appartenir à la maison de Dreux-Soubise. Il nous appartient comme notre nom, comme notre honneur.

Le chevalier répondit simplement:

—Je le lui dirai, Madame.

Il s'inclina devant elle, salua le comte, salua les uns après les autres tous les assistants et sortit.

* * *

Quatre jours après, Mme de Dreux trouvait sur la table de sa chambre un écrin de cuir rouge aux armes du Cardinal. Elle ouvrit. C'était le Collier en esclavage de la Reine.

Mais comme toutes choses doivent, dans la vie d'un homme soucieux d'unité et de logique, concourir au même but—et qu'un peu de réclame n'est jamais nuisible—le lendemain l'Écho de France publiait ces lignes sensationnelles:

«Le Collier de la Reine, le célèbre bijou historique dérobé autrefois à la famille de Dreux-Soubise, a été retrouvé par Arsène Lupin. Arsène Lupin s'est empressé de le rendre à ses légitimes propriétaires. On ne peut qu'applaudir à cette attention délicate et chevaleresque.»

LE SEPT DE CŒUR

Une question se pose, et elle me fut souvent posée:

—Comment ai-je connu Arsène Lupin?

Personne ne doute que je le connaisse. Les détails que j'accumule sur cet homme déconcertant, les faits irréfutables que j'expose, les preuves nouvelles que j'apporte, l'interprétation que je donne de certains actes dont on n'avait vu que les manifestations extérieures sans en pénétrer les raisons secrètes ni le mécanisme invisible, tout cela prouve bien, sinon une intimité, que l'existence même de Lupin rendrait impossible, du moins des relations amicales et des confidences suivies.

Mais comment l'ai-je connu? D'où me vient la faveur d'être son historiographe? Pourquoi moi et pas un autre?

La réponse est facile: le hasard seul a présidé à un choix où mon mérite n'entre pour rien. C'est le hasard qui m'a mis sur sa route. C'est par hasard que j'ai été mêlé à l'une de ses plus étranges et de ses plus mystérieuses aventures, par hasard enfin que je fus acteur dans un drame dont il fut le merveilleux metteur en scène, drame obscur et complexe, hérissé de telles péripéties que j'éprouve un certain embarras au moment d'en entreprendre le récit.

Le premier acte se passe au cours de cette fameuse nuit du 22 au 23 juin dont on a tant parlé. Et, pour ma part, disons-le tout de suite, j'attribue la conduite assez anormale que je tins en l'occasion, à l'état d'esprit très spécial où je me trouvais en rentrant chez moi. Nous avions dîné entre amis au restaurant de la Cascade, et, toute la soirée, tandis que nous fumions et que l'orchestre de tziganes jouait des valses mélancoliques, nous n'avions parlé que de crimes et de vols, d'intrigues effrayantes et ténébreuses. C'est toujours là une mauvaise préparation au sommeil.

Les Saint-Martin s'en allèrent en automobile. Jean Daspry,—ce charmant et insouciant Daspry qui devait, six mois après, se faire tuer de façon si tragique sur la frontière du Maroc,—Jean Daspry et moi nous revînmes à pied par la nuit obscure et chaude. Quand nous fûmes arrivés devant le petit hôtel que j'habitais depuis un an à Neuilly, sur le boulevard Maillot, il me dit:

—Vous n'avez jamais peur?

—Quelle idée!

—Dame, ce pavillon est tellement isolé! pas de voisins... des terrains vagues... Vrai, je ne suis pas poltron, et cependant...

—Eh bien, vous êtes gai, vous!

—Oh! je dis cela comme je dirais autre chose. Les Saint-Martin m'ont impressionné avec leurs histoires de brigands.

M'ayant serré la main il s'éloigna. Je pris ma clef et j'ouvris.

—Allons! bon, murmurai-je, Antoine a oublié de m'allumer une bougie.

Et soudain je me rappelai: Antoine était absent, je lui avais donné congé.

Tout de suite l'ombre et le silence me furent désagréables. Je montai jusqu'à ma chambre à tâtons, le plus vite possible, et, aussitôt, contrairement à mon habitude, je tournai la clef et poussai le verrou.

La flamme de la bougie me rendit mon sang-froid. Pourtant j'eus soin de tirer mon revolver de sa gaine, un gros revolver à longue portée, et je le posai à côté de mon lit. Cette précaution acheva de me rassurer. Je me couchai et, comme à l'ordinaire, pour m'endormir, je pris sur la table de nuit le livre qui m'y attendait chaque soir.

Je fus très étonné. À la place du coupe-papier dont je l'avais marqué la veille, se trouvait une enveloppe, cachetée de cinq cachets de cire rouge. Je la saisis vivement. Elle portait comme adresse mon nom et mon prénom, accompagnés de cette mention: «Urgente».

Une lettre! une lettre à mon nom! qui pouvait l'avoir mise à cet endroit? Un peu nerveux, je déchirai l'enveloppe, et je lus:

«À partir du moment où vous aurez ouvert cette lettre, quoi qu'il arrive, quoi que vous entendiez, ne bougez plus, ne faites pas un geste, ne jetez pas un cri. Sinon, vous êtes perdu.»

Moi non plus je ne suis pas un poltron, et, tout aussi bien qu'un autre, je sais me tenir en face du danger réel, ou sourire des périls chimériques dont s'effare notre imagination. Mais, je le répète, j'étais dans une situation d'esprit anormale, plus facilement impressionnable, les nerfs à fleur de peau. Et d'ailleurs, n'y avait-il pas dans tout cela quelque chose de troublant et d'inexplicable qui eût ébranlé l'âme du plus intrépide?

Mes doigts serraient fiévreusement la feuille de papier, et mes yeux relisaient sans cesse les phrases menaçantes... «Ne faites pas un geste... ne jetez pas un cri... sinon, vous êtes perdu...» Allons donc! pensai-je, c'est quelque plaisanterie, une farce imbécile.

Je fus sur le point de rire, même je voulus rire à haute voix. Qui m'en empêcha? Quelle crainte indécise me comprima la gorge?

Du moins je soufflerais la bougie. Non, je ne pus la souffler. «Pas un geste, ou vous êtes perdu», était-il écrit.

Mais pourquoi lutter contre ces sortes d'autosuggestions plus impérieuses souvent que les faits les plus précis? Il n'y avait qu'à fermer les yeux. Je fermai les yeux.

Au même moment, un bruit léger passa dans le silence, puis des craquements. Et cela provenait, me sembla-t-il, d'une grande salle voisine où j'avais installé mon cabinet de travail et dont je n'étais séparé que par l'antichambre.

L'approche d'un danger réel me surexcita, et j'eus la sensation que j'allais me lever, saisir mon revolver et me précipiter dans cette salle. Je ne me levai point: en face de moi, un des rideaux de la fenêtre de gauche avait remué.

Le doute n'était pas possible: il avait remué. Il remuait encore! Et je vis—oh! je vis cela distinctement—qu'il y avait entre les rideaux et la fenêtre, dans cet espace trop étroit, une forme humaine dont l'épaisseur empêchait l'étoffe de tomber droit.

Et l'être aussi me voyait, il était certain qu'il me voyait à travers les mailles très larges de l'étoffe. Alors je compris tout. Tandis que les autres emportaient leur butin, sa mission à lui consistait à me tenir en respect. Me lever? Saisir un revolver? Impossible... il était là! au moindre geste, au moindre cri, j'étais perdu.

Un coup violent secoua la maison, suivi de petits coups groupés par deux ou trois, comme ceux d'un marteau qui frappe sur des pointes et qui rebondit. Ou du moins voilà ce que j'imaginais, dans la confusion de mon cerveau. Et d'autres bruits s'entrecroisèrent, un véritable vacarme qui prouvait que l'on ne se gênait point, et que l'on agissait en toute sécurité.

On avait raison: je ne bougeai pas. Fut-ce lâcheté? Non, anéantissement plutôt, impuissance totale à mouvoir un seul de mes membres. Sagesse également, car enfin pourquoi lutter? Derrière cet homme, il y en avait dix autres qui viendraient à son appel. Allais-je risquer ma vie pour sauver quelques tapisseries et quelques bibelots?

Et toute la nuit ce supplice dura. Supplice intolérable, angoisse terrible! Le bruit s'était interrompu, mais je ne cessais d'attendre qu'il recommençât. Et l'homme! l'homme qui me surveillait, l'arme à la main! Mon regard effrayé ne le quittait pas. Et mon cœur battait! et de la sueur ruisselait de mon front et de tout mon corps!

Et tout à coup un bien-être inexprimable m'envahit: une voiture de laitier dont je connaissais bien le roulement, passa sur le boulevard, et j'eus en même temps l'impression que l'aube se glissait entre les persiennes closes et qu'un peu de jour dehors se mêlait à l'ombre.

Et le jour pénétra dans la chambre. Et d'autres voitures passèrent. Et tous les fantômes de la nuit s'évanouirent.

Alors je sortis un bras du lit, lentement, sournoisement. En face rien ne remua. Je marquai des yeux le pli du rideau, l'endroit précis où il fallait viser, je fis le compte exact des mouvements que je devais exécuter, et, rapidement, j'empoignai mon revolver et je tirai.

Je sautai hors du lit avec un cri de délivrance, et je bondis sur le rideau. L'étoffe était percée, la vitre était percée. Quant à l'homme, je n'avais pu l'atteindre... pour cette bonne raison qu'il n'y avait personne.

Personne! Ainsi, toute la nuit, j'avais été hypnotisé par un pli de rideau! Et pendant ce temps, des malfaiteurs... Rageusement, d'un élan que rien n'eût arrêté, je tournai la clef dans la serrure, j'ouvris ma porte, je traversai l'antichambre, j'ouvris une autre porte, et je me ruai dans la salle.

Mais une stupeur me cloua sur le seuil, haletant, abasourdi, plus étonné encore que je ne l'avais été de l'absence de l'homme: rien n'avait disparu. Toutes les choses que je supposais enlevées, meubles, tableaux, vieux velours et vieilles soies, toutes ces choses étaient à leur place!

Spectacle incompréhensible! Je n'en croyais pas mes yeux! Pourtant ce vacarme, ces bruits de déménagement... Je fis le tour de la pièce, j'inspectai les murs, je dressai l'inventaire de tous ces objets que je connaissais si bien. Rien ne manquait! Et ce qui me déconcertait le plus, c'est que rien non plus ne révélait le passage des malfaiteurs, aucun indice, pas une chaise dérangée, pas une trace de pas.

—Voyons, voyons, me disais-je en me prenant la tête à deux mains, je ne suis pourtant pas un fou! J'ai bien entendu!...

Pouce par pouce, avec les procédés d'investigation les plus minutieux, j'examinai la salle. Ce fut en vain. Ou plutôt... mais pouvais-je considérer cela comme une découverte? Sous un petit tapis persan, jeté sur le parquet, je ramassai une carte, une carte à jouer. C'était un sept de cœur, pareil à tous les sept de cœur des jeux de cartes français, mais qui retint mon attention par un détail assez curieux. La pointe extrême de chacune des sept marques rouges en forme de cœur, était percée d'un trou, le trou rond et régulier qu'eût pratiqué l'extrémité d'un poinçon.

Voilà tout. Une carte et une lettre trouvée dans un livre. En dehors de cela, rien. Était-ce assez pour affirmer que je n'avais pas été le jouet d'un rêve?

* * *

Toute la journée, je poursuivis mes recherches dans le salon. C'était une grande pièce en disproportion avec l'exiguïté de l'hôtel, et dont l'ornementation attestait le goût bizarre de celui qui l'avait conçue. Le parquet était fait d'une mosaïque de petites pierres multicolores, formant de larges dessins symétriques. La même mosaïque recouvrait les murs, disposée en panneaux, allégories pompéiennes, compositions bizantines, fresque du moyen âge. Un Bacchus enfourchait un tonneau. Un empereur couronné d'or, à barbe fleurie, tenait un glaive dans sa main droite.

Tout en haut, un peu à la façon d'un atelier, se découpait l'unique et vaste fenêtre. Cette fenêtre étant toujours ouverte la nuit, il était probable que les hommes avaient passé par là, à l'aide d'une échelle. Mais, ici encore, aucune certitude. Les montants de l'échelle eussent dû laisser des traces sur le sol battu de la cour: il n'y en avait point. L'herbe du terrain vague qui entourait l'hôtel aurait dû être fraîchement foulée: elle ne l'était pas.

J'avoue que je n'eus point l'idée de m'adresser à la police, tellement les faits qu'il m'eût fallu exposer étaient inconsistants et absurdes. On se fût moqué de moi. Mais, le surlendemain, c'était mon jour de chronique au Gil Blas, où j'écrivais alors. Obsédé par mon aventure, je la racontai tout au long.

L'article ne passa pas inaperçu, mais je vis bien qu'on ne le prenait guère au sérieux, et qu'on le considérait plutôt comme une fantaisie que comme une histoire réelle. Les Saint-Martin me raillèrent. Daspry, cependant, qui ne manquait pas d'une certaine compétence en ces matières, vint me voir, se fit expliquer l'affaire et l'étudia... sans plus de succès d'ailleurs.

Or, un des matins suivants, le timbre de la grille résonna, et Antoine vint m'avertir qu'un monsieur désirait me parler. Il n'avait pas voulu donner son nom. Je le priai de monter.

C'était un homme d'une quarantaine d'années, très brun, de visage énergique, et dont les habits propres, mais usés, annonçaient un souci d'élégance qui contrastait avec ses façons plutôt vulgaires.

Sans préambule, il me dit—d'une voix éraillée, avec des accents qui me confirmèrent la situation sociale de l'individu:

—Monsieur, en voyage, dans un café, le Gil Blas m'est tombé sous les yeux. J'ai lu votre article. Il m'a intéressé... beaucoup.

—Je vous remercie.

—Et je suis revenu.

—Ah!

—Oui, pour vous parler. Tous les faits que vous avez racontés sont-ils exacts?

—Absolument exacts.

—Il n'en est pas un seul qui soit de votre invention?

—Pas un seul.

—En ce cas j'aurais peut-être des renseignements à vous fournir.

—Je vous écoute.

—Non.

—Comment, non?

—Avant de parler, il faut que je vérifie s'ils sont justes.

—Et pour les vérifier?

—Il faut que je reste seul dans cette pièce.

Je le regardai avec surprise.

—Je ne vois pas très bien...

—C'est une idée que j'ai eue en lisant votre article. Certains détails établissent une coïncidence vraiment extraordinaire avec une autre aventure que le hasard m'a révélée. Si je me suis trompé, il est préférable que je garde le silence. Et l'unique moyen de le savoir, c'est que je reste seul...

Qu'y avait-il sous cette proposition? Plus tard je me suis rappelé qu'en la formulant l'homme avait un air inquiet, une expression de physionomie anxieuse. Mais, sur le moment, bien qu'un peu étonné, je ne trouvai rien de particulièrement anormal à sa demande. Et puis une telle curiosité me stimulait!

Je répondis:

—Soit. Combien vous faut-il de temps?

—Oh! trois minutes, pas davantage. D'ici trois minutes, je vous rejoindrai.

Je sortis de la pièce. En bas, je tirai ma montre. Une minute s'écoula. Deux minutes... Pourquoi donc me sentais-je oppressé? Pourquoi ces instants me paraissaient-ils plus solennels que d'autres?

Deux minutes et demie... Deux minutes trois quarts... Et soudain un coup de feu retentit.

En quelques enjambées j'escaladai les marches et j'entrai. Un cri d'horreur m'échappa.

Au milieu de la salle l'homme gisait, immobile, couché sur le côté gauche. Du sang coulait de son crâne, mêlé à des débris de cervelle. Près de son poing, un revolver, tout fumant.

Une convulsion l'agita, et ce fut tout.

Mais plus encore que ce spectacle effroyable, quelque chose me frappa, quelque chose qui fit que je n'appelai pas au secours tout de suite, et que je ne me jetai point à genoux pour voir si l'homme respirait. À deux pas de lui, par terre, il y avait un sept de cœur!

Je le ramassai. Les sept extrémités des sept marques rouges étaient percées d'un trou...

* * *

Une demi-heure après, le commissaire de police de Neuilly arrivait, puis le médecin légiste, puis le chef de la Sûreté, M. Dudouis. Je m'étais bien gardé de toucher au cadavre. Rien ne put fausser les premières constatations.

Elles furent brèves, d'autant plus brèves que tout d'abord on ne découvrit rien, ou peu de chose. Dans les poches du mort aucun papier, sur ses vêtements aucun nom, sur son linge aucune initiale. Somme toute, pas un indice capable d'établir son identité. Et dans la salle le même ordre qu'auparavant. Les meubles n'avaient pas été dérangés, et les objets avaient gardé leur ancienne position. Pourtant cet homme n'était pas venu chez moi dans l'unique intention de se tuer, et parce qu'il jugeait que mon domicile convenait mieux que tout autre à son suicide! Il fallait qu'un motif l'eût déterminé à cet acte de désespoir, et que ce motif lui-même résultât d'un fait nouveau, constaté par lui au cours des trois minutes qu'il avait passées seul.

Quel fait? Qu'avait-il vu? Qu'avait-il surpris? Quel secret épouvantable avait-il pénétré? Aucune supposition n'était permise.

Mais, au dernier moment, un incident se produisit qui nous parut d'un intérêt considérable. Comme deux agents se baissaient pour soulever le cadavre et l'emporter sur un brancard, ils s'aperçurent que la main gauche, fermée jusqu'alors et crispée, s'était détendue, et qu'une carte de visite, toute froissée, s'en échappait.

Cette carte portait: Georges Andermatt, rue de Berry, 37.

Qu'est-ce que cela signifiait? Georges Andermatt était un gros banquier de Paris, fondateur et président de ce Comptoir des métaux qui a donné une telle impulsion aux industries métallurgiques de France. Il menait grand train, possédant mail-coach, automobiles, écurie de course. Ses réunions étaient très suivies et l'on citait Mme Andermatt pour sa grâce et pour sa beauté.

—Serait-ce le nom du mort? murmurai-je.

Le chef de la Sûreté se pencha.

—Ce n'est pas lui. M. Andermatt est un homme pâle et un peu grisonnant.

—Mais alors pourquoi cette carte?

—Vous avez le téléphone, Monsieur?

—Oui, dans le vestibule. Si vous voulez bien m'accompagner.

Il chercha dans l'annuaire et demanda le 415.21.

—M. Andermatt est-il chez lui?—Veuillez lui dire que M. Dudouis le prie de venir en toute hâte au 102 du boulevard Maillot. C'est urgent.

Vingt minutes plus tard, M. Andermatt descendait de son automobile. On lui exposa les raisons qui nécessitaient son intervention, puis on le mena devant le cadavre.

Il eut une seconde d'émotion qui contracta son visage, et prononça à voix basse, comme s'il parlait malgré lui:

—Étienne Varin.

—Vous le connaissiez?

—Non... ou du moins oui... mais de vue seulement. Son frère...

—Il a un frère?

—Oui, Alfred Varin... Son frère est venu autrefois me solliciter... je ne sais plus à quel propos...

—Où demeure-t-il?

—Les deux frères demeuraient ensemble... rue de Provence, je crois.

—Et vous ne soupçonnez pas la raison pour laquelle celui-ci s'est tué?

—Nullement.

—Cependant cette carte qu'il tenait dans sa main?... Votre carte avec votre adresse!

—Je n'y comprends rien. Ce n'est là évidemment qu'un hasard que l'instruction nous expliquera.

Un hasard en tout cas bien curieux, pensai-je et je sentis que nous éprouvions tous la même impression.

Cette impression, je la retrouvai dans les journaux du lendemain, et chez tous ceux de mes amis avec qui je m'entretins de l'aventure. Au milieu des mystères qui la compliquaient, après la double découverte, si déconcertante, de ce sept de cœur sept fois percé, après les deux événements aussi énigmatiques l'un que l'autre dont ma demeure avait été le théâtre, cette carte de visite semblait enfin promettre un peu de lumière. Par elle on arriverait à la vérité.

Mais, contrairement aux prévisions, M. Andermatt ne fournit aucune indication.

—J'ai dit ce que je savais, répétait-il. Que veut-on de plus? Je suis le premier stupéfait que cette carte ait été trouvée là, et j'attends comme tout le monde que ce point soit éclairci.

Il ne le fut pas. L'enquête établit que les frères Varin, Suisses d'origine, avaient mené sous des noms différents une vie fort mouvementée, fréquentant les tripots, en relations avec toute une bande d'étrangers dont la police s'occupait, et qui s'était dispersée après une série de cambriolages auxquels leur participation ne fut établie que par la suite. Au numéro 24 de la rue de Provence où les frères Varin avaient en effet habité six ans auparavant, on ignorait ce qu'ils étaient devenus.

Je confesse que, pour ma part, cette affaire me semblait si embrouillée que je ne croyais guère à la possibilité d'une solution, et que je m'efforçais de n'y plus songer. Mais Jean Daspry, au contraire, que je vis beaucoup à cette époque, se passionnait chaque jour davantage.

Ce fut lui qui me signala cet écho d'un journal étranger que toute la presse reproduisait et commentait:

«On va procéder en présence de l'empereur, et dans un lieu que l'on tiendra secret jusqu'à la dernière minute, aux premiers essais d'un sous-marin qui doit révolutionner les conditions futures de la guerre navale. Une indiscrétion nous en a révélé le nom: il s'appelle Le Sept-de-cœur

Le Sept de cœur! était-ce là rencontre fortuite? ou bien devait-on établir un lien entre le nom de ce sous-marin et les incidents dont nous avons parlé? Mais un lien de quelle nature? Ce qui se passait ici ne pouvait aucunement se relier à ce qui se passait là-bas.

—Qu'en savez-vous? me disait Daspry. Les effets les plus disparates proviennent souvent d'une cause unique.

Le surlendemain, un autre écho nous arrivait:

«On prétend que les plans du Sept-de-cœur, le sous-marin dont les expériences vont avoir lieu incessamment, ont été exécutés par des ingénieurs français. Ces ingénieurs, ayant sollicité en vain l'appui de leurs compatriotes, se seraient adressés ensuite, sans plus de succès, à l'Amirauté anglaise. Nous donnons ces nouvelles sous toute réserve.»

Je n'ose pas trop insister sur des faits de nature extrêmement délicate, et qui provoquèrent, on s'en souvient, une émotion si considérable. Cependant, puisque tout danger de complication est écarté, il me faut bien parler de l'article de l'Écho de France, qui fit alors tant de bruit, et qui jeta sur l'affaire du Sept de cœur, comme on l'appelait, quelques clartés... confuses.

Le voici, tel qu'il parut sous la signature de Salvator:

L'affaire du Sept-de-cœur. Un coin du voile soulevé.

«Nous serons brefs. Il y a dix ans, un jeune ingénieur des mines, Louis Lacombe, désireux de consacrer son temps et sa fortune aux études qu'il poursuivait, donna sa démission, et loua, au numéro 102 du boulevard Maillot, un petit hôtel qu'un comte italien avait fait récemment construire et décorer. Par l'intermédiaire de deux individus, les frères Varin, de Lausanne, dont l'un l'assistait dans ses expériences comme préparateur, et dont l'autre lui cherchait des commanditaires, il entra en relations avec H. Georges Andermatt, qui venait de fonder le Comptoir des Métaux.

«Après plusieurs entrevues, il parvint à l'intéresser à un projet de sous-marin auquel il travaillait, et il fut entendu que, dès la mise au point définitive de l'invention, M. Andermatt userait de son influence pour obtenir du ministère de la marine une série d'essais.

«Durant deux années, Louis Lacombe fréquenta assidûment l'hôtel Andermatt et soumit au banquier les perfectionnements qu'il apportait à son projet, jusqu'au jour où, satisfait lui-même de son travail, ayant trouvé la formule définitive qu'il cherchait, il pria M. Andermatt de se mettre en campagne.

«Ce jour-là, Louis Lacombe dîna chez les Andermatt. Il s'en alla, le soir, vers onze heures et demie. Depuis on ne l'a plus revu.

«En relisant les journaux de l'époque, on verrait que la famille du jeune homme saisit la justice et que le parquet s'inquiéta. Mais on n'aboutit à aucune certitude, et généralement il fut admis que Louis Lacombe, qui passait pour un garçon original et fantasque, était parti en voyage sans prévenir personne.

«Acceptons cette hypothèse... invraisemblable. Mais une question se pose, capitale pour notre pays: que sont devenus les plans du sous-marin? Louis Lacombe les a-t-il emportés? Sont-ils détruits?

«De l'enquête très sérieuse à laquelle nous nous sommes livrés, il résulte que ces plans existent. Les frères Varin les ont eus entre les mains. Comment? Nous n'avons encore pu l'établir, de même que nous ne savons pas pourquoi ils n'ont pas essayé plus tôt de les vendre. Craignaient-ils qu'on ne leur demandât comment ils les avaient en leur possession? En tout cas cette crainte n'a pas persisté, et nous pouvons en toute certitude affirmer ceci: les plans de Louis Lacombe sont la propriété d'une puissance étrangère, et nous sommes en mesure de publier la correspondance échangée à ce propos entre les frères Varin et le représentant de cette puissance. Actuellement le Sept-de-cœur imaginé par Louis Lacombe est réalisé par nos voisins.

«La réalité répondra-t-elle aux prévisions optimistes de ceux qui ont été mêlés à cette trahison? Nous avons, pour espérer le contraire, des raisons que l'événement, nous voudrions le croire, ne trompera point.»

Et un post-scriptum ajoutait:

«Dernière heure.—Nous espérions à juste titre. Nos informations particulières nous permettent d'annoncer que les essais du Sept-de-cœur n'ont pas été satisfaisants. Il est assez probable qu'aux plans livrés par les frères Varin, il manquait le dernier document apporté par Louis Lacombe à M. Andermatt le soir de sa disparition, document indispensable à la compréhension totale du projet, sorte de résumé où l'on retrouve les conclusions définitives, les évaluations et les mesures contenues dans les autres papiers. Sans ce document les plans sont imparfaits; de même que, sans les plans, le document est inutile.

«Donc il est encore temps d'agir et de reprendre ce qui nous appartient. Pour cette besogne fort difficile, nous comptons beaucoup sur l'assistance de M. Andermatt. Il aura à cœur d'expliquer la conduite inexplicable qu'il a tenue depuis le début. Il dira non seulement pourquoi il n'a pas raconté ce qu'il savait au moment du suicide d'Étienne Varin, mais aussi pourquoi il n'a jamais révélé la disparition des papiers dont il avait connaissance. Il dira pourquoi, depuis six ans, il fait surveiller les frères Varin par des agents à sa solde.

«Nous attendons de lui, non point des paroles, mais des actes. Sinon...»

La menace était brutale. Mais en quoi consistait-elle? Quel moyen d'intimidation Salvator, l'auteur... anonyme de l'article, possédait-il sur M. Andermatt?

Une nuée de reporters assaillit le banquier, et dix interviews exprimèrent le dédain avec lequel il répondit à cette mise en demeure. Sur quoi, le correspondant de l'Écho de France riposta par ces trois lignes:

«Que M. Andermatt le veuille ou non, il est dès à présent notre collaborateur dans l'œuvre que nous entreprenons.»

* * *

Le jour où parut cette réplique, Daspry et moi nous dînâmes ensemble. Le soir, les journaux étalés sur ma table, nous discutions l'affaire et l'examinions sous toutes ses faces avec cette irritation que l'on éprouverait à marcher indéfiniment dans l'ombre et à toujours se heurter aux mêmes obstacles.

Et soudain, sans que mon domestique m'eût averti, sans que le timbre eût résonné, la porte s'ouvrit et une dame entra, couverte d'un voile épais.

Je me levai aussitôt et m'avançai. Elle me dit:

—C'est vous, Monsieur, qui demeurez ici?

—Oui, Madame, mais je vous avoue...

—La grille sur le boulevard n'était pas fermée, expliqua-t-elle.

—Mais la porte du vestibule?

Elle ne répondit pas, et je songeai qu'elle avait dû faire le tour par l'escalier de service. Elle connaissait donc le chemin?

Il y eut un silence un peu embarrassé. Elle regarda Daspry. Malgré moi, comme j'eusse fait dans un salon, je le présentai. Puis je la priai de s'asseoir et de m'exposer le but de sa visite.

Elle enleva son voile et je vis qu'elle était brune, de visage régulier, et, sinon très belle, du moins d'un charme infini, qui provenait de ses yeux surtout, des yeux graves et douloureux.

Elle dit simplement:

—Je suis Mme Andermatt.

—Madame Andermatt! répétai-je, de plus en plus étonné.

Un nouveau silence. Et elle reprit d'une voix calme, et de l'air le plus tranquille:

—Je viens au sujet de cette affaire... que vous savez. J'ai pensé que je pourrais peut-être avoir auprès de vous quelques renseignements...

—Mon Dieu, Madame, je n'en connais pas plus que ce qu'en ont dit les journaux. Veuillez préciser en quoi je puis vous être utile.

—Je ne sais pas... Je ne sais pas...

Seulement alors j'eus l'intuition que son calme était factice, et que, sous cet air de sécurité parfaite, se cachait un grand trouble. Et nous nous tûmes, aussi gênés l'un que l'autre.

Mais Daspry, qui n'avait pas cessé de l'observer, s'approcha et lui dit:

—Voulez-vous me permettre, Madame, de vous poser quelques questions?

—Oh! oui, s'écria-t-elle, comme cela je parlerai.

—Vous parlerez... quelles que soient ces questions?

—Quelles qu'elles soient.

Il réfléchit et prononça:

—Vous connaissiez Louis Lacombe?

—Oui, par mon mari.

—Quand l'avez-vous vu pour la dernière fois?

—Le soir où il a dîné chez nous.

—Ce soir-là, rien n'a pu vous donner à penser que vous ne le verriez plus?

—Non. Il avait bien fait allusion à un voyage en Russie, mais si vaguement!

—Vous comptiez donc le revoir?

—Le surlendemain, à dîner.

—Et comment expliquez-vous cette disparition?

—Je ne l'explique pas.

—Et M. Andermatt?

—Je l'ignore.

—Cependant...

—Ne m'interrogez pas là-dessus.

—L'article de l'Écho de France semble dire...

—Ce qu'il semble dire, c'est que les frères Varin ne sont pas étrangers à cette disparition.

—Est-ce votre avis?

—Oui.

—Sur quoi repose votre conviction?

—En nous quittant, Louis Lacombe portait une serviette qui contenait tous les papiers relatifs à son projet. Deux jours après, il y a eu entre mon mari et l'un des frères Varin, celui qui vit, une entrevue au cours de laquelle mon mari acquérait la preuve que ces papiers étaient aux mains des deux frères.

—Et il ne les a pas dénoncés?

—Non.

—Pourquoi?

—Parce que, dans la serviette, se trouvait autre chose que les papiers de Louis Lacombe.

—Quoi?

Elle hésita, fut sur le point de répondre, puis, finalement, garda le silence. Daspry continua:

—Voilà donc la cause pour laquelle votre mari, sans avertir la police, faisait surveiller les deux frères. Il espérait à la fois reprendre les papiers et cette chose... compromettante grâce à laquelle les deux frères exerçaient sur lui une sorte de chantage.

—Sur lui... et sur moi.

—Ah! sur vous aussi?

—Sur moi principalement.

Elle articula ces trois mots d'une voix sourde. Daspry l'observa, fit quelques pas, et revenant à elle:

—Vous avez écrit à Louis Lacombe?

—Certes... mon mari était en relations...

—En dehors de ces lettres officielles, n'avez-vous pas écrit à Louis Lacombe... d'autre lettres. Excusez mon insistance, mais il est indispensable que je sache toute la vérité. Avez-vous écrit d'autres lettres?

Toute rougissante, elle murmura:

—Oui.

—Et ce sont ces lettres que possédaient les frères Varin?

—Oui.

—M. Andermatt le sait donc?

—Il ne les a pas vues, mais Alfred Varin lui en a révélé l'existence, le menaçant de les publier si mon mari agissait contre eux. Mon mari a eu peur... il a reculé devant le scandale.

—Seulement, il a tout mis en œuvre pour leur arracher ces lettres.

—Il a tout mis en œuvre... du moins, je le suppose, car, à partir de cette dernière entrevue avec Alfred Varin, et après les quelques mots très violents par lesquels il m'en rendit compte, il n'y a plus eu entre mon mari et moi aucune intimité, aucune confiance. Nous vivons comme deux étrangers.

—En ce cas, si vous n'avez rien à perdre, que craignez-vous?

—Si indifférente que je lui sois devenue, je suis celle qu'il a aimée, celle qu'il aurait encore pu aimer;—oh! cela, j'en suis certaine, murmura-t-elle d'une voix ardente, il m'aurait encore aimée, s'il ne s'était pas emparé de ces maudites lettres...

—Comment! il aurait réussi... Mais les deux frères se défiaient cependant?

—Oui, et ils se vantaient même, paraît-il, d'avoir une cachette sûre.

—Alors?...

—J'ai tout lieu de croire que mon mari a découvert cette cachette!

—Allons donc! où se trouvait-elle?

—Ici.

Je tressautai.

—Ici!

—Oui, et je l'avais toujours soupçonné. Louis Lacombe, très ingénieux, passionné de mécanique, s'amusait, à ses heures perdues, à confectionner des coffres et des serrures. Les frères Varin ont dû surprendre et, par la suite, utiliser une de ces cachettes pour dissimuler les lettres... et d'autres choses aussi sans doute.

—Mais ils n'habitaient pas ici, m'écriai-je.

—Jusqu'à votre arrivée, il y a quatre mois, ce pavillon est resté inoccupé. Il est donc probable qu'ils y revenaient, et ils ont pensé en outre que votre présence ne les gênerait pas le jour où ils auraient besoin de retirer tous leurs papiers. Mais ils comptaient sans mon mari qui, dans la nuit du 22 au 23 juin, a forcé le coffre, a pris... ce qu'il cherchait, et a laissé sa carte pour bien montrer aux deux frères qu'il n'avait plus à les redouter et que les rôles changeaient. Deux jours plus tard, averti par l'article du Gil Blas, Étienne Varin se présentait chez vous en toute hâte, restait seul dans ce salon, trouvait le coffre vide... et se tuait.

Après un instant, Daspry demanda:

—C'est une simple supposition, n'est-ce pas? M. Andermatt ne vous a rien dit?

—Non.

—Son attitude vis-à-vis de vous ne s'est pas modifiée? Il ne vous a pas paru plus sombre, plus soucieux?

—Non.

—Et vous croyez qu'il en serait ainsi s'il avait trouvé les lettres! Pour moi il ne les a pas. Pour moi, ce n'est pas lui qui est entré ici.

—Mais qui alors?

—Le personnage mystérieux qui conduit cette affaire, qui en tient tous les fils, et qui la dirige vers un but que nous ne faisons qu'entrevoir à travers tant de complications, le personnage mystérieux dont on sent l'action visible et toute-puissante depuis la première heure. C'est lui et ses amis qui sont entrés dans cet hôtel le 22 juin, c'est lui qui a découvert la cachette, c'est lui qui a laissé la carte de M. Andermatt, c'est lui qui détient la correspondance et les preuves de la trahison des frères Varin.

—Qui, lui? interrompis-je, non sans impatience.

—Le correspondant de l'Écho de France, parbleu, ce Salvator! N'est-ce pas d'une évidence aveuglante? Ne donne-t-il pas dans son article des détails que, seul, peut connaître l'homme qui a pénétré les secrets des deux frères?

—En ce cas, balbutia Mme Andermatt, avec effroi, il a mes lettres également, et c'est lui à son tour qui menace mon mari! Que faire, mon Dieu!

—Lui écrire, déclara nettement Daspry, se confier à lui sans détours; lui raconter tout ce que vous savez et tout ce que vous pouvez apprendre.

—Que dites-vous!

—Votre intérêt est le même que le sien. Il est hors de doute qu'il agit contre le survivant des deux frères. Ce n'est pas contre M. Andermatt qu'il cherche des armes, mais contre Alfred Varin. Aidez-le.

—Comment?

—Votre mari a-t-il ce document qui complète et qui permet d'utiliser les plans de Louis Lacombe?

—Oui.

—Prévenez-en Salvator. Au besoin, tâchez de lui procurer ce document. Bref, entrez en correspondance avec lui. Que risquez-vous?

Le conseil était hardi, dangereux même à première vue, mais Mme Andermatt n'avait guère le choix. Aussi bien, comme disait Daspry, que risquait-elle? Si l'inconnu était un ennemi, cette démarche n'aggravait pas la situation. Si c'était un étranger qui poursuivait un but particulier, il devait n'attacher à ces lettres qu'une importance secondaire.

Quoi qu'il en soit, il y avait là une idée, et Mme Andermatt, dans son désarroi, fut trop heureuse de s'y rallier. Elle nous remercia avec effusion, et promit de nous tenir au courant.

Le surlendemain, en effet, elle nous envoyait ce mot qu'elle avait reçu en réponse:

«Les lettres ne s'y trouvaient pas. Mais je les aurai, soyez tranquille. Je veille à tout. S.»

Je pris le papier. C'était l'écriture du billet que l'on avait introduit dans mon livre de chevet, le soir du 22 juin.

Daspry avait donc raison, Salvator était bien le grand organisateur de cette affaire.

* * *

En vérité, nous commencions à discerner quelques lueurs parmi les ténèbres qui nous environnaient et certains points s'éclairaient d'une lumière inattendue. Mais que d'autres restaient obscurs, comme la découverte des deux sept de cœur! Pour ma part, j'en revenais toujours là, plus intrigué peut-être qu'il n'eût fallu par ces deux cartes dont les sept petites figures transpercées avaient frappé mes yeux en de si troublantes circonstances. Quel rôle jouaient-elles dans le drame? Quelle importance devait-on leur attribuer? Quelle conclusion devait-on tirer de ce fait que le sous-marin construit sur les plans de Louis Lacombe portait le nom de Sept-de-cœur?

Daspry, lui, s'occupait peu des deux cartes, tout entier à l'étude d'un autre problème dont la solution lui semblait plus urgente: il cherchait inlassablement la fameuse cachette.

—Et qui sait, disait-il, si je n'y trouverais point les lettres que Salvator n'y a pas trouvées... par inadvertance peut-être. Il est si peu croyable que les frères Varin aient enlevé d'un endroit qu'ils supposaient inaccessible, l'arme dont ils savaient la valeur inappréciable.

Et il cherchait. La grande salle n'ayant bientôt plus de secrets pour lui, il étendait ses investigations à toutes les autres pièces du pavillon: il scruta l'intérieur et l'extérieur, il examina les pierres et les briques des murailles, il souleva les ardoises du toit.

Un jour, il arriva avec une pioche et une pelle, me donna la pelle, garda la pioche et, désignant le terrain vague:

—Allons-y.

Je le suivis sans enthousiasme. Il divisa le terrain en plusieurs sections qu'il inspecta successivement. Mais, dans un coin, à l'angle que formaient les murs de deux propriétés voisines, un amoncellement de moellons et de cailloux, recouverts de ronces et d'herbes, attira son attention. Il l'attaqua.

Je dus l'aider. Durant une heure, en plein soleil, nous peinâmes inutilement. Mais lorsque, sous les pierres écartées, nous parvînmes au sol lui-même, et que nous l'eûmes éventré, la pioche de Daspry mit à nu des ossements, un reste de squelette autour duquel s'effiloquaient encore des bribes de vêtements.

Et soudain je me sentis pâlir. J'apercevais fichée en terre une petite plaque de fer, découpée en forme de rectangle et où il me semblait distinguer des taches rouges. Je me baissai. C'était bien cela: la plaque avait les dimensions d'une carte à jouer, et les taches rouges, d'un rouge de minium rongé par places, étaient au nombre de sept, disposées comme les sept points d'un sept de cœur, et percées d'un trou à chacune des sept extrémités.

—Écoutez, Daspry, j'en ai assez de toutes ces histoires. Tant mieux pour vous si elles vous intéressent. Moi, je vous fausse compagnie.

Était-ce l'émotion? Était-ce la fatigue d'un travail exécuté sous un soleil trop rude, toujours est-il que je chancelai en m'en allant, et que je dus me mettre au lit où je restai quarante-huit heures, fiévreux et brûlant, obsédé par des squelettes qui dansaient autour de moi et se jetaient à la tête leurs cœurs sanguinolents.

Daspry me fut fidèle. Chaque jour il m'accorda trois ou quatre heures, qu'il passa, il est vrai, dans la grande salle, à fureter, cogner, et tapoter.

—Les lettres sont là, dans cette pièce, venait-il me dire de temps à autre, elles sont là. J'en mettrais ma main au feu.

—Laissez-moi la paix, répondais-je horripilé.

Le matin du troisième jour, je me levai assez faible encore, mais guéri. Un déjeuner substantiel me réconforta. Mais un petit bleu que je reçus vers cinq heures contribua, plus que tout, à mon complet rétablissement, tellement ma curiosité fut, de nouveau et malgré tout, piquée au vif.

Le pneumatique contenait ces mots: