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Essais de Montaigne (self-édition) - Volume I
D'autre part pourtant on pourroit aussi considerer, que cette
obeïssance si contreinte, n'appartient qu'aux commandements precis
et prefix. Les Ambassadeurs ont vne charge plus libre, qui en
plusieurs parties depend souuerainement de leur disposition. Ils•
n'executent pas simplement, mais forment aussi, et dressent par
leur conseil, la volonté du maistre. I'ay veu en mon temps des personnes
de commandement, reprins d'auoir plustost obey aux paroles
des lettres du Roy, qu'à l'occasion des affaires qui estoient pres
d'eux. Les hommes d'entendement accusent encore auiourd'huy,3
l'vsage des Roys de Perse, de tailler les morceaux si courts à leurs
agents et lieutenans, qu'aux moindres choses ils eussent à recourir
à leur ordonnance. Ce delay, en vne si longue estendue de domination,
ayant souuent apporté des notables dommages à leurs affaires.
Et Crassus, escriuant à vn homme du mestier, et luy donnant aduis•
de l'vsage auquel il destinoit ce mas, sembloit-il pas entrer en conference
de sa deliberation, et le conuier à interposer son decret?
obeïssance si contreinte, n'appartient qu'aux commandements precis
et prefix. Les Ambassadeurs ont vne charge plus libre, qui en
plusieurs parties depend souuerainement de leur disposition. Ils•
n'executent pas simplement, mais forment aussi, et dressent par
leur conseil, la volonté du maistre. I'ay veu en mon temps des personnes
de commandement, reprins d'auoir plustost obey aux paroles
des lettres du Roy, qu'à l'occasion des affaires qui estoient pres
d'eux. Les hommes d'entendement accusent encore auiourd'huy,3
l'vsage des Roys de Perse, de tailler les morceaux si courts à leurs
agents et lieutenans, qu'aux moindres choses ils eussent à recourir
à leur ordonnance. Ce delay, en vne si longue estendue de domination,
ayant souuent apporté des notables dommages à leurs affaires.
Et Crassus, escriuant à vn homme du mestier, et luy donnant aduis•
de l'vsage auquel il destinoit ce mas, sembloit-il pas entrer en conference
de sa deliberation, et le conuier à interposer son decret?
CHAPITRE XVII. (TRADUCTION LIV. I, CH. XVII.)
De la peur.
OBSTVPVI, steterúntque comæ, et vox faucibus hæsit.
Ie ne suis pas bon naturaliste (qu'ils disent) et ne sçai guiere
par quels ressors la peur agit en nous, mais tant y a que c'est vne
estrange passion: et disent les Medecins qu'il n'en est aucune, qui
emporte plustost nostre iugement hors de sa deuë assiete. De vray,•
i'ay veu beaucoup de gens deuenus insensez de peur: et au plus
rassis il est certain pendant que son accés dure, qu'elle engendre de
terribles esblouissemens. Ie laisse à part le vulgaire, à qui elle
represente tantost les bisayeulx sortis du tombeau enueloppez en
leur suaire, tantost des Loups-garoups, des Lutins, et des Chimeres.1
Mais parmy les soldats mesme, où elle deuroit trouuer moins de
place, combien de fois a elle changé vn troupeau de brebis en esquadron
de corselets? des roseaux et des cannes en gens-darmes et
lanciers? nos amis en nos ennemis? et la croix blanche à la rouge?
Lors que Monsieur de Bourbon print Rome, vn port'enseigne, qui•
estoit à la garde du bourg sainct Pierre, fut saisi de tel effroy à la
premiere alarme, que par le trou d'vne ruine il se ietta, l'enseigne
au poing, hors la ville droit aux ennemis, pensant tirer vers le dedans
de la ville; et à peine en fin voyant la troupe de Monsieur de
Bourbon se renger pour le soustenir, estimant que ce fust vne sortie2
que ceux de la ville fissent, il se recogneut, et tournant teste r'entra
par ce mesme trou, par lequel il estoit sorty, plus de trois cens pas
auant en la campaigne. Il n'en aduint pas du tout si heureusement à
l'enseigne du Capitaine Iulle, lors que Sainct Paul fut pris sur nous
par le Comte de Bures et Monsieur du Reu. Car estant si fort esperdu•
de frayeur, que de se ietter à tout son enseigne hors de la
ville, par vne canonniere, il fut mis en pieces par les assaillans. Et
au mesme siege, fut memorable la peur qui serra, saisit, et glaça
si fort le cœur d'vn Gentil-homme, qu'il en tomba roide mort par
terre à la bresche, sans aucune blessure. Pareille rage pousse par3
fois toute vne multitude. En l'vne des rencontres de Germanicus
contre les Allemans, deux grosses trouppes prindrent d'effroy deux
routes opposites, l'vne fuyoit d'où l'autre partoit. Tantost elle nous
donne des aisles aux talons, comme aux deux premiers: tantost
elle nous cloüe les pieds, et les entraue: comme on lit de l'Empereur
Theophile, lequel en vne bataille qu'il perdit contre les Agarenes,
deuint si estonné et si transi, qu'il ne pouuoit prendre party•
de s'enfuyr: adeò pauor etiam auxilia formidat: iusques à ce que
Manuel l'vn des principaux chefs de son armee, l'ayant tirassé et
secoüé, comme pour l'esueiller d'vn profond somme, luy dit: Si
vous ne me suiuez ie vous tueray: car il vaut mieux que vous perdiez
la vie, que si estant prisonnier vous veniez à perdre l'Empire.1
Ie ne suis pas bon naturaliste (qu'ils disent) et ne sçai guiere
par quels ressors la peur agit en nous, mais tant y a que c'est vne
estrange passion: et disent les Medecins qu'il n'en est aucune, qui
emporte plustost nostre iugement hors de sa deuë assiete. De vray,•
i'ay veu beaucoup de gens deuenus insensez de peur: et au plus
rassis il est certain pendant que son accés dure, qu'elle engendre de
terribles esblouissemens. Ie laisse à part le vulgaire, à qui elle
represente tantost les bisayeulx sortis du tombeau enueloppez en
leur suaire, tantost des Loups-garoups, des Lutins, et des Chimeres.1
Mais parmy les soldats mesme, où elle deuroit trouuer moins de
place, combien de fois a elle changé vn troupeau de brebis en esquadron
de corselets? des roseaux et des cannes en gens-darmes et
lanciers? nos amis en nos ennemis? et la croix blanche à la rouge?
Lors que Monsieur de Bourbon print Rome, vn port'enseigne, qui•
estoit à la garde du bourg sainct Pierre, fut saisi de tel effroy à la
premiere alarme, que par le trou d'vne ruine il se ietta, l'enseigne
au poing, hors la ville droit aux ennemis, pensant tirer vers le dedans
de la ville; et à peine en fin voyant la troupe de Monsieur de
Bourbon se renger pour le soustenir, estimant que ce fust vne sortie2
que ceux de la ville fissent, il se recogneut, et tournant teste r'entra
par ce mesme trou, par lequel il estoit sorty, plus de trois cens pas
auant en la campaigne. Il n'en aduint pas du tout si heureusement à
l'enseigne du Capitaine Iulle, lors que Sainct Paul fut pris sur nous
par le Comte de Bures et Monsieur du Reu. Car estant si fort esperdu•
de frayeur, que de se ietter à tout son enseigne hors de la
ville, par vne canonniere, il fut mis en pieces par les assaillans. Et
au mesme siege, fut memorable la peur qui serra, saisit, et glaça
si fort le cœur d'vn Gentil-homme, qu'il en tomba roide mort par
terre à la bresche, sans aucune blessure. Pareille rage pousse par3
fois toute vne multitude. En l'vne des rencontres de Germanicus
contre les Allemans, deux grosses trouppes prindrent d'effroy deux
routes opposites, l'vne fuyoit d'où l'autre partoit. Tantost elle nous
donne des aisles aux talons, comme aux deux premiers: tantost
elle nous cloüe les pieds, et les entraue: comme on lit de l'Empereur
Theophile, lequel en vne bataille qu'il perdit contre les Agarenes,
deuint si estonné et si transi, qu'il ne pouuoit prendre party•
de s'enfuyr: adeò pauor etiam auxilia formidat: iusques à ce que
Manuel l'vn des principaux chefs de son armee, l'ayant tirassé et
secoüé, comme pour l'esueiller d'vn profond somme, luy dit: Si
vous ne me suiuez ie vous tueray: car il vaut mieux que vous perdiez
la vie, que si estant prisonnier vous veniez à perdre l'Empire.1
Lors exprime elle sa derniere force, quand pour son seruice
elle nous reiette à la vaillance, qu'elle a soustraitte à nostre deuoir
et à nostre honneur. En la premiere iuste bataille que les Romains
perdirent contre Hannibal, sous le Consul Sempronius, vne troupe
de bien dix mille hommes de pied, qui print l'espouuante, ne voyant•
ailleurs par où faire passage à sa lascheté, s'alla ietter au trauers
le gros des ennemis: lequel elle perça d'un merueilleux effort,
auec grand meurtre de Carthaginois: achetant vne honteuse fuite,
au mesme prix qu'elle eust eu vne glorieuse victoire. C'est ce
dequoy i'ay le plus de peur que la peur. Aussi surmonte elle en2
aigreur tous autres accidents. Quelle affection peut estre plus
aspre et plus iuste, que celle des amis de Pompeius, qui estoient
en son nauire, spectateurs de cet horrible massacre? Si est-ce que
la peur des voiles Egyptiennes, qui commençoient à les approcher,
l'estouffa de maniere, qu'on a remerqué, qu'ils ne s'amuserent qu'à•
haster les mariniers de diligenter, et de se sauuer à coups d'auiron;
iusques à ce qu'arriuez à Tyr, libres de crainte, ils eurent loy
de tourner leur pensee à la perte qu'ils venoient de faire, et lascher
la bride aux lamentations et aux larmes, que cette autre plus forte
passion auoit suspendües.3
Tum pauor sapientiam omnem mihi ex animo expectorat.
Ceux qui auront esté bien frottés en quelque estour de guerre, tous
blessez encor et ensanglantez, on les rameine bien le lendemain à
la charge. Mais ceux qui ont conçeu quelque bonne peur des ennemis,
vous ne les leur feriez pas seulement regarder en face. Ceux•
qui sont en pressante crainte de perdre leur bien, d'estre exilez,
d'estre subiuguez, viuent en continuelle angoisse, en perdent le
boire, le manger, et le repos. Là où les pauures, les bannis, les
serfs, viuent souuent aussi ioyeusement que les autres. Et tant de
gens, qui de l'impatience des pointures de la peur, se sont pendus,
noyez, et precipitez, nous ont bien apprins qu'elle est encores plus
importune et plus insupportable que la mort. Les Grecs en recognoissent•
vne autre espece, qui est outre l'erreur de nostre discours:
venant, disent-ils, sans cause apparente, et d'vne impulsion
celeste. Des peuples entiers s'en voyent souuent frappez, et des
armees entieres. Telle fut celle qui apporta à Carthage vne merueilleuse
desolation. On n'y oyoit que cris et voix effrayees: on1
voyoit les habitans sortir de leurs maisons, comme à l'alarme;
et se charger, blesser et entretuer les vns les autres, comme si
ce fussent ennemis, qui vinssent à occuper leur ville. Tout y estoit
en desordre, et en fureur: iusques à ce que par oraisons et sacrifices,
ils eussent appaisé l'ire des dieux. Ils nomment cela terreurs•
Paniques.
elle nous reiette à la vaillance, qu'elle a soustraitte à nostre deuoir
et à nostre honneur. En la premiere iuste bataille que les Romains
perdirent contre Hannibal, sous le Consul Sempronius, vne troupe
de bien dix mille hommes de pied, qui print l'espouuante, ne voyant•
ailleurs par où faire passage à sa lascheté, s'alla ietter au trauers
le gros des ennemis: lequel elle perça d'un merueilleux effort,
auec grand meurtre de Carthaginois: achetant vne honteuse fuite,
au mesme prix qu'elle eust eu vne glorieuse victoire. C'est ce
dequoy i'ay le plus de peur que la peur. Aussi surmonte elle en2
aigreur tous autres accidents. Quelle affection peut estre plus
aspre et plus iuste, que celle des amis de Pompeius, qui estoient
en son nauire, spectateurs de cet horrible massacre? Si est-ce que
la peur des voiles Egyptiennes, qui commençoient à les approcher,
l'estouffa de maniere, qu'on a remerqué, qu'ils ne s'amuserent qu'à•
haster les mariniers de diligenter, et de se sauuer à coups d'auiron;
iusques à ce qu'arriuez à Tyr, libres de crainte, ils eurent loy
de tourner leur pensee à la perte qu'ils venoient de faire, et lascher
la bride aux lamentations et aux larmes, que cette autre plus forte
passion auoit suspendües.3
Tum pauor sapientiam omnem mihi ex animo expectorat.
Ceux qui auront esté bien frottés en quelque estour de guerre, tous
blessez encor et ensanglantez, on les rameine bien le lendemain à
la charge. Mais ceux qui ont conçeu quelque bonne peur des ennemis,
vous ne les leur feriez pas seulement regarder en face. Ceux•
qui sont en pressante crainte de perdre leur bien, d'estre exilez,
d'estre subiuguez, viuent en continuelle angoisse, en perdent le
boire, le manger, et le repos. Là où les pauures, les bannis, les
serfs, viuent souuent aussi ioyeusement que les autres. Et tant de
gens, qui de l'impatience des pointures de la peur, se sont pendus,
noyez, et precipitez, nous ont bien apprins qu'elle est encores plus
importune et plus insupportable que la mort. Les Grecs en recognoissent•
vne autre espece, qui est outre l'erreur de nostre discours:
venant, disent-ils, sans cause apparente, et d'vne impulsion
celeste. Des peuples entiers s'en voyent souuent frappez, et des
armees entieres. Telle fut celle qui apporta à Carthage vne merueilleuse
desolation. On n'y oyoit que cris et voix effrayees: on1
voyoit les habitans sortir de leurs maisons, comme à l'alarme;
et se charger, blesser et entretuer les vns les autres, comme si
ce fussent ennemis, qui vinssent à occuper leur ville. Tout y estoit
en desordre, et en fureur: iusques à ce que par oraisons et sacrifices,
ils eussent appaisé l'ire des dieux. Ils nomment cela terreurs•
Paniques.
CHAPITRE XVIII. (TRADUCTION LIV. I, CH. XVIII.)
Qu'il ne faut iuger de nostre heur, qu'après la mort.
Scilicet vltima semper
Expectanda dies homini est, dicique beatus
Ante obitum nemo supremáque funera debet.
Les enfans sçauent le conte du Roy Crœsus à ce propos: lequel2
ayant esté pris par Cyrus, et condamné à la mort, sur le point de
l'execution, il s'escria, O Solon, Solon: cela rapporté à Cyrus, et
s'estant enquis que c'estoit à dire, il luy fit entendre, qu'il verifioit
lors à ses despends l'aduertissement qu'autrefois luy auoit donné
Solon: que les hommes, quelque beau visage que fortune leur face,•
ne se peuuent appeller heureux, iusques à ce qu'on leur ayt veu
passer le dernier iour de leur vie, pour l'incertitude et varieté des
choses humaines, qui d'vn bien leger mouuement se changent d'vn
estat en autre tout diuers. Et pourtant Agesilaus, à quelqu'vn qui
disoit heureux le Roy de Perse, de ce qu'il estoit venu fort ieune à3
vn si puissant estat: Ouy-mais, dit-il, Priam en tel aage ne fut pas
malheureux. Tantost des Roys de Macedoine, successeurs de ce
grand Alexandre, il s'en faict des menuysiers et greffiers à Rome:
des tyrans de Sicile, des pedants à Corinthe: d'vn conquerant de
la moitié du monde, et Empereur de tant d'armees, il s'en faict vn
miserable suppliant des belitres officiers d'vn Roy d'Ægypte: tant
cousta à ce grand Pompeius la prolongation de cinq ou six mois de
vie. Et du temps de nos Peres ce Ludouic Sforce dixiesme Duc de•
Milan, soubs qui auoit si long temps branslé toute l'Italie, on l'a
veu mourir prisonnier à Loches: mais apres y auoir vescu dix ans,
qui est le pis de son marché. La plus belle Royne, vefue du plus
grand Roy de la Chrestienté, vient elle pas de mourir par la main
d'vn Bourreau? indigne et barbare cruauté! Et mille tels exemples.1
Car il semble que comme les orages et tempestes se piquent contre
l'orgueil et hautaineté de nos bastimens, il y ayt aussi là haut des
esprits enuieux des grandeurs de ça bas.
Vsque adeò res humanas vis abdita quædam
Obterit, et pulchros fasces sæuásque secures•
Proculcare, ac ludibrio sibi habere videtur.
Et semble que la fortune quelquefois guette à point nommé le dernier
iour de nostre vie, pour montrer sa puissance, de renuerser
en vn moment ce qu'elle auoit basty en longues annees; et nous
fait crier apres Laberius, Nimirum hac die vna plus vixi mihi, quàm2
viuendum fuit. Ainsi se peut prendre auec raison, ce bon aduis
de Solon. Mais d'autant que c'est vn Philosophe, à l'endroit desquels
les faueurs et disgraces de la fortune ne tiennent rang, ny
d'heur ny de malheur, et sont les grandeurs, et puissances, accidens
de qualité à peu pres indifferente, ie trouue vray-semblable,•
qu'il ayt regardé plus auant; et voulu dire que ce mesme bon-heur
de nostre vie, qui dépend de la tranquillité et contentement d'vn
esprit bien né, et de la resolution et asseurance d'vne ame reglee
ne se doiue iamais attribuer à l'homme, qu'on ne luy ayt veu
ioüer le dernier acte de sa comedie: et sans doute le plus difficile.3
Expectanda dies homini est, dicique beatus
Ante obitum nemo supremáque funera debet.
Les enfans sçauent le conte du Roy Crœsus à ce propos: lequel2
ayant esté pris par Cyrus, et condamné à la mort, sur le point de
l'execution, il s'escria, O Solon, Solon: cela rapporté à Cyrus, et
s'estant enquis que c'estoit à dire, il luy fit entendre, qu'il verifioit
lors à ses despends l'aduertissement qu'autrefois luy auoit donné
Solon: que les hommes, quelque beau visage que fortune leur face,•
ne se peuuent appeller heureux, iusques à ce qu'on leur ayt veu
passer le dernier iour de leur vie, pour l'incertitude et varieté des
choses humaines, qui d'vn bien leger mouuement se changent d'vn
estat en autre tout diuers. Et pourtant Agesilaus, à quelqu'vn qui
disoit heureux le Roy de Perse, de ce qu'il estoit venu fort ieune à3
vn si puissant estat: Ouy-mais, dit-il, Priam en tel aage ne fut pas
malheureux. Tantost des Roys de Macedoine, successeurs de ce
grand Alexandre, il s'en faict des menuysiers et greffiers à Rome:
des tyrans de Sicile, des pedants à Corinthe: d'vn conquerant de
la moitié du monde, et Empereur de tant d'armees, il s'en faict vn
miserable suppliant des belitres officiers d'vn Roy d'Ægypte: tant
cousta à ce grand Pompeius la prolongation de cinq ou six mois de
vie. Et du temps de nos Peres ce Ludouic Sforce dixiesme Duc de•
Milan, soubs qui auoit si long temps branslé toute l'Italie, on l'a
veu mourir prisonnier à Loches: mais apres y auoir vescu dix ans,
qui est le pis de son marché. La plus belle Royne, vefue du plus
grand Roy de la Chrestienté, vient elle pas de mourir par la main
d'vn Bourreau? indigne et barbare cruauté! Et mille tels exemples.1
Car il semble que comme les orages et tempestes se piquent contre
l'orgueil et hautaineté de nos bastimens, il y ayt aussi là haut des
esprits enuieux des grandeurs de ça bas.
Vsque adeò res humanas vis abdita quædam
Obterit, et pulchros fasces sæuásque secures•
Proculcare, ac ludibrio sibi habere videtur.
Et semble que la fortune quelquefois guette à point nommé le dernier
iour de nostre vie, pour montrer sa puissance, de renuerser
en vn moment ce qu'elle auoit basty en longues annees; et nous
fait crier apres Laberius, Nimirum hac die vna plus vixi mihi, quàm2
viuendum fuit. Ainsi se peut prendre auec raison, ce bon aduis
de Solon. Mais d'autant que c'est vn Philosophe, à l'endroit desquels
les faueurs et disgraces de la fortune ne tiennent rang, ny
d'heur ny de malheur, et sont les grandeurs, et puissances, accidens
de qualité à peu pres indifferente, ie trouue vray-semblable,•
qu'il ayt regardé plus auant; et voulu dire que ce mesme bon-heur
de nostre vie, qui dépend de la tranquillité et contentement d'vn
esprit bien né, et de la resolution et asseurance d'vne ame reglee
ne se doiue iamais attribuer à l'homme, qu'on ne luy ayt veu
ioüer le dernier acte de sa comedie: et sans doute le plus difficile.3
En tout le reste il y peut auoir du masque: ou ces beaux discours
de la Philosophie ne sont en nous que par contenance, ou les
accidens ne nous essayant pas iusques au vif, nous donnent loisir de
maintenir tousiours nostre visage rassis. Mais à ce dernier rolle de
la mort et de nous, il n'y a plus que faindre, il faut parler François;•
il faut montrer ce qu'il y a de bon et de net dans le fond du pot.
Nam veræ voces tum demum pectore ab imo
Eiiciuntur, et eripitur persona, manet res.
Voyla pourquoy se doiuent à ce dernier traict toucher et esprouuer
toutes les autres actions de nostre vie. C'est le maistre iour, c'est4
le iour iuge de tous les autres: c'est le iour, dict vn ancien, qui
doit iuger de toutes mes années passées. Ie remets à la mort
l'essay du fruict de mes estudes. Nous verrons là si mes discours
me partent de la bouche, ou du cœur. I'ay veu plusieurs donner
par leur mort reputation en bien ou en mal, à toute leur vie. Scipion
beau-pere de Pompeius rabilla en bien mourant la mauuaise•
opinion qu'on auoit eu de luy iusques alors. Epaminondas interrogé
lequel des trois il estimoit le plus, ou Chabrias, ou Iphicrates,
ou soy-mesme: Il nous faut voir mourir, fit-il, auant que
d'en pouuoir resoudre. De vray on desroberoit beaucoup à celuy
là, qui le poiseroit sans l'honneur et grandeur de sa fin. Dieu1
l'a voulu comme il luy a pleu: mais en mon temps trois les plus
execrables personnes, que ie cogneusse en toute abomination de
vie, et les plus infames, ont eu des morts reglées, et en toute
circonstance composées iusques à la perfection. Il est des morts
braues et fortunées. Ie luy ay veu trancher le fil d'vn progrez•
de merueilleux auancement, et dans la fleur de son croist, à
quelqu'vn, d'vne fin si pompeuse, qu'à mon aduis ses ambitieux
et courageux desseins n'auoient rien de si hault que fut leur interruption.
Il arriua sans y aller, où il pretendoit, plus grandement
et glorieusement, que ne portoit son desir et esperance. Et deuança2
par sa cheute, le pouuoir et le nom, où il aspiroit par sa course.
Au iugement de la vie d'autruy, ie regarde tousiours comment s'en
est porté le bout, et des principaux estudes de la mienne, c'est qu'il
se porte bien, c'est à dire quietement et sourdement.
de la Philosophie ne sont en nous que par contenance, ou les
accidens ne nous essayant pas iusques au vif, nous donnent loisir de
maintenir tousiours nostre visage rassis. Mais à ce dernier rolle de
la mort et de nous, il n'y a plus que faindre, il faut parler François;•
il faut montrer ce qu'il y a de bon et de net dans le fond du pot.
Nam veræ voces tum demum pectore ab imo
Eiiciuntur, et eripitur persona, manet res.
Voyla pourquoy se doiuent à ce dernier traict toucher et esprouuer
toutes les autres actions de nostre vie. C'est le maistre iour, c'est4
le iour iuge de tous les autres: c'est le iour, dict vn ancien, qui
doit iuger de toutes mes années passées. Ie remets à la mort
l'essay du fruict de mes estudes. Nous verrons là si mes discours
me partent de la bouche, ou du cœur. I'ay veu plusieurs donner
par leur mort reputation en bien ou en mal, à toute leur vie. Scipion
beau-pere de Pompeius rabilla en bien mourant la mauuaise•
opinion qu'on auoit eu de luy iusques alors. Epaminondas interrogé
lequel des trois il estimoit le plus, ou Chabrias, ou Iphicrates,
ou soy-mesme: Il nous faut voir mourir, fit-il, auant que
d'en pouuoir resoudre. De vray on desroberoit beaucoup à celuy
là, qui le poiseroit sans l'honneur et grandeur de sa fin. Dieu1
l'a voulu comme il luy a pleu: mais en mon temps trois les plus
execrables personnes, que ie cogneusse en toute abomination de
vie, et les plus infames, ont eu des morts reglées, et en toute
circonstance composées iusques à la perfection. Il est des morts
braues et fortunées. Ie luy ay veu trancher le fil d'vn progrez•
de merueilleux auancement, et dans la fleur de son croist, à
quelqu'vn, d'vne fin si pompeuse, qu'à mon aduis ses ambitieux
et courageux desseins n'auoient rien de si hault que fut leur interruption.
Il arriua sans y aller, où il pretendoit, plus grandement
et glorieusement, que ne portoit son desir et esperance. Et deuança2
par sa cheute, le pouuoir et le nom, où il aspiroit par sa course.
Au iugement de la vie d'autruy, ie regarde tousiours comment s'en
est porté le bout, et des principaux estudes de la mienne, c'est qu'il
se porte bien, c'est à dire quietement et sourdement.
CHAPITRE XIX. (TRADUCTION LIV. I, CH. XIX.)
Que philosopher, c'est apprendre à mourir.
CICERO dit que Philosopher ce n'est autre chose que s'aprester à•
la mort. C'est d'autant que l'estude et la contemplation retirent
aucunement nostre ame hors de nous, et l'embesongnent à part du
corps, qui est quelque apprentissage et ressemblance de la mort:
ou bien, c'est que toute la sagesse et discours du monde se resoult
en fin à ce point, de nous apprendre à ne craindre point à3
mourir. De vray, ou la raison se mocque, ou elle ne doit viser
qu'à nostre contentement, et tout son trauail tendre en somme à
nous faire bien viure, et à nostre aise, comme dict la Sainte Escriture.
Toutes les opinions du monde en sont là, que le plaisir
est nostre but, quoy qu'elles en prennent diuers moyens; autrement
on les chasseroit d'arriuée. Car qui escouteroit celuy, qui
pour sa fin establiroit nostre peine et mesaise? Les dissentions des•
sectes Philosophiques en ce cas, sont verbales. Transcurramus solertissimas
nugas. Il y a plus d'opiniastreté et de picoterie, qu'il
n'appartient à vne si saincte profession. Mais quelque personnage
que l'homme entrepreigne, il iouë tousiours le sien parmy.
la mort. C'est d'autant que l'estude et la contemplation retirent
aucunement nostre ame hors de nous, et l'embesongnent à part du
corps, qui est quelque apprentissage et ressemblance de la mort:
ou bien, c'est que toute la sagesse et discours du monde se resoult
en fin à ce point, de nous apprendre à ne craindre point à3
mourir. De vray, ou la raison se mocque, ou elle ne doit viser
qu'à nostre contentement, et tout son trauail tendre en somme à
nous faire bien viure, et à nostre aise, comme dict la Sainte Escriture.
Toutes les opinions du monde en sont là, que le plaisir
est nostre but, quoy qu'elles en prennent diuers moyens; autrement
on les chasseroit d'arriuée. Car qui escouteroit celuy, qui
pour sa fin establiroit nostre peine et mesaise? Les dissentions des•
sectes Philosophiques en ce cas, sont verbales. Transcurramus solertissimas
nugas. Il y a plus d'opiniastreté et de picoterie, qu'il
n'appartient à vne si saincte profession. Mais quelque personnage
que l'homme entrepreigne, il iouë tousiours le sien parmy.
Quoy qu'ils dient, en la vertu mesme, le dernier but de nostre1
visee, c'est la volupté. Il me plaist de battre leurs oreilles de ce
mot, qui leur est si fort à contrecœur: et s'il signifie quelque
supreme plaisir, et excessif contentement, il est mieux deu à
l'assistance de la vertu, qu'à nulle autre assistance. Cette volupté
pour estre plus gaillarde, nerueuse, robuste, virile, n'en est que•
plus serieusement voluptueuse. Et luy deuions donner le nom du
plaisir, plus fauorable, plus doux et naturel: non celuy de la
vigueur, duquel nous l'auons denommee. Cette autre volupté
plus basse, si elle meritoit ce beau nom: ce deuoit estre en concurrence,
non par priuilege. Ie la trouue moins pure d'incommoditez2
et de trauerses, que n'est la vertu. Outre que son goust
est plus momentanee, fluide et caduque, elle a ses veilles, ses
ieusnes, et ses trauaux, et la sueur et le sang. Et en outre particulierement,
ses passions trenchantes de tant de sortes; et à son
costé vne satieté si lourde, qu'elle equipolle à penitence. Nous•
auons grand tort d'estimer que ses incommoditez luy seruent d'aiguillon
et de condiment à sa douceur, comme en nature le contraire
se viuifie par son contraire: et de dire, quand nous venons
à la vertu, que pareilles suittes et difficultez l'accablent, la rendent
austere et inacessible. Là où beaucoup plus proprement3
qu'à la volupté, elles anoblissent, aiguisent, et rehaussent le plaisir
diuin et parfaict, qu'elle nous moienne. Celuy la est certes bien
indigne de son accointance, qui contrepoise son coust, à son fruict:
et n'en cognoist ny les graces ny l'vsage. Ceux qui nous vont
instruisant, que sa queste est scabreuse et laborieuse, sa iouïssance
agréable: que nous disent-ils par là, sinon qu'elle est tousiours
desagreable? Car quel moien humain arriua iamais à sa iouïssance?
Les plus parfaits se sont bien contentez d'y aspirer, et de
l'approcher, sans la posseder. Mais ils se trompent; veu que de tous•
les plaisirs que nous cognoissons, la poursuite mesme en est plaisante.
L'entreprise se sent de la qualité de la chose qu'elle regarde:
car c'est vne bonne portion de l'effect, et consubstancielle.
L'heur et la beatitude qui reluit en la vertu, remplit toutes ses
appartenances et auenues, iusques à la premiere entree et extreme1
barriere. Or des principaux bienfaicts de la vertu, c'est le
mepris de la mort, moyen qui fournit nostre vie d'vne molle tranquillité,
et nous en donne le goust pur et amiable: sans qui toute
autre volupté est esteinte. Voyla pourquoy toutes les regles se
rencontrent et conuiennent à cet article. Et combien qu'elles nous•
conduisent aussi toutes d'vn commun accord à mespriser la douleur,
la pauureté, et autres accidens, à quoy la vie humaine est
subiecte, ce n'est pas d'vn pareil soing: tant par ce que ces accidens
ne sont pas de telle necessité, la pluspart des hommes passent
leur vie sans gouster de la pauureté, et tels encore sans sentiment2
de douleur et de maladie, comme Xenophilus le Musicien,
qui vescut cent et six ans d'vne entiere santé: qu'aussi d'autant
qu'au pis aller, la mort peut mettre fin, quand il nous plaira, et
coupper broche à tous autres inconuenients. Mais quant à la mort,
elle est ineuitable.•
Omnes eodem cogimur, omnium
Versatur vrna, serius ocius
Sors exitura, et nos in æter-
Num exitium impositura cymbæ.
Et par consequent, si elle nous faict peur, c'est vn subiect continuel3
de tourment, et qui ne se peut aucunement soulager. Il n'est
lieu d'où elle ne nous vienne. Nous pouuons tourner sans cesse la
teste çà et là, comme en pays suspect: quæ quasi saxum Tantalo
semper impendet. Nos parlemens renuoyent souuent executer les
criminels au lieu où le crime est commis: durant le chemin, promenez•
les par de belles maisons, faictes leur tant de bonne chere,
qu'il vous plaira,
non Siculæ dapes
Dulcem elaborabunt saporem,
Non auium, cytharæque cantus4
Somnum reducent.
Pensez vous qu'ils s'en puissent resiouir? et que la finale intention
de leur voyage leur estant ordinairement deuant les yeux, ne leur
ayt alteré et affadi le goust à toutes ces commoditez?
Audit iter, numerátque dies, spatiòque viarum
Metitur vitam, torquetur peste futura.
visee, c'est la volupté. Il me plaist de battre leurs oreilles de ce
mot, qui leur est si fort à contrecœur: et s'il signifie quelque
supreme plaisir, et excessif contentement, il est mieux deu à
l'assistance de la vertu, qu'à nulle autre assistance. Cette volupté
pour estre plus gaillarde, nerueuse, robuste, virile, n'en est que•
plus serieusement voluptueuse. Et luy deuions donner le nom du
plaisir, plus fauorable, plus doux et naturel: non celuy de la
vigueur, duquel nous l'auons denommee. Cette autre volupté
plus basse, si elle meritoit ce beau nom: ce deuoit estre en concurrence,
non par priuilege. Ie la trouue moins pure d'incommoditez2
et de trauerses, que n'est la vertu. Outre que son goust
est plus momentanee, fluide et caduque, elle a ses veilles, ses
ieusnes, et ses trauaux, et la sueur et le sang. Et en outre particulierement,
ses passions trenchantes de tant de sortes; et à son
costé vne satieté si lourde, qu'elle equipolle à penitence. Nous•
auons grand tort d'estimer que ses incommoditez luy seruent d'aiguillon
et de condiment à sa douceur, comme en nature le contraire
se viuifie par son contraire: et de dire, quand nous venons
à la vertu, que pareilles suittes et difficultez l'accablent, la rendent
austere et inacessible. Là où beaucoup plus proprement3
qu'à la volupté, elles anoblissent, aiguisent, et rehaussent le plaisir
diuin et parfaict, qu'elle nous moienne. Celuy la est certes bien
indigne de son accointance, qui contrepoise son coust, à son fruict:
et n'en cognoist ny les graces ny l'vsage. Ceux qui nous vont
instruisant, que sa queste est scabreuse et laborieuse, sa iouïssance
agréable: que nous disent-ils par là, sinon qu'elle est tousiours
desagreable? Car quel moien humain arriua iamais à sa iouïssance?
Les plus parfaits se sont bien contentez d'y aspirer, et de
l'approcher, sans la posseder. Mais ils se trompent; veu que de tous•
les plaisirs que nous cognoissons, la poursuite mesme en est plaisante.
L'entreprise se sent de la qualité de la chose qu'elle regarde:
car c'est vne bonne portion de l'effect, et consubstancielle.
L'heur et la beatitude qui reluit en la vertu, remplit toutes ses
appartenances et auenues, iusques à la premiere entree et extreme1
barriere. Or des principaux bienfaicts de la vertu, c'est le
mepris de la mort, moyen qui fournit nostre vie d'vne molle tranquillité,
et nous en donne le goust pur et amiable: sans qui toute
autre volupté est esteinte. Voyla pourquoy toutes les regles se
rencontrent et conuiennent à cet article. Et combien qu'elles nous•
conduisent aussi toutes d'vn commun accord à mespriser la douleur,
la pauureté, et autres accidens, à quoy la vie humaine est
subiecte, ce n'est pas d'vn pareil soing: tant par ce que ces accidens
ne sont pas de telle necessité, la pluspart des hommes passent
leur vie sans gouster de la pauureté, et tels encore sans sentiment2
de douleur et de maladie, comme Xenophilus le Musicien,
qui vescut cent et six ans d'vne entiere santé: qu'aussi d'autant
qu'au pis aller, la mort peut mettre fin, quand il nous plaira, et
coupper broche à tous autres inconuenients. Mais quant à la mort,
elle est ineuitable.•
Omnes eodem cogimur, omnium
Versatur vrna, serius ocius
Sors exitura, et nos in æter-
Num exitium impositura cymbæ.
Et par consequent, si elle nous faict peur, c'est vn subiect continuel3
de tourment, et qui ne se peut aucunement soulager. Il n'est
lieu d'où elle ne nous vienne. Nous pouuons tourner sans cesse la
teste çà et là, comme en pays suspect: quæ quasi saxum Tantalo
semper impendet. Nos parlemens renuoyent souuent executer les
criminels au lieu où le crime est commis: durant le chemin, promenez•
les par de belles maisons, faictes leur tant de bonne chere,
qu'il vous plaira,
non Siculæ dapes
Dulcem elaborabunt saporem,
Non auium, cytharæque cantus4
Somnum reducent.
Pensez vous qu'ils s'en puissent resiouir? et que la finale intention
de leur voyage leur estant ordinairement deuant les yeux, ne leur
ayt alteré et affadi le goust à toutes ces commoditez?
Audit iter, numerátque dies, spatiòque viarum
Metitur vitam, torquetur peste futura.
Le but de nostre carriere c'est la mort, c'est l'obiect necessaire
de nostre visee: si elle nous effraye, comme est-il possible d'aller
vn pas auant sans fiebure? Le remede du vulgaire c'est de n'y•
penser pas. Mais de quelle brutale stupidité luy peut venir vn si
grossier aueuglement? Il luy faut faire brider l'asne par la
queuë,
Qui capite ipse suo instituit vestigia retro.
Ce n'est pas de merueille s'il est si souuent pris au piege. On fait1
peur à nos gens seulement de nommer la mort, et la pluspart s'en
seignent, comme du nom du diable. Et par-ce qu'il s'en faict mention
aux testamens, ne vous attendez pas qu'ils y mettent la main,
que le Medecin ne leur ayt donné l'extreme sentence. Et Dieu sçait
lors entre la douleur et la frayeur, de quel bon iugement ils vous•
le patissent. Par ce que cette syllabe frappoit trop rudement
leurs oreilles, et que cette voix leur sembloit malencontreuse, les
Romains auoient apris de l'amollir ou l'estendre en perifrazes. Au
lieu de dire, il est mort; il a cessé de viure, disent-ils, il a vescu.
Pourueu que ce soit vie, soit elle passee, ils se consolent. Nous en2
auons emprunté, nostre feu Maistre-Iehan. A l'aduenture est-ce,
que comme on dict, le terme vaut l'argent. Ie nasquis entre vnze
heures et midi le dernier iour de Feburier, mil cinq cens trente
trois: comme nous contons à cette heure, commençant l'an en
Ianuier. Il n'y a iustement que quinze iours que i'ay franchy trente•
neuf ans, il m'en faut pour le moins encore autant. Ce pendant
s'empescher du pensement de chose si esloignee, ce seroit folie.
Mais quoy? les ieunes et les vieux laissent la vie de mesme condition.
Nul n'en sort autrement que si tout presentement il y entroit,
ioinct qu'il n'est homme si décrepite tant qu'il voit Mathusalem3
deuant, qui ne pense auoir encore vingt ans dans le corps. D'auantage,
pauure fol que tu es, qui t'a estably les termes de ta vie?
Tu te fondes sur les contes des Medecins. Regarde plustost l'effect et
l'experience. Par le commun train des choses, tu vis pieça par faueur
extraordinaire. Tu as passé les termes accoustumez de viure: et•
qu'il soit ainsi, conte de tes cognoissans, combien il en est mort
auant ton aage, plus qu'il n'en y a qui l'ayent atteint: et de ceux
mesme qui ont annobli leur vie par renommee, fais en registre, et
l'entreray en gageure d'en trouuer plus qui sont morts, auant,
qu'apres trente cinq ans. Il est plein de raison, et de pieté, de4
prendre exemple de l'humanité mesme de Iesus-Christ. Or il finit
sa vie à trente et trois ans. Le plus grand homme, simplement
homme, Alexandre, mourut aussi à ce terme. Combien a la mort
de façons de surprise?
Quid quisque vitet, nunquam homini satis
Cautum est in horas.
Ie laisse à part les fiebures et les pleuresies. Qui eust iamais pensé•
qu'vn Duc de Bretaigne deust estre estouffé de la presse, comme
fut celuy là à l'entree du Pape Clement mon voisin, à Lyon? N'as tu
pas veu tuer vn de nos Roys en se iouant? et vn de ses ancestres
mourut il pas choqué par vn pourceau? Æschylus menassé de la
cheute d'vne maison, a beau se tenir à l'airte, le voyla assommé1
d'vn toict de tortue, qui eschappa des pattes d'vn aigle en l'air:
l'autre mourut d'vn grain de raisin: vn Empereur de l'egratigneure
d'vn peigne en se testonnant: Æmylius Lepidus pour auoir heurté
du pied contre le seuil de son huis: et Aufidius pour auoir choqué
en entrant contre la porte de la chambre du conseil. Et entre les•
cuisses des femmes Cornelius Gallus Preteur, Tigillinus Capitaine du
guet à Rome, Ludouic fils de Guy de Gonsague, Marquis de Mantoüe.
Et d'vn encore pire exemple, Speusippus Philosophe Platonicien, et
l'vn de nos Papes. Le pauure Bebius, Iuge, cependant qu'il donne
delay de huictaine à vne partie, le voyla saisi, le sien de viure2
estant expiré: et Caius Iulius Medecin gressant les yeux d'vn patient,
voyla la mort qui clost les siens. Et s'il m'y faut mesler, vn mien
frere le Capitaine S. Martin, aagé de vingt trois ans, qui auoit desia
faict assez bonne preuue de sa valeur, iouant à la paume, reçeut
vn coup d'esteuf, qui l'assena vn peu au dessus de l'oreille droitte,•
sans aucune apparence de contusion, ny de blessure: il ne s'en
assit, n'y reposa: mais cinq ou six heures apres il mourut d'vne
Apoplexie que ce coup luy causa. Ces exemples si frequents et
si ordinaires nous passans deuant les yeux, comme est-il possible
qu'on se puisse deffaire du pensement de la mort, et qu'à chasque3
instant il ne nous semble qu'elle nous tienne au collet? Qu'importe-il,
me direz vous, comment que ce soit, pourueu qu'on ne s'en
donne point de peine? Ie suis de cet aduis: et en quelque maniere
qu'on se puisse mettre à l'abri des coups, fust ce soubs la peau
d'vn veau, ie ne suis pas homme qui y reculast: car il me suffit de•
passer à mon aise, et le meilleur ieu que ie me puisse donner, ie
le prens, si peu glorieux au reste et exemplaire que vous voudrez.
prætulerim delirus inérsque videri,
Dum mea delectent mala me, vel denique fallant,
Quàm sapere et ringi.4
de nostre visee: si elle nous effraye, comme est-il possible d'aller
vn pas auant sans fiebure? Le remede du vulgaire c'est de n'y•
penser pas. Mais de quelle brutale stupidité luy peut venir vn si
grossier aueuglement? Il luy faut faire brider l'asne par la
queuë,
Qui capite ipse suo instituit vestigia retro.
Ce n'est pas de merueille s'il est si souuent pris au piege. On fait1
peur à nos gens seulement de nommer la mort, et la pluspart s'en
seignent, comme du nom du diable. Et par-ce qu'il s'en faict mention
aux testamens, ne vous attendez pas qu'ils y mettent la main,
que le Medecin ne leur ayt donné l'extreme sentence. Et Dieu sçait
lors entre la douleur et la frayeur, de quel bon iugement ils vous•
le patissent. Par ce que cette syllabe frappoit trop rudement
leurs oreilles, et que cette voix leur sembloit malencontreuse, les
Romains auoient apris de l'amollir ou l'estendre en perifrazes. Au
lieu de dire, il est mort; il a cessé de viure, disent-ils, il a vescu.
Pourueu que ce soit vie, soit elle passee, ils se consolent. Nous en2
auons emprunté, nostre feu Maistre-Iehan. A l'aduenture est-ce,
que comme on dict, le terme vaut l'argent. Ie nasquis entre vnze
heures et midi le dernier iour de Feburier, mil cinq cens trente
trois: comme nous contons à cette heure, commençant l'an en
Ianuier. Il n'y a iustement que quinze iours que i'ay franchy trente•
neuf ans, il m'en faut pour le moins encore autant. Ce pendant
s'empescher du pensement de chose si esloignee, ce seroit folie.
Mais quoy? les ieunes et les vieux laissent la vie de mesme condition.
Nul n'en sort autrement que si tout presentement il y entroit,
ioinct qu'il n'est homme si décrepite tant qu'il voit Mathusalem3
deuant, qui ne pense auoir encore vingt ans dans le corps. D'auantage,
pauure fol que tu es, qui t'a estably les termes de ta vie?
Tu te fondes sur les contes des Medecins. Regarde plustost l'effect et
l'experience. Par le commun train des choses, tu vis pieça par faueur
extraordinaire. Tu as passé les termes accoustumez de viure: et•
qu'il soit ainsi, conte de tes cognoissans, combien il en est mort
auant ton aage, plus qu'il n'en y a qui l'ayent atteint: et de ceux
mesme qui ont annobli leur vie par renommee, fais en registre, et
l'entreray en gageure d'en trouuer plus qui sont morts, auant,
qu'apres trente cinq ans. Il est plein de raison, et de pieté, de4
prendre exemple de l'humanité mesme de Iesus-Christ. Or il finit
sa vie à trente et trois ans. Le plus grand homme, simplement
homme, Alexandre, mourut aussi à ce terme. Combien a la mort
de façons de surprise?
Quid quisque vitet, nunquam homini satis
Cautum est in horas.
Ie laisse à part les fiebures et les pleuresies. Qui eust iamais pensé•
qu'vn Duc de Bretaigne deust estre estouffé de la presse, comme
fut celuy là à l'entree du Pape Clement mon voisin, à Lyon? N'as tu
pas veu tuer vn de nos Roys en se iouant? et vn de ses ancestres
mourut il pas choqué par vn pourceau? Æschylus menassé de la
cheute d'vne maison, a beau se tenir à l'airte, le voyla assommé1
d'vn toict de tortue, qui eschappa des pattes d'vn aigle en l'air:
l'autre mourut d'vn grain de raisin: vn Empereur de l'egratigneure
d'vn peigne en se testonnant: Æmylius Lepidus pour auoir heurté
du pied contre le seuil de son huis: et Aufidius pour auoir choqué
en entrant contre la porte de la chambre du conseil. Et entre les•
cuisses des femmes Cornelius Gallus Preteur, Tigillinus Capitaine du
guet à Rome, Ludouic fils de Guy de Gonsague, Marquis de Mantoüe.
Et d'vn encore pire exemple, Speusippus Philosophe Platonicien, et
l'vn de nos Papes. Le pauure Bebius, Iuge, cependant qu'il donne
delay de huictaine à vne partie, le voyla saisi, le sien de viure2
estant expiré: et Caius Iulius Medecin gressant les yeux d'vn patient,
voyla la mort qui clost les siens. Et s'il m'y faut mesler, vn mien
frere le Capitaine S. Martin, aagé de vingt trois ans, qui auoit desia
faict assez bonne preuue de sa valeur, iouant à la paume, reçeut
vn coup d'esteuf, qui l'assena vn peu au dessus de l'oreille droitte,•
sans aucune apparence de contusion, ny de blessure: il ne s'en
assit, n'y reposa: mais cinq ou six heures apres il mourut d'vne
Apoplexie que ce coup luy causa. Ces exemples si frequents et
si ordinaires nous passans deuant les yeux, comme est-il possible
qu'on se puisse deffaire du pensement de la mort, et qu'à chasque3
instant il ne nous semble qu'elle nous tienne au collet? Qu'importe-il,
me direz vous, comment que ce soit, pourueu qu'on ne s'en
donne point de peine? Ie suis de cet aduis: et en quelque maniere
qu'on se puisse mettre à l'abri des coups, fust ce soubs la peau
d'vn veau, ie ne suis pas homme qui y reculast: car il me suffit de•
passer à mon aise, et le meilleur ieu que ie me puisse donner, ie
le prens, si peu glorieux au reste et exemplaire que vous voudrez.
prætulerim delirus inérsque videri,
Dum mea delectent mala me, vel denique fallant,
Quàm sapere et ringi.4
Mais c'est folie d'y penser arriuer par là. Ils vont, ils viennent,
ils trottent, ils dansent, de mort nulles nouuelles. Tout cela est
beau: mais aussi quand elle arriue, ou à eux ou à leurs femmes, enfans
et amis, les surprenant en dessoude et au descouuert, quels tourmens,
quels cris, quelle rage et quel desespoir les accable? Vistes•
vous iamais rien si rabaissé, si changé, si confus? Il y faut prouuoir
de meilleure heure: et cette nonchalance bestiale, quand elle
pourroit loger en la teste d'vn homme d'entendement, ce que ie
trouue entierement impossible, nous vend trop cher ses denrees.
Si c'estoit ennemy qui se peust euiter, ie conseillerois d'emprunter•
les armes de la coüardise: mais puis qu'il ne se peut; puis qu'il
vous attrappe fuyant et poltron aussi bien qu'honeste homme,
Nempe et fugacem persequitur virum,
Nec parcit imbellis iuuentæ
Poplitibus, timidoque tergo.1
et que nulle trampe de cuirasse vous couure,
Ille licet ferro cautus se condat in ære,
Mors tamen inclusum protrahet inde caput.
aprenons à le soustenir de pied ferme, et à le combatre: Et
pour commencer à luy oster son plus grand aduantage contre•
nous, prenons voye toute contraire à la commune. Ostons luy l'estrangeté,
pratiquons le, accoustumons le, n'ayons rien si souuent
en la teste que la mort: à tous instans representons la à nostre
imagination et en tous visages. Au broncher d'vn cheual, à la cheute
d'vne tuille, à la moindre piqueure d'espeingle, remachons soudain,2
Et bien quand ce seroit la mort mesme? et là dessus, roidissons
nous, et nous efforçons. Parmy les festes et la ioye, ayons
tousiours ce refrein de la souuenance de nostre condition, et ne
nous laissons pas si fort emporter au plaisir, que par fois il ne
nous repasse en la memoire, en combien de sortes cette nostre allegresse•
est en butte à la mort, et de combien de prinses elle la
menasse. Ainsi faisoient les Egyptiens, qui au milieu de leurs
festins et parmy leur meilleure chere, faisoient apporter l'Anatomie
seche d'vn homme, pour seruir d'auertissement aux conuiez.
Omnem crede diem tibi diluxisse supremum,3
Grata superueniet, quæ non sperabitur hora.
ils trottent, ils dansent, de mort nulles nouuelles. Tout cela est
beau: mais aussi quand elle arriue, ou à eux ou à leurs femmes, enfans
et amis, les surprenant en dessoude et au descouuert, quels tourmens,
quels cris, quelle rage et quel desespoir les accable? Vistes•
vous iamais rien si rabaissé, si changé, si confus? Il y faut prouuoir
de meilleure heure: et cette nonchalance bestiale, quand elle
pourroit loger en la teste d'vn homme d'entendement, ce que ie
trouue entierement impossible, nous vend trop cher ses denrees.
Si c'estoit ennemy qui se peust euiter, ie conseillerois d'emprunter•
les armes de la coüardise: mais puis qu'il ne se peut; puis qu'il
vous attrappe fuyant et poltron aussi bien qu'honeste homme,
Nempe et fugacem persequitur virum,
Nec parcit imbellis iuuentæ
Poplitibus, timidoque tergo.1
et que nulle trampe de cuirasse vous couure,
Ille licet ferro cautus se condat in ære,
Mors tamen inclusum protrahet inde caput.
aprenons à le soustenir de pied ferme, et à le combatre: Et
pour commencer à luy oster son plus grand aduantage contre•
nous, prenons voye toute contraire à la commune. Ostons luy l'estrangeté,
pratiquons le, accoustumons le, n'ayons rien si souuent
en la teste que la mort: à tous instans representons la à nostre
imagination et en tous visages. Au broncher d'vn cheual, à la cheute
d'vne tuille, à la moindre piqueure d'espeingle, remachons soudain,2
Et bien quand ce seroit la mort mesme? et là dessus, roidissons
nous, et nous efforçons. Parmy les festes et la ioye, ayons
tousiours ce refrein de la souuenance de nostre condition, et ne
nous laissons pas si fort emporter au plaisir, que par fois il ne
nous repasse en la memoire, en combien de sortes cette nostre allegresse•
est en butte à la mort, et de combien de prinses elle la
menasse. Ainsi faisoient les Egyptiens, qui au milieu de leurs
festins et parmy leur meilleure chere, faisoient apporter l'Anatomie
seche d'vn homme, pour seruir d'auertissement aux conuiez.
Omnem crede diem tibi diluxisse supremum,3
Grata superueniet, quæ non sperabitur hora.
Il est incertain où la mort nous attende, attendons la par tout.
La premeditation de la mort, est premeditation de la liberté. Qui
a apris à mourir, il a desapris à seruir. Il n'y a rien de mal en
la vie, pour celuy qui a bien comprins, que la priuation de la vie•
n'est pas mal. Le sçauoir mourir nous afranchit de toute subiection
et contraincte. Paulus Æmylius respondit à celuy, que ce miserable
Roy de Macedoine son prisonnier luy enuoyoit, pour le
prier de ne le mener pas en son triomphe, Qu'il en face la requeste
à soy mesme. A la verité en toutes choses si nature ne4
preste vn peu, il est mal-aysé que l'art et l'industrie aillent guiere
auant. Ie suis de moy-mesme non melancholique, mais songecreux:
il n'est rien dequoy ie me soye des tousiours plus entretenu que
des imaginations de la mort; voire en la saison la plus licentieuse
de mon aage,
Iucundum cùm ætas florida ver ageret.
Parmy les dames et les ieux, tel me pensoit empesché à digerer à
part moy quelque ialousie, ou l'incertitude de quelque esperance,•
cependant que ie m'entretenois de ie ne sçay qui surpris les iours
precedens d'vne fieure chaude, et de sa fin au partir d'vne feste
pareille, et la teste pleine d'oisiueté, d'amour et de bon temps, comme
moy: et qu'autant m'en pendoit à l'oreille.
Iam fuerit, nec post vnquam reuocare licebit.1
Ie ne ridois non plus le front de ce pensement là, que d'vn autre.
La premeditation de la mort, est premeditation de la liberté. Qui
a apris à mourir, il a desapris à seruir. Il n'y a rien de mal en
la vie, pour celuy qui a bien comprins, que la priuation de la vie•
n'est pas mal. Le sçauoir mourir nous afranchit de toute subiection
et contraincte. Paulus Æmylius respondit à celuy, que ce miserable
Roy de Macedoine son prisonnier luy enuoyoit, pour le
prier de ne le mener pas en son triomphe, Qu'il en face la requeste
à soy mesme. A la verité en toutes choses si nature ne4
preste vn peu, il est mal-aysé que l'art et l'industrie aillent guiere
auant. Ie suis de moy-mesme non melancholique, mais songecreux:
il n'est rien dequoy ie me soye des tousiours plus entretenu que
des imaginations de la mort; voire en la saison la plus licentieuse
de mon aage,
Iucundum cùm ætas florida ver ageret.
Parmy les dames et les ieux, tel me pensoit empesché à digerer à
part moy quelque ialousie, ou l'incertitude de quelque esperance,•
cependant que ie m'entretenois de ie ne sçay qui surpris les iours
precedens d'vne fieure chaude, et de sa fin au partir d'vne feste
pareille, et la teste pleine d'oisiueté, d'amour et de bon temps, comme
moy: et qu'autant m'en pendoit à l'oreille.
Iam fuerit, nec post vnquam reuocare licebit.1
Ie ne ridois non plus le front de ce pensement là, que d'vn autre.
Il est impossible que d'arriuee nous ne sentions des piqueures
de telles imaginations: mais en les maniant et repassant, au long
aller, on les appriuoise sans doubte: autrement de ma part ie fusse
en continuelle frayeur et frenesie: car iamais homme ne se défia•
tant de sa vie, iamais homme ne feit moins d'estat de sa duree.
Ny la santé, que i'ay iouy iusques à present tresuigoureuse et peu
souuent interrompue, ne m'en alonge l'esperance, ny les maladies
ne me l'acourcissent. A chaque minute il me semble que ie m'eschappe.
Et me rechante sans cesse, Tout ce qui peut estre faict vn2
autre iour, le peut estre auiourd'huy. De vray les hazards et dangiers
nous approchent peu ou rien de nostre fin: et si nous pensons,
combien il en reste, sans cet accident qui semble nous menasser
le plus, de millions d'autres sur nos testes, nous trouuerons que
gaillars et fieureux, en la mer et en nos maisons, en la bataille et•
en repos elle nous est égallement pres. Nemo altero fragilior est:
nemo in crastinum sui certior. Ce que i'ay affaire auant mourir,
pour l'acheuer tout loisir me semble court, fust ce d'vne
heure. Quelcun feuilletant l'autre iour mes tablettes, trouua vn
memoire de quelque chose, que ie vouloys estre faite apres ma3
mort: ie luy dy, comme il estoit vray, que n'estant qu'à vne lieuë
de ma maison, et sain et gaillard, ie m'estoy hasté de l'escrire là,
pour ne m'asseurer point d'arriuer iusques chez moy. Comme
celuy, qui continuellement me couue de mes pensees, et les couche
en moy: ie suis à toute heure preparé enuiron ce que ie le puis•
estre: et ne m'aduertira de rien de nouueau la suruenance de la
mort. Il faut estre tousiours botté et prest à partir, en tant que
en nous est, et sur tout se garder qu'on n'aye lors affaire qu'à
soy.
Quid breui fortes iaculamur æuo4
Multa?
Car nous y aurons assez de besongne, sans autre surcrois. L'vn
se pleint plus que de la mort, dequoy elle luy rompt le train d'vne
belle victoire: l'autre qu'il luy faut desloger auant qu'auoir marié
sa fille, ou contrerolé l'institution de ses enfans: l'vn pleint la
compagnie de sa femme, l'autre de son fils, comme commoditez
principales de son estre. Ie suis pour cette heure en tel estat, Dieu•
mercy, que ie puis desloger quand il luy plaira, sans regret de chose
quelconque: ie me desnoue par tout: mes adieux sont tantost
prins de chascun, sauf de moy. Iamais homme ne se prepara à
quiter le monde plus purement et pleinement, et ne s'en desprint
plus vniuersellement que ie m'attens de faire. Les plus mortes1
morts sont les plus saines.
miser ô miser (aiunt) omnia ademit
Vna dies infesta mihi tot præmia vitæ:
et le bastisseur,
manent (dict-il) opera interrupta, minæque•
Murorum ingentes.
Il ne faut rien designer de si longue haleine, ou au moins auec
telle intention de se passionner pour en voir la fin. Nous sommes
nés pour agir:
Cùm moriar, medium soluar et inter opus.2
Ie veux qu'on agisse, et qu'on allonge les offices de la vie, tant
qu'on peut: et que la mort me treuue plantant mes choux; mais
nonchallant d'elle, et encore plus de mon iardin imparfait. I'en
vis mourir vn, qui estant à l'extremité se pleignoit incessamment,
dequoy sa destinee coupoit le fil de l'histoire qu'il auoit en main,•
sur le quinziesme ou seixiesme de nos Roys.
Illud in his rebus non addunt, nec tibi earum
Iam desiderium rerum super insidet vna.
de telles imaginations: mais en les maniant et repassant, au long
aller, on les appriuoise sans doubte: autrement de ma part ie fusse
en continuelle frayeur et frenesie: car iamais homme ne se défia•
tant de sa vie, iamais homme ne feit moins d'estat de sa duree.
Ny la santé, que i'ay iouy iusques à present tresuigoureuse et peu
souuent interrompue, ne m'en alonge l'esperance, ny les maladies
ne me l'acourcissent. A chaque minute il me semble que ie m'eschappe.
Et me rechante sans cesse, Tout ce qui peut estre faict vn2
autre iour, le peut estre auiourd'huy. De vray les hazards et dangiers
nous approchent peu ou rien de nostre fin: et si nous pensons,
combien il en reste, sans cet accident qui semble nous menasser
le plus, de millions d'autres sur nos testes, nous trouuerons que
gaillars et fieureux, en la mer et en nos maisons, en la bataille et•
en repos elle nous est égallement pres. Nemo altero fragilior est:
nemo in crastinum sui certior. Ce que i'ay affaire auant mourir,
pour l'acheuer tout loisir me semble court, fust ce d'vne
heure. Quelcun feuilletant l'autre iour mes tablettes, trouua vn
memoire de quelque chose, que ie vouloys estre faite apres ma3
mort: ie luy dy, comme il estoit vray, que n'estant qu'à vne lieuë
de ma maison, et sain et gaillard, ie m'estoy hasté de l'escrire là,
pour ne m'asseurer point d'arriuer iusques chez moy. Comme
celuy, qui continuellement me couue de mes pensees, et les couche
en moy: ie suis à toute heure preparé enuiron ce que ie le puis•
estre: et ne m'aduertira de rien de nouueau la suruenance de la
mort. Il faut estre tousiours botté et prest à partir, en tant que
en nous est, et sur tout se garder qu'on n'aye lors affaire qu'à
soy.
Quid breui fortes iaculamur æuo4
Multa?
Car nous y aurons assez de besongne, sans autre surcrois. L'vn
se pleint plus que de la mort, dequoy elle luy rompt le train d'vne
belle victoire: l'autre qu'il luy faut desloger auant qu'auoir marié
sa fille, ou contrerolé l'institution de ses enfans: l'vn pleint la
compagnie de sa femme, l'autre de son fils, comme commoditez
principales de son estre. Ie suis pour cette heure en tel estat, Dieu•
mercy, que ie puis desloger quand il luy plaira, sans regret de chose
quelconque: ie me desnoue par tout: mes adieux sont tantost
prins de chascun, sauf de moy. Iamais homme ne se prepara à
quiter le monde plus purement et pleinement, et ne s'en desprint
plus vniuersellement que ie m'attens de faire. Les plus mortes1
morts sont les plus saines.
miser ô miser (aiunt) omnia ademit
Vna dies infesta mihi tot præmia vitæ:
et le bastisseur,
manent (dict-il) opera interrupta, minæque•
Murorum ingentes.
Il ne faut rien designer de si longue haleine, ou au moins auec
telle intention de se passionner pour en voir la fin. Nous sommes
nés pour agir:
Cùm moriar, medium soluar et inter opus.2
Ie veux qu'on agisse, et qu'on allonge les offices de la vie, tant
qu'on peut: et que la mort me treuue plantant mes choux; mais
nonchallant d'elle, et encore plus de mon iardin imparfait. I'en
vis mourir vn, qui estant à l'extremité se pleignoit incessamment,
dequoy sa destinee coupoit le fil de l'histoire qu'il auoit en main,•
sur le quinziesme ou seixiesme de nos Roys.
Illud in his rebus non addunt, nec tibi earum
Iam desiderium rerum super insidet vna.
Il faut se descharger de ces humeurs vulgaires et nuisibles. Tout
ainsi qu'on a planté nos cimetieres ioignant les Eglises, et aux3
lieux les plus frequentez de la ville, pour accoustumer, disoit
Lycurgus, le bas populaire, les femmes et les enfans à ne s'effaroucher
point de voir vn homme mort: et affin que ce continuel
spectacle d'ossemens, de tombeaux, et de conuois nous aduertisse
de nostre condition.•
Quin etiam exhilarare viris conuiuia cæde
Mos olim, et miscere epulis spectacula dira
Certantum ferro, sæpe et super ipsa cadentum
Pocula, respersis non parco sanguine mensis.
ainsi qu'on a planté nos cimetieres ioignant les Eglises, et aux3
lieux les plus frequentez de la ville, pour accoustumer, disoit
Lycurgus, le bas populaire, les femmes et les enfans à ne s'effaroucher
point de voir vn homme mort: et affin que ce continuel
spectacle d'ossemens, de tombeaux, et de conuois nous aduertisse
de nostre condition.•
Quin etiam exhilarare viris conuiuia cæde
Mos olim, et miscere epulis spectacula dira
Certantum ferro, sæpe et super ipsa cadentum
Pocula, respersis non parco sanguine mensis.
Et comme les Egyptiens apres leurs festins, faisoient presenter4
aux assistans vne grande image de la mort, par vn qui leur crioit:
Boy, et t'esiouy, car mort tu seras tel: aussi ay-ie pris en coustume,
d'auoir non seulement en l'imagination, mais continuellement la
mort en la bouche. Et n'est rien dequoy ie m'informe si volontiers,
que de la mort des hommes: quelle parole, quel visage, quelle•
contenance ils y ont eu: ny endroit des histoires, que ie remarque
si attentifuement. Il y paroist, à la farcissure de mes exemples: et
que i'ay en particuliere affection cette matiere. Si i'estoy faiseur
de liures, ie feroy vn registre commenté des morts diuerses: qui
apprendroit les hommes à mourir, leur apprendroit à viure. Dicearchus•
en feit vn de pareil titre, mais d'autre et moins vtile
fin. On me dira, que l'effect surmonte de si loing la pensee, qu'il
n'y a si belle escrime, qui ne se perde, quand on en vient là:
laissez les dire; le premediter donne sans doubte grand auantage:
et puis n'est-ce rien, d'aller au moins iusques là sans alteration1
et sans fiéure? Il y a plus: nature mesme nous preste la main,
et nous donne courage. Si c'est vne mort courte et violente, nous
n'avons pas loisir de la craindre: si elle est autre, ie m'apperçois
qu'à mesure que ie m'engage dans la maladie, i'entre naturellement
en quelque desdain de la vie. Ie trouue que i'ay bien plus affaire•
à digerer cette resolution de mourir, quand ie suis en santé,
que ie n'ay quand ie suis en fiéure: d'autant que ie ne tiens plus
si fort aux commoditez de la vie, à raison que ie commance à en
perdre l'vsage et le plaisir, i'en voy la mort d'vne veuë beaucoup
moins effrayee. Cela me faict esperer, que plus ie m'eslongneray de2
celle-là, et approcheray de cette-cy, plus aysément i'entreray en
composition de leur eschange. Tout ainsi que i'ay essayé en plusieurs
autres occurrences, ce que dit Cesar, que les choses nous
paroissent souuent plus grandes de loing que de pres: i'ay trouué
que sain i'auois eu les maladies beaucoup plus en horreur, que lors•
que ie les ay senties. L'alegresse où ie suis, le plaisir et la force, me
font paroistre l'autre estat si disproportionné à celuy-là, que par
imagination ie grossis ces incommoditez de la moitié, et les conçoy
plus poisantes, que ie ne les trouue, quand ie les ay sur les espaules.
I'espere qu'il m'en aduiendra ainsi de la mort. Voyons à ces mutations3
et declinaisons ordinaires que nous souffrons, comme nature
nous desrobe la veuë de nostre perte et empirement. Que reste-il à
vn vieillard de la vigueur de sa ieunesse, et de sa vie passee?
Heu senibus vitæ portio quanta manet!
Cesar à vn soldat de sa garde recreu et cassé, qui vint en la ruë,•
luy demander congé de se faire mourir: regardant son maintien
decrepite, respondit plaisamment: Tu penses donc estre en vie.
aux assistans vne grande image de la mort, par vn qui leur crioit:
Boy, et t'esiouy, car mort tu seras tel: aussi ay-ie pris en coustume,
d'auoir non seulement en l'imagination, mais continuellement la
mort en la bouche. Et n'est rien dequoy ie m'informe si volontiers,
que de la mort des hommes: quelle parole, quel visage, quelle•
contenance ils y ont eu: ny endroit des histoires, que ie remarque
si attentifuement. Il y paroist, à la farcissure de mes exemples: et
que i'ay en particuliere affection cette matiere. Si i'estoy faiseur
de liures, ie feroy vn registre commenté des morts diuerses: qui
apprendroit les hommes à mourir, leur apprendroit à viure. Dicearchus•
en feit vn de pareil titre, mais d'autre et moins vtile
fin. On me dira, que l'effect surmonte de si loing la pensee, qu'il
n'y a si belle escrime, qui ne se perde, quand on en vient là:
laissez les dire; le premediter donne sans doubte grand auantage:
et puis n'est-ce rien, d'aller au moins iusques là sans alteration1
et sans fiéure? Il y a plus: nature mesme nous preste la main,
et nous donne courage. Si c'est vne mort courte et violente, nous
n'avons pas loisir de la craindre: si elle est autre, ie m'apperçois
qu'à mesure que ie m'engage dans la maladie, i'entre naturellement
en quelque desdain de la vie. Ie trouue que i'ay bien plus affaire•
à digerer cette resolution de mourir, quand ie suis en santé,
que ie n'ay quand ie suis en fiéure: d'autant que ie ne tiens plus
si fort aux commoditez de la vie, à raison que ie commance à en
perdre l'vsage et le plaisir, i'en voy la mort d'vne veuë beaucoup
moins effrayee. Cela me faict esperer, que plus ie m'eslongneray de2
celle-là, et approcheray de cette-cy, plus aysément i'entreray en
composition de leur eschange. Tout ainsi que i'ay essayé en plusieurs
autres occurrences, ce que dit Cesar, que les choses nous
paroissent souuent plus grandes de loing que de pres: i'ay trouué
que sain i'auois eu les maladies beaucoup plus en horreur, que lors•
que ie les ay senties. L'alegresse où ie suis, le plaisir et la force, me
font paroistre l'autre estat si disproportionné à celuy-là, que par
imagination ie grossis ces incommoditez de la moitié, et les conçoy
plus poisantes, que ie ne les trouue, quand ie les ay sur les espaules.
I'espere qu'il m'en aduiendra ainsi de la mort. Voyons à ces mutations3
et declinaisons ordinaires que nous souffrons, comme nature
nous desrobe la veuë de nostre perte et empirement. Que reste-il à
vn vieillard de la vigueur de sa ieunesse, et de sa vie passee?
Heu senibus vitæ portio quanta manet!
Cesar à vn soldat de sa garde recreu et cassé, qui vint en la ruë,•
luy demander congé de se faire mourir: regardant son maintien
decrepite, respondit plaisamment: Tu penses donc estre en vie.