Contes Français
expérience. Chez nous, dans notre régiment, je passais

[30]
pour un des meilleurs tireurs. Une fois, le hasard fit que

je passai un mois sans prendre un pistolet; les miens

étaient chez l'armurier. Nous allâmes au tir. Que


pensez-vous qu'il m'arriva, monsieur le comte? La première

fois que je m'y remis, je manquai quatre fois de

suite une bouteille à vingt-cinq pas. Il y avait chez nous

un chef d'escadron, bon enfant, grand farceur: «Parbleu!

[5]
mon camarade, me dit-il, c'est trop de sobriété! tu respectes

trop les bouteilles.» Croyez-moi, monsieur le comte, il

ne faut pas cesser de pratiquer: on se rouille. Le meilleur

tireur que j'aie rencontré tirait le pistolet tous les jours,

au moins trois coups avant son diner; il n'y manquait

[10]
pas plus qu'à prendre son verre d'eau-de-vie avant la

soupe.


Le comte et la comtesse semblaient contents de m'entendre

causer.


--Et comment faisait-il? demanda le comte.


[15]
--Comment? vous allez voir. Il apercevait une mouche

posée sur le mur... Vous riez? madame la comtesse...

Je vous jure que c'est vrai. «Eh! Kouzka! un pistolet!»

Kouzka lui apporte un pistolet chargé.--Pan! voilà la

mouche aplatie sur le mur.


[20]
--Quelle adresse! s'écria le comte; et comment le

nommez-vous?


--Silvio, monsieur le comte.


--Silvio! s'écria le comte sautant sur ses pieds; vous

avez connu Silvio?


[25]
--Si je l'ai connu, monsieur le comte! nous étions les

meilleurs amis; il était avec nous autres, au régiment,

comme un camarade. Mais voilà cinq ans que je n'en ai

pas eu la moindre nouvelle. Ainsi, il a l'honneur d'être

connu de vous, monsieur le comte?


[30]
--Oui, connu, parfaitement connu.


--Vous a-t-il, par hasard, raconté une histoire assez

drôle qui lui est arrivée?


--Un soufflet que, dans une soirée, il reçut d'un certain

animal...


--Et vous a-t-il dit le nom de cet animal?


--Non, monsieur le comte, il ne m'a pas dit...


[5]
Ah! monsieur le comte, m'écriai-je devinant la vérité,

pardonnez-moi... Je ne savais pas... Serait-ce

vous?...


--Moi-même, répondit le comte d'un air de confusion,

et ce tableau troué est un souvenir de notre dernière

[10]
entrevue.


--Ah! cher ami, dit la comtesse, pour l'amour de Dieu,

ne parle pas de cela! cela me fait encore peur.


--Non, dit le comte; il faut dire la chose à monsieur;

il sait comment j'eus le malheur d'offenser son ami, il

[15]
est juste qu'il apprenne comment il s'est vengé.


Le comte m'avança un fauteuil, et j'écoutai avec la

plus vive curiosité le récit suivant:


--Il y a cinq ans que je me mariai. Le premier mois,

the honeymoon
, je le passai ici, dans ce château. A ce

[20]
château se rattache le souvenir des moments les plus

heureux de ma vie, et aussi d'un des plus pénibles.

«Un soir, nous étions sortis tous les deux à cheval; le

cheval de ma femme se défendait; elle eut peur; elle mit

pied à terre et me pria de le ramener en main, tandis qu'elle

[25]
regagnerait le château à pied. A la porte, je trouvai une

calèche de voyage. On m'annonça que, dans mon cabinet,

il y avait un homme qui n'avait pas voulu décliner son

nom, et qui avait dit seulement qu'il avait à me parler

d'affaires. J'entrai dans cette chambre-ci, et, dans le

[30]
demi-jour, je vis un homme à longue barbe et couvert de

poussière, debout devant la cheminée. Je m'approchai,

cherchant à me rappeler ses traits.


«--Tu ne me reconnais pas, comte? me dit-il d'une voix

Tremblante.


«--Silvio! m'écriai-je.


«Et, je vous l'avouerai, je crus sentir mes cheveux se

[5]
dresser sur mon front.


«--Précisément, continua-t-il, et c'est à moi de tirer.

Je suis venu décharger mon pistolet. Es-tu prêt?

«J'aperçus un pistolet qui sortait de sa poche de côté.

Je mesurai douze pas, et j'allai me placer là, dans cet angle,

[10]
en le priant de se dépêcher de tirer avant que ma femme

rentrât. Il ne voulut pas et demanda de la lumière. On

apporta des bougies.


«Je fermai la porte, je dis qu'on ne laissât entrer personne,

et, de nouveau, je le sommai de tirer. Il leva son

[15]
pistolet et m'ajusta... Je comptais les secondes... Je

pensais à elle... Cela dura une effroyable minute. Silvio

baissa son arme.


«--J'en suis bien fâché, dit-il, mais mon pistolet n'est

pas chargé de noyaux de guignes;... une balle est dure

[20]
...Mais je fais une réflexion: ce que nous faisons ne

ressemble pas trop à un duel, c'est un meurtre. Je ne

suis pas accoutumé à tirer sur un homme désarmé. Recommençons

tout cela; tirons au sort à qui le premier

feu.


[25]
«La tête me tournait. Il parait que je refusai... Enfin,

nous chargeâmes un autre pistolet; nous fîmes deux billets

qu'il jeta dans cette même casquette qu'autrefois ma balle

avait traversée. Je pris un billet, et j'eus encore le

numéro 1.


[30]
«--Tu es diablement heureux, comte! me dit-il avec

un sourire que je n'oublierai jamais.


«Je ne comprends pas ce qui se passait en moi, et comment


il parvint à me contraindre,... mais je fis feu, et ma

balle alla frapper ce tableau.


Le comte me montrait du doigt la toile trouée par le

coup de pistolet. Son visage était rouge comme le feu.


[5]
La comtesse était plus pâle que son mouchoir, et, moi,

j'eus peine à retenir un cri.


--Je tirai donc, poursuivit le comte, et, grâce à Dieu,

je le manquai... Alors, Silvio... dans ce moment, il était

vraiment effroyable! se mit à m'ajuster. Tout à coup la

[10]
porte s'ouvrit. Macha se précipite dans le cabinet et

s'élance à mon cou. Sa présence me rendit ma fermeté.


«--Ma chère, lui dis-je, est-ce que tu ne vois pas que

nous plaisantons? Comme te voilà effrayée!... Va, va

boire un verre d'eau, et reviens-nous. Je te présenterai

[15]
un ancien ami et un camarade.


«Macha n'avait garde de me croire.


«--Dites-moi, est-ce vrai, ce que dit mon mari?

demanda-t~elle au terrible Silvio. Est-il vrai que vous

plaisantez?


[20]
«--Il plaisante toujours, comtesse, répondit Silvio.

Une fois, par plaisanterie, il m'a donné un soufflet; par

plaisanterie, il m'a envoyé une balle dans ma casquette;

par plaisanterie, il vient tout à l'heure de me manquer

d'un coup de pistolet. Maintenant, c'est à mon tour de

[25]
rire un peu...


«A ces mots, il se remit à me viser... sous les yeux de

ma femme. Macha était tombée à ses pieds.


«--Lève-toi, Macha! n'as-tu point de honte! m'écriai-je

avec rage.--Et vous, monsieur, voulez-vous rendre folle

[30]
une malheureuse femme? Voulez-vous tirer, oui ou non?


«--Je ne veux pas, répondit Silvio. Je suis content.

J'ai vu ton trouble, ta faiblesse; je t'ai forcé de tirer sur


moi, je suis satisfait; tu te souviendras de moi, je

t'abandonne à ta conscience.


«Il fit un pas vers la porte, et, s'arrêtant sur le seuil, il

jeta un coup d'oeil sur le tableau troué, et, presque sans

[5]
ajuster, il fit feu et doubla ma balle, puis il sortit. Ma

femme s'évanouit. Mes gens n'osèrent l'arrêter et s'ouvrirent

devant lui avec effroi. Il alla sur le perron, appela son

postillon, et il était déjà loin avant que j'eusse recouvré

ma présence d'esprit...


[10]
Le comte se tut.


C'est ainsi que j'appris la fin d'une histoire dont le

commencement m'avait tant intrigué. Je n'en ai jamais

revu le héros. On dit que Silvio, au moment de l'insurrection

d'Alexandre Ypsilanti, était à la tête d'un corps

[15]
d'hétaïrismes, et qu'il fut tué dans la déroute de Skouliani.



MAUPASSANT


LA MAIN

On faisait cercle autour de M. Bermutier, juge d'instruction,

qui donnait son avis sur l'affaire mystérieuse

de Saint-Cloud. Depuis un mois, cet inexplicable crime

affolait Paris. Personne n'y comprenait rien.


[5]
M. Bermutier, debout, le dos à la cheminée, parlait,

assemblait les preuves, discutait les diverses opinions,

mais ne concluait pas.


Plusieurs femmes s'étaient levées pour s'approcher et

demeuraient debout, l'oeil fixé sur la bouche rasée du

[10]
magistrat d'où sortaient les paroles graves. Elles frissonnaient,

vibraient, crispées par leur peur curieuse, par

l'avide et insatiable besoin d'épouvante qui hante leur

âme, les torture comme une faim.


Une d'elles, plus pâle que les autres, prononça pendant

[15]
un silence:


--C'est affreux. Cela touche au «surnaturel.» On ne

saura jamais rien.


Le magistrat se tourna vers elle:


--Oui, madame, il est probable qu'on ne saura jamais

[20]
rien. Quant au mot surnaturel que vous venez d'employer,

il n'a rien à faire ici. Nous sommes en présence

d'un crime fort habilement conçu, fort habilement exécuté,

si bien enveloppé de mystère que nous ne pouvons

le dégager des circonstances impénétrables qui l'entourent.

[25]
Mais j'ai eu, moi, autrefois, à suivre une affaire où


vraiment semblait se mêler quelque chose de fantastique. Il

a fallu l'abandonner d'ailleurs, faute de moyens de

l'éclaircir.


Plusieurs femmes prononcèrent en même temps, si vite

[5]
que leurs voix n'en firent qu'une:


--Oh! dites-nous cela.


M. Bermutier sourit gravement, comme doit sourire un

juge d'instruction. Il reprit:


--N'allez pas croire, au moins, que j'aie pu, même un

[10]
instant, supposer en cette aventure quelque chose de

surhumain. Je ne crois qu'aux causes normales. Mais

si, au lieu d'employer le mot «surnaturel» pour exprimer

ce que nous ne comprenons pas, nous nous servions simplement

du mot «inexplicable,» cela vaudrait beaucoup mieux.

[15]
En tout cas, dans l'affaire que je vais vous dire, ce sont

surtout les circonstances environnantes, les circonstances

préparatoires qui m'ont ému. Enfin, voici les faits:


J'étais alors juge d'instruction à Ajaccio, une petite

ville blanche, couchée au bord d'un admirable golfe

[20]
qu'entourent partout de hautes montagnes.


Ce que j'avais surtout à poursuivre là-bas, c'étaient les

affaires de vendetta. Il y en a de superbes, de dramatiques

au possible, de féroces, d'héroïques. Nous retrouvons là

les plus beaux sujets de vengeance qu'on puisse rêver, les

[25]
haines séculaires, apaisées un moment, jamais éteintes,

les ruses abominables, les assassinats devenant des massacres

et presque des actions glorieuses. Depuis deux

ans, je n'entendais parler que du prix du sang, que de ce

terrible préjugé corse qui force à venger toute injure sur

la personne qui l'a faite, sur ses descendants et ses proches.

J'avais vu égorger des vieillards, des enfants, des cousins,

j'avais la tête pleine de ces histoires.