«O Jésus, mon divin Epoux, faites que la robe de mon baptême ne soit jamais ternie! Prenez-moi, plutôt gué de me laisser ici-bas souiller mon âme en commettant la plus petite faute volontaire. Que je ne cherche et ne trouve jamais que vous seul! Que les créatures ne soient rien pour moi, et moi, rien pour elles! Qu'aucune des choses de la terre ne trouble ma paix.
«O Jésus, je ne vous demande que la paix!... La paix, et surtout l'AMOUR sans bornes, sans limites! Jésus! que pour vous je meure martyre; donnez-moi le martyre du cœur ou celui du corps. Ah! plutôt donnez-les-moi tous deux!
«Faites que je remplisse mes engagements dans toute leur perfection, que personne ne s'occupe de moi, que je sois foulée aux pieds, oubliée comme un petit grain de sable. Je m'offre à vous, mon Bien-Aimé, afin que vous accomplissiez parfaitement en moi votre volonté sainte, sans que jamais les créatures y puissent mettre obstacle.»
A la fin de ce beau jour, ce fut sans tristesse que je déposai, selon l'usage, ma couronne de roses aux pieds de la sainte Vierge; je sentais que le temps n'emporterait pas mon bonheur...
La Nativité de Marie! quelle belle fête pour devenir l'épouse de Jésus! C'était la petite sainte Vierge d'un jour qui présentait sa petite fleur au petit Jésus. Ce jour-là, tout était petit; excepté les grâces que j'ai reçues, excepté ma paix et ma joie en contemplant le soir les belles étoiles du firmament, en pensant que bientôt je m'envolerais au ciel pour m'unir à mon divin Epoux, au sein d'une allégresse éternelle.
Le 24 eut lieu la cérémonie de ma Prise de Voile. Cette fête fut tout entière voilée de larmes. Papa était trop malade pour venir bénir sa reine; au dernier moment, Mgr Hugonin qui devait présider en fut empêché lui-même; enfin, à cause de plusieurs autres circonstances encore, tout fut tristesse et amertume... Cependant la paix, toujours la paix se trouvait pour moi au fond du calice. Ce jour-là, Jésus permit que je ne pusse retenir mes larmes... et mes larmes ne furent pas comprises... En effet, j'avais supporté sans pleurer des épreuves beaucoup plus grandes; mais alors, j'étais aidée d'une grâce puissante; tandis que, le 24, Jésus me laissa à mes propres forces, et je montrai combien elles étaient petites.
Huit jours après ma Prise de Voile, ma cousine, Jeanne Guérin, épousa le Dr La Néele. Au parloir suivant, l'entendant parler des prévenances dont elle entourait son mari, je sentis mon cœur tressaillir: «Il ne sera pas dit, pensai-je, qu'une femme du monde fera plus pour son époux, simple mortel, que moi pour mon Jésus bien-aimé.» Et, remplie d'une ardeur nouvelle, je m'efforçai plus que jamais de plaire en toutes mes actions à l'Epoux céleste, au Roi des rois qui avait bien voulu m'élever jusqu'à son alliance divine.
Ayant vu la lettre de faire-part du mariage, je m'amusai à composer l'invitation suivante que je lus aux novices, pour leur faire remarquer ce qui m'avait tant frappée moi-même: combien la gloire des unions de la terre est peu de chose, comparée aux titres d'une épouse de Jésus:
Le Dieu Tout-Puissant, Créateur du ciel et de la terre, souverain Dominateur du monde, et la Très Glorieuse Vierge Marie, Reine de la cour céleste, veulent bien vous faire part du mariage spirituel de leur auguste Fils, Jésus, Roi des rois et Seigneur des seigneurs, avec la petite Thérèse Martin, maintenant Dame et Princesse des royaumes apportés en dot par son divin Epoux: l'Enfance de Jésus et sa Passion, d'où lui viennent ses titres de noblesse: de l'Enfant-Jésus et de la Sainte Face.
N'ayant pu vous inviter à la fête des Noces qui a été célébrée sur la Montagne du Carmel, le 8 septembre 1890,—la cour céleste y étant seule admise—vous êtes néanmoins priés de vous rendre au Retour de Noces qui aura lieu Demain, jour de l'Eternité, auquel jour Jésus, Fils de Dieu, viendra sur les nuées du ciel, dans l'éclat de sa majesté, pour juger les vivants et les morts.
L'heure étant encore incertaine, vous êtes invités à vous tenir prêts et à veiller.
Et maintenant, ma Mère, que vous dirai-je? C'est entre vos mains que je me suis donnée à Jésus, vous me connaissez depuis mon enfance, ai-je besoin de vous écrire mes secrets? Ah! je vous en prie, pardonnez-moi si j'abrège beaucoup l'histoire de ma vie religieuse.
L'année qui suivit ma profession, je reçus de grandes grâces pendant la retraite générale. Ordinairement les retraites prêchées me sont très pénibles; mais cette fois il en fut autrement. Je m'y étais préparée par une neuvaine fervente, il me semblait que j'allais tant souffrir! Le Révérend Père, disait-on, s'entendait plutôt à convertir les pécheurs qu'à faire avancer les âmes religieuses. Eh bien, je suis donc une grande pécheresse, car le bon Dieu se servit de ce saint religieux pour me consoler.
J'avais alors des peines intérieures de toutes sortes que je me sentais incapable de dire; et voilà que mon âme se dilata parfaitement, je fus comprise d'une façon merveilleuse et même devinée. Le Père me lança à pleines voiles sur les flots de la confiance et de l'amour qui m'attiraient si fort, mais sur lesquels je n'osais avancer. Il me dit que mes fautes ne faisaient pas de peine au bon Dieu: «En ce moment, ajouta-t-il, je tiens sa place auprès de vous; eh bien, je vous affirme de sa part qu'il est très content de votre âme.»
Oh! que je fus heureuse en écoutant ces consolantes paroles! Jamais je n'avais entendu dire que les fautes pouvaient ne pas faire de peine au bon Dieu. Cette assurance me combla de joie; elle me fit supporter patiemment l'exil de la vie. C'était bien là, d'ailleurs, l'écho de mes pensées intimes. Oui, je croyais depuis longtemps que le Seigneur est plus tendre qu'une mère, et je connais à fond plus d'un cœur de mère! Je sais qu'une mère est toujours prête à pardonner les petites indélicatesses involontaires de son enfant. Que de fois n'en ai-je pas fait la douce expérience? Nul reproche ne m'aurait autant touchée qu'une seule des caresses maternelles; je suis d'une nature telle que la crainte me fait reculer; avec l'amour, non seulement j'avance, mais je vole!
Deux mois après cette retraite bénie, notre vénérée Fondatrice, Mère Geneviève de Sainte-Thérèse, quitta notre petit Carmel pour entrer au Carmel des Cieux.
Mais, avant de vous parler de mes impressions au moment de sa mort, je veux, ma Mère, vous dire mon bonheur d'avoir vécu plusieurs années avec une sainte non point inimitable, mais sanctifiée par des vertus cachées et ordinaires. Plus d'une fois j'ai reçu d'elle de grandes consolations.
Un dimanche, en entrant à l'infirmerie pour lui faire ma petite visite, je trouvai près d'elle deux sœurs anciennes; je me retirais discrètement, lorsqu'elle m'appela et me dit d'un air inspiré: «Attendez, ma petite fille, j'ai seulement un mot à vous dire: vous me demandez toujours un bouquet spirituel, eh bien, aujourd'hui, je vous donne celui-ci: «Servez Dieu avec paix et avec joie; rappelez-vous, mon enfant, que notre Dieu est le Dieu de la paix.»
Après l'avoir simplement remerciée, je sortis, émue jusqu'aux larmes et convaincue que le bon Dieu lui avait révélé l'état de mon âme. Ce jour-là, j'étais extrêmement éprouvée, presque triste, dans une nuit telle que je ne savais plus si j'étais aimée de Dieu. Mais la joie et la consolation qui remplacèrent ces ténèbres, vous les devinez, ma Mère chérie...
Le dimanche suivant, je voulus savoir quelle révélation Mère Geneviève avait eue; elle m'assura n'en avoir reçu aucune. Alors mon admiration fut plus grande encore, voyant à quel degré éminent Jésus vivait en son âme et la faisait agir et parler. Ah! cette sainteté-là me paraît la plus vraie, la plus sainte; c'est elle que je désire, car il ne s'y rencontre aucune illusion.
Le jour où cette vénérée Mère quitta l'exil pour la patrie, je reçus une grâce toute particulière. C'était la première fois que j'assistais à une mort; vraiment ce spectacle était ravissant! Mais pendant les deux heures que je passai au pied du lit de la sainte mourante, une espèce d'insensibilité s'était emparée de moi; j'en éprouvais de la peine, lorsqu'au moment même de la naissance au ciel de notre Mère, ma disposition intérieure changea complètement. En un clin d'œil, je me sentis remplie d'une joie et d'une ferveur indicibles, comme si l'âme bienheureuse de notre sainte Mère m'eût donné, à cet instant, une partie de la félicité dont elle jouissait déjà; car je suis bien persuadée qu'elle est allée droit au ciel.
Pendant sa vie, je lui dis un jour: «O ma Mère, vous n'irez pas en purgatoire.»—«Je l'espère!» me répondit-elle avec douceur. Certainement le bon Dieu n'a pu tromper une espérance si remplie d'humilité; toutes les faveurs que nous avons reçues en sont la preuve.
Chaque sœur s'empressa de réclamer quelque relique de notre Mère vénérée; et vous savez, ma Mère, celle que je conserve précieusement. Pendant son agonie, je remarquai une larme qui scintillait à sa paupière comme un beau diamant. Cette larme, la dernière de toutes celles qu'elle répandit sur la terre, ne tomba pas; je la vis encore briller lorsque la dépouille mortelle de notre Mère fut exposée au chœur. Alors, prenant un petit linge fin, j'osai m'approcher le soir, sans être vue de personne, et j'ai maintenant le bonheur de posséder la dernière larme d'une sainte.
Je n'attache pas d'importance à mes rêves, d'ailleurs j'en ai rarement de symboliques, et je me demande même comment il se fait que, pensant toute la journée au bon Dieu, je ne m'en occupe pas davantage pendant mon sommeil. Ordinairement je rêve les bois, les fleurs, les ruisseaux et la mer. Presque toujours je vois de jolis petits enfants, j'attrape des papillons et des oiseaux comme jamais je n'en ai vu. Si mes rêves ont une apparence poétique, vous voyez, ma Mère, qu'ils sont loin d'être mystiques.
Une nuit, après la mort de Mère Geneviève, j'en fis un plus consolant. Cette sainte Mère donnait à chacune de nous quelque chose qui lui avait appartenu. Quand vint mon tour, je croyais ne rien recevoir, car ses mains étaient vides. Me regardant alors avec tendresse, elle me dit par trois fois: «A vous, je laisse mon cœur.»
Un mois après cette mort si précieuse devant Dieu, c'est-à-dire dans les derniers jours de l'année 1891, l'épidémie de l'influenza sévit dans la communauté; je ne fus que légèrement atteinte et restai debout avec deux autres sœurs. Il est impossible de se figurer l'état navrant de notre Carmel en ces jours de deuil. Les plus malades étaient soignées par celles qui se traînaient à peine; la mort régnait partout; et lorsqu'une de nos sœurs avait rendu le dernier soupir, il fallait, hélas! l'abandonner aussitôt.
Le jour de mes 19 ans fut attristé par la mort de notre vénérée Mère Sous-Prieure; je l'assistai avec l'infirmière pendant son agonie. Cette mort fut bientôt suivie de deux autres. Je me trouvais seule alors à la sacristie et je me demande comment j'ai pu suffire à tout.
Un matin, au signal du réveil, j'eus le pressentiment que sœur Madeleine n'était plus. Le dortoir[65] se trouvait dans une obscurité complète; personne ne sortait des cellules. Je me décidai pourtant à pénétrer dans celle de sœur Madeleine que je vis, en effet, habillée et couchée sur sa paillasse dans l'immobilité de la mort. Je n'eus pas la moindre frayeur; et, courant à la sacristie, j'apportai bien vite un cierge, et lui mis sur la tête une couronne de roses. Au milieu de cet abandon, je sentais la main du bon Dieu, son Cœur qui veillait sur nous! C'était sans effort que nos chères sœurs passaient à une vie meilleure; une expression de joie céleste se répandait sur leur visage, elles semblaient reposer dans un doux sommeil.
Pendant ces longues semaines d'épreuves, je pus avoir l'ineffable consolation de faire tous les jours la sainte communion. Ah! que c'était doux! Jésus me gâta longtemps, plus longtemps que ses fidèles épouses. Après l'influenza, il voulut venir à moi quelques mois encore, sans que la communauté partageât mon bonheur. Je n'avais pas demandé cette exception, mais j'étais bien heureuse de m'unir chaque jour à mon Bien-Aimé.
Je l'étais aussi de pouvoir toucher aux vases sacrés, de préparer les petits langes destinés à recevoir Jésus. Je sentais qu'il me fallait être bien fervente, et je me rappelais souvent cette parole adressée à un saint diacre: «Soyez saint, vous qui touchez les vases du Seigneur.»[66]
Que vous dirai-je, ma Mère, de mes actions de grâces en ce temps-là et toujours? Il n'y a pas d'instants où je sois moins consolée! Et n'est-ce pas bien naturel, puisque je ne désire pas recevoir la visite de Notre-Seigneur pour ma satisfaction, mais uniquement pour son plaisir à lui?

préparant les vases sacrés lorsqu'elle était sacristine.
(D'après une photographie de juin 1890.)
Je me représente mon âme comme un terrain libre, et je demande à la sainte Vierge d'en ôter les décombres, qui sont les imperfections; ensuite je la supplie de dresser elle-même une vaste tente digne du ciel, et de l'orner de ses propres parures. Puis j'invite tous les Anges et les Saints à venir chanter des cantiques d'amour. Il me semble alors que Jésus est content de se voir si magnifiquement reçu; et moi, je partage sa joie. Tout cela n'empêche pas les distractions et le sommeil de venir m'importuner; aussi n'est-il pas rare que je prenne la résolution de continuer mon action de grâces la journée entière, puisque je l'ai si mal faite au chœur.
Vous voyez, ma Mère vénérée, que je suis loin de marcher par la voie de la crainte; je sais toujours trouver le moyen d'être heureuse et de profiter de mes misères. Notre-Seigneur lui-même m'encourage dans ce chemin. Une fois, contrairement à mon habitude, je me sentais troublée en me rendant à la sainte Table. Depuis plusieurs jours le nombre des hosties n'étant pas suffisant, je n'en recevais qu'une parcelle; et, ce matin-là, je fis cette réflexion bien peu fondée: «Si je ne reçois aujourd'hui que la moitié d'une hostie, je vais croire que Jésus vient comme à regret dans mon cœur!» Je m'approche... O bonheur! le prêtre, s'arrêtant, me donna deux hosties bien séparées! N'était-ce pas une douce réponse?
O ma Mère, que j'ai de sujets d'être reconnaissante envers Dieu! Je vais vous faire encore une naïve confidence: Le Seigneur m'a montré la même miséricorde qu'au roi Salomon. Tous mes désirs ont été satisfaits; non seulement mes désirs de perfection, mais encore ceux dont je comprenais la vanité sans l'avoir expérimentée. Ayant toujours regardé Mère Agnès de Jésus comme mon idéal, je voulais lui ressembler en tout. La voyant peindre de charmantes miniatures et composer de belles poésies, je pensais que je serais heureuse de savoir peindre aussi[67], de pouvoir exprimer mes pensées en vers et de faire du bien autour de moi. Cependant je n'aurais pas voulu demander ces dons naturels, et mes désirs restaient cachés au fond de mon cœur.
Jésus, caché lui aussi dans ce pauvre petit cœur, se plut à lui montrer une fois de plus le néant de ce qui passe. Au grand étonnement de la communauté, je réussis plusieurs travaux de peinture, je composai des poésies, il me fut donné de faire du bien à quelques âmes. Et de même que Salomon se tournant vers les ouvrages de ses mains, où il avait pris une peine si inutile, vit que tout est vanité et affliction d'esprit sous le soleil[68], je reconnus, par expérience, que le seul bonheur de la terre consiste à se cacher, à rester dans une totale ignorance des choses créées. Je compris que, sans l'amour, toutes les œuvres ne sont que néant, même les plus éclatantes. Au lieu de me faire du mal, de blesser mon âme, les dons que le Seigneur m'a prodigués me portent vers lui, je vois qu'il est seul immuable, seul capable de combler mes immenses désirs.
Mais, puisque je suis sur le chapitre de mes désirs, il en est d'un autre genre que le divin Maître s'est plu à combler encore: désirs enfantins, semblables à celui de la neige de ma prise d'habit. Vous savez, ma Mère, combien j'aime les fleurs. En me faisant prisonnière à quinze ans, je renonçai pour toujours au bonheur de courir dans les campagnes émaillées des trésors du printemps. Eh bien, jamais je n'ai possédé plus de fleurs que depuis mon entrée au Carmel!
Il est d'usage dans le monde que les fiancés offrent de jolis bouquets à leurs fiancées; Jésus ne l'oublia pas... Je reçus à foison pour son autel des bluets, des coquelicots, de grandes pâquerettes, toutes les fleurs qui me ravissent le plus. Une petite fleurette de mes amies, la nielle des blés, avait seule manqué au rendez-vous; je souhaitais beaucoup la revoir, et voilà que dernièrement elle vint me sourire et me montrer que, dans les moindres choses comme dans les grandes, le bon Dieu donne le centuple dès cette vie aux âmes qui pour son amour ont tout quitté.
Un seul désir, le plus intime de tous et le plus irréalisable pour bien des motifs, me restait encore. Ce désir était l'entrée de Céline au Carmel de Lisieux. Cependant j'en avais fait l'entier sacrifice, confiant à Dieu seul l'avenir de ma sœur chérie. J'acceptais qu'elle partît au bout du monde, s'il le fallait, mais je voulais la voir comme moi l'épouse de Jésus. Ah! que j'ai souffert en la sachant exposée dans le monde à des dangers qui m'avaient été inconnus! Je puis dire que mon affection fraternelle ressemblait plutôt à un amour de mère, j'étais remplie de dévouement et de sollicitude pour son âme. Un certain jour, elle dut aller avec ma tante et mes cousines à une réunion mondaine. Je ne sais pourquoi j'en éprouvai plus de peine que jamais, et je versai un torrent de larmes, suppliant Notre-Seigneur de l'empêcher de danser... Ce qui arriva justement! Il ne permit pas que sa petite fiancée pût danser ce soir-là—bien que d'habitude elle ne fût pas embarrassée pour le faire gracieusement.—Son cavalier s'en trouva lui-même incapable, il ne put faire autre chose que marcher très religieusement avec mademoiselle, au grand étonnement de toute l'assistance. Après quoi, ce pauvre monsieur s'esquiva tout honteux sans oser reparaître un seul instant de la soirée. Cette aventure, unique en son genre, me fit grandir en confiance et me montra clairement que le signe de Jésus était aussi posé sur le front de ma sœur bien-aimée.
Le 29 juillet 1894, le Seigneur rappela à lui mon bon père si éprouvé et si saint! Pendant les deux ans qui précédèrent sa mort, la paralysie étant devenue générale, mon oncle le gardait près de lui, comblant sa douloureuse vieillesse de toutes sortes d'égards. Mais à cause de son état d'infirmité et d'impuissance, nous ne le vîmes qu'une seule fois au parloir pendant tout le cours de sa maladie. Ah! quelle entrevue! Au moment de nous séparer, comme nous lui disions au revoir, il leva les yeux et, nous montrant du doigt le ciel, il resta ainsi bien longtemps, n'ayant pour traduire sa pensée que cette seule parole prononcée d'une voix pleine de larmes: «Au ciel!!!»
Ce beau ciel étant devenu son partage, les liens qui retenaient dans le monde son ange consolateur se trouvaient rompus. Mais les anges ne restent pas sur la terre: lorsqu'ils ont accompli leur mission ils retournent aussitôt vers Dieu, c'est pour cela qu'ils ont des ailes! Céline essaya donc de voler au Carmel. Hélas! les difficultés semblaient insurmontables. Un jour, ses affaires s'embrouillant de plus en plus, je dis à Notre-Seigneur après la sainte communion: «Vous savez, mon Jésus, combien j'ai désiré que l'épreuve de mon père lui servît de purgatoire. Oh! que je voudrais savoir si mes vœux sont exaucés. Je ne vous demande pas de me parler, je vous demande seulement un signe: Vous connaissez l'opposition de Sœur*** à l'entrée de Céline; eh bien, si désormais elle n'y met plus d'obstacles, ce sera votre réponse, vous me direz par là que mon père est allé droit au ciel.»
O miséricorde infinie! condescendance ineffable! Le bon Dieu, qui tient en sa main le cœur des créatures et l'incline comme il veut, changea les dispositions de cette sœur. La première personne que je rencontrai aussitôt après l'action de grâces, ce fut elle-même qui, m'appelant, les larmes aux yeux, me parla de l'entrée de Céline, ne me témoignant plus qu'un vif désir de la voir parmi nous! Et bientôt Monseigneur, tranchant les dernières difficultés, vous permettait, ma Mère, sans la moindre hésitation, d'ouvrir nos portes à la petite colombe exilée[69].
Maintenant je n'ai plus aucun désir, si ce n'est d'aimer Jésus à la folie! Oui, c'est l'AMOUR seul qui m'attire. Je ne désire plus ni la souffrance, ni la mort, et cependant je les chéris toutes deux! Longtemps je les ai appelées comme des messagères de joie... J'ai possédé la souffrance et j'ai cru toucher le rivage du ciel! J'ai cru, dès ma plus tendre jeunesse, que la petite fleur serait cueillie en son printemps; aujourd'hui, c'est l'abandon seul qui me guide, je n'ai point d'autre boussole. Je ne sais plus rien demander avec ardeur, excepté l'accomplissement parfait de la volonté de Dieu sur mon âme. Je puis dire ces paroles du cantique de notre Père saint Jean de la Croix:
Dans le cellier intérieur
De mon Bien-Aimé, j'ai bu... et quand je suis sortie,
Dans toute cette plaine
Je ne connaissais plus rien,
Et je perdis le troupeau que je suivais auparavant.
Mon âme s'est employée
Avec toutes ses ressources à son service;
Je ne garde plus de troupeau,
Je n'ai plus d'autre office,
Car maintenant tout mon exercice est d'AIMER.
Ou bien encore:
Depuis que j'en ai l'expérience,
L'amour est si puissant en œuvres
Qu'il sait tirer profit de tout,
Du bien et du mal qu'il trouve en moi,
Et transformer mon âme en soi.
O ma Mère, qu'elle est douce la voie de l'amour! Sans doute on peut tomber, on peut commettre des infidélités; mais l'amour, sachant tirer profit de tout, a bien vite consumé tout ce qui peut déplaire à Jésus, ne laissant plus au fond du cœur qu'une humble et profonde paix.
Ah! que de lumières n'ai-je pas puisées dans les œuvres de saint Jean de la Croix! A l'âge de dix-sept et dix-huit ans je n'avais pas d'autre nourriture. Mais plus tard, les auteurs spirituels me laissèrent tous dans l'aridité; et je suis encore dans cette disposition. Si j'ouvre un livre, même le plus beau, le plus touchant, mon cœur se serre aussitôt et je lis sans pouvoir comprendre; ou, si je comprends, mon esprit s'arrête sans pouvoir méditer.
Dans cette impuissance, l'Ecriture sainte et l'Imitation viennent à mon secours; en elles je trouve une manne cachée, solide et pure. Mais c'est par-dessus tout l'Evangile qui m'entretient pendant mes oraisons; là je puise tout ce qui est nécessaire à ma pauvre petite âme. J'y découvre toujours de nouvelles lumières, des sens cachés et mystérieux. Je comprends et je sais par expérience que le royaume de Dieu est au dedans de nous[70]. Jésus n'a pas besoin de livres ni de docteurs pour instruire les âmes; lui, le Docteur des docteurs, enseigne sans bruit de paroles. Jamais je ne l'ai entendu parler; mais je sais qu'il est en moi. A chaque instant, il me guide et m'inspire; j'aperçois, juste au moment où j'en ai besoin, des clartés inconnues jusque-là. Ce n'est pas le plus souvent aux heures de prière qu'elles brillent à mes yeux, mais au milieu des occupations de la journée.
Parfois cependant, une parole comme celle-ci—que j'ai tirée ce soir, à la fin d'une oraison passée dans la sécheresse—vient me consoler: «Voici le Maître que je te donne, il t'apprendra tout ce que tu dois faire. Je veux te faire lire dans le Livre de vie où est contenue la science d'amour[71].» La science d'amour! Ah! cette parole résonne doucement à l'oreille de mon âme. Je ne désire que cette science-là! Pour elle, ayant donné toutes mes richesses, comme l'épouse des cantiques, j'estime n'avoir rien donné[72].
O ma Mère, après tant de grâces, ne puis-je pas chanter avec le Psalmiste, que le Seigneur est bon, que sa miséricorde est éternelle[73]! Il me semble que si toutes les créatures recevaient les mêmes faveurs, Dieu ne serait craint de personne, mais aimé jusqu'à l'excès; par amour, et non pas en tremblant, jamais aucune âme ne commettrait la moindre faute volontaire.
Mais enfin, je comprends que toutes les âmes ne peuvent pas se ressembler; il faut qu'il y en ait de différentes familles, afin d'honorer spécialement chacune des perfections divines. A moi, il a donné sa MISÉRICORDE INFINIE, et c'est à travers ce miroir ineffable que je contemple ses autres attributs. Alors tous m'apparaissent rayonnants d'AMOUR: la justice même, plus que les autres peut-être, me semble revêtue d'amour. Quelle douce joie de penser que le Seigneur est juste, c'est-à-dire qu'il tient compte de nos faiblesses, qu'il connaît parfaitement la fragilité de notre nature! De quoi donc aurais-je peur? Le bon Dieu infiniment juste qui daigne pardonner avec tant de miséricorde les fautes de l'enfant prodigue, ne doit-il pas être juste aussi envers moi qui suis toujours avec lui[74]?
En l'année 1895, j'ai reçu la grâce de comprendre plus que jamais combien Jésus désire être aimé. Pensant un jour aux âmes qui s'offrent comme victimes à la justice de Dieu, afin de détourner, en les attirant sur elles, les châtiments réservés aux pécheurs, je trouvai cette offrande grande et généreuse, mais j'étais bien loin de me sentir portée à la faire.
«O mon divin Maître! m'écriai-je au fond de mon cœur, n'y aura-t-il que votre justice à recevoir des hosties d'holocauste? Votre amour miséricordieux n'en a-t-il pas besoin lui aussi? De toutes parts il est méconnu, rejeté... les cœurs auxquels vous désirez le prodiguer se tournent vers les créatures, leur demandant le bonheur avec une misérable affection d'un instant, au lieu de se jeter dans vos bras et d'accepter la délicieuse fournaise de votre amour infini.
«O mon Dieu, votre amour méprisé va-t-il rester en votre Cœur? Il me semble que si vous trouviez des âmes s'offrant comme VICTIMES D'HOLOCAUSTE A VOTRE AMOUR, vous les consumeriez rapidement, que vous seriez heureux de ne point comprimer les flammes de tendresse infinie qui sont renfermées en vous.
«Si votre justice aime à se décharger, elle qui ne s'étend que sur la terre, combien plus votre amour miséricordieux désire-t-il embraser les âmes, puisque votre miséricorde s'élève jusqu'aux cieux[75]! O Jésus, que ce soit moi cette heureuse victime, consumez votre petite hostie par le feu du divin amour.»
Ma Mère, vous savez les flammes, ou plutôt les océans de grâces qui vinrent inonder mon âme, aussitôt après ma donation du 9 juin 1895. Ah! depuis ce jour, l'amour me pénètre et m'environne; à chaque instant, cet amour miséricordieux me renouvelle, me purifie et ne laisse en mon cœur aucune trace de péché. Non, je ne puis craindre le purgatoire; je sais que je ne mériterais même pas d'entrer avec les âmes saintes dans ce lieu d'expiation; mais je sais aussi que le feu de l'amour est plus sanctifiant que celui du purgatoire, je sais que Jésus ne peut vouloir pour nous de souffrances inutiles, et qu'il ne m'inspirerait pas les désirs que je ressens s'il ne voulait les combler.

CONFIANCE
JE SERAI TON GUIDE CONTINUEL
JE TE TRANSPORTERAI COMME EN TRIOMPHE DANS LES HAUTEURS DU CIEL Is. LVIII.
«Je suis trop petite pour gravir le rude escalier de la perfection... L'ascenseur qui doit m'élever jusqu'au ciel, ce sont vos bras, ô Jésus!»
CHAPITRE IX
L'Ascenseur divin.—Premières invitations aux joies éternelles.—La nuit obscure.—La Table des pécheurs.—Comment cet ange de la terre comprend la charité fraternelle.—Une grande victoire.—Un soldat déserteur.
——
Mère bien-aimée, je croyais avoir fini, et vous me demandez plus de détails sur ma vie religieuse. Je ne veux pas raisonner, mais je ne puis m'empêcher de rire en prenant de nouveau la plume pour vous raconter des choses que vous savez aussi bien que moi; enfin j'obéis. Je ne veux pas chercher quelle utilité peut avoir ce manuscrit; je vous l'avoue, ma Mère, si vous le brûliez sous mes yeux avant même de l'avoir lu, je n'en éprouverais aucune peine.
Dans la communauté, on croit généralement que vous m'avez gâtée de toute façon depuis mon entrée au Carmel; mais l'homme ne voit que l'apparence, c'est Dieu qui lit au fond des cœurs[76]. O ma Mère, je vous remercie une fois encore de ne m'avoir pas ménagée; Jésus savait bien qu'il fallait à sa petite fleur l'eau vivifiante de l'humiliation, elle était trop faible pour prendre racine sans ce moyen, et c'est à vous qu'elle doit cet inestimable bienfait.
Depuis quelques mois, le divin Maître a changé complètement sa manière de faire pousser sa petite fleur: la trouvant sans doute assez arrosée, il la laisse maintenant grandir sous les rayons bien chauds d'un soleil éclatant. Il ne veut plus pour elle que son sourire, qu'il lui donne encore par vous, ma Mère vénérée. Ce doux soleil, loin de flétrir la petite fleur, la fait croître merveilleusement. Au fond de son calice, elle conserve les précieuses gouttes de rosée qu'elle a reçues autrefois; et ces gouttes lui rappelleront toujours qu'elle est petite et faible. Toutes les créatures pourraient se pencher vers elle, l'admirer, l'accabler de leurs louanges; cela n'ajouterait jamais une ombre de vaine satisfaction à la véritable joie qu'elle savoure en son cœur, se voyant aux yeux de Dieu un pauvre petit néant, rien de plus.
En disant que tous les compliments me laisseraient insensible, je ne veux pas parler, ma Mère, de l'amour et de la confiance que vous me témoignez; j'en suis au contraire bien touchée, mais je sens que je n'ai rien à craindre, je puis en jouir maintenant à mon aise, rapportant au Seigneur ce qu'il a bien voulu mettre de bon en moi. S'il lui plaît de me faire paraître meilleure que je ne le suis, cela ne me regarde pas, il est libre d'agir comme il veut.
Mon Dieu, que les voies par lesquelles vous conduisez les âmes sont différentes! Dans la vie des Saints, nous en voyons un grand nombre qui n'ont rien laissé d'eux après leur mort: pas le moindre souvenir, pas le moindre écrit. Il en est d'autres, au contraire, comme notre Mère sainte Thérèse, qui ont enrichi l'Eglise de leur doctrine sublime, ne craignant pas de révéler les secrets du Roi[77], afin qu'il soit plus connu, plus aimé des âmes. Laquelle de ces deux manières plaît le mieux à Notre-Seigneur? Il me semble qu'elles lui sont également agréables.
Tous les bien-aimés de Dieu ont suivi le mouvement de l'Esprit-Saint qui a fait écrire au prophète: «Dites au juste que tout est bien.»[78] Oui, tout est bien lorsqu'on ne recherche que la volonté divine; c'est pour cela que moi, pauvre petite fleur, j'obéis à Jésus en essayant de faire plaisir à celle qui me le représente ici-bas.
Vous le savez, ma Mère, mon désir a toujours été de devenir sainte; mais hélas! j'ai toujours constaté, lorsque je me suis comparée aux saints, qu'il existe entre eux et moi la même différence que nous voyons dans la nature entre une montagne dont le sommet se perd dans les nuages, et le grain de sable obscur foulé sous les pieds des passants.
Au lieu de me décourager, je me suis dit: «Le bon Dieu ne saurait inspirer des désirs irréalisables; je puis donc, malgré ma petitesse, aspirer à la sainteté. Me grandir, c'est impossible! Je dois me supporter telle que je suis, avec mes imperfections sans nombre; mais je veux chercher le moyen d'aller au ciel par une petite voie bien droite, bien courte, une petite voie toute nouvelle. Nous sommes dans un siècle d'inventions: maintenant ce n'est plus la peine de gravir les marches d'un escalier; chez les riches, un ascenseur le remplace avantageusement. Moi, je voudrais aussi trouver un ascenseur pour m'élever jusqu'à Jésus; car je suis trop petite pour gravir le rude escalier de la perfection.»
Alors j'ai demandé aux Livres saints l'indication de l'ascenseur, objet de mon désir; et j'ai lu ces mots sortis de la bouche même de la Sagesse éternelle: «Si quelqu'un est TOUT PETIT, qu'il vienne à moi.»[79] Je me suis donc approchée de Dieu, devinant bien que j'avais découvert ce que je cherchais; voulant savoir encore ce qu'il ferait au tout petit, j'ai continué mes recherches et voici ce que j'ai trouvé: «Comme une mère caresse son enfant, ainsi je vous consolerai, je vous porterai sur mon sein, et je vous balancerai sur mes genoux.»[80]
Ah! jamais paroles plus tendres, plus mélodieuses ne sont venues réjouir mon âme. L'ascenseur qui doit m'élever jusqu'au ciel, ce sont vos bras, ô Jésus! Pour cela je n'ai pas besoin de grandir, il faut au contraire que je reste petite, que je le devienne de plus en plus. O mon Dieu, vous avez dépassé mon attente, et moi je veux chanter vos miséricordes! Vous m'avez instruite dès ma jeunesse, et jusqu'à présent j'ai annoncé vos merveilles: je continuerai de les publier dans l'âge le plus avancé[81].
Quel sera-t-il pour moi cet âge avancé? Il me semble que ce pourrait être aussi bien maintenant que plus tard: deux mille ans ne sont pas plus aux yeux du Seigneur que vingt ans... qu'un seul jour!
Mais ne croyez pas, ma Mère, que votre enfant désire vous quitter, estimant comme une plus grande grâce de mourir à l'aurore plutôt qu'au déclin du jour; ce qu'elle estime, ce qu'elle désire uniquement, c'est de faire plaisir à Jésus. Maintenant qu'il semble s'approcher d'elle pour l'attirer au séjour de la gloire, son cœur se réjouit; elle le sait, elle l'a compris, le bon Dieu n'a besoin de personne, encore moins d'elle que des autres, pour faire du bien sur la terre.
En attendant, ma Mère vénérée, je connais votre volonté: vous désirez que j'accomplisse près de vous une mission bien douce, bien facile[82]; et cette mission je l'achèverai du haut des cieux. Vous m'avez dit, comme Jésus à saint Pierre: «Pais mes agneaux»; et moi, je me suis étonnée, je me suis trouvée trop petite, je vous ai suppliée de faire paître vous-même vos petits agneaux et de me garder par grâce avec eux. Répondant un peu à mon juste désir, vous m'avez plutôt nommée leur première compagne que leur maîtresse, me commandant toutefois de les conduire dans les pâturages fertiles et ombragés, de leur indiquer les herbes les meilleures et les plus fortifiantes, de leur désigner avec soin les fleurs brillantes, mais empoisonnées, auxquelles ils ne doivent jamais toucher sinon pour les écraser sous leurs pas.
Ma Mère, comment se fait-il que ma jeunesse, mon inexpérience ne vous aient point effrayée? Comment ne craignez-vous pas que je laisse égarer vos agneaux? En agissant ainsi, peut-être vous êtes-vous rappelé que souvent le Seigneur se plaît à donner la sagesse aux plus petits.
Sur la terre, elles sont bien rares les âmes qui ne mesurent pas la puissance divine à leurs courtes pensées! Le monde veut bien que, partout ici-bas, il y ait des exceptions; seul, le bon Dieu n'a pas le droit d'en faire. Depuis longtemps, je le sais, cette manière de mesurer l'expérience aux années se pratique parmi les humains; car, en son adolescence, le saint roi David chantait au Seigneur: «Je suis jeune et méprisé.» Dans le même psaume cependant il ne craint pas de dire: «Je suis devenu plus prudent que les vieillards, parce que j'ai recherché votre volonté. Votre parole est la lampe qui éclaire mes pas; je suis prêt à accomplir vos ordonnances, et je ne suis troublé de rien.»[83]
Vous n'avez pas même jugé imprudent, ma Mère, de me dire un jour que le divin Maître illuminait mon âme et me donnait l'expérience des années. Je suis trop petite maintenant pour avoir de la vanité, je suis trop petite encore pour savoir tourner de belles phrases afin de laisser croire que j'ai beaucoup d'humilité; j'aime mieux convenir simplement que le Tout-Puissant a fait en moi de grandes choses[84]; et la plus grande, c'est de m'avoir montré ma petitesse, mon impuissance à tout bien.
Mon âme a connu bien des genres d'épreuves, j'ai beaucoup souffert ici-bas! Dans mon enfance, je souffrais avec tristesse; aujourd'hui, c'est dans la paix et la joie que je savoure tous les fruits amers. Pour ne pas sourire en lisant ces pages, il faut, je l'avoue, que vous me connaissiez à fond, ma Mère chérie; car est-il une âme apparemment moins éprouvée que la mienne? Ah! si le martyre que je souffre depuis un an apparaissait aux regards, quel étonnement! Puisque vous le voulez, je vais essayer de l'écrire; mais il n'y a pas de termes pour expliquer ces choses, et je serai toujours au-dessous de la réalité.
Au carême de l'année dernière, je me trouvai plus forte que jamais, et cette force, malgré le jeûne que j'observais dans toute sa rigueur, se maintint parfaitement jusqu'à Pâques; lorsque le jour du Vendredi Saint, à la première heure, Jésus me donna l'espoir d'aller bientôt le rejoindre dans son beau ciel. Oh! qu'il m'est doux ce souvenir!
Le jeudi soir, n'ayant pas obtenu la permission de rester au Tombeau la nuit entière, je rentrai à minuit dans notre cellule. A peine ma tête se posait-elle sur l'oreiller, que je sentis un flot monter en bouillonnant jusqu'à mes lèvres; je crus que j'allais mourir et mon cœur se fendit de joie. Cependant, comme je venais d'éteindre notre petite lampe, je mortifiai ma curiosité jusqu'au matin et m'endormis paisiblement.
A cinq heures, le signal du réveil étant donné, je pensai tout de suite que j'avais quelque chose d'heureux à apprendre; et, m'approchant de la fenêtre, je le constatai bientôt en trouvant notre mouchoir rempli de sang. O ma Mère, quelle espérance! J'étais intimement persuadée que mon Bien-Aimé, en ce jour anniversaire de sa mort, me faisait entendre un premier appel, comme un doux et lointain murmure qui m'annonçait son heureuse arrivée.
Ce fut avec une grande ferveur que j'assistai à Prime, puis au Chapitre. J'avais hâte d'être aux genoux de ma Mère pour lui confier mon bonheur. Je ne ressentais pas la moindre fatigue, la moindre souffrance, aussi j'obtins facilement la permission de finir mon carême comme je l'avais commencé; et, ce jour du Vendredi Saint, je partageai toutes les austérités du Carmel, sans aucun soulagement. Ah! jamais ces austérités ne m'avaient semblé aussi délicieuses... l'espoir d'aller au ciel me transportait d'allégresse.
Le soir de cet heureux jour je rentrai pleine de joie dans notre cellule, et j'allais encore m'endormir doucement, lorsque mon bon Jésus me donna, comme la nuit précédente, le même signe de mon entrée prochaine dans l'éternelle vie. Je jouissais alors d'une foi si vive, si claire, que la pensée du ciel faisait tout mon bonheur; je ne pouvais croire qu'il y eût des impies n'ayant pas la foi, et me persuadais que, certainement, ils parlaient contre leur pensée en niant l'existence d'un autre monde.
Aux jours si lumineux du temps pascal, Jésus me fit comprendre qu'il y a réellement des âmes sans foi et sans espérance qui, par l'abus des grâces, perdent ces précieux trésors, source des seules joies pures et véritables. Il permit que mon âme fût envahie par les plus épaisses ténèbres et que la pensée du ciel, si douce pour moi depuis ma petite enfance, me devînt un sujet de combat et de tourment. La durée de cette épreuve n'était pas limitée à quelques jours, à quelques semaines; voilà des mois que je la souffre, et j'attends encore l'heure de ma délivrance. Je voudrais pouvoir exprimer ce que je sens; mais c'est impossible! Il faut avoir voyagé sous ce sombre tunnel pour en comprendre l'obscurité. Cependant je vais essayer de l'expliquer par une comparaison.
Je suppose que je suis née dans un pays environné d'épais brouillards; jamais je n'ai contemplé le riant aspect de la nature, jamais je n'ai vu un seul rayon de soleil. Dès mon enfance, il est vrai, j'entends parler de ces merveilles, je sais que le pays où j'habite n'est pas ma patrie, qu'il en est un autre vers lequel je dois sans cesse aspirer. Ce n'est pas une histoire inventée par un habitant des brouillards, c'est une vérité indiscutable; car le Roi de la patrie au brillant soleil est venu trente-trois ans dans le pays des ténèbres... Hélas! et les ténèbres n'ont point compris qu'il était la lumière du monde[85].
Mais, Seigneur, votre enfant l'a comprise votre divine lumière! elle vous demande pardon pour ses frères incrédules, elle accepte de manger aussi longtemps que vous le voudrez le pain de la douleur, elle s'assied pour votre amour à cette table remplie d'amertume, où les pauvres pécheurs prennent leur nourriture et dont elle ne veut point se lever avant le signe de votre main. Mais ne peut-elle pas dire en son nom, au nom de ses frères coupables: «Ayez pitié de nous, Seigneur, car nous sommes de pauvres pécheurs[86]?» Renvoyez-nous justifiés! Que tous ceux qui ne sont point éclairés du flambeau de la foi le voient luire enfin! O mon Dieu, s'il faut que la table souillée par eux soit purifiée par une âme qui vous aime, je veux bien y manger seule le pain des larmes, jusqu'à ce qu'il vous plaise de m'introduire dans votre lumineux royaume; la seule grâce que je vous demande, c'est de ne jamais vous offenser!
Je vous disais, ma Mère, que la certitude d'aller un jour loin de mon pays ténébreux m'avait été donnée dès mon enfance; non seulement je croyais d'après ce que j'entendais dire, mais encore je sentais dans mon cœur, par des aspirations intimes et profondes, qu'une autre terre, une région plus belle, me servirait un jour de demeure stable, de même que le génie de Christophe Colomb lui faisait pressentir un nouveau monde. Quand, tout à coup, les brouillards qui m'environnent pénètrent dans mon âme et m'enveloppent de telle sorte, qu'il ne m'est plus possible même de retrouver en moi l'image si douce de ma patrie... Tout a disparu!...
Lorsque je veux reposer mon cœur, fatigué des ténèbres qui l'entourent, par le souvenir fortifiant d'une vie future et éternelle, mon tourment redouble. Il me semble que les ténèbres, empruntant la voix des impies, me disent en se moquant de moi: «Tu rêves la lumière, une patrie embaumée, tu rêves la possession éternelle du Créateur de ces merveilles, tu crois sortir un jour des brouillards où tu languis; avance!... avance!... réjouis-toi de la mort qui te donnera, non ce que tu espères, mais une nuit plus profonde encore, la nuit du néant!...»
Mère bien-aimée, cette image de mon épreuve est aussi imparfaite que l'ébauche comparée au modèle; cependant je ne veux pas en écrire plus long, je craindrais de blasphémer... j'ai peur même d'en avoir trop dit. Ah! que Dieu me pardonne! Il sait bien que, tout en n'ayant pas la jouissance de la foi, je m'efforce d'en faire les œuvres. J'ai prononcé plus d'actes de foi depuis un an que pendant toute ma vie.
A chaque nouvelle occasion de combat, lorsque mon ennemi veut me provoquer, je me conduis en brave: sachant que c'est une lâcheté de se battre en duel, je tourne le dos à mon adversaire sans jamais le regarder en face; puis je cours vers mon Jésus, je lui dis être prête à verser tout mon sang pour confesser qu'il y a un ciel, je lui dis être heureuse de ne pouvoir contempler sur la terre, avec les yeux de l'âme, ce beau ciel qui m'attend, afin qu'il daigne l'ouvrir pour l'éternité aux pauvres incrédules.
Aussi, malgré cette épreuve qui m'enlève tout sentiment de jouissance, je puis m'écrier encore: «Seigneur, vous me comblez de joie par tout ce que vous faites.»[87] Car est-il une joie plus grande que celle de souffrir pour votre amour? Plus la souffrance est intense, moins elle paraît aux yeux des créatures, plus elle vous fait sourire, ô mon Dieu! Et si, par impossible, vous deviez l'ignorer vous-même, je serais encore heureuse de souffrir, dans l'espérance que, par mes larmes, je pourrais empêcher ou réparer peut-être une seule faute commise contre la foi.
Vous allez croire sans doute, ma Mère vénérée, que j'exagère un peu la nuit de mon âme. Si vous en jugez par les poésies que j'ai composées cette année, je dois vous paraître inondée de consolations, une enfant pour laquelle le voile de la foi s'est presque déchiré! Et cependant... ce n'est plus un voile, c'est un mur qui s'élève jusqu'aux cieux et couvre le firmament étoilé!
Lorsque je chante le bonheur du ciel, l'éternelle possession de Dieu, je n'en ressens aucune joie; car je chante simplement ce que je veux croire. Parfois, je l'avoue, un tout petit rayon de soleil éclaire ma sombre nuit, alors l'épreuve cesse un instant; mais ensuite, le souvenir de ce rayon, au lieu de me consoler, rend mes ténèbres plus épaisses encore.
Ah! jamais je n'ai si bien senti que le Seigneur est doux et miséricordieux; il ne m'a envoyé cette lourde croix qu'au moment où je pouvais la porter; autrefois je crois bien qu'elle m'aurait jetée dans le découragement. Maintenant elle ne produit qu'une chose: enlever tout sentiment de satisfaction naturelle dans mon aspiration vers la patrie céleste.
Ma Mère, il me semble qu'à présent rien ne m'empêche de m'envoler: car je n'ai plus de grands désirs, si ce n'est celui d'aimer jusqu'à mourir d'amour... Je suis libre, je n'ai aucune crainte, même celle que je redoutais le plus, je veux dire la crainte de rester longtemps malade et par suite d'être à charge à la communauté. Si cela fait plaisir au bon Dieu, je consens volontiers à voir ma vie de souffrances, du corps et de l'âme, se prolonger des années. Oh! non, je ne crains pas une longue vie, je ne refuse pas le combat: «Le Seigneur est la roche où je suis élevée, qui dresse mes mains au combat et mes doigts à la guerre; il est mon bouclier, j'espère en lui.»[88] Jamais je n'ai demandé à Dieu de mourir jeune; il est vrai, je n'ai pas cessé de croire qu'il en serait ainsi, mais sans rien faire pour l'obtenir.
Souvent le Seigneur se contente du désir de travailler pour sa gloire; et mes désirs, vous le savez, ma Mère, ont été bien grands! Vous savez aussi que Jésus m'a présenté plus d'un calice amer par rapport à mes sœurs chéries! Ah! le saint roi David avait raison lorsqu'il chantait: «Qu'il est bon, qu'il est doux à des frères d'habiter ensemble dans une parfaite union[89]!» Mais c'est au sein des sacrifices que cette union doit s'accomplir sur la terre. Non, ce n'est pas pour vivre avec mes sœurs que je suis venue dans ce Carmel béni; je pressentais bien, au contraire, que ce devait être un sujet de grandes souffrances lorsqu'on ne veut rien accorder à la nature.
Comment peut-on dire qu'il est plus parfait de s'éloigner des siens? A-t-on jamais reproché à des frères de combattre sur le même champ de bataille, de voler ensemble pour cueillir la palme du martyre? Sans doute on a jugé avec raison qu'ils s'encouragent mutuellement; mais aussi que le martyre de chacun devient celui de tous.
Ainsi en est-il dans la vie religieuse que les théologiens appellent un martyre. En se donnant à Dieu, le cœur ne perd pas sa tendresse naturelle: cette tendresse, au contraire, grandit en devenant plus pure et plus divine. C'est de cette tendresse que je vous aime, ma Mère, et que j'aime mes sœurs. Oui, je suis heureuse de combattre en famille pour la gloire du Roi des cieux; mais je serais prête aussi à voler sur un autre champ de bataille, si le divin Général m'en exprimait le désir: un commandement ne serait pas nécessaire, mais un simple regard, un signe suffirait!
Depuis mon entrée au Carmel, j'ai toujours pensé que, si Jésus ne m'emportait bien vite au ciel, le sort de la petite colombe de Noé serait le mien: qu'un jour le Seigneur, ouvrant la fenêtre de l'arche, me dirait de voler bien loin vers des rivages infidèles, portant avec moi la branche d'olivier. Cette pensée m'a fait planer plus haut que tout le créé.
Comprenant que, même au Carmel, il pouvait y avoir des séparations, j'ai voulu par avance habiter dans les cieux; j'ai accepté, non seulement de m'exiler au milieu d'un peuple inconnu, mais, ce qui m'était bien plus amer, j'ai accepté l'exil pour mes sœurs. Deux d'entre elles, en effet, furent demandées par le Carmel de Saïgon, que notre monastère avait fondé. Pendant quelque temps, il fut sérieusement question de les y envoyer. Ah! je n'aurais pas voulu dire une parole pour les retenir, bien que mon cœur fût brisé à la pensée des épreuves qui les attendaient...
Maintenant tout est passé, les supérieurs ont mis des obstacles insurmontables à leur départ; à ce calice, je n'ai fait que tremper mes lèvres, juste le temps d'en goûter l'amertume.
Laissez-moi vous dire, ma Mère, pourquoi, si la sainte Vierge me guérit, je désire répondre à l'appel de nos Mères d'Hanoï. Il paraît que pour vivre dans les Carmels étrangers, il faut une vocation toute spéciale; beaucoup d'âmes s'y croient appelées sans l'être en effet. Vous m'avez dit, ma Mère, que j'avais cette vocation, et que ma santé seule mettait obstacle à son accomplissement.
Ah! s'il me fallait un jour quitter mon berceau religieux, ce ne serait pas sans blessure. Je n'ai pas un cœur insensible; et c'est justement parce qu'il est capable de souffrir beaucoup, que je désire donner à Jésus tous les genres de souffrances qu'il pourrait supporter. Ici, je suis aimée de vous, ma Mère, de toutes mes sœurs, et cette affection m'est bien douce: voilà pourquoi je rêve un monastère où je serais inconnue, où j'aurais à souffrir l'exil du cœur. Non, ce n'est pas dans l'intention de rendre service au Carmel d'Hanoï que je quitterais tout ce qui m'est cher, je connais trop mon incapacité; mon seul but serait d'accomplir la volonté du bon Dieu et de me sacrifier pour lui au gré de ses désirs. Je sens bien que je n'aurais aucune déception; car, lorsqu'on s'attend à une souffrance pure, on est plutôt surpris de la moindre joie; et puis, la souffrance elle-même devient la plus grande des joies, quand on la recherche comme un précieux trésor.
Mais je suis malade maintenant, et je ne guérirai pas. Toutefois je reste dans la paix; depuis longtemps je ne m'appartiens plus, je suis livrée totalement à Jésus... Il est donc libre de faire de moi tout ce qui lui plaira. Il m'a donné l'attrait d'un exil complet, il m'a demandé si je consentais à boire ce calice: aussitôt je l'ai voulu saisir, mais lui, retirant sa main, me montra que l'acceptation seule le contentait.
Mon Dieu, de quelles inquiétudes on se délivre en faisant le vœu d'obéissance! Que les simples religieuses sont heureuses! Leur unique boussole étant la volonté des supérieurs, elles sont toujours assurées d'être dans le droit chemin, n'ayant pas à craindre de se tromper, même s'il leur paraît certain que les supérieurs se trompent. Mais, lorsqu'on cesse de consulter la boussole infaillible, aussitôt l'âme s'égare dans des chemins arides où l'eau de la grâce lui manque bientôt.
Ma Mère, vous êtes la boussole que Jésus m'a donnée pour me conduire sûrement au rivage éternel. Qu'il m'est doux de fixer sur vous mon regard et d'accomplir ensuite la volonté du Seigneur! En permettant que je souffre des tentations contre la foi, le divin Maître a beaucoup augmenté dans mon cœur l'esprit de foi qui me le fait voir vivant en votre âme et me communiquant par vous ses ordres bénis. Je sais bien, ma Mère, que vous me rendez doux et léger le fardeau de l'obéissance; mais il me semble, d'après mes sentiments intimes, que je ne changerais pas de conduite et que ma tendresse filiale ne souffrirait aucune diminution, s'il vous plaisait de me traiter sévèrement, parce que je verrais encore la volonté de mon Dieu se manifestant d'une autre façon pour le plus grand bien de mon âme.